Joies errantes/La mort de Cléopâtre
LA MORT DE CLÉOPÂTRE
charmion
Mourir dans sa beauté…
Mourir, Reine !
Reine — non point seulement par ce vain diadème,
Mais Reine — par la despotique domination
Sur les cœurs des hommes,
Couronnée du rayonnement de grâce invincible,
Armée du redoutable glaive de Faiblesse,
Et plus majestueuse à cause des langoureuses défaillances,
Dont l’effet si sûr pour abattre les plus forts.
Ce lit bleu tout entier berça mes songes
De formidable amoureuse ;
Et, jusqu’aux confins du ciel,
Ces flots furent mon domaine asservi.
Ne semble-t-elle pas encore, cette mer superbe,
Être couchée à mes pieds
Comme une lionne familière ?
Et mes galères,
Mes redoutables et joyeuses galères !
Elles n’ont jamais connu le sombre pavillon des défaites.
L’or et l’azur
Ornent leurs fronts de guerrières,
Et, elle est pareille, cette belle flotte,
À une volée d’oiseaux, fous d’espace et de victoire —
Partis à la sûre conquête du monde.
Le nom de Cléopâtre sera, lui aussi,
Comme un beau Navire impérissable,
Qui flottera sur les Mers futures,
Qui fendra les flots du Temps de sa poupe enguirlandée :
Et les terres barbares, les terres lointaines,
Que mon pas de conquérante a foulées,
En garderont à jamais un tressaillement de tendresse.
Comme elle doit être cruelle
L’heure des Lendemains !
Des lendemains de gloire, des lendemains de beauté,
Des Lendemains d’Amour…
Qu’ils soient maudits à jamais.
Les clairs miroirs des fontaines qui osèrent montrer
À la première amoureuse son front défleuri de jeunesse !
Maudits soient les échos des bois
Par qui Chloë apprit
Qu’elle s’appelait Baucis !
Et qu’ils soient maudits les baisers dévoués,
Figés sur les lèvres — jadis tremblantes d’émoi, —
Car ils sont, ces abominables baisers,
Pareils aux tristes fleurs d’asphodèle
Poussées sur des tombeaux,
Alors que s’est effeuillée dans le vent d’automne
La dernière Rose rouge.
Ô le funeste fardeau des jours glacés
Que n’éclaire plus le Soleil exalté
Des ardents Étés !
Et qu’elle soit plongée au profond des gouffres de l’Enfer,
La minute hideuse qui nous révèle
Que nous ne sommes point, comme les Dieux — immortels,
Et qu’il est vacillant le Trône
Bâti sur la roche la plus haute…
Mourir dans sa beauté !
Mourir, Reine !
Charmion !
Ma chère maîtresse !
Ma chevelure me pèse et m’obsède.
Fais la crouler libre sous tes doigts habiles.
Ta chevelure, ô Reine ! est comme la tendre Nuit,
La Nuit endormeuse de tristesses.
Elle est — ta chevelure — comme une mer de ténèbres parfumées,
Où, parmi les flots tumultueux,
Roulent les clameurs des cœurs en détresse,
Où, parmi les flots alourdis d’épaves,
Vogue, victorieux navire, l’Extase divine.
N’est-ce pas, Charmion, que ma chevelure est belle ?
Elle est, ta chevelure, aussi belle
Que le repos de la Mort.
Et le vivant Opium
Qui embaume sa soie funèbre,
En fait le linceul câlin
Où vient s’ensevelir la volonté des héros.
Donne-moi mon miroir.
Si tu voulais, ô Reine !
Te mirer au clair ciel du matin,
Où les ors et les incarnats de l’aube
Se fondent en miraculeuses harmonies
Au sein des nuées nouvelles écloses, —
Tu reverrais l’apparence de ton visage
Où le charme des fleurs s’allie
À l’éclat des trophées.
Y eut-il une victoire refusée à Cléopâtre ?
Non, les rois ont renié leurs peuples
Pour un de tes regards
Et, pour un de tes baisers,
Les plus farouches guerriers
Sont devenus lâches et faibles comme des femmes.
Rien ne pourra donc plus ajouter à ma gloire ?
Non, cela est impossible, ô Reine !
À moins que la mort elle-même ne vienne
Abdiquer sa puissance à tes pieds.
La Mort !
La Mort — c’est la grande alliée des très grands
Et la Servante fidèle
Qui met la suprême parure au front des Reines,
Afin qu’éternellement belles
Elles demeurent dans la mémoire des hommes.
Charmion, apporte cette corbeille de fruits
Où dort la Mort…
Cléopâtre veut mourir dans sa beauté
Et dans sa gloire.
Un messager est là, qui apporte des nouvelles du champ de bataille.
Qu’il attende.
Ô Reine ! de grâce, entends cet envoyé !
Il ne saurait apporter de funestes nouvelles ;
La Fortune n’est-elle point ton esclave
Incapable de rébellion ?
Au fond de ton projet, sublime et sinistre,
S’il en était ainsi, ô ma belle Reine !
Chassez loin de vous ces chiens hurleurs — les doutes ;
Défendez-leur l’approche de votre âme
Qui est un temple d’or pur et d’ivoire,
Que la joie seule doit habiter !
Non, Charmion, calme ton cœur troublé.
Cléopâtre ne déserte point en lâche
Un trône menacé.
Les nouvelles apportées par ce messager
Sont d’heureuses nouvelles, j’en suis sûre ;
Mais le front de Cléopâtre
Fléchit sous le faix du diadème,
Et le seul joyau qui puisse ajouter à sa splendeur
C’est une Mort radieuse.
Obéis-moi, Charmion !
Mourez, admirable Reine !
Charmion se fie à sa douleur pour ne point vous survivre.
Qu’elles sont froides, tes pâles mains, ô Mort !
Tes pâles mains sur mes yeux et sur mon cœur,
Et que d’angoisses à être ainsi bercée sur tes genoux —
Cruelle Berceuse !
Sur tes genoux de pierre — plus houleux
Que la grande mer en courroux.
Que diras-tu, Antoine, mon lamentable amant,
À qui j’ai coûté le courage et l’honneur ;
Que diras-tu, en voyant
Encloses à jamais sous leurs paupières,
Les fleurs de lumière
Qui furent ces merveilleuses prunelles ?
Les grands Lacs enchantés de mes yeux,
Les grands Lacs hantés par les naufrages et les désastres.
Tes actions de grâces viendront-elles saluer
L’austère Libératrice ?
Non ! Tes clameurs de détresse
Seront comme celles d’un bélier égorgé,
Et ton âme sera
Comme une barque en perdition dans l’orage,
Car le Souvenir de nos bonheurs
Aura des bras acharnés de Bourreau
Pour te déchirer et te blesser
Mieux qu’avec des épées.
Qu’elles sont froides tes pâles mains, ô Mort !
Il me semble, Charmion, queje suis redevenue
Comme une toute petite,
Craintive et faible.
Ah ! pourquoi donc ce vélum de lin clair
Devient-il noir comme la Nuit ?…
Endormez-vous, ma Reine !
Endors-toi, mon enfant !
Antoine a cessé de vivre et la bataille est perdue.
Tu ignoreras cette défaite, heureuse Cléopâtre !