Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/09

Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 49-53).

CONFESSION

DE MARIANNE L’INSOUCIANTE

Telle que vous me voyez, mes chères compagnes, se mit à dire l’insouciante Marianne, j’ai eu cinquante mille livres de rente en bien patrimonial ; eh bien ! j’ai dévoré, je vous ai expédié tout cela en un clin d’œil, et avec plus du double que j’ai fait sauter aussi lestement : quand un sot et vieux paillard me tombait entre les mains, je vous le plumais comme un vrai petit pigeon ; c’est tout au plus si je lui laissais une plume pour écrire son testament.

Par mes mille et une fredaines, rien ne m’a jamais tant divertie qu’une maison de campagne que je possédais près Saint-Germain, et que j’avais surnommée mes boudoirs délateurs. C’était en effet une insigne trahison pour les personnes que j’y invitais. D’ailleurs, la grande et importante condition, pour pouvoir être admis dans les mystères de ma voluptueuse Thébaïde, c’était d’être deux, jeunes, bien faits, d’une figure au moins agréable, et unis d’une inclination mutuelle : l’amour, le plaisir, la volupté, qui étaient les dieux domestiques de ce temple, n’auraient pas admis de froids profanes qui y fussent venus sans aucun but de galanterie ; et pour me rendre à moi-même mes découvertes plus attrayantes, plus délicieuses, j’avais jugé n’y devoir admettre que de charmantes créatures dans les deux sexes, qui puissent souffrir dans leur nudité les regards curieux d’un indiscret. Au surplus, si j’ai surpris vingt secrets piquants de ces petits mystères d’amour que la femme la plus libertine n’avouerait qu’en rougissant, ma maison, ma table, le luxe, l’abondance, la délicate recherche qui y régnait, étaient bien faits pour faire oublier à mes hôtes les petits désagréments que mon avide et bizarre curiosité leur faisait souffrir. Je vais m’expliquer plus clairement. Un habile architecte avait distribué les appartements, tous à lits jumeaux, à baignoires jumelles, de manière que, levant en dehors le rideau d’une glace sans tain placée au-dessus d’un trumeau, mes yeux plongeaient tout à leur aise, sans être vue, dans le boudoir du couple heureux, et je me faisais le témoin commode de leurs plus tendres ébats : une galerie circulaire dominait de toutes parts les boudoirs, et, soit au coucher, soit au lever de mes amoureux convives, je passais en revue ma galerie, et m’arrêtais à la lucarne où la scène du plaisir me paraissait la plus piquante. Que ce délicieux panorama a enchanté de fois mes esprits !… Non, mes chères camarades, vous ne pouvez jamais rien imaginer de plus voluptueux. Les délices de voir tout à leur aise agir librement deux amants qui se croient sans témoins, est une chose qui dépasse tous les genres de volupté. Il est vrai, je le confesse, que j’ai désiré plus d’une fois être l’heureuse actrice de la pièce qui se représentait sous mes yeux et enflammait mes sens ; plus d’une fois, dis-je, je fus sur le point de faire comme Zémire devant le tableau magique de son père et de ses sœurs, mais l’intérêt de mes propres jouissances m’interdisait toute indiscrétion.

Toute l’assemblée, un peu échauffée par la peinture de ces images, demanda à Marianne si, sans blesser la pudeur, il lui serait possible de révéler quelques-uns des jolis petits mystères qu’elle avait surpris dans la galerie masquée de ses boudoirs délateurs ?…

— Je vais y employer tous mes efforts, répondit Marianne avec aménité. Parmi mes nobles convives, je recevais souvent le comte de Tendre-Rose et sa douce moitié mademoiselle du Délire, qu’il surnommait, dans un style oriental, son Baume des yeux ; c’était le couple le plus beau de la nature. Une nuit que j’avais porté mes regards indiscrets dans leur appartement, quel fut mon étonnement, en le voyant disposé comme une espèce de théâtre ; des gazes vertes argentées faisaient la mer, un meuble surmonté de carton peint offrait un rocher sur lequel était disposé une cabane composée de quelques petits accessoires et d’un paravent ; un de mes quinquets de cheminée, suspendu sur une partie du rocher factice, présentait un fanal aux matelots, et mademoiselle du Délire, un flambeau à la main, demi nue sous une mousseline diaphane, les cheveux épars sur son beau sein, remplissait le rôle de la tendre Héro, tandis que mon cher et voluptueux comte se chargeait de celui de l’amoureux Léandre, à moitié nu, et seulement habillé d’un élégant tricot de soie, couleur de rose ; notre nouveau Léandre fendait les flots artificiels, gravissait les rochers de carton. Arrivé, à force de nager, à la cime du rocher postiche, Héro essuyait ses beaux cheveux, sa tête, ses épaules humides de l’onde amère, elle versait des parfums sur son beau corps ; le couple se plaignait mutuellement de leurs ennemis, et enfin l’amour, avide de jouir du prix de tant de périls et d’obstacles vaincus, les enlaçait des guirlandes du plaisir. Léandre, saturé de bonheur, se replongeait de nouveau dans cette mer de gazes vertes, qui était garnie en dessous de quelques matelas, en confiant de nouveaux ses galantes destinées au généreux Neptune, et Héro, sur le seuil de sa cabane, un quinquet à la main, la brûlante inquiétude dans les yeux, suivait les ondulations de son cher Léandre, en suppliant les dieux de lui être propice dans son retour. Telle fut la scène de comédie qui se passa sous mes yeux, et qui prouve jusqu’à quel point peuvent aller les originalités d’amour.

À ce passage, mademoiselle de la chambre, à qui la présidente avait parlé à l’oreille, pria Marianne de ne pas aller plus loin, attendu l’inconvenance de ses peintures plus que bizarres. D’ailleurs, on lui fit des compliments de Héro et Léandre. C’était à Aglaé à paraître ; on l’entendit aussitôt.