Grasset (p. 11-23).

II

Ils avaient commencé à faire connaissance ; ils allaient en visite les uns chez les autres, ils se racontaient les uns aux autres leur histoire.

Les jeunes allaient avec les jeunes, les vieux avec les vieux ; les femmes comme autrefois se retrouvaient à la fontaine ; on se parlait de nouveau par-dessus les barrières des jardins ; et, le soir, ils venaient s’asseoir à trois ou quatre devant les maisons, les mains sur les genoux, fumant des pipes.

Justement, le vieux Sarment, un de ces premiers soirs, a été là, avec deux ou trois autres hommes à peu près de son âge ; — il a parlé dans le rose, puis dans le gris, puis dans le noir.

Il disait :

— Il me semble que le dos me fait mal encore, des fois. Il me semble que j’ai encore les jambes raides, le matin, quand je me lève. Oh ! je sais bien que ce n’est qu’une imagination, mais ne faut-il pas quand même que la chose soit entrée profond et qu’on l’ait eue marquée avant sous notre peau pour qu’elle y dure, malgré tout ?…

Soixante ans et plus (autrefois, quand il y avait encore des années, et on n’était pas encore guéris du temps), il avait semé, fauché, moissonné, labouré, sarclé, taillé, fait son bois, il avait porté le fumier, il avait travaillé ses vignes ; et maintenant encore, tout en parlant, il faisait parfois un mouvement avec les épaules comme quand il portait la hotte, un mouvement en avant avec les mains comme quand il les croisait sur le manche de l’outil.

De temps en temps, il lui arrivait d’allonger les jambes, tantôt l’une, tantôt l’autre, les dégageant avec peine de dessous lui, et il crachait ; il taisait difficilement un soupir que l’habitude faisait venir sous sa moustache blanche.

Parce que c’était dur, dans ce temps-là, pour nous. Il fallait se lever à quatre heures du matin pour ne se coucher qu’à dix heures (quand il y avait encore des heures).

Maintenant l’horloge ne sonne plus que pour faire joli dans l’air, agitant là-haut sa clochette comme quand la vache se frotte à un tronc ; mais avant, vous souvenez-vous ? elle venait comme un commandement, elle vous tirait du lit, vous jetant dehors par les plus grands froids, sous la pluie comme sous la neige, dans l’épaisse boue comme sur les chemins que la glace rendait brillants, quelque fatigue qu’on ressentît ; car on ne faisait rien à sa guise, on faisait non ce qu’on voulait, mais ce que les choses voulaient ; on faisait et c’était défait, et il fallait recommencer à faire ; et on refaisait, et c’était défait… vous souvenez-vous ?

Les autres ont hoché la tête.

C’était sous un ciel ennemi de nous et jaloux, c’était contre toute la nature. C’était contre la terre fâchée qu’on la touchât, contre la plante ayant ses idées, contre les animaux, contre les hommes, tous ennemis aussi les uns des autres, jaloux les uns des autres et en guerre toujours. Et l’homme ennemi des animaux, les animaux ennemis des animaux, et la plante ennemie de la plante. Et partout la destruction d’une chose par sa voisine, de sorte qu’on devait tout le temps réparer, tout le temps se défendre, et on passait son temps à s’empêcher d’être détruit…

— Oh ! c’est vrai, continuait Sarment, rappelez-vous, parce que venaient les gelées ou venait trop de pluie ou pas assez de pluie : jamais la quantité de rien juste ce qu’il en aurait fallu ; alors on s’empêchait de mourir, et c’est tout, puis il fallait mourir quand même, ô duperie !…

Et Produit a levé la tête, il a dit :

— Même ce qui était bon trompait.

Il s’est tourné vers Sarment, il reprenait :

— Car il n’y avait rien qui fût bon jusqu’au bout. Rappelle-toi le goût du vin…

Il était alors vigneron et il était connu loin à la ronde pour la qualité de son vin :

— C’était juste au moment où on commençait à le sentir qu’il passait ; il vous glissait entre les doigts et puis il était déjà loin.

On ne buvait jamais alors qu’il ne fallût reboire. Il fallait recommencer à boire, et de nouveau le goût vous fuyait sans qu’on pût le saisir, tandis qu’on lui courait après inutilement. Et tout était comme le vin, parce qu’aucune chose n’était complète, aucune chose n’était terminée pour nous, aucune chose ne pouvait être retenue par nous définitivement.

Et, de nouveau, tous ont dit : « C’est vrai ! » assis sur le banc, pendant qu’on passait ; — ensuite ils se sont regardés, s’étonnant d’être encore ce qu’ils avaient été, s’étonnant d’être ce qu’ils étaient.

Il commençait à y avoir de la lune ; on a vu passer Adèle Genoud, qui leur a dit bonsoir.

Ils ont dit bonsoir à Adèle Genoud qui a passé ; et, un peu plus loin, il y avait la boutique de Chemin le menuisier ; ils l’ont vue sous la lune s’arrêter devant la boutique.

Ils l’ont vue entrer dans la boutique. Et, elle, elle disait à Chemin :

— Comment est-ce que je suis ici, moi, comment est-ce que c’est possible, après ce que j’ai fait ?

Elle aussi dans un grand étonnement, mais Chemin :

— Tout est possible.

Elle s’est mise à dire alors :

— C’est que je l’aimais trop, et pas de la bonne manière. On ne savait pas aimer comme il faut, dans ce temps-là. Je me suis dit : « Je ne veux pas qu’il soit malheureux… » La seule chose que j’aie vue, c’est qu’il fallait l’empêcher d’avoir à souffrir ce que j’avais souffert. Je l’avais sorti de son petit lit bien chaud ; je l’ai pris contre moi. Est-ce que vous comprenez ? il n’avait pas de père. Les promesses coûtaient peu aux hommes, dans ce temps-là. « À quoi bon qu’il vive, je me disais, si c’est pour être malheureux ? Pour être abandonné de tout le monde, comme j’ai été moi-même ; être montré du doigt comme j’ai été montrée ; être ri des autres et moqué ?… » C’est parce que je l’aimais bien. « Il n’aura connu que la douceur, il aura connu seulement d’être tenu contre mon sein qui est rond et chaud et qui est à lui… » Pierre Chemin !

Pierre Chemin fumait sa pipe ; elle l’appela de nouveau :

— Pierre Chemin !…

Mais lui :

Allez toujours, il faut faire tomber de soi les mauvais souvenirs, comme l’arbre ses fruits véreux…

Justement la lune venait de sortir :

« Il y avait la même lune qu’aujourd’hui, mais pas si belle. Je suis descendue le chemin. À un moment donné, je l’ai vue se tenir au fin bout d’un arbre pointu ; c’est une file de peupliers qui est au bord de la rivière. J’étais arrivée. Je m’étais assise dans l’herbe ; j’avais oublié pourquoi j’étais là. Oh ! comment est-ce qu’on était faite, dites-moi, Pierre Chemin ! comment est-ce qu’on était faite, dans ce temps-là, qu’on pût changer si vite ? À présent, je ne voulais plus ; à présent, j’étais bien ; j’avais oublié pourquoi j’étais là. Il tenait ses petits yeux si bien cachés sous ses paupières, et on voyait sous ses paupières leur bombement. Je lui avais mis ses plus belles choses ; je pensais : « Il est bien joli. Il sera brun de peau et noir de cheveux comme moi. » J’étais fière de lui comme on est fière et c’est d’avance, parce que les années vont vite, et encore pas beaucoup de temps, et il serait plus grand que moi. Tout à coup, il s’est mis à pleurer. Je n’ai eu qu’à ouvrir mon caraco ; il s’est tu, Je continuais d’être heureuse. Il se faisait un mouvement doux dans sa bouche, et un petit bruit aussi s’y faisait comme pour me dire merci. L’une de ses joues était plus rouge que l’autre ; tout son petit corps redevenait rond et se regonflait sous la peau. Plus rien que lui, parce qu’il était là, et plus rien que le bonheur de l’avoir, le voyant plein de force, et moi aussi j’étais pleine de force. Il a mangé tant qu’il a voulu ; ce n’était pas la nourriture qui manquait. Après qu’il a eu fini, il m’a regardée. Je me tenais penchée sur lui, et j’ai encore été heureuse un moment. Mais, parce que rien dans ce temps-là n’était durable, ce faux bonheur, lui non plus, n’a pas pu durer. J’ai revu mon malheur écrit sous la lune et mon malheur était le sien, et lui, qui était innocent, allait être puni à cause de moi. J’ai vu qu’il allait y avoir, pour lui aussi, les hommes, et ils seraient ses ennemis, alors que, moi, je ne serais plus là. Et j’ai cru que c’était mon amour qui parlait, parce que je ne savais pas bien ce que c’est, et personne ne le savait, en ce temps-là, sur la terre. Je me suis dit : « Voilà qu’il dort, il ne se doutera de rien ; il passera seulement de son rêve à un plus grand rêve. » Je l’ai bien embrassé et réembrassé, bien serré encore une fois. Je lui ai chanté sa chanson encore une fois. Je lui ai chanté la chanson qu’il aimait ; je me suis levée. Je lui ai dit adieu ; j’ai détourné la tête. J’ai fait un grand mouvement de côté avec les bras. J’ai entendu le bruit… Et puis il n’y a plus rien eu ; sauf qu’à la place où je l’avais tenu, j’ai senti venir un grand froid, comme si tout l’air de la nuit et la grande bise entraient par un trou dedans moi… »

Elle s’était interrompue. Et de nouveau :

— Pierre Chemin, comment est-ce qu’on était faite, dites ? Pourquoi est-ce que je suis là ?

Mais Chemin :

— C’est le grand secret.

Et, comme les gens passaient toujours, c’est à eux qu’elle s’est adressée :

— Et, vous, savez-vous pourquoi ?

Ils s’arrêtaient dans la lune, devant elle, sur le petit pavé pointu, tout parsemé de brins de paille qui brillaient ; ils disaient comme Chemin :

— C’est le grand secret.

Mais alors elle se leva. Elle a dit :

— C’est que vous ne savez pas tout.

Elle s’était levée, elle est rentrée chez elle ; — quand elle revint, elle tenait en travers de son corps, dans ses deux bras, un paquet rose.

— Vous voyez, est-ce que vous voyez ? disait-elle.

On disait que oui.

— Eh bien, c’est lui. Je l’ai de nouveau.