Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/02

Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 15-20).

CONFESSION

DE VICTORINE

Voltaire l’a parfaitement exprimé :

N’est pas femme de bien qui veut.

Il faut dire ici, pour l’intelligence du lecteur, que les naïfs aveux de notre aréopage féminin furent souvent interrompus par l’arrivée et le départ d’une foule de michés, qui exigeaient que le service public ne souffrit aucune interruption de ces conversations clandestines. Madame n’entend pas plaisanterie sur cet article, il faut que le devoir se fasse ; et quel devoir, grand Dieu ! Nos ingénues voulant donc jouir d’une parfaite liberté, remirent les confessions au lendemain matin, dans la salle des bains dite du Cygne de Léda. Là, chacune dans une élégante baignoire, côte à côte, à peu près comme les nymphes de Diane rafraîchissant leurs attraits dans des eaux embaumées de mille essences et de mille parfums, Victorine, après avoir avalé un verre d’Alicante et tordu le cou à deux ou trois meringues ambrées, s’exprima de cette manière :

— Je ne viserai pas au bel esprit, à l’ambition des mots, comme mademoiselle Mariquita Farfanne, se mit-elle à dire avec une douce ironie : mon éducation a été trop négligée, et d’ailleurs la nature m’a accordé assez de tact pour savoir distinguer que la recherche et les prétentions étaient en tout un défaut très ridicule. J’irai donc droit au fait, et vous apprendrez de suite que j’étais la fille d’une marchande de poupées et de joujoux à Toulouse ; mon enfance, mon adolescence ne signifient rien ; j’étais une grande et jolie folle qui, jusqu’à l’âge de seize ans, n’entendait malice à rien, et préférait un polichinelle ou une belle poupée aux hommages les plus flatteurs ; mais le sort réservait à mon innocence le destin le plus singulier.

Mes parents ayant décidé que j’irais à Paris dans une maison de lingerie, pour y apprendre le commerce, on m’empaqueta dans la diligence, sous les auspices du conducteur, avec un trousseau assez étoffé. Le hasard voulut que j’eusse à mes côtés un employé du trésor qui revenait de l’armée d’Espagne. Du moment qu’il m’aperçut, ses yeux ne quittèrent plus les miens ; j’avais beau rougir, mon sein avait beau se soulever d’une vive agitation secrète, mon amant n’en était que plus audacieux dans ses regards, plus hardi dans ses soins et ses attentions : enfin la nuit vint déployer ses voiles funèbres, dirait ici Mariquita d’un style oriental, et qui ne sait pas combien l’obscurité est funeste pour la vertu des femmes dans une diligence ! Belgrade, c’était le nom de mon bel inconnu, fut si pressant, que, si je calcule bien, je devins son épouse dans le simple espace d’un relai, et même, si ma mémoire n’est pas en défaut, les rives de la Loire virent s’évanouir mes prémices dans les doubles accents de mes douleurs et de mes plaisirs ; le vaste pont de Tours devint l’autel de l’amour, et la diligence le lit nuptial.

Vous pensez bien, mes chères camarades, que je ne songeai plus dès ce moment aux polichinelles, ni à mes poupées ; Belgrade m’avait fait connaître dans sa soudaine passion des joujoux et des hochets qui parlaient bien plus éloquemment à mon cœur : qu’il est aimé celui qui nous apprend pour la première fois le secret voluptueux de notre sexe et nous donne la clef d’un trésor qu’il ne nous appartient pas d’ouvrir !… Belgrade était un demi-dieu pour moi ; il m’avait appris les premiers monosyllabes du plaisir, l’A B C de la volupté, et au bout de peu de nuits passées commodément à Paris dans les bras de l’un et de l’autre, je déclinais et je conjuguais déjà passablement dans cette langue ; c’était surtout sur l’article que Belgrade me trouvait très forte. Quant aux pronoms, je les épelais aussi assez bien ; je, te, tu, toi, me faisait souvent répéter mon bel ami ; à son tour, il me balbutiait d’un œil amoureux ces autres pronoms si délicats : tu, me, tu, toi. C’était surtout dans ces parties du discours où tout doit s’accorder en genre, en nombre et en cas, que nous formions une liaison d’expressions, de gestes et de sentiments tout à fait intimes. Quant au conducteur, quelques pièces de monnaie avaient acheté son silence, et pour la lingère, je l’avais entièrement oubliée au sein de mes délicieuses échappées.

Ce bonheur, comme tous ceux de ce monde, devait être de courte durée : mon beau Belgrade partit pour la Pologne, non pas en ingrat : il me laissa une cinquantaine de louis, en me promettant de m’écrire ; mais, depuis cette cruelle séparation, je ne le revis plus.

L’argent mangé, maudite et reniée par ma famille, il me fallut utiliser, au profit de mon appétit très violent, des attraits que jusqu’alors j’avais exclusivement destinés au plaisir. Une femme intelligente et complaisante, logée sur mon carré, m’assura qu’avec mes avantages et ma jeunesse, elle se faisait fort, avec un secret merveilleux, de me donner une virginité invulnérable, d’au moins six mois. Je me confiai donc à ses soins scandaleux, et trafiquant partout de mon faux honneur, chaque jour rajusté, j’augmentai mon or, en ajoutant chaque fois à la corruption de mes mœurs et de mes idées. Enfin lasse de vivre indépendante, riche aujourd’hui, demain aux expédients, je tournai mes languissants regards vers le Palais-Royal, comme vers l’heureux refuge d’une vertu aux abois : là, me disais-je dans mon repentir de fraîche date, le calme, le bonheur et la sagesse président l’administration la mieux entendue des plaisirs… Là, je serais catin, avec un air de légitimité, et une apparence de devoir couvrira le scandale de mes écarts…

Mais il faut être modeste et ne pas faire son apologie soi-même ; je cacherai donc mes lauriers et mes myrtes…

— Oui, tu as parfaitement raison, Victorine, s’écria en riant la folâtre Laurette ; nous n’avons pas besoin de voir ton derrière pour connaître toute l’étendue de ta gloire : brisons là, c’est à mon tour ; il est bien juste que je parle maintenant, car jusqu’à présent vos confessions ne me paraissent que de petites peccadilles d’enfant qui ne méritent pas même les honneurs d’une fessée. Laissez-moi, je commence.

Au moment où Laurette allait faire connaître ses étonnantes aventures, Madame sonna pour les toilettes et le service du matin ; chacune de nos nymphes sortant précipitamment des baignoires, après avoir versé sur des corps d’albâtre les odeurs les plus suaves de l’Asie, s’être macérées avec une fine batiste, et passé partout des serviettes embaumées, revêtirent un large peignoir transparent, pour aller chacune dans leur appartement se parer d’élégants atours. Quant à Eulalie, le bel esprit rédacteur de la troupe, elle eut ordre de la présidente de la docte assemblée de recueillir soigneusement toutes les confessions, tous les récits, et de les livrer au fur et à mesure à l’impression, en recommandant bien au prote de lui soumettre les épreuves. Le petit comité fut donc dissous jusqu’au soir, où il se réunit de nouveau dans le boudoir dit du Zéphir, dans lequel habitait ordinairement la mélomane Virginie.