Joseph Balsamo/Chapitre LXVI

Michel Lévy frères (3p. 123-131).


LXVI

ANDRÉE DE TAVERNEY.


Le 30 mai suivant, c’est-à-dire le surlendemain de cette effroyable nuit, nuit, comme l’avait dit Marie-Antoinette, pleine de présages et d’avertissements, Paris célébrait à son tour les fêtes du mariage de son roi futur. Toute la population, en conséquence, se dirigea vers la place Louis XV, où devait être tiré le feu d’artifice, ce complément de toute grande solennité publique que le Parisien prend en badinant, mais dont il ne peut se passer.

L’emplacement était bien choisi. Six cent mille spectateurs y pouvaient circuler à l’aise. Autour de la statue équestre de Louis XV, des charpentes avaient été disposées circulairement, de façon à permettre la vue du feu à tous les spectateurs de la place, en élevant ce feu de dix à douze pieds au-dessus du sol.

Les Parisiens arrivèrent, selon leur habitude, par groupes, et cherchèrent longtemps les meilleures positions, privilège inattaquable des premiers venus.

Les enfants trouvèrent des arbres, les hommes graves des bornes, les femmes des garde-fous, des fossés et des échafaudages mobiles dressés en plein vent par les spéculateurs bohèmes comme on en trouve à toutes les fêtes parisiennes, et à qui une riche imagination permet de changer de spéculation chaque jour.

Vers sept heures du soir, avec les premiers curieux, on vit arriver quelques escouades d’archers.

Le service de surveillance ne se fit point par les gardes françaises, auxquelles le bureau de la ville ne voulut pas accorder la gratification de mille écus demandée par le colonel maréchal duc de Biron.

Ce régiment était à la fois craint et aimé de la population près de laquelle chaque membre de ce corps passait à la fois pour un César et pour un Mandrin. Les gardes françaises, terribles sur le champ de bataille, inexorables dans l’accomplissement de leurs fonctions, avaient, en temps de paix et hors de service, une affreuse réputation de bandits ; en tenue, ils étaient beaux, vaillants, intraitables, et leurs évolutions plaisaient aux femmes et imposaient aux maris. Mais, libres de la consigne, disséminés en simples particuliers dans la foule, ils devenaient la terreur de ceux dont la veille ils avaient fait l’admiration, et persécutaient fort ceux qu’ils allaient protéger le lendemain.

Or, la ville, trouvant dans ses vieux ressentiments contre ces coureurs de nuit et ces habitués de tripots une raison de ne pas donner les mille écus aux gardes françaises, la ville, disons-nous, envoya ses seuls archers bourgeois, sous ce prétexte spécieux, du reste, que dans une fête de famille pareille à celle qui se préparait, le gardien ordinaire de la famille devait suffire.

On vit alors les gardes françaises en congé se mêler aux groupes dont nous avons parlé, et, licencieux autant qu’ils eussent été sévères, causer dans la foule, en leur qualité de bourgeois de guérite, tous les petits désordres qu’ils eussent réprimés de la crosse, des pieds et du coude, voire même de l’arrestation, si leur chef, leur César Biron, eût eu le droit de les appeler ce soir-là soldats.

Les cris des femmes, les grognements des bourgeois, les plaintes des marchands, dont on mangeait gratis les petits gâteaux et le pain d’épice, préparaient un faux tumulte avant le vrai tumulte qui devait naturellement avoir lieu quand six cent mille curieux seraient réunis sur cette place, et ils animaient la scène de manière à reproduire, vers les huit heures du soir, sur la place Louis XV, un vaste tableau de Teniers avec des grimaces françaises.

Après que les gamins parisiens, à la fois les plus pressés et les plus paresseux du monde connu, se furent placés ou hissés, que les bourgeois et le peuple eurent pris position, arrivèrent les voitures de la noblesse et de la finance.

Aucun itinéraire n’avait été tracé ; elles débouchèrent donc sans ordre par les rues de la Madeleine et Saint-Honoré, amenant aux bâtiments neufs ceux qui avaient reçu des invitations pour les fenêtres et les balcons du gouverneur, fenêtres et balcons d’où l’on devait voir le feu admirablement.

Ceux des gens à voiture qui n’avaient pas d’invitations laissèrent leurs carrosses au tournant de la place et se mêlèrent à pied, précédés de leurs valets, à la foule toute serrée déjà, mais qui laisse toujours de la place à quiconque sait la conquérir.

Il était curieux de voir avec quelle sagacité ces curieux savaient dans la nuit aider leur marche ambitieuse de chaque inégalité de terrain. La rue très-large, mais non encore achevée, qui devait s’appeler rue Royale, était coupée çà et là de fossés profonds aux bords desquels on avait entassé des décombres et des terres de fouille. Chacune de ces petites éminences avait son groupe, pareil à un flot plus élevé au milieu de cette mer humaine.

De temps en temps, le flot, poussé par les autres flots, s’écroulait au milieu des rires de la multitude encore assez peu pressée pour qu’il n’y eût point de danger à de pareilles chutes, et pour que ceux qui étaient tombés pussent se relever.

Vers huit heures et demie, tous les regards, divergents jusque-là, commencèrent à se braquer dans la même direction et se fixèrent sur la charpente du feu d’artifice. Ce fut alors que les coudes, jouant sans relâche, commencèrent à maintenir sérieusement l’intégrité de la possession du terrain contre les envahisseurs sans cesse renaissants.

Ce feu d’artifice, combiné par Ruggieri, était destiné à rivaliser, rivalité que l’orage de la surveille avait rendue facile, était destiné à rivaliser, disons-nous, avec le feu d’artifice exécuté à Versailles par l’ingénieur Torre. On savait à Paris que l’on avait peu profité à Versailles de la libéralité royale, qui avait accordé cinquante mille livres pour ce feu, puisqu’aux premières fusées, ce feu avait été éteint par la pluie, et comme le temps était beau le soir du 30 mai, les Parisiens jouissaient d’avance de leur triomphe assuré sur leurs voisins les Versaillais.

D’ailleurs, Paris attendait beaucoup mieux de la vieille popularité de Ruggieri que de la nouvelle réputation de Torre.

Au reste, le plan de Ruggieri, moins capricieux et moins vague que celui de son confrère, accusait des intentions pyrotechniques d’un ordre tout à fait distingué : l’allégorie, reine de cette époque, s’y mariait au style architectonique le plus gracieux ; la charpente figurait ce vieux temple de l’Hymen qui, chez les Français, rivalise de jeunesse avec le temple de la Gloire : il était soutenu par une colonnade gigantesque, et entouré d’un parapet aux angles duquel des dauphins, gueule béante, n’attendaient que le signal pour vomir des torrents de flammes. En face des dauphins s’élevaient, majestueux et guindés, sur leurs urnes, la Loire, le Rhône, la Seine et le Rhin, ce fleuve que nous nous obstinons à naturaliser français malgré tout le monde, et, s’il faut en croire les chants modernes de nos amis les Allemands, malgré lui-même, tous quatre — nous parlons des fleuves — tous quatre, disons-nous, prêts à épancher, au lieu de leurs eaux, le feu bleu, blanc, vert et rose au moment où devait s’enflammer la colonnade.

D’autres pièces d’artifice s’embrasant aussi au même instant devaient former de gigantesques pots à fleurs sur la terrasse du palais de l’Hymen.

Enfin, toujours sur ce même palais, destiné à porter tant de choses différentes, s’élevait une pyramide lumineuse terminée par le globe du monde ; ce globe, après avoir fulguré sourdement, devait éclater comme un tonnerre en une masse de girandoles de couleur.

Quant au bouquet, réserve obligatoire et si importante que jamais Parisien ne juge d’un feu d’artifice que par le bouquet, Ruggieri l’avait séparé du corps de la machine : il était placé du côté de la rivière, après la statue, dans un bastion tout bourré de pièces de rechange, de sorte que le coup d’œil devait gagner encore à cette surélévation de trois à quatre toises, qui plaçait le pied de la gerbe sur un piédestal.

Voilà les détails dont se préoccupait Paris. Depuis quinze jours, les Parisiens regardaient avec beaucoup d’admiration Ruggieri et ses aides passant comme des ombres dans les lueurs funèbres de leurs échafaudages, et s’arrêtant avec des gestes étranges pour attacher leurs mèches, assurer leurs amorces.

Aussi le moment où les lanternes furent apportées sur la terrasse de la charpente, moment qui indiquait l’approche de l’embrasement, produisit-il une vive sensation dans la foule, et quelques rangs des plus intrépides reculèrent-ils, ce qui produisit une longue oscillation jusqu’aux extrémités de la foule.

Les voitures continuaient d’arriver, et commençaient à envahir la place elle-même. Les chevaux appuyaient leurs têtes sur les épaules des derniers spectateurs, qui commençaient à s’inquiéter de ces dangereux voisins. Bientôt derrière les voitures s’amassa la foule toujours croissante, de sorte que les voitures, eussent-elles voulu se retirer elles-mêmes, ne le pouvaient plus, emboîtées qu’elles se trouvaient par cette inondation compacte et tumultueuse. Alors on vit, avec cette audace du Parisien qui envahit, laquelle n’a de pendant que la longanimité du Parisien qui se laisse envahir, alors on vit monter sur ces impériales, comme des naufragés sur des rocs, des gardes françaises, des ouvriers, des laquais.

L’illumination des boulevards jetait de loin sa lueur rouge sur les têtes des milliers de curieux au milieu desquelles la baïonnette d’un archer bourgeois, scintillante comme l’éclair, apparaissait aussi rare que le sont les épis restés debout dans un champ que l’on vient de faucher.

Aux flancs des bâtiments neufs, aujourd’hui l’hôtel Crillon et le garde meuble de la couronne, les voitures des invités, au milieu desquelles on n’avait pris la précaution de ménager aucun passage, les voitures des invités, disons-nous, avaient formé trois rangs qui s’étendaient, d’un côté, du boulevard aux Tuileries, de l’autre, du boulevard à la rue des Champs Élysées, en tournant comme un serpent trois fois replié sur lui-même.

Le long de ce triple rang de carrosses, on voyait errer, comme des spectres au bord du Styx, ceux des conviés que les voitures de leurs prédécesseurs empêchaient d’aborder à la grande porte, et qui, étourdis par le bruit, craignant de fouler, surtout les femmes tout habillées et chaussées de satin, ce pavé poudreux, se heurtaient aux flots du peuple qui les raillait sur leur délicatesse, et cherchant un passage entre les roues des voitures et les pieds des chevaux, se glissaient comme ils pouvaient jusqu’à leur destination, but aussi envié que l’est le port dans une tempête.

Un de ces carrosses arriva vers neuf heures, c’est-à-dire quelques minutes à peine avant l’heure fixée pour mettre le feu à l’artifice, pour se frayer à son tour un passage jusqu’à la porte du gouverneur. Mais cette prétention, déjà si disputée depuis quelque temps, était, à ce moment, devenue au moins téméraire, sinon impossible. Un quatrième rang avait commencé de se former, renforçant les trois premiers, et les chevaux qui en faisaient partie, tourmentés par la foule, de fringants devenus furieux, lançaient à droite et à gauche, à la moindre irritation, des coups de pied qui avaient déjà produit quelques accidents perdus dans le bruit et dans la foule.

Accroché aux ressorts de cette voiture qui venait de se frayer son chemin dans la foule, un jeune homme marchait, éloignant tous les survenants qui essayaient de s’emparer de ce bénéfice d’une locomotive qu’il semblait avoir confisquée à son profit.

Quand le carrosse s’arrêta, le jeune homme se jeta de côté, mais sans lâcher le ressort protecteur, auquel il continua de se cramponner d’une main. Il put donc entendre par la portière ouverte la conversation animée des maîtres de la voiture.

Une tête de femme, vêtue de blanc et coiffée avec quelques fleurs naturelles, se pencha hors de la portière. Aussitôt, une voix lui cria :

— Voyons, Andrée, provinciale que vous êtes, ne vous penchez pas ainsi, ou, mordieu ! vous risquez d’être embrassée par le premier rustre qui passera. Ne voyez-vous pas que notre carrosse est au milieu de ce peuple comme il serait au milieu de la rivière ? Nous sommes dans l’eau, ma chère, dans l’eau sale, ne nous mouillons pas.

La tête de la jeune fille rentra dans la voiture.

— C’est qu’on ne voit rien d’ici, monsieur, dit-elle, si seulement nos chevaux pouvaient faire un demi-tour, nous verrions par la portière, et nous serions presque aussi bien qu’à la fenêtre du gouverneur.

— Tournez, cocher, cria le baron.

— C’est chose impossible, monsieur le baron, répondit celui-ci, il me faudrait écraser dix personnes.

— Eh ! pardieu ! écrase.

— Oh ! monsieur ! dit Andrée.

— Oh ! mon père ! dit Philippe.

— Qu’est-ce que c’est que ce baron-là qui veut écraser le pauvre monde ? crièrent quelques voix menaçantes.

— Parbleu ! c’est moi, dit de Taverney qui se pencha, et, en se penchant, montra un grand cordon rouge en sautoir.

Dans ce temps-là, on respectait encore les grands cordons, même les grands cordons rouges, on grommela, mais sur une gamme descendante.

— Attendez, mon père, je vais descendre, dit Philippe, et voir s’il y a moyen de passer.

— Prenez garde, mon frère, vous allez vous faire tuer, entendez-vous les hennissements des chevaux qui se battent ?

— Vous pouvez bien dire des rugissements, reprit le baron. Voyons, nous allons descendre, dites qu’on se dérange, Philippe, et que nous passions.

— Ah ! vous ne connaissez plus Paris, mon père, dit Philippe. Ces façons de maîtres étaient bonnes autrefois, mais aujourd’hui peut-être bien pourraient-elles ne point réussir, et vous ne voudriez point compromettre votre dignité, n’est-ce pas ?

— Cependant quand ces drôles sauront qui je suis…

— Mon père, dit en souriant Philippe, quand vous seriez le dauphin lui-même, on ne se dérangerait pas pour vous, j’en ai bien peur, en ce moment surtout, car voilà le feu d’artifice qui va commencer.

— Alors nous ne verrons rien, dit Andrée avec humeur.

— C’est votre faute, pardieu ! répondit le baron, vous avez mis plus de deux heures à votre toilette.

— Mon frère, dit Andrée, ne pourrais-je prendre votre bras et me placer avec vous au milieu de tout le monde ?

— Oui, oui, ma petite dame, dirent plusieurs voix d’hommes touchés par la beauté d’Andrée, oui, venez, vous n’êtes pas grosse et l’on vous fera une place.

— Voulez-vous, Andrée ? demanda Philippe.

— Je veux bien, dit Andrée.

Et elle s’élança légèrement sans toucher le marchepied de la voiture.

— Soit, dit le baron, mais moi, qui me moque des feux d’artifice, moi je reste ici.

— Bien, restez, dit Philippe, nous ne nous éloignons pas, mon père.

En effet, la foule toujours respectueuse quand aucune passion ne l’irrite, toujours respectueuse devant cette reine suprême qu’on appelle la beauté, la foule s’ouvrit devant Andrée et son frère, et un bon bourgeois, possesseur avec sa famille d’un banc de pierre, fit écarter sa femme et sa fille pour qu’Andrée trouvât une place entre elles.

Philippe se plaça aux pieds de sa sœur, qui appuya une de ses mains sur son épaule.

Gilbert les avait suivis, et, placé à quatre pas des deux jeunes gens, dévorait des yeux Andrée.

— Êtes-vous bien, Andrée ? demanda Philippe.

— À merveille, répondit la jeune fille.

— Voilà ce que c’est que d’être belle, dit en souriant le vicomte.

— Oui, oui ! belle, bien belle ! murmura Gilbert.

Andrée entendit ces paroles ; mais comme elles venaient sans doute de la bouche de quelque homme du peuple, elle ne s’en préoccupa point davantage qu’un dieu de l’Inde ne se préoccupe de l’hommage que dépose à ses pieds un pauvre paria.