Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/16

Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 89-96).

PÉTITION

DES
FILLES PUBLIQUES

Une de nos compagnes d’infortune a dernièrement adressé à monsieur le Préfet de police une pétition où se trouvent consignés quelques-uns des effets résultant de l’ordonnance qui nous proscrit. Comme cette pétition ne tend à l’amélioration de notre existence qu’en se fondant sur les torts qu’elle produit à une classe de commerçants, et que d’ailleurs, monsieur le Préfet n’a pas jusqu’à présent jugé convenable d’y faire droit, je prends la liberté de vous soumettre les considérations morales que j’ai puisées dans ma solitude. Que le mot de morale dans ma bouche ne vous étonne point : le malheur nous inspire quelquefois ; et, quoique dans notre triste position il faille abjurer tout sentiment de pudeur, une longue expérience et la fréquentation des hommes, réveillent en nous des sensations parfois si pénibles, qu’elles nous laissent deviner la vertu en nous dégoûtant de nous-mêmes et de ceux que nous recevons.

L’ordonnance nous met au séquestre et nous prive de la vue du soleil qu’on n’avait jamais disputé qu’aux malfaiteurs. C’est un fâcheux privilège que de vivre sous l’autorité de monsieur Mangin ! Ses prédécesseurs, du moins, avaient senti que des femmes dont l’industrie fut tolérée jusqu’à ce jour, et dont la faiblesse a été souvent protégée par eux contre la brutalité, ne pouvaient tout à coup devenir coupables au point qu’on dût mettre le comble à leur infortune, en les arrachant à la liberté ; aujourd’hui, la dépravation des filles publiques paie pour l’immoralité de certains hommes ; l’aridité du cœur a trouvé grâce devant les agents de la police ; mais les vices qui sont nés d’une mauvaise éducation, d’une nécessité urgente, parfois de la coquetterie, de la paresse même, ceux-là sont punis de la prison, et d’une prison perpétuelle : c’est l’absolu du pouvoir ; et mieux que personne, vous le savez, messeigneurs, l’absolu en toutes choses est bien près du ridicule.

Quoi qu’il en soit, nous voilà cloîtrées, forcées, pour nos besoins ou nos menus-plaisirs, auxquels vraiment nous ne saurions tout de suite renoncer, de prendre les dehors d’une femme honnête. Cela peut sans doute convenir à certaines gens qui veulent de la chasteté à tout prix. Cependant, en sera-t-il de même pour d’autres qui, d’ailleurs fort pudiques, ont les manières tellement affectées, la tournure si légère, qu’on les prendrait… Vous frémissez, messeigneurs ! que sera-ce donc en apprenant qu’une jeune personne innocente, et dont le tort était de ne pas savoir régler sa marche, a été dernièrement victime de la méprise de nos argus, et conduite sous bonne escorte au corps-de-garde de la rue de Lafeuillade. Elle n’y est restée que cinq minutes, il est vrai, mais cinq minutes, n’est-ce pas déjà fort raisonnable quand on se trouve en si digne compagnie ! Ce fait m’a été rapporté par une amie ; je souhaite qu’elle se soit trompée ; mais l’aventure fût-elle fausse, ce qui n’a pas eu lieu pourrait bien arriver, et jugez de l’effet, si pareille chose survenait à une grande dame possédant un nom, des titres, que sais-je ?

Toujours est-il que si notre mauvaise étoile a inspiré monsieur le Préfet de police, et que l’ordonnance ait pour but l’anéantissement complet des filles publiques, je vous supplie d’en calculer toutes les conséquences ; jetez les yeux autour de vous, voyez les hommes corrompus qui fourmillent dans toutes les classes de la société, et dites si un père de famille peut dormir avec tranquillité. Les passions brutales s’éteignent auprès de nous, elles se fortifient en notre absence ; et une femme sage, constamment aux prises avec les insinuations d’un pervers, aura-t-elle toujours la force de résister ? Croyez-en celle qui jadis fut honnête aussi, l’inexpérience et la perfidie m’ont seules perdue. Depuis, j’ai fait de bien pénibles études ! j’ai subi des épreuves si rudes, qu’il m’est bien permis de vous faire partager mes craintes sur ce qu’il y a de plus pur. L’infamie se cache souvent sous les dehors les plus heureux ; l’ombre lui convient à merveille, et le fanal de la maison de tolérance suffit pour l’écarter de nous, qui en avons l’habitude, et qui depuis longtemps sommes résignées à supporter tous les dégoûts. Cependant, l’infamie ne peut s’éteindre par ordonnance de police, dans le cœur de ceux qui en sont atteints. Les passions ont toujours leur cours, et la difficulté de les assouvir amène l’irritation. À défaut de plaisirs faciles, on s’attachera avec plus d’acharnement au succès d’une conquête dont notre abandon grossissait encore les difficultés ; on pourra compter les victimes, et pour dernier résultat, le déshonneur restera gravé sur le front d’un vieillard, peut-être, qui jusque-là avait toujours marché tête levée.

Après des considérations aussi puissantes, je n’hésite point à vous dévoiler encore les secrets de notre avenir. Ils seront de quelque poids pour engager vos excellences à une décision nouvelle.

Notre position est intolérable : on a voulu la rendre telle. Pour nous affranchir, il n’est qu’un moyen, nous sommes disposées à l’adopter. Un commerce quelconque, en nous donnant à la liberté, nous facilitera la continuation d’un métier qui nous faisait vivre, et le seul que nous puissions exercer avec avantage. Nous recevrons dans nos boutiques, les habitués le savent, les étrangers comprendront facilement nos gestes et notre mise. La police prétendra-t-elle alors exercer sur nous sa surveillance spéciale ? elle ne le pourra pas ; nous vivrons sous un régime commun, et les droits de visite même seront perdus pour elle. Une femme atteinte d’une maladie honteuse la propagera impunément, et la syphilis, qui commençait à disparaître de France, prendra une extension telle, qu’en dépit des ordonnances de monsieur Mangin, il sera bien difficile d’en arrêter les progrès.

La morale publique, messeigneurs, devant, comme toute bonne morale, être d’accord avec l’humanité, j’ose espérer que vous voudrez bien donner une désapprobation formelle, faire rapporter une mesure qui s’écarte de tous sentiments de pitié. Mes compagnes, signataires avec moi, attendent tout de cette démarche : flétries par l’opinion, bannies du monde, que peuvent-elles en espérer ? Cependant elles n’ont jamais été ingrates : en s’adressant à vous, elles croient se rendre utiles à la société qui les repousse, elles se plaignent et redoutent de se venger.

Je suis avec respect,

Messeigneurs,
De vos excellences,
La très humble servante,
Élisa C…,
Passage Saint-Guillaume.

Nous soussignées, ayant pris connaissance de la Requête ci-dessus, déclarons l’approuver dans tout ce qu’elle renferme.

Séraphine, rue Saint-Honoré, n. 178.
Catherine, idem.
Caroline, idem.
Adèle, idem.
Honorine, idem.
Eugénie, rue des Poulies, n. 16, au premier.
Nanny, idem.
Elisa, idem.
Adèle, idem. n. 13.
Marie, idem.
Rosalie, rue des deux Écus, n. 28.
Adèle, rue des Bons-Enfants, n. 10.
Joséphine, rue Gît-le-Cœur, n. 16.
Mélanie, rue Pagevin, n. 16.
Julie, idem.
Sophie, idem.
Marianne, rue Pavée-Saint-Sauveur.
Estelle, rue des Deux-Écus, n. 34.
Adèle, idem.

Adnette, Cloître-Saint-Honoré ; à la grille de fer.
Lise, rue Saint-Honoré, n. 297.
Hortense, rue des Boucheries, n. 2.
Tarine, rue de Viarmes, n. 4.
Aimée, idem.
Caroline-la-grosse-Normande, rue des Boucheries.
Nanny, rue du Chantre, n. 3.
Jeanne, idem.
Elisa, rue des Bons-Enfants, n. 10.
Pamela, rue Saint-Honoré, n. 282.
Rosalie, Cloître-Saint-Honoré.
Marguerite, idem.
Alexandrine, idem.
Bourbonne-la-Petite.
Lucine, rue du Pélican.
Paméla-la-Ravissante, rue Montmartre.
Rosette, Cloître-Saint-Honoré.
Julie, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 50.
Aimée, rue des Boucheries, n. 15.
Éléonore-l’Albinos, Cloître-Saint-Honoré.
Lucile, rue Croix-des-Petits-Champs.
Séraphine, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 36.
Alexandrine, rue de la Bibliothèque, n. 25.
Hortense, idem.
Victorine, idem.
Virginie, rue Croix-des-Petits-Champs, n. 2.
Adèle, rue du Chantre, n. 9.
Aspasie, rue des Colonnes, n. 9.
Éloïse, rue de la Michaudière, n. 15.
Cécile, rue de Viarmes, n. 15.
Aimée, idem.
Françoise, idem.
Aimée-la-Petite, idem.
Olympe, rue des Boucheries-Saint-Honoré, n. 15.
Elisa, rue des Bons-Enfants, n. 10.
Marie, rue d’Orléans, n. 2.
Eléonore, rue Saint-Honoré, n. 186.
Henriette, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 36.
Louise, rue de Grenelle-Saint-Honoré, n. 10.
Cécile, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 47.
Séraphine, Cloître-Saint-Honoré.
Laure, rue Chantereine, n. 25.
Joséphine, rue Saint-Honoré, n. 182.
Cécile, idem.
Henriette, idem.

Adèle, rue Cloître-des-Petits-Champs, n. 3.
Fifine, idem.
Henriette, rue de Viarmes, n. 4.
Stéfanie, idem. n. 24.
Eléonore, quai Malaquai.
Virginie, rue de Viarmes, n. 4.
Julie, idem.
Aglaé, idem.
Thérèse, idem.
Louise, idem, n. 15.
Marguerite, idem, n. 1.
Émilie, rue Pierre-l’Escot, hôtel Verdun.
Virginie, rue Croix-des-Petits-Champs, n. 2.
Lucile, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 38.
Sorrette, rue de Viarmes, n. 16.
Rosine, Palais-Royal, n. 113.
Virginie, rue des Boucheries-Saint-Honoré, n. 15.
Eugénie, rue Croix-des-Petits-Champs, n. 5.
Caroline, idem, n. 19.
Héloïse, galeries de Pierre (Palais-Royal), n. 165.
Nanette, rue de Viarmes, n. 6.
Fanny, galeries de Pierre (Palais-Royal), n. 167.
Amélie, Cloître-Saint-Honoré, n. 29.
Louise, rue de la Bibliothèque, n. 25.
Agathe, rue de Valois, n. 113.
Amanda, rue Saint-Honoré, près le Cloître.
Jenny, rue Croix-des-Petits-Champs, n. 2.
Caroline, rue de Valois.
Hortense, rue du Chantre, n. 21.
Estelle, rue Pelletier, n. 38.
Stéphanie, rue des Boucheries, n. 15.
Lady, rue d’Amboise, n. 10.
Amélicar, Caveau-Montesquieu.
Victoire, rue Saint-Honoré, n. 182.
Fidéline, idem.
Victoire-la-brune, idem.
Aimée, passage Saint-Guillaume, n. 10
Mélina, passage du Caire.
Rose, rue Saint-Honoré, n. 182.
Annette, idem.
Pauline-la-juive, pl. du Palais-Royal, au Cocher fidèle.
Héloïse, rue Traversière-Saint-Honoré, n. 8.
Célestine, rue Traversière, n. 8.
FIN.