Joseph Balsamo/Chapitre CXLI

Michel Lévy frères (5p. 127-135).
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CXLI

LE FRÈRE ET LA SŒUR.


Philippe trouva sa sœur couchée sur le petit sofa dont nous avons déjà eu occasion de parler.

En entrant dans l’antichambre, le jeune homme remarqua qu’Andrée avait soigneusement écarté toutes les fleurs, elle qui les aimait tant ; car, depuis son malaise, le parfum des fleurs lui causait des douleurs insupportables, et elle rapportait à cette irritation des fibres cérébrales toutes les indispositions qui s’étaient succédé depuis quinze jours.

Au moment où Philippe entra, Andrée rêvait ; son beau front chargé d’un nuage penchait lourdement, et ses yeux vacillaient dans leurs orbites douloureuses. Elle avait les mains pendantes, et quoique dans cette situation le sang eût dû y descendre, ses mains étaient blanches comme celles d’une statue de cire.

Son immobilité était telle, qu’elle ne vivait point en apparence, et que, pour bien se convaincre qu’elle n’était pas morte, il fallait l’entendre respirer.

Philippe avait toujours été d’un pas plus rapide depuis le moment où Gilbert lui avait dit que sa sœur était malade, de sorte qu’il était arrivé tout haletant au bas de l’escalier ; mais, là, il avait fait une halte, la raison était revenue, et il avait monté les degrés d’un pas plus calme, en sorte qu’au seuil de la chambre, il ne faisait plus que poser le pied sans bruit et presque sans mouvement comme s’il eût été un sylphe.

Il voulait se rendre compte par lui-même, avec cette sollicitude particulière aux gens qui aiment, de la maladie par les symptômes ; il savait Andrée si tendre et si bonne, qu’aussitôt après l’avoir vu et entendu, elle composerait son geste et son maintien pour ne pas l’alarmer.

Il entra donc en poussant si doucement la porte vitrée, qu’Andrée ne l’entendit pas, de sorte qu’il fut au milieu de la chambre avant qu’elle se doutât de rien.

Philippe eut donc le temps de la regarder, de voir cette pâleur, cette immobilité, cette atonie ; il surprit l’expression étrange de ces yeux qui s’abîmaient dans le vide, et, plus alarmé qu’il ne croyait lui-même pouvoir l’être, il prit tout de suite cette idée que le moral entrait pour une notable part dans les souffrances de sa sœur.

À cet aspect qui faisait courir un frisson dans son cœur, Philippe ne put retenir un mouvement d’effroi.

Andrée leva les yeux, et, poussant un grand cri, elle se dressa comme une morte qui ressuscite ; et, toute haletante à son tour, elle courut se pendre au cou de son frère.

— Vous, vous, Philippe ! dit-elle.

Et la force l’abandonna avant qu’elle pût en dire davantage.

D’ailleurs, que pouvait-elle dire autre chose, puisqu’elle ne pensait que cela ?

— Oui, oui, moi, répondit Philippe en l’embrassant et en la soutenant, car il la sentait fléchir entre ses bras, moi qui reviens et qui vous trouve malade ! Ah ! pauvre sœur, qu’as-tu donc ?

Andrée se mit à rire d’un rire nerveux qui fit mal à Philippe, bien loin de le rassurer, comme la malade l’aurait voulu.

— Ce que j’ai, demandez-vous ? ai-je donc l’air malade, Philippe ?

— Oh ! oui, Andrée, vous êtes toute pâle et toute tremblante.

— Mais où donc avez-vous vu cela, mon frère ? Je ne suis pas même indisposée ; qui donc vous a si mal renseigné, mon Dieu ? qui donc a eu la sottise de vous alarmer ? Mais, en vérité, je ne sais ce que vous voulez dire, et je me porte à merveille, sauf quelques légers éblouissements qui passeront comme ils sont venus.

— Oh ! mais vous êtes si pâle, Andrée…

— Ai-je donc ordinairement beaucoup de couleur ?

— Non ; mais vous vivez au moins, tandis qu’aujourd’hui…

— Ce n’est rien.

— Tenez, tenez, vos mains, qui étaient brûlantes tout à l’heure, sont froides maintenant comme la glace.

— C’est tout simple, Philippe, quand je vous ai vu entrer…

— Eh bien ?…

— J’ai éprouvé une vive sensation de joie, et le sang s’est porté au cœur, voilà tout.

— Mais vous chancelez, Andrée, vous vous retenez après moi.

— Non, je vous embrasse, voilà tout ; ne voulez-vous point que je vous embrasse, Philippe ?

— Oh ! chère Andrée !

Et il serra la jeune fille sur son cœur.

Au même instant, Andrée sentit ses forces l’abandonner de nouveau ; vainement elle essaya de se retenir au cou de son frère, sa main glissa roide et presque morte, et elle retomba sur le sofa, plus blanche que les rideaux de mousseline sur lesquels se profilait sa charmante figure.

— Voyez-vous, voyez-vous que vous me trompiez ! cria Philippe. Ah ! chère sœur, vous souffrez, vous vous trouvez mal.

— Le flacon ! le flacon ! murmura Andrée en contraignant l’expression de son visage à un sourire qui l’accompagnait jusque dans la mort.

Et son œil défaillant, et sa main soulevée avec peine, indiquaient à Philippe un flacon placé sur le petit chiffonnier près de la fenêtre.

Philippe se précipita vers le meuble, les yeux toujours fixés vers sa sœur qu’il quittait à regret.

Puis, ouvrant la fenêtre, il revint placer le flacon sous les narines crispées de la jeune fille.

— Là, là, fit-elle en respirant à longs traits l’air et la vie, vous voyez bien que me voilà ressuscitée ; allons, me croyez-vous bien malade ? Parlez.

Mais Philippe ne songeait pas même à répondre, il regardait sa sœur.

Andrée se remit peu à peu, se redressa sur le sofa, prit entre ses mains moites la main tremblante de Philippe, et son regard s’adoucissant, le sang remontant à ses joues, elle parut plus belle qu’elle n’avait jamais été.

— Ah ! mon Dieu ! dit-elle, vous le voyez bien, Philippe, c’est fini, et je gage que sans la surprise que vous m’avez faite, à si bonne intention, les spasmes n’eussent point reparu, et que j’étais guérie ; mais arriver ainsi devant moi, vous comprenez, Philippe, devant moi qui vous aime tant… vous, vous qui êtes le mobile, l’événement de ma vie, mais ce serait vouloir me tuer, même si je me portais bien.

— Oui, tout cela est très-gracieux et très-charmant, Andrée ; en attendant, dites-moi, je vous prie, à quoi vous attribuez ce malaise ?

— Que sais-je, ami ? au retour du printemps, à la saison des fleurs ; vous savez comme je suis nerveuse ; hier déjà, l’odeur des lilas perses du parterre m’a suffoquée ; vous savez combien ces plumets magnifiques, qui se balancent aux premières brises de l’année, dégagent de senteurs enivrantes ; eh bien, hier… Oh ! mon Dieu ! tenez, Philippe, je n’y veux plus penser, car je crois que le mal me reprendrait.

— Oui, vous avez raison, et peut-être est-ce cela ; c’est fort dangereux, les fleurs ; vous rappelez-vous qu’étant enfant, je m’avisai, à Taverney, d’entourer mon lit d’une bordure de lilas coupé dans la haie ? C’était joli comme un reposoir, disions-nous tous deux ; mais, le lendemain, je ne me réveillai pas, vous le savez ; le lendemain, tout le monde me crut mort, excepté vous, qui ne voulûtes jamais comprendre que je vous eusse quittée ainsi sans vous dire adieu, et ce fut vous seule, pauvre Andrée, — vous aviez six ans à peine à cette époque, — et ce fut vous seule qui me fîtes revenir, à force de baisers et de larmes.

— Et d’air, Philippe, car c’est de l’air qu’il faut en pareille occurrence ; l’air semble toujours me manquer, à moi.

— Ah ! ma sœur, ma sœur, vous ne vous êtes plus souvenue de cela, vous aurez fait apporter des fleurs dans votre chambre.

— Non, Philippe, non, en vérité, il y a plus de quinze jours qu’il n’y est entré une pâquerette ! Chose étrange ! moi qui aimais tant les fleurs, je les ai prises en exécration. Mais laissons là les fleurs. Donc, j’ai eu la migraine ; mademoiselle de Taverney a eu la migraine, cher Philippe, et, comme c’est une heureuse personne que cette demoiselle de Taverney !… car, pour cette migraine, qui a amené un évanouissement, elle a intéressé à son sort la cour et la ville.

— Comment cela ?

— Sans doute : madame la dauphine a eu la bonté de me venir voir… Oh ! Philippe, quelle charmante protectrice, quelle délicate amie que madame la dauphine ; elle m’a soignée, dorlotée, amené son premier médecin, et quand ce grave personnage, dont les arrêts sont infaillibles, m’a eu palpé le pouls et regardé les yeux et la langue, savez-vous le dernier bonheur que j’ai eu ?

— Non.

— Eh bien, il s’est trouvé purement et simplement que je n’étais pas malade le moins du monde, que le docteur Louis n’a pas trouvé une seule potion à m’ordonner, une seule pilule à me prescrire, lui qui abat chaque jour des bras et des jambes à faire frémir, à ce qu’on dit ; donc, Philippe, vous le voyez, je me porte à merveille. Maintenant, dites-moi qui vous a effrayé ?

— C’est ce petit niais de Gilbert, pardieu !

— Gilbert ? dit Andrée avec un mouvement visible d’impatience.

— Oui, il m’a dit que vous étiez fort malade.

— Et vous avez cru ce petit idiot, ce fainéant qui n’est bon qu’à faire le mal ou à le dire ?

— Andrée, Andrée !

— Eh bien ?

— Vous pâlissez encore.

— Non, mais c’est que ce Gilbert m’agace ; ce n’est pas assez de le rencontrer sur mon chemin, il faut que j’entende encore parler de lui quand il n’est pas là.

— Allons, vous allez encore vous évanouir.

— Oh ! oui, oui, mon Dieu !… Mais c’est qu’aussi…

Et les lèvres d’Andrée blêmirent, et sa voix s’arrêta.

— Voilà qui est étrange ! murmura Philippe.

Andrée fit un effort.

— Non, ce n’est rien, dit-elle ; ne faites pas attention à toutes ces bluettes et toutes ces vapeurs ; me voilà sur mes pieds, Philippe ; tenez, si vous m’en croyez, nous irons faire un tour ensemble, et, dans dix minutes, je serai guérie.

— Je crois que vous vous abusez sur vos propres forces, Andrée.

— Non ; Philippe revenu serait la santé au cas où je serais mourante ; voulez-vous que nous sortions, Philippe ?

— Tout à l’heure, chère Andrée, dit Philippe en arrêtant doucement sa sœur ; vous ne m’avez pas encore rassuré complétement, laissez-vous remettre.

— Soit.

Andrée se laissa retomber sur le sofa, entraînant auprès d’elle Philippe, qu’elle tenait par la main.

— Et pourquoi, continua-t-elle, vous voit-on ainsi tout à coup sans nouvelles de vous ?

— Mais, répondez-moi, chère Andrée, pourquoi vous-même avez-vous cessé de m’écrire ?

— Oui, c’est vrai ; mais depuis quelques jours seulement.

— Depuis près de quinze jours, Andrée.

Andrée baissa la tête.

— Négligente ! dit Philippe avec un doux reproche.

— Non, mais souffrante, Philippe. Tenez, vous avez raison, mon malaise remonte au jour où vous avez cessé de recevoir des nouvelles de moi : depuis ce jour, les choses les plus chères m’ont été une fatigue, un dégoût.

— Enfin, je suis fort content, au milieu de tout cela, du mot que vous avez dit tout à l’heure.

— Quel mot ai-je dit ?

— Vous avez dit que vous étiez bien heureuse ; tant mieux, car, si l’on vous aime ici, et si l’on y pense à vous, il n’en est pas de même pour moi.

— Pour vous ?

— Oui, pour moi, qui étais complétement oublié là-bas, même par ma sœur.

— Oh ! Philippe !

— Croiriez-vous, ma chère Andrée, que, depuis mon départ, que l’on m’avait dit si pressé, je n’ai eu aucune nouvelle de ce prétendu régiment dont on m’envoyait prendre possession, et que le roi m’avait fait promettre par M. de Richelieu, par mon père même ?

— Oh ! cela ne m’étonne pas, dit Andrée.

— Comment, cela ne vous étonne pas ?

— Non. Si vous saviez, Philippe, M. de Richelieu et mon père sont tout bouleversés, ils semblent deux corps sans âme. Je ne comprends rien à la vie de tous ces gens-là. Le matin, mon père s’en va courir après son vieil ami, comme il l’appelle ; il le pousse à Versailles, chez le roi ; puis il revient l’attendre ici, où il passe son temps à me faire des questions que je ne comprends pas. La journée s’écoule ; pas de nouvelles. Alors M. de Taverney entre dans ses grandes colères. ― Le duc le fait aller, dit-il, le duc trahit. ― Qui le duc trahit-il ? je vous le demande ; car, moi, je n’en sais rien, et je vous avoue que je tiens peu à le savoir. M. de Taverney vit ainsi comme un damné dans le purgatoire, attendant toujours quelque chose qu’on n’apporte pas, quelqu’un qui ne vient jamais.

— Mais le roi, Andrée, le roi ?

— Comment, le roi ?

— Oui, le roi, si bien disposé pour nous.

Andrée regarda timidement autour d’elle.

— Quoi ?

— Écoutez ! Le roi, — parlons bas, — je crois le roi très-capricieux, Philippe. Sa Majesté m’avait d’abord, comme vous savez, témoigné beaucoup d’intérêt, comme à vous, comme à notre père, comme à la famille ; mais tout à coup cet intérêt s’est refroidi sans que je puisse deviner ni pourquoi ni comment. Le fait est que Sa Majesté ne me regarde plus, me tourne le dos même, et qu’hier encore, quand je me suis évanouie dans le parterre…

— Ah ! voyez-vous, Gilbert avait raison ; vous vous êtes donc évanouie, Andrée ?

— Ce misérable petit M. Gilbert avait en vérité bien besoin de vous dire cela, de le dire à tout le monde, peut-être ! Que lui importe, que je m’évanouisse, oui ou non ? Je sais bien, cher Philippe, ajouta Andrée en riant, qu’il n’est pas convenable de s’évanouir dans une maison royale ; mais, enfin, on ne s’évanouit pas par plaisir et je ne l’ai point fait exprès.

— Mais qui vous en blâme, chère sœur ?

— Eh ! mais, le roi.

— Le roi ?

— Oui ; Sa Majesté débouchait du grand Trianon par le verger, juste au moment fatal. J’étais toute sotte et toute stupide étendue sur un banc, dans les bras de ce bon M. de Jussieu, qui me secourait de son mieux, lorsque le roi m’a aperçue. Vous le savez, Philippe, l’évanouissement n’ôte point toute perception, toute conscience de ce qui se passe autour de nous. Eh bien, lorsque le roi m’a aperçue, si insensible que je fusse en apparence, j’ai cru remarquer un froncement de sourcils, un regard de colère et quelques paroles fort désobligeantes que le roi grommelait entre ses dents ; puis Sa Majesté s’est sauvée, fort scandalisée, je suppose, que je me sois permis de me trouver mal dans ses jardins. En vérité, cher Philippe, ce n’était cependant point ma faute.

— Pauvre chère, dit Philippe en serrant affectueusement les mains de la jeune fille, je le crois bien que ce n’était point ta faute ; ensuite, ensuite ?

— Voilà tout, mon ami ; et M. Gilbert aurait dû me faire grâce de ses commentaires.

— Allons, voilà que tu écrases encore le pauvre enfant.

— Oh ! oui, prenez sa défense, un charmant sujet !

— Andrée, par grâce, ne sois pas si dure envers ce garçon, tu le froisses, tu le rudoies, je t’ai vue à l’œuvre !… Oh ! mon Dieu, mon Dieu, Andrée, qu’as-tu encore ?

Cette fois, Andrée était tombée à la renverse sur les coussins du sofa, sans proférer une parole ; cette fois, le flacon ne put la faire revenir ; il fallut attendre que l’éblouissement fût fini, que la circulation fût rétablie.

— Décidément, murmura Philippe, vous souffrez, ma sœur, de façon à effrayer des gens plus courageux que je ne le suis lorsqu’il s’agit de vos souffrances ; vous direz tout ce qu’il vous plaira, mais cette indisposition ne me paraît pas devoir être traitée avec la légèreté que vous affectez.

— Mais enfin, Philippe, puisque le docteur a dit…

— Le docteur ne me persuade pas, et ne me persuadera jamais ; que ne lui ai-je parlé moi-même ! Où le voit-on, ce docteur ?

— Il vient tous les jours à Trianon.

— Mais à quelle heure, tous les jours ? est-ce le matin ?

— Le matin et le soir, quand il est de service.

— Est-il de service en ce moment ?

— Oui, mon ami ; et à sept heures précises du soir, car il est exact, il montera le perron qui conduit aux logements de madame la dauphine.

— Bien, dit Philippe plus tranquille, j’attendrai chez vous.