Joseph Balsamo/Chapitre VII

Michel Lévy frères (1p. 88-97).


VII

EURÊKA.


Cette fois, soit que la gasconnade parût trop forte au baron, soit qu’il ne l’eût pas entendue, soit enfin que, l’ayant entendue, il ne fût point fâché de débarrasser la maison de son hôte étrange, il suivit des yeux Andrée jusqu’à ce qu’elle eut disparu ; puis, lorsque le bruit de son clavecin lui eut prouvé qu’elle était occupée dans la chambre voisine, il offrit à Balsamo de le faire conduire à la ville prochaine.

— J’ai, dit-il, un mauvais cheval qui en crèvera peut-être, mais enfin qui arrivera, et vous serez sûr au moins d’être couché convenablement. Ce n’est pas qu’il manque d’une chambre et d’un lit à Taverney, mais j’entends l’hospitalité à ma façon. Bien ou rien, c’est ma devise.

— Alors vous me renvoyez ? dit Balsamo en cachant sous un sourire la contrariété qu’il éprouvait. C’est me traiter en importun.

— Non, pardieu ! c’est vous traiter en ami, mon cher hôte. Vous loger ici, au contraire, serait vous vouloir du mal. C’est à mon grand regret que je vous dis cela et pour l’acquit de ma conscience ; car, en vérité, vous me plaisez fort.

— Alors, si je vous plais, ne me forcez pas à me lever quand je suis las, à courir à cheval quand je pourrais étendre mes bras et dégourdir mes jambes dans un lit. N’exagérez pas votre médiocrité, enfin, si vous ne voulez pas que je croie à un mauvais vouloir qui me serait personnel.

— Oh ! s’il en est ainsi, dit le baron, vous coucherez au château.

Puis, cherchant La Brie des yeux et l’apercevant dans un coin :

― Avance ici, vieux scélérat ! lui cria-t-il.

La Brie fit timidement quelques pas.

— Avance donc, ventrebleu ! Voyons, penses-tu que la chambre rouge soit présentable ?

— Certes oui, monsieur, répondit le vieux serviteur, puisque c’est celle de monsieur Philippe quand il vient à Taverney.

— Elle peut être fort bien pour un pauvre diable de lieutenant qui vient passer trois mois chez un père ruiné, et fort mal pour un riche seigneur qui court la poste à quatre chevaux.

— Je vous assure, monsieur le baron, dit Balsamo, qu’elle sera parfaite.

Le baron fit une grimace qui voulait dire : « C’est bon, je sais ce qu’il en est. »

Puis tout haut :

— Donne donc la chambre rouge à monsieur, continua-t-il, puisque monsieur veut absolument être guéri de l’envie de revenir à Taverney. Ainsi, vous tenez à coucher ici ?

— Mais oui.

— Cependant, attendez donc, il y aurait un moyen.

— À quoi ?

— À ce que vous ne fissiez pas la route à cheval.

— Quelle route ?

— La route qui mène d’ici à Bar-le-Duc.

Balsamo attendit le développement de la proposition.

— Ce sont des chevaux de poste qui ont amené votre voiture ici ?

— Sans doute, à moins que ce ne soit Satan.

— J’ai pensé d’abord que cela pouvait être, car je ne vous crois pas trop mal avec lui.

— Vous me faites infiniment plus d’honneur que je n’en mérite.

— Eh bien ! les chevaux qui ont amené votre voiture peuvent la remmener.

— Non pas, car il n’en reste que deux sur quatre. La voiture est lourde et les chevaux de poste doivent dormir.

— Encore une raison. Décidément vous tenez à coucher ici.

— J’y tiens aujourd’hui pour vous revoir demain. Je veux vous témoigner ma reconnaissance.

— Vous avez un moyen tout simple pour cela.

— Lequel ?

— Puisque vous êtes si bien avec le diable, priez-le donc de me faire trouver la pierre philosophale.

— Monsieur le baron, si vous y teniez beaucoup…

— À la pierre philosophale ! parbleu ! si j’y tiendrais !

— Il faudrait alors vous adresser à une personne qui n’est pas le diable.

— Quelle est cette personne ?

— Moi, comme dit Corneille dans je ne sais plus quelle comédie qu’il me récitait, tenez, il y a juste cent ans, en passant sur le Pont-Neuf à Paris.

— La Brie ! vieux coquin ! s’écria le baron, qui commençait à trouver la conversation dangereuse à une pareille heure et avec un pareil homme, ― tâchez de trouver une bougie et d’éclairer monsieur.

La Brie se hâta d’obéir, et tout en faisant cette recherche, presque aussi chanceuse que la pierre philosophale, il appela Nicole pour qu’elle montât la première et donnât de l’air à la chambre rouge.

Nicole laissa Andrée seule, ou plutôt Andrée fut enchantée de trouver cette occasion de congédier sa chambrière : elle avait besoin de demeurer avec sa pensée.

Le baron souhaita le bonsoir à Balsamo et alla se coucher.

Balsamo tira sa montre, car il se rappelait la promesse qu’il avait faite à Althotas. Il y avait deux heures et demie déjà, au lieu de deux heures, que le savant dormait. C’étaient trente minutes perdues. Il demanda donc à La Brie si le carrosse était toujours au même endroit.

La Brie répondit qu’à moins qu’il n’eût marché tout seul, il devait y être.

Balsamo s’informa alors de ce qu’était devenu Gilbert.

La Brie assura que Gilbert était un fainéant qui devait être couché depuis une heure au moins.

Balsamo sortit pour aller réveiller Althotas, après avoir étudié la topographie du chemin qui conduisait à la chambre rouge.

Monsieur de Taverney n’avait point menti relativement à la médiocrité de cette chambre : l’ameublement répondait à celui des autres pièces du château.

Un lit de chêne, dont la couverture était de vieux damas vert jauni, comme les tentures à festons ; une table de chêne à pieds tordus ; une grande cheminée de pierre qui datait du temps de Louis XIII, et à qui le feu pouvait donner une certaine somptuosité l’hiver, mais à qui l’absence du feu donnait un aspect des plus tristes l’été, vide de chenets, vide d’ustensiles à feu, vide de bois, mais pleine en échange de vieilles gazettes ; tel était le mobilier dont Balsamo allait, pour une nuit, se trouver l’heureux propriétaire.

Nous y joindrons deux chaises et une armoire de bois peinte en gris avec des panneaux creusés.

Pendant que La Brie essayait de mettre un peu d’ordre dans cette chambre aérée par Nicole, qui s’était retirée chez elle cette opération faite, Balsamo, après avoir réveillé Althotas, rentrait dans la maison.

Arrivé en face de la porte d’Andrée, il s’arrêta pour écouter. Au moment où Andrée avait quitté la salle du souper, elle s’était aperçue qu’elle échappait à cette mystérieuse influence que le voyageur exerçait sur elle. Et, pour combattre jusqu’à ces pensées, elle s’était mise à son clavecin.

Les sons arrivaient jusqu’à Balsamo à travers la porte fermée.

Balsamo, comme nous l’avons dit, s’était arrêté devant cette porte.

Au bout d’un instant, il fit plusieurs gestes arrondis qu’on eût pu prendre pour une espèce de conjuration, et qui en étaient une sans doute, puisque, frappée d’une nouvelle sensation pareille à celle qu’elle avait déjà éprouvée, Andrée cessa lentement de jouer son air, laissa ses mains retomber immobiles à ses côtés, et se retourna vers la porte d’un mouvement lent et roide, pareil à celui d’une personne qui obéit à une influence étrangère et accomplit des choses qui ne lui sont pas commandées par son libre arbitre.

Balsamo sourit dans l’ombre, comme s’il eût pu voir à travers cette porte fermée.

C’était sans doute tout ce que désirait Balsamo, et il avait deviné que ce désir était accompli ; car, ayant étendu la main gauche et trouvé sous cette main la rampe, il monta l’escalier roide et massif qui conduisait à la chambre rouge.

À mesure qu’il s’éloignait, Andrée, du même mouvement lent et roide, se détournait de la porte et revenait à son clavecin. En atteignant la dernière marche de l’escalier, Balsamo put entendre les premières notes de la reprise de l’air interrompu.

Balsamo entra dans la chambre rouge et congédia La Brie.

La Brie était visiblement un bon serviteur, habitué à obéir sur un signe. Cependant, après avoir fait un mouvement vers la porte, il s’arrêta.

— Eh bien ? demanda Balsamo.

La Brie glissa sa main dans la poche de sa veste, parut palper quelque chose au plus profond de cette poche muette, mais ne répondit pas.

— Avez-vous quelque chose à me dire, mon ami ? demanda Balsamo en s’approchant de lui.

La Brie parut faire un violent effort sur lui-même, et tirant sa main de sa poche :

— Je veux dire, monsieur, que vous vous êtes sans doute trompé ce soir, répondit-il.

— Moi ? fit Balsamo ; et en quoi donc, mon ami ?

— En ce que vous avez cru me donner une pièce de vingt-quatre sous et que vous m’avez donné une pièce de vingt-quatre livres.

Et il ouvrit sa main qui laissa voir un louis neuf et étincelant.

Balsamo regarda le vieux serviteur avec un sentiment d’admiration qui semblait indiquer qu’il n’avait pas d’ordinaire pour les hommes une grande considération à l’endroit de la probité.

And honest ! dit-il comme Hamlet.

Et fouillant à son tour dans sa poche, il mit un second louis à côté du premier.

La joie de La Brie à la vue de cette splendide générosité ne saurait se concevoir. Il y avait vingt ans au moins qu’il n’avait vu d’or.

Il fallut, pour qu’il se crût l’heureux propriétaire d’un pareil trésor, que Balsamo le lui prît dans la main et le lui glissât lui-même dans la poche.

Il salua jusqu’à terre, et se retirait à reculons, lorsque Balsamo l’arrêta.

— Quelles sont le matin les habitudes du château ? demanda-t-il.

— Monsieur de Taverney reste tard au lit, monsieur ; mais mademoiselle Andrée se lève toujours de bonne heure.

— À quelle heure ?

— Mais vers six heures.

— Qui couche au-dessus de cette chambre ?

— Moi, monsieur.

— Et au-dessous ?

— Personne. C’est le vestibule qui donne sous cette chambre.

— Bien, merci, mon ami ; laissez-moi maintenant.

— Bonsoir, monsieur.

— Bonsoir. À propos, veillez à ce que ma voiture soit en sûreté.

— Oh ! monsieur peut être tranquille.

— Si vous y entendiez quelque bruit, ou si vous y aperceviez de la lumière, ne vous effrayez pas. Elle est habitée par un vieux serviteur impotent que je mène avec moi, et qui habite le fond du carrosse. Recommandez à monsieur Gilbert de ne pas le troubler ; dites-lui aussi, je vous prie, qu’il ne s’éloigne pas demain matin avant que je lui aie parlé. Retiendrez-vous bien tout cela, mon ami ?

— Oh ! oui certes ; mais monsieur nous quitterait-il si tôt ?

— C’est selon, dit Balsamo avec un sourire. Cependant, pour bien faire, il faudrait que je fusse à Bar-le-Duc demain soir.

La Brie poussa un soupir de résignation, jeta un dernier coup d’œil au lit, et approcha la bougie du foyer pour donner un peu de chaleur à cette grande chambre humide, en brûlant tous les papiers à défaut de bois.

Mais Balsamo l’arrêta.

— Non, dit-il, laissez tous ces vieux journaux où ils sont ; si je ne dors pas, je m’amuserai à les lire.

La Brie s’inclina et sortit.

Balsamo s’approcha de la porte, écouta les pas du vieux serviteur, qui faisaient à leur tour craquer l’escalier. Bientôt les pas retentirent au-dessus de sa tête. La Brie était rentré chez lui.

Alors le baron alla à la fenêtre.

En face de sa fenêtre, à l’autre aile du pavillon, une petite mansarde, aux rideaux mal fermés, était éclairée. C’était celle de Legay. La jeune fille détachait lentement sa robe et son fichu. Souvent elle ouvrait sa fenêtre et se penchait en dehors pour voir dans la cour.

Balsamo la regardait avec une attention qu’il n’avait sans doute pas voulu lui accorder au souper.

— Étrange ressemblance ! murmura-t-il.

En ce moment, la lumière de la mansarde s’éteignit, quoique celle qui l’habitait ne fût point couchée.

Balsamo demeura appuyé à la muraille.

Le clavecin retentissait toujours.

Le baron parut écouter si aucun autre bruit ne se mêlait à celui de l’instrument… Puis, lorsqu’il se fut bien assuré que l’harmonie veillait seule au milieu du silence général, il rouvrit sa porte, fermée par La Brie, descendit l’escalier avec précaution, et poussa doucement la porte du salon, qui tourna sans bruit sur ses gonds usés.

Andrée n’entendit rien.

Elle promenait ses belles mains, d’un blanc mat, sur l’ivoire jauni de l’instrument ; en face d’elle était une glace incrustée dans un parquet sculpté dont la dorure écaillée avait disparu sous une couche de couleur grise.

L’air que jouait la jeune fille était mélancolique. Au reste, c’étaient plutôt de simples accords qu’un air. ― Elle improvisait sans doute, et repassait sur le clavecin les souvenirs de sa pensée ou les rêves de son imagination. Peut-être son esprit, si attristé par le séjour de Taverney, quittait-il momentanément le château pour aller se perdre dans les immenses et nombreux jardins de l’Annonciade de Nancy, tout peuplés de joyeuses pensionnaires. Quoi qu’il en fût, pour le moment, son regard vague et à demi voilé se perdait dans le sombre miroir, placé devant elle, et qui reflétait les ténèbres que ne pouvait aller combattre au fond de cette grande pièce la lumière de la seule bougie qui, placée sur le clavecin, éclairait la musicienne.

Parfois elle s’arrêtait tout à coup. C’est qu’alors elle se rappelait l’étrange vision de la soirée et les impressions inconnues qui en avaient été la suite. Or, avant que sa pensée eût rien précisé à cet égard, le cœur avait déjà battu, et le frisson avait parcouru ses membres. Elle tressaillait comme si, tout isolée qu’elle était alors, le contact d’un être animé fut venu l’effleurer et la troubler en l’effleurant.

Tout à coup, comme elle cherchait à se rendre compte de ces impressions bizarres, elle les éprouva de nouveau. Toute sa personne frissonna comme secouée d’une commotion électrique. Ses regards prirent de la netteté, sa pensée se solidifia pour ainsi dire, et elle aperçut comme un mouvement dans la glace.

C’était la porte du salon qui s’ouvrait sans bruit.

Derrière cette porte apparut une ombre.

Andrée frémit, ses doigts s’égarèrent sur les touches.

Rien n’était plus naturel cependant que cette apparition.

Cette ombre qu’il était impossible de reconnaître, encore plongée dans les ténèbres qu’elle était, ne pouvait-elle être celle de monsieur de Taverney ou celle de Nicole ? La Brie, avant de se coucher, n’avait-il pas à rôder par les appartements et à entrer au salon pour quelque besogne ? La chose lui arrivait fréquemment, et, dans ces sortes de tournées, le discret et fidèle serviteur ne faisait jamais de bruit.

Mais la jeune fille voyait avec les yeux de l’âme que ce n’était ni l’une ni l’autre de ces trois personnes.

L’ombre s’approcha d’un pas muet, se faisant de plus en plus distincte au milieu des ténèbres. Lorsque l’apparition fut entrée dans le cercle qu’embrassait la lumière, Andrée reconnut l’étranger, si effrayant, avec son visage pâle et sa redingote de velours noir.

Il avait, sans doute pour quelque mystérieux motif, quitté l’habit de soie qu’il portait[1].

Elle voulut se retourner, crier.

Mais Balsamo étendit ses bras en avant, et elle ne bougea plus.

Elle fit un effort.

— Monsieur, dit-elle, monsieur !… au nom du Ciel, que voulez-vous ?

Balsamo sourit, la glace répéta cette expression de sa physionomie, et Andrée l’absorba avidement.

Mais il ne répondit pas.

Andrée tenta encore une fois de se lever, mais elle ne put y parvenir : une force invincible, un engourdissement qui n’était point sans charme, la clouèrent sur son fauteuil, tandis que son regard restait rivé sur le miroir magique.

Cette sensation nouvelle l’épouvanta, car elle se sentait entièrement à la discrétion de cet homme, et cet homme était un inconnu.

Elle fit pour appeler au secours un effort surhumain : sa bouche s’ouvrit ; mais Balsamo étendit ses deux mains au-dessus de la tête de la jeune fille, et aucun son ne sortit de sa bouche.

Andrée resta muette ; sa poitrine s’emplit d’une sorte de chaleur stupéfiante qui monta lentement jusqu’à son cerveau, se déroulant comme une vapeur aux tourbillons envahissants.

La jeune fille n’avait plus ni force ni volonté ; elle laissa retomber sa tête sur son épaule.

En ce moment, il sembla à Balsamo entendre un léger bruit du côté de la fenêtre ; il se retourna vivement et crut voir extérieurement s’éloigner de la vitre le visage d’un homme.

Il fronça le sourcil ; et, chose étrange, la même impression sembla se refléter sur le visage de la jeune fille.

Alors, se retournant du côté d’Andrée, il abaissa les deux mains qu’il avait constamment tenues levées au-dessus de sa tête, les releva d’un geste onctueux, les abaissa encore, et persévérant pendant quelques secondes à entasser sur la jeune fille des colonnes écrasantes d’électricité :

— Dormez ! dit-il.

Puis, comme elle se débattait encore sous le charme :

— Dormez ! répéta-t-il avec l’accent de la domination. Dormez ! je le veux.

Dès lors tout céda à cette puissante volonté. Andrée appuya le coude sur le clavecin, posa la tête sur sa main et s’endormit.

Puis Balsamo sortit à reculons, tira la porte après lui, et l’on put l’entendre remonter l’escalier de bois et regagner sa chambre.

Aussitôt que la porte du salon se fut refermée derrière lui, la figure qu’avait cru entrevoir Balsamo reparut aux vitres.

C’était celle de Gilbert.


  1. On sait que la soie est mauvaise conductrice et repousse l’électricité. Il est à peu près impossible de magnétiser une personne qui porte de la soie sur elle.