Joies errantes/Le poème des couleurs

Alphonse Lemerre (p. 64-68).

LE POÈME DES COULEURS

À Loïe Fuller.

Gammes ardentes et claires gammes —
Aux accents vibrants, aux inflexions d’effroi,
Aux tons plaintifs, aux tons joyeux —
Vous papillotez comme des yeux,
Couleurs, vous êtes le reflet des émois
Qui traversent nos versatiles âmes.

Les bleus tendres — sont les tendres amourettes.
Myosotis effeuillés en rêvant
De baisers dont on n’ose la cueillette.

Les bleus de roi, profonds comme les flots
De la mer hellénique au repos,
Parlent des âges somptueux
De chevaliers partis qui reviendront vainqueurs.
Avec, sur leur superbe cœur,
L’écusson d’azur où le Lys s’écartèle


Et qu’ils rapporteront, fidèles, à leurs belles,
Quand seront blancs devenus leurs noirs cheveux.

Mais le sombre Indigo des nuits d’été
Est la caresse consolante à nos yeux dépités
Par le harcèlement du réel quotidien —
Qui nous mord et aboie comme un chien.

Violet — violette des tombeaux,
Où des veuves en demi-deuil vont prier
Déjà rêvant d’amours nouveaux ;
Et violettes lasses, laissées
Sous les paupières par les bonheurs goûtés
Comme un vin meurtrier.

Lilas frais et mauves pervers,
Rhododendrons où des phalènes vont se pâmer ;
Orchidées fleuries dans les serres —
Auprès des couples enlacés
D’étreintes furtives et douloureuses presque,
Qu’aux yeux de tous il faut cacher.

Rose léger des mousselines
Et rose odorant des roses
Qu’entraînent des musiques câlines,
De valses ; pendant qu’on cause
Sous les lampes, de galantes choses.


Pourpre sanglante des combats !
Et sinistre carmin des flammes !
Vous clamez — au son des trompes rugissantes — la gloire
De chaque Héros qui tomba
Baisé au front par la Victoire.

Seules resteront à jamais ignorées
Les tragiques mêlées
Où, vaincues, succombent les âmes.

Or rouge des vignes mûries
Où s’entraîne la ronde folle
Des amoureux aux mains unies.

Orangés calmes des couchants d’automne,
Orangés tristes des feuilles tombées,
Qui tournent dans le vent mauvais
Avec les serments oubliés !

Or délicat des chevelures blondes,
Pâleur lascive des créoles
Qui s’éclaire de l’or joyeux des joyaux ;

Rubans jaunes mêlés aux tresses brunes,
Jupes vives des gitanas —
Qui dansent indolentes sous la jaune lune.


Cuivre roux des blés lourds de grains,
Que le soleil couve comme une poule ses poussins,
Et riche ivoire des fruits attachés,
Comme des étoiles, sur le vert intense des vergers.

Émeraude agreste où les regards boivent
L’eau candide de votre éternelle jeunesse.
Ô fraîche grâce bucolique !

Sources ingénues et sous-bois songeants ;
Hêtres, Ormeaux, Frênes et Viornes —
Vos feuillages grêles ou puissants
Sont tes petites voix chantantes, l’allégresse sans bornes
De Pan l’immortel Adolescent.

Sous vos branches entrelacées,
Les frêles herbes sont bercées
De chansons douces — comme l’Espoir
Au cœur craintif, par le destin navré.

Mais, voici le bleu mystique des soirs ; —
Teinte pieuse du manteau bleu
De la Vierge Marie,
Telle qu’on la voit, sur fond d’orfèvrerie,


Aux naïves peintures des maîtres d’autrefois,
Qui, sûrement, l’ont vue s’arrêter auprès d’eux
Souvent — pour voir si le portrait
Serait bientôt achevé.

Voici le bleu mystique des soirs.

Gammes ardentes et claires gammes —
Aux accents vibrants, aux inflexions d’effroi,
Aux tons plaintifs, aux tons joyeux —
Vous papillottez comme des yeux,
Couleurs, vous êtes le reflet des émois
Qui traversent nos versatiles âmes.