John Wesley et le Méthodisme

JOHN WESLEY
ET LE METHODISME

I. L’Église romaine et le premier empire, par M. le comte d’Hanssonville ; Paris 1869. — II. A History of the free Churches of England from 1688 to 1851, by Herbord. S. Skeats ; Londres 1868 ; — III. John Wesley, sa vie et son œuvre, par Matth. Lelièvre, Paris 1868.

Ce n’est pas aux lecteurs de la Revue qu’il faut rappeler avec quel saisissant intérêt une plume habile a retracé la lutte mémorable entre l’église et l’empire dont notre pays a été le théâtre au commencement de ce siècle. L’histoire de cette guerre, telle que nos pères l’ont vue mettre aux prises les deux puissances, a été, ce me semble, écrite d’une manière définitive, et de nouvelles recherches, de nouvelles études ajouteraient bien peu de faits à ceux qu’a recueillis la consciencieuse curiosité de M. d’Haussonville et qu’a mis en lumière sa sévère sincérité. Elles n’ajouteraient rien à la vérité du récit, à l’équité des jugemens, On peut dire des rapports entre l’église romaine et le premier empire que la cause est instruite et la question jugée.

Il est pénible de l’avouer, le beau rôle dans cette déplorable affaire n’est pas pour la France. Celui qui occupait pour elle, celui qui parlait seul en son nom a pu, dans ses vues sur le culte national et sur ses rapports avec le saint-siège, déployer, comme en tant de choses, cette intelligence pratique parfois si sûre et si prompte, cette facilité supérieure à vouloir et à faire, cette fécondité de ressources et de moyens qui montrait dans un même esprit l’extrême flexibilité à côté de l’extrême énergie ; mais ces dons, que nul n’a portés à un plus haut degré, n’ont été peut-être en aucune occasion plus tristement compensés. Auprès des droites inspirations du bon sens- le plus élevé, on vit surgir les puériles fantaisies d’une volonté déréglée ; au milieu des pensées généreuses éclatèrent les colères puériles d’un orgueil insensé, et toute l’œuvre d’une sérieuse et saine politique a été compromise et perdue par l’intervention constante de la ruse et de la violence, fidèles compagnes et complices ordinaires du pouvoir absolu. On ne connaît guère de circonstance où la passion de dominer ait fait plus de tort au génie.

Par un contraste naturel, le débile adversaire d’un césar tout-puissant gagne dans la lutte tout ce que perd celui-ci, et il n’est pas besoin d’une âme fort élevée pour se ranger dans ce combat du côté du plus faible. Il suffirait presque que l’église défendît au fond des intérêts spirituels, c’est-à-dire des idées et des sentimens, pour que tout esprit bien fait prît parti pour elle. Quoi que l’on pense de ces sentimens et de ces idées, la force qui les combat et les opprime a le tort- inexpiable d’être là force, et c’est assez pour qu’elle ait tort. Aussi une vénération traditionnelle s’attache-t-elle à la mémoire d’un humble et doux pontife illustré et rehaussé par ses malheurs. C’est un vieillard respectable, quoiqu’ordinaire ; la nature ne lui a donné ni un grand esprit ni un grand caractère, mais la conscience lui tient lieu de tout cela. Elle prête des lumières à sa raison, du courage à sa faiblesse, et malgré d’humiliantes disgrâces, des illusions, des variations, des fautes même, on se sent près d’admirer, et c’est lui qui est grand.


I

Cependant, si la conclusion de cette histoire est favorable au pontife, il n’est pas sûr qu’elle le soit de tout point au pontificat. Je ne parle pas des erreurs de conduite : qui n’en aurait pas commis, dans une situation aussi compliquée, aussi violente, aussi fausse ? je parle da l’église et de la manière que lui impose sa constitution d’entendre et de régler la tâche auguste qui lui a été dévolue. A la considérer comme un pouvoir obligé en cette qualité d’avoir une politique, on peut assurément la préférer au césarisme ancien ou moderne, à la dictature militaire, même au despotisme héréditaire des monarchies d’ancien régime, puisqu’après tout celle de Rome procède d’une autre origine que la force matérielle, et que son absolutisme temporel est la corruption de sa nature plutôt que sa nature elle-même. Son droit divin primitif n’est pas une fiction de l’orgueil, un insolent mensonge ; elle y croit, et les plus incrédules sont forcés de reconnaître que pour cette croyance des populations entières ont été prêtes à donner leur vie ; mais il ne suit pas de là invinciblement que toutes ces choses, constitution, pouvoir, politique, diplomatie, alliances, négociations, soient les meilleures choses du monde, une fois transportées dans l’ordre spirituel. A parler en termes nets, il ne ressort pas de la lecture du livre de M. d’Haussonville une démonstration éclatante de l’excellence des concordats, c’est-à-dire de la façon la plus usitée et réputée jusqu’ici la meilleure de résoudre la question des rapports de l’église et de l’état.

En effet si l’on supposait, par impossible, un lecteur intelligent qui n’eût jamais entendu parler de la constitution de l’église catholique, et qu’on lui donnât à lire l’instructif ouvrage de M. d’Haussonville, il aurait grand’peine à deviner qu’en dernière analyse il s’agit là de religion, et lors même qu’on lui aurait appris ce que c’est que la religion chrétienne, c’est-à-dire la rédemption par un Dieu fait homme, il en chercherait vainement la trace dans cette lutte contentieuse entre deux souverainetés très inégales, inégales en force, inégales en vertus, et condamnées par la diversité de deux politiques à se combattre indéfiniment. La religion est pour l’esprit une idée métaphysique, pour le cœur un sentiment ; la foi dans l’idée engendre l’amour pour son objet, la foi et l’amour déterminent la volonté et la poussent à l’effort plus ou moins heureux de soumettre toutes les passions humaines à la recherche d’une certaine transformation morale qui est tenue pour la perfection. Quelle relation, au premier abord, y a-t-il entre cet ensemble de phénomènes purement intérieurs et spirituels, et l’existence de deux états, de deux couronnes qui se mesurent, qui négocient ou qui s’unissent ensemble et passent par toutes les alternatives auxquelles la fortune expose les gouvernemens ? tout pouvoir temporel est soumis aux conditions du temps, la religion est éternelle. Le temps est le mouvement, l’éternité l’immobilité. Si la religion met le pied dans la politique, elle entre dans la région des révolutions.

Voilà, à ce qu’il semble, la vérité ; mais la vérité n’est pas toute la réalité. La réalité, c’est que presque en tout temps, en tout pays, la religion a été une institution sociale. Aristote a dit que l’homme était un animal politique, et l’on a pu quelquefois compléter la définition en le disant un animal religieux. Il est donc politique et religieux à la fois ; le plus souvent il n’a pas su ou n’a pas voulu séparer en lui ces deux caractères. Religieux, il a fait servir la politique à la religion ; politique, il n’a pas négligé d’assujettir la religion à la politique, et comme il est, avant toutes choses, un animal raisonnable, sa raison lui a dit, elle a dit du moins à un grand nombre de bons esprits, à des hommes de bonne intention, qu’il fallait allier, mais ne pas confondre la politique et la religion, et faire en sorte que l’une ne dénaturât pas l’autre en l’absorbant. C’est à effectuer ce partage et cette alliance entre elles deux qu’on a incessamment travaillé dans la plupart des sociétés civilisées, et le rôle joué dans l’histoire depuis le commencement du moyen âge jusqu’à nos jours par la guerre des deux puissances indique assez que le problème n’a pas été résolu. On peut douter qu’il le soit de longtemps.

Aussi cette difficulté tenue pour insurmontable a-t-elle porté beaucoup d’hommes sages à se prononcer pour une séparation absolue de l’église et de l’état. L’un et l’autre sont tellement distincts, tellement caractérisés par des attributs différens ou même contradictoires, que la séparation semble de droit. Quoi de commun entre le royaume de ce monde et le royaume qui n’est pas de ce monde, entre les choses du siècle et celles qui ne sont pas du siècle ? Les antithèses abondent entre les mots comme pour attester l’incompatibilité des choses. Eh bien oui, la distinction est vraie, et la séparation absolue est chimérique. Est-ce que les différens, les contradictoires sont toujours séparables ? Le physique et le moral aussi sont fort différens ; ils seraient même contraires, s’il faut en croire Descartes : essayez donc de les séparer. La distinction entre l’un et l’autre n’est pas, je le sais, la même que celle entre l’état et l’église, mais elle lui ressemble, et c’est assez pour montrer que le différent et le divisible sont deux. D’ailleurs, malgré leurs dissemblances, les gouvernemens et les cultes ont des points communs. Ainsi ils sont les uns et les autres des choses historiques ; ils sont le produit des événemens. L’objet de la religion est éternel, mais toute religion a pris naissance un certain jour et traversé un certain nombre de siècles. Ainsi le christianisme n’est pas une abstraction qui n’a subsisté que dans le monde des idées comme une théodicée philosophique. Il date de l’incarnation, et une fois descendu sur la terre, il a eu le sort des choses terrestres, il a eu une destinée qui l’a constitué tel qu’il est. Sous ce rapport, il est dans le même cas que les gouvernemens. Or il est fort difficile, nous en savons quelque chose, de refaire un gouvernement, de le rendre autre que les siècles ne l’ont laissé. Il serait certainement encore moins aisé de transformer à volonté dans une religion ce qui est l’ouvrage du temps, et nous aurions amené l’état à une condition telle qu’il fût apte et disposé à se séparer de l’église que tout resterait à faire pour déterminer l’église à ne rien demander à l’état, et ni l’un ni l’autre en réalité ne sont prêts à se reconnaître mutuellement une parfaite indépendance. On voudrait traiter l’église comme si elle n’était qu’une opinion, et la comprendre dans le large cercle de la liberté des opinions ; mais la liberté des opinions n’est que d’hier, et if s’en faut qu’elle soit reconnue dans la pratique sans exception ni résistance. Puis la religion peut bien n’être qu’une opinion pour ceux qui entendent la traiter comme telle ; mais elle est encore autre chose pour la société dans son ensemble. L’église au moins est autre chose, et lorsqu’on nomme l’église et l’état, on ne dit pas : les deux opinions, mais seulement les deux puissances. Il n’est pas aisé da changer la nature des choses ; il est vrai que le temps les modifie.

Il faut reconnaître que ce pouvoir modificateur qui appartient au temps ne s’est jamais manifesté par de plus grands effets que de nos jours. En presque tous les genres, il y a et il faut du nouveau. C’est même ce qui produit l’illusion de ce radicalisme absurde qui se figure que, dès qu’il a imaginé sans la moindre réflexion une formule absolue, une parole de fantaisie, cette formule sera irrésistible, cette parole sera créatrice, et que tous les caprices de l’ignorance qui déclame deviendront des réalités. Pour employer une expression plaisante de la langue familière, rien n’est tel que l’absolutisme révolutionnaire pour croire, des qu’il a dit un mot, que c’est arrivé. Nous, qui nous piquons de ne point parler au hasard et de ne réclamer des réformes qu’à bon escient, nous devons examiner avec soin quels sont les changemens actuellement possibles avant de les entreprendre, et mesurer préalablement nos forces et celles de la résistance. Tout porte à croire que, dans la question de l’église et de l’état, l’examen prouverait que les moyens nous manqueraient pour amener l’une à se contenter de la liberté, l’autre à la lui accorder et surtout à la respecter après l’avoir reconnue. Assurément les conventions sur lesquelles repose aujourd’hui la coexistence du pouvoir spirituel et du pouvoir politique supporteraient mal la discussion, et la logique y rencontre à chaque pas des vides qu’elle ne peut franchir, des nœuds où son fil se brise ; mais la logique, qui est la règle des sciences, ne l’est pas des affaires sociales. L’homme est raisonnable, toutefois il est encore autre chose ; il est le produit du temps qui l’a précédé, du milieu où il vit, et il est entouré de traditions et d’habitudes qui ne sont pas son ouvrage et que sa raison même l’oblige de ménager, lors même que ses intérêts, ses préjugés et ses passions lui permettraient de n’obéir qu’aux lois de la pensée. Certaines écoles croient avoir tout dit lorsqu’elles ont prononcé d’une institution ou d’une coutume qu’elle est illogique. Il n’était nullement nécessaire d’inventer ce mot pour spéculer sur la politique. L’homme et la destinée de l’homme ne sont pas apparemment des abstractions, logiques. Le monde et l’état présent des choses ne sont pas sans incohérence ni même sans contradiction. Il est impossible de rendre déductivement un compte rigoureux de ce qui est, et les lois, les institutions étant faites pour l’homme tel qu’il est, pour les choses telles qu’elles sont, manqueraient leur but si elles étaient conçues en vue d’un état rigoureusement rationnel. Le rationalisme que la science sociale comporte est un rationalisme relatif et non absolu. Autrement l’auteur du Contrat social ou celui du Léviathan aurait seul compris la politique : la liberté n’aurait qu’à se bien tenir.

Ces considérations suffisent pour nous persuader qu’il faut en gros accepter la solution reçue du problème de l’alliance de l’église et de l’état. Elle est supportable, quoiqu’elle puisse être améliorée. L’indépendance respective de l’une et de l’autre serait un bien en soi, et ce bien est peut-être réalisable. On peut, on doit même en souhaiter la réalisation, et la préparer soit par des discussions éclairantes, soit par des progrès sagement accomplis. En d’autres termes, la séparation absolue de la cité de Dieu et de l’empire de l’homme doit être un terme idéal vers lequel des améliorations de détail peuvent nous faire marcher ; mais si la politique qui n’a pas d’idéal est une routine, celle qui le croit immédiatement exécutable est une folie, et les hommes sont trop paresseux et trop craintifs pour ne pas préférer les routines aux folies. Élèves et héritiers de la révolution française, qui que nous soyons, ne l’oublions jamais.

Si nous défendons ici le maintien des arrangemens religieux ordinaires en pays catholique, si du moins nous conseillons la prudence et la lenteur à quiconque ambitionne de les modifier, ce n’est pas que nous méconnaissions la possibilité ni les avantages d’un tout autre ordre de choses ; nous n’avons pas caché notre opinion sur ce qu’on appelle le système américain, et sans aller aussi loin, aussi loin dans l’espace, aussi loin dans la théorie, nous apprécions les exemples assez contraires aux nôtres que donnent la plupart des pays protestans. S’il est un point où se montre d’une manière saillante la différence qu’on exagère ordinairement de la société anglaise à la société française, c’est la façon dont l’une et l’autre entendent le régime des opinions religieuses. Celle-ci voudrait l’uniformité, celle-là préfère la diversité. Bossuet n’a pas un moment douté que l’imputation de variations successives, s’il parvenait à l’établir, ne fût ipso facto la condamnation du protestantisme ; or ces variations qui naissent de la dissidence et qui la produisent sont la preuve d’une constance et d’une ardeur dans les préoccupations religieuses que suppose, mais ne prouve pas l’uniformité. Il n’est guère chez nous d’observateur, même parmi les indifférens, qui ne regarde l’unité comme un bien et les sectes comme un mal, et les indifférens surtout sont autorisés à en juger ainsi, car l’unité sans débat est un signe d’indifférence, sinon de servitude. L’existence des sectes au contraire, la rivalité des croyances entretiennent une émulation chrétienne qui ajoute à l’intensité, à la puissance de la foi, à son influence sur les sentimens et la conduite, et les peuples qu’on appelle hérétiques ne sont nullement les moins religieux. C’est ce que prouve aux plus aveugles l’exemple de l’Angleterre, en dépit de toutes les prédictions sinistres qu’arrachait à ses censeurs le spectacle de ses dissensions fanatiques au XVIIe siècle. Bossuet, en saluant d’une éloquente voix le tombeau de la veuve de Charles Ier, croit entrer dans les conseils de juste vengeance du Tout-Puissant, lorsqu’il signifie à l’Angleterre qu’elle est vouée à des guerres éternelles et que ses maux sont sans remède, si elle ne fait retour à l’unité et à la soumission anciennes. Il prophétise ainsi vingt ans avant le jour qui devait emporter de nouveau les fils des Stuarts et assurer à ce royaume réprouvé la plus longue période de puissance, de calme et de liberté dont ait joui aucun peuple de l’univers.

Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de montrer par un exemple peu connu dans les détails la manière dont se forme, se développe et s’organise une secte religieuse dans un milieu social qui s’y prête, même en un temps de tranquillité, et loin de l’excitation des discordes civiles.


II

Tout le monde a entendu parler du méthodisme, tout le monde a pu lire à Paris même, au-dessus des portes de quelques édifices, ces deux mots : Wesleyan chapel. On ne sait pas très communément ce que c’est en soi que le méthodisme, et la qualification de wesleyen pourrait bien ne pas représenter une idée fort nette à tous les esprits. La tentation et la facilité d’en entretenir le public me sont venues à la lecture d’un excellent petit livre que je recommande même à ceux qui m’auront lu, et qui est l’ouvrage de M. le pasteur Matthieu Lelièvre. Les églises méthodistes de France avaient demandé une vie populaire de John Wesley, et cet ouvrage est le résultat d’un concours. Il est écrit dans un style simple et juste, les faits sont présentés sans apprêt ; le sentiment de ferveur très sincère et très visible qui anime l’auteur s’est préservé de toute déclamation, et bien peu d’illusions se mêlent à son admiration pour celui dont il raconte la vie. Ce livre suffirait pour le faire connaître ; mais les documens ne manqueraient pas pour le compléter. Sans compter les histoires spéciales du méthodisme, comme celle de Stevens, nous avons des mémoires sur la vie de Wesley, écrits par Southey, le poète lauréat de George III, le chantre du torysme, que son dévoûment à l’église anglicane n’a pas empêché d’être équitable et bienveillant envers le provocateur d’un schisme célèbre ; nous avons enfin le recueil où il a surtout puisé, le journal que Wesley a tenu des moindres événemens de sa vie pendant cinquante-cinq ans[1]. Enfin, à ces diverses sources d’informations, il s’est joint pour nous une nouvelle histoire des églises libres en Angleterre, récemment publiée par M. Skeats et qui, sous une forme abrégée, présente autant d’instruction que d’intérêt.

Toute la réforme anglaise est dans Wyckliffe. Il avait soutenu dès le XIVe siècle la suprématie royale contre celle du pape, la vanité et le danger des œuvres du rituel catholique, — ce qui conduit à faire de la foi l’unique condition du salut, — enfin l’invariable fixité des décrets de Dieu qui, dans son omnipotence arbitraire, a choisi ses élus de toute éternité, — ce qui conduit au dogme étroit de la prédestination absolue. Deux cents ans plus tard, tous les protestans de la Grande-Bretagne admirent en totalité ou en partie ces trois points. Henri VIII s’attacha au premier et s’en contenta pour refaire son église. Les puritains, qui se séparèrent ou seulement se distinguèrent, admirent le second comme toute la réformation et se partagèrent sur le troisième. Ceux qui l’adoptèrent furent appelés calvinistes ; ceux qui voulurent en modérer la rigueur, arminiens. Puis, comme une fois que l’unité catholique est brisée, l’autorité universelle méconnue, et la raison appliquée à l’Écriture, tous les dogmes sont mis à l’épreuve de l’examen, l’esprit de l’arminianisme, qui n’est que la théorie naturelle du libre arbitre, s’étendit à tous les mystères, à celui même de la Trinité, et produisit une liberté d’interprétation qui rapproche de plus en plus.la foi de la raison. Cette liberté, que toute orthodoxie traite de relâchement, altère diversement la croyance, mais n’altère pas toujours la piété. De Henri VIII à la mort de Charles Ier, bien des variations dogmatiques se produisirent avec des degrés différens de zèle et d’intelligence, et formèrent des sectes durables que l’oppression, la persécution, les supplices même ne purent anéantir.

L’église épiscopale, avec la religion de la royauté, professait dans ses symboles les dogmes de la justification par la foi et de la prédestination absolue ; mais elle varia sur le dernier. Whitgift, primat sous Elisabeth, le mit au rang des articles fondamentaux. Laud, son successeur sous Charles Ier, l’abandonna pour un arminianisme mitigé qui se maintint après lui et domina dans l’épiscopat. Les chefs d’un clergé monarchique devaient épouser la théologie la plus politique, celle qui gagne les tièdes et les indifférens.

Quant aux sectes dissidentes ou séparatistes, généralement plus zélées et plus strictes, elles y gagnèrent le nom de puritaines. Opposées toutes à l’autorité de Rome, aux œuvres de la dévotion romaine, elles se divisaient sur le reste. La première et longtemps la plus nombreuse, les presbytériens, royalistes comme l’église, mais parlementaires au moins autant que royalistes, attaquaient sa hiérarchie, plusieurs de ses formes liturgiques, et tenaient jusqu’à l’intolérance pour le pur calvinisme. Après eux, on peut réduire le reste des puritains aux indépendans et aux baptistes. Généralement républicains, ils s’unirent pour renverser la domination des presbytériens, quand ceux-ci, ayant détruit celle des épiscopaux, avaient été forcés d’en venir à la république. Cromwell, Fairfax, Saint-John, Milton, Vane étaient indépendans. Ludlow, Harrison, Fleetwood, le colonel Hutchinson étaient baptistes. A l’exception du principe protestant de la justification, ils ne s’attachaient pas tous sans exception à tel ou tel dogme exclusif ; mais quoique portés généralement aux opinions extrêmes, ils avaient ce caractère commun d’introduire dans l’église l’esprit républicain, c’est-à-dire la liberté. Les indépendans surtout, réduisant à ses moindres termes l’organisation ecclésiastique, n’acceptaient aucune autorité religieuse ; à eux appartient la gloire d’avoir réclamé et pratiqué les premiers, autant que le permettaient les passions du temps, le dogme nouveau de la tolérance. Henri VIII, Edouard VI, Elisabeth avaient, par des actes exprès, enjoint sous une sanction pénale l’uniformité religieuse. C’est après la victoire des indépendans, et chose triste à dire, après que le colonel Harrison eut chassé le parlement, qu’une déclaration du conseil d’état de Cromwell proclama que nul ne pouvait être contraint (compelled, le mot de l’Evangile) à se conformer à la religion publique par des pénalités ou par toute autre voie (1653). Alors brillait ou se formait dans les lettres sacrées un essaim d’hommes remarquables, dont les noms à peine connus parmi nous mériteraient de nous être transmis avec l’illustration qui leur est due. On ne sait pas assez combien la révolution d’Angleterre a développé, tout en l’attirant à elle, l’activité de l’esprit humain.

La restauration trouva les esprits ramenés de fait à la tolérance. Les catholiques seuls en étaient exceptés ; encore étaient-ils peu inquiétés. Les lois punissaient aussi toute attaque au dogme de la Trinité ; mais elles étaient facilement éludées. Grâce à quelques artifices de langage, on pouvait garder une apparente orthodoxie ; dans toutes les sectes, un arianisme plus ou moins discret comptait des partisans. La plus récente de toutes celle des quakers, le professait presque ouvertement. En religion comme en politique régnait une tendance à la transaction. Le roi n’en était pas éloigné. Il avait secrètement embrassé le catholicisme avec dispense de le pratiquer. Il suivait le culte anglican et n’y croyait pas ; au fond, il ne pratiquait que l’indifférence. Il l’encourageait par son exemple, et, grâce à lui, le libertinage, dans quelque sens qu’on entende le mot, dominait à la cour. Les mondains et la plupart des politiques confondaient la foi avec le fanatisme et considéraient le zèle religieux comme une passion révolutionnaire. C’était assez l’avis de Charles II, et il en soupçonnait les sectes séparées de l’église anglicane. Celle-ci était une institution monarchique ; à ce titre, il devait la protéger ; mais bien des dissidens aussi, surtout les presbytériens étaient royalistes, et moyennant de faibles concessions se seraient ralliés à l’église. L’épiscopat, se croyant vainqueur avec les Stuarts, n’en voulut faire aucune ; et la royauté, essayant quelquefois de la tolérance pour en faire jouir l’es catholiques, revenait le plus souvent, par goût pour l’autorité, à l’intolérance plus politique que religieuse de la haute église. Des lois oppressives ou tout au moins vexatoires rétablirent en principe l’uniformité, épurèrent le clergé, et forcèrent à une séparation définitive toutes les sectes dissidentes, qui formèrent sous le nom général de dissent un ensemble de disgraciés et de mécontens. C’était un puissant renfort envoyé au parti des libertés politiques. Jacques II, après mainte hésitation, voulut changer tout cela. Franchement catholique, il s’aliéna l’église et chercha par compensation à regagner le dissent. Il ne réussit qu’à se faire accuser de favoriser indirectement le papisme. Il eut bientôt tout le protestantisme contre lui, et la révolution de 1688 fut faite.

Elle rétablissait la liberté, et Guillaume III l’aurait voulue pleine et entière pour toutes les consciences. Forcé de ménager les préjugés de son parti, il ne put, au lieu de comprendre tous les cultes sous une protection commune, établir qu’une tolérance générale ; l’église s’y résigna, le dissent s’en contenta. Bien qu’il continuât de renfermer dans son sein de plus strictes croyances et un zèle plus fervent, il s’était de jour en jour calmé. L’enthousiasme des premiers temps avait disparu ; la foi en s’élargissant s’était affaiblie ; la science et le talent étaient en déclin dans ses rangs, le nom même de certaines sectes se perdait. D’un autre côté l’église, dès longtemps arminienne en majorité, c’est-à-dire modérée en théologie, s’ouvrait peu à peu aux idées libérales. La monarchie lui donnait l’exemple, et un mouvement intellectuel, né dans les universités, et qu’on attribue aux écrivains connus sous le nom de platoniciens de Cambridge, avait fait) pénétrer jusque dans l’épiscopat un nouvel esprit. Jérémie Taylor, Barrow, Burnet, Tillotson, Stillingfleet lui-même, tous ceux que l’histoire appelle les latitudinaires, concevaient avec largeur autant qu’avec élévation la doctrine dont ils étaient dépositaires. En religion comme en politique, le temps des excès était passé ; tout tendait au calme dans la liberté. La raison, surtout la raison pratique, ce génie de l’Angleterre moderne, reprenait en tout son empire. Le philosophe célèbre qui l’a représentée avec le plus de fidélité, Locke, avait publié son Christianisme raisonnable, et malgré quelques réclamations, quelques dissidences, tous les esprits chrétiens cherchaient comme lui à fonder la foi sur la raison. On ne songeait plus à en appeler à la passion religieuse ; on avait cessé de regarder la foi comme une inspiration surnaturelle, même comme un sentiment spontané qui naît dans le cœur et domine tout le reste. On voyait dans le christianisme une doctrine dont l’excellence était surtout morale. Quand on avait montré qu’elle était en effet la plus propre à purifier, à élever l’âme et la conduite, il ne restait qu’à prouver que les témoignages historiques sur lesquels elle repose étaient dignes de créance et acceptables pour la raison. Des livres remarquables, des sermons éloquens, furent composés dans ce sens-là, et cette manière de défendre et de propager le christianisme était admirablement assortie à l’état de l’opinion. Elle devait plaire, elle pouvait suffire des esprits calmes et sensés, et même elle n’a jamais cessé d’être en honneur chez les Anglais ; mais on doit reconnaître qu’elle convient seulement à des intelligences cultivées ; elle est froide ; elle ne s’adresse pas à tous les sentimens, à toutes les facultés dont la religion aime à s’emparer, et surtout elle est peu propre à pénétrer dans les masses. L’église anglicane du commencement du XVIIe siècle, qui a laissé un noble souvenir dans le monde éclairé, était une aristocratie croyante et lettrée qui oubliait qu’une religion nationale doit être une religion populaire.

Les diverses tentatives de l’ancien parti épiscopal pour ramener un régime exclusif ne firent qu’exciter le besoin d’indépendance et animer l’opinion contre toute religion officielle. Les mœurs, plus fortes que les lois, s’opposaient à toute réaction, et les concessions même des chefs éclairés du clergé ouvraient la voie à la liberté de penser : ils étaient bien près d’être unitairiens, Locke bien près d’être déiste ; ses successeurs immédiats allèrent jusqu’au déisme, et même le dépassèrent. Pendant les trente premières années du siècle, le monde politique et littéraire se partagea en chrétiens rationalistes et en rationalistes incrédules ; le haut clergé était guidé par des évêques généralement arminiens, quelques-uns absolutistes, la plupart constitutionnels, tous interprètes fort libres du Credo d’Athanase qu’ils avaient souscrit, tous à peu près étrangers au troupeau dont ils étaient nominalement les pasteurs. Le dissent s’était ressenti du refroidissement général et ne protestait que par quelques exemples rares et isolés en faveur des doctrines et des pratiques de la réformation primitive. On peut dire que l’Angleterre marchait à l’indifférence religieuse. Rien d’étonnant si Voltaire, que l’exil y conduisit en 1726, prononçait qu’on était si tiède en ce pays « qu’il n’y avait plus guère de fortune à faire pour une religion nouvelle ou renouvelée, » donnant ainsi sur les dispositions du peuple anglais l’opinion que son siècle devait conserver, même après qu’elle aurait cessé d’être exacte. Et si l’on récusait le témoignage de Voltaire, un observateur qui n’a point d’égal, Montesquieu a fait trois ans après lui le même voyage, et il a écrit dans ses notes : « Point de religion en Angleterre[2]. »

Il se rencontre de temps en temps dans l’histoire des sociétés des momens où elles sont ainsi jugées, et ce jugement est assez fondé pour que de très bons esprits croient tout retour impossible et la foi hors d’état de se relever sur la base du scepticisme et de l’incrédulité. Il n’en est rien cependant. Ce déclin de la religion est tôt ou tard interrompu par ce qu’en France on appelle une réaction et en Angleterre un revival, nos protestans disent : un réveil. Il y a cette différence entre les réactions et les réveils que les unes sont amenées par un mouvement d’opinion que divers motifs, surtout des motifs politiques, rendent favorables à tout ce qui retourne aux traditions du passé, tandis que les autres résultent d’un mouvement religieux qui spontanément a pris naissance dans les âmes, et d’ordinaire dans quelques âmes seulement, d’où il s’est étendu au loin. Je ne veux point faire d’application à la France ; mais lorsqu’à la vue de la révolution française Burke manquait aux meilleurs souvenirs de sa vie en s’opposant à la complète émancipation du dissent, lorsqu’il donnait le signal à cette croisade que commandait George III et que les Eldon, les Sidmouth, les Liverpool, devaient mener en l’honneur de la coalition du haut torysme et de la haute église, il n’y avait là qu’une réaction et comme une marée montante de la politique ; mais lorsque peu après 1730, Wesley et Whitefield, ou quarante ans plus tard Wilberforce et les évangéliques avaient concouru, par un appel direct au pur sentiment religieux, à le ranimer dans bien des cœurs, ce fut un réveil en effet, et quelque chose qui n’est pas indigne d’être comparé aux conversions désintéressées des âgés apostoliques. C’est le premier de ces réveils que nous voudrions sommairement retracer.

III

La famille de Wesley était originaire du Lincolnshire. Son père Samuel, fils de pasteur, était lui-même dans le ministère sacré. Élevé dans une secte dissidente, il s’était rallié à l’église établie, et il remplissait au commencement du XVIIIe siècle les fonctions de recteur de la paroisse d’Epworth. Il y portait cette énergie, cette chaleur de conviction qui commençait à devenir rare dans le clergé, et sa femme, Suzanne Annesley, non moins fervente, éleva dans une piété rigide les treize enfans qu’elle conserva des dix-neuf qu’elle avait mis au monde. John était le second. L’aîné, Samuel, entra dans les ordres et dans l’enseignement, et, jacobite comme sa mère, se montra le zélé partisan d’Alterbury. Le troisième, Charles, était destiné à partager les opinions et la fortune de John. Il fut sur le point d’entrer dans une tout autre carrière. Un gentilhomme irlandais du nom de Wesley ou Wellesley (on ne distingue guère l’un de l’autre) lui offrit de l’adopter et de le faire son héritier, s’il voulait le suivre en Irlande. Charles refusa, et la fortune avec le nom fut transmise au second fils de sir Henry Colley, qui devint plus tard comte de Mornington, et le grand-père du marquis de Wellesley et du duc de Wellington[3].

John fut élevé à l’école de Charter-House, d’où il passa à l’université d’Oxford, au collège de Christ-Church, auquel Locke avait si longtemps appartenu ; puis il obtint le grade universitaire de fellow ou agrégé du collège de Lincoln. Il avait réussi dans ses études., et quoique détourné d’assez bonne heure du soin de les poursuivre, il conserva toujours de son éducation classique un goût et un souvenir qui lui permettaient, assez tard dans la vie, de montrer en chaire qu’il savait encore le grec au point de disserter sur un aoriste du texte de l’Evangile. La logique avait aussi vivement captivé son esprit ; il s’était de bonne heure rompu à la pratique des formes et des règles qu’elle enseigne, et il s’y montrait habile dans les conférences avec ses compagnons d’études. En 1726, à vingt-trois ans (car il était né en 1703 à Epworth, le 17 juin) il fut nommé modérateur ou président des discussions logiques et professeur de grec. Il fut maître-ès-arts l’année suivante.

Ce n’était pas un jeune homme ordinaire. Son esprit était droit et pénétrant, son âme ferme et pure, mais douce et patiente. Il aimait l’ordre, la discipline, l’obéissance. Sa piété était scrupuleuse, et ses opinions de celles qu’on nommerait aujourd’hui conservatrices. La royauté et l’église lui inspiraient un respect profond. Il semble donc que rien ne le préparait pour être un chef de secte, un schismatique, l’auteur d’une sorte de révolution religieuse. Il fut cependant tout cela ; son éducation chrétienne n’avait pas été froidement paisible. Les spectacles d’indifférence et de dissipation qu’il avait vus à l’université l’avaient surpris et troublé. Retenu dans la foi générale à l’Évangile par les leçons de son père et surtout par les exhortations ardentes de sa mère, il avait éprouvé des doutes théologiques ; ainsi il avait cessé de s’attacher distinctement au grand dogme des protestans, la justification par la foi et par la foi seulement. La lecture de l’Imitation de Jésus-Christ et les écrits d’un enthousiaste éloquent, William Law[4], le portèrent à la mysticité ; mais une piété pratique réglait sa vie et le préservait des écarts d’une exaltation rêveuse. Il semblait fait pour penser comme Marie et agir comme Marthe.

Son père le rappela bientôt auprès de lui comme suffragant, mais il ne put le retenir ; las de la routine d’une fonction subordonnée, le jeune ministre voulut retourner à l’université, où il trouvait plus d’indépendance. Son frère Charles, qui y était entré cinq ans après lui, et qui le dépassait par son enthousiasme, avait formé avec quelques amis une association pieuse qu’on appelait le club de Dieu (godely club), et dont les membres se proposaient leur perfectionnement spirituel en se soumettant à certaines règles fixes, à une méthode de sainteté qui les fit appeler méthodistes. Ce nom précéda le moment où John se réunit à eux, et devint naturellement leur chef par l’autorité du conseil et de l’exemple. Il était d’instinct organisateur et dominateur. Il anima de son esprit cette réunion de saints, lui prescrivit certaines austérités, la visite des pauvres, l’usage du sacrement. C’était, dit son biographe orthodoxe, avoir le tort de confondre la sanctification avec la justification, et oublier que les bonnes œuvres, qui peuvent servir à compléter la première, sont tout à fait inutiles pour obtenir la seconde, par laquelle tout doit commencer.

Wesley éprouvait cependant un vague besoin d’étendre le cercle de son activité ; il avait refusé la succession pastorale de son père qui venait de mourir. « Le monde est ma paroisse, » devait-il dire un jour. Le général Oglethorp avait obtenu la concession d’un démembrement encore inhabité du territoire de la Caroline. C’est la région comprise entre la Savannah et I’Altamaha, qui fut nommée la Géorgie. On proposa à Wesley de partir avec les premiers colons, comme chapelain et missionnaire à la fois. Il refusa d’abord, ne voulant pas abandonner sa mère ; mais elle-même lui dit qu’eût-elle vingt fils, elle voudrait les dévouer à une pareille œuvre, au risque de ne les revoir jamais, et le 14 octobre 1735, il partit avec son frère et deux amis. Tout en faisant son métier de chapelain, il se proposait d’évangéliser les Indiens, de créer des écoles pour les enfans, des asiles pour les orphelins, enfin de former des sociétés particulières de sainteté. Il eut de bonne heure cette dernière vocation ; toutefois malgré son zèle l’accomplissement de ces divers projets rencontra plus d’un obstacle, moins dans la population que dans l’administration de la colonie, dont ce zèle même contrariait parfois les vues. Il gagna du moins de l’expérience dans ces difficultés inévitables, et en apprécia davantage les leçons édifiantes qui lui vinrent d’ailleurs. Il avait fait la traversée avec quelques familles de frères moraves qui allaient en joindre d’autres en Géorgie. Trente ans environ s’étaient écoulés depuis que le comte de Zinzerdorf avait fondé cette nouvelle société chrétienne qui, affranchie du joug d’un formulaire et d’un culte traditionnel, unie seulement par la foi luthérienne en Jésus-Christ, pratiquait la communauté des biens, les œuvres de la charité et les travaux les plus humbles de la vie la plus simple. Wesley n’avait été jusque-là qu’un fidèle ministre de sa communion, imbu de tous les principes de la haute église, et ne séparant pas la religion de l’idée d’un établissement hiérarchique, d’une autorité divinement transmise, d’une liturgie légalement prescrite. L’exemple des moraves lui donna à réfléchir, et lorsque désespérant de mener à bien sa mission, telle du moins qu’il l’avait conçue, il quitta l’Amérique, il revint dans sa patrie, le cœur troublé par le repentir, le doute et l’inquiétude. Il avait appris des moraves que la foi qui sauve n’est pas l’adhésion de l’esprit aux vérités révélées, mais un sentiment intime d’amour de Dieu et de confiance en Jésus-Christ qui nous persuade que nos péchés sont rachetés par lui, et que par ses mérites le pardon divin nous est acquis. Cette doctrine, bien que commune à toutes les églises réformées, s’était fort affaiblie dans celle d’Angleterre ; ce sentiment intime, Wesley le cherchait en vain dans son cœur ; il craignait la mort, il s’effrayait de l’autre vie, il se sentait pécheur et ne se sentait point pardonné. Ses jours se passaient dans l’anxiété et le désespoir. A Londres, il rechercha les communautés moraves, fit connaissance avec un des leurs, Pierre Boehler, qui arrivait d’Allemagne. Il le prit pour guide spirituel, quoiqu’ils ne pussent se parler qu’en latin, se rendit assidu aux réunions d’une petite congrégation que Boehler dirigeait, et surtout apprit de lui à n’attendre sa conversion ni des mystiques ni des théologiens, mais seulement de l’Écriture sainte. La lecture assidue, la méditation du livre sacré produisit enfin l’effet qu’elle ne manque guère de produire sur l’âme de celui qui l’ouvre avec un besoin fortement senti d’y trouver ce qu’il ne trouve pas en lui-même, avec une conscience profonde de l’impuissance de la nature et de la toute-puissance de la foi. Il cherchait dans l’Écriture la grâce justifiante ; un jour vint où il connut qu’il l’avait trouvée.


« Le 23 mai 1738, écrit-il dans son journal, vers cinq heures du matin, j’ouvris mon Nouveau-Testament à ces paroles : « Nous avons reçu les grandes et précieuses promesses, afin que par leur moyen nous devenions participans de la nature divine. » (II Pierre, I, 4.) Au moment de sortir, je tombai sur ces mots : « tu n’es pas loin du royaume de Dieu. » Dans l’après-midi, on m’invita à aller à la cathédrale de Saint-Paul. L’antienne était : « O Éternel, je t’invoque du fond de l’abîme : Seigneur, écoute ma voix ! que tes oreilles soient attentives à la voix de mes supplications ! O Éternel, si tu considères les iniquités, Seigneur, qui subsistera ? Mais le pardon se trouve auprès de toi, afin qu’on te craigne. Israël, attends-toi à l’Éternel, car la miséricorde est avec l’Éternel et la rédemption se trouve auprès de lui. Et lui-même rachètera Israël de toutes ses iniquités. » Dans la soirée, je me rendis à contrecœur à une petite réunion dans Aldersgate-street, où j’entendis lire l’introduction de Luther à l’épître aux Romains. Vers neuf heures moins un quart, en entendant la description qu’il fait du changement que Dieu opère dans le cœur par la foi en Christ, je sentis que mon cœur se réchauffait étrangement. Je sentis que je me confiais en Christ, en Christ seul pour mon salut, et je reçus l’assurance qu’il avait ôté mes péchés et qu’il me sauvait de la loi du péché et de la mort. Je me mis alors à prier de toutes mes forces pour ceux qui m’avaient outragé et persécuté. Puis je rendis témoignage ouvertement, devant les personnes présentes, de ce que j’éprouvais en mon cœur pour la première fois. L’Ennemi me suggéra bientôt : « Ceci ne peut être la foi ; car où est la joie ? » mais j’appris bientôt que si la paix et la victoire sur le péché sont étroitement liées à la foi au chef de notre salut, il n’en est pas ainsi de ces transports de joie qui l’accompagnent ordinairement, surtout chez ceux qui ont passé par une angoisse profonde, mais que Dieu se réserve de dispenser ou de refuser selon son bon plaisir. »


On voit que dans cette crise solennelle de son existence morale, la rencontre fortuite de tel ou tel verset de l’Écriture ou même d’un passage d’une homélie parut à Wesley un avertissement céleste, ou du moins se lia intimement dans son souvenir au changement qui lui fit un cœur nouveau. Il croyait aisément à des coïncidences providentielles. La vie des saints offre plus d’un exemple de ce recours au sort regardé comme la volonté de Dieu, et au moyen âge on prit plus d’un parti d’où le salut dépendait en ce monde ou dans l’autre, suivant le sens des premières lignes qu’on lisait en ouvrant à l’aventure ou la Bible ou Virgile, sortes biblicœ, sortes virgilianœ. On a reproché sévèrement à Wesley cette confiance superstitieuse au hasard ; on a dit qu’il l’avait introduite parmi les méthodistes. Ses défenseurs ont répondu qu’il n’avait que rarement, et dans sa jeunesse, consulté cette sorte d’oracle, et qu’après tout un exemple donné par les apôtres pouvait lui servir d’excuse. Souvent sans doute c’est l’impuissance de la raison à décider la volonté qui a porté des âmes perplexes à ce fatalisme d’un moment ; mais pour le chrétien qui croit à l’intervention particulière de la Providence en toutes choses, pourquoi un incident quelconque de la vie, une parole, un songe, ne serait-il pas un signe de sa volonté ?

On dit que Wesley avait emprunté cette pratique aux moraves que ses critiques orthodoxes l’accusent d’avoir trop écoutés. Il est certain que pendant deux ans de sa vie il les prit pour guides. Pour mieux connaître encore ceux qui lui avaient ouvert le chemin du salut, il fit le voyage de Hollande et d’Allemagne. A Marienbourg, il rencontra Zinzendorf et acheva de s’instruire du plan d’organisation ecclésiastique qu’il avait emprunté lui-même à Spener, le fondateur du piétisme ou du méthodisme allemand. Il poussa même jusque sur les confins de la Bohême, à Herrnhut, le berceau de la secte qui en a pris son nom, et en observant cette société chrétienne si différente d’une église politique comme celle d’Angleterre, il crut, dit-il, avoir vu la cité de Dieu.

Lorsqu’il revint du continent toujours plus affermi dans une foi régénératrice, il se trouva en parfaite harmonie avec deux anciens membres du club des saints, son frère Charles et George Whitefield. Le premier avait suivi la même voie que lui et il s’était trois jours avant lui senti réconcilié. Le second était un jeune homme d’une famille pauvre dont la mère, servante au collège de Pembroke de l’université d’Oxford, était parvenue péniblement à lui procurer l’éducation cléricale. Son ardente nature l’avait jeté d’abord dans les extrêmes austérités, sans que son âme y trouvât la sécurité, ce que les Anglais appellent l’assurance, le premier ou plutôt l’unique bien du chrétien que la grâce a touché. C’est la supériorité des sectes britanniques les plus ferventes que de regarder l’âme et non le corps comme la seule hostie qui puisse être offerte au Dieu qui veut qu’on l’adore en esprit et en vérité. Whitefield le comprit lorsqu’une dangereuse maladie l’eut fait rentrer en lui-même. « Vers la fin de la septième semaine, dit-il, après avoir essuyé d’innombrables soufflets (buffetings) de Satan, et plusieurs mois d’inexprimables épreuves de jour et de nuit sous l’esprit de servitude, il plut à Dieu enfin d’écarter le pesant fardeau, de me rendre capable de m’attacher à son fils bien-aimé par une foi vivante, et en me donnant l’esprit d’adoption, de me marquer de son sceau, selon mon humble espérance, jusqu’au jour même de la rédemption éternelle ; mais, oh ! de quelle ineffable joie, de quelle joie riche de gloire, fut remplie mon âme, lorsque le fardeau du péché fut enlevé et qu’un sentiment permanent de l’amour du Dieu qui pardonne, et une pleine assurance de foi éclata dans mon âme désolée ! D’abord mes transports étaient comme une haute marée qui déborde ses rivages. Partout où j’allais, je ne pouvais m’empêcher de chanter des psaumes presque à haute voix. Ensuite, ces ravissemens furent plus calmes, et Dieu soit béni, sauf très peu d’intervalles accidentels, ils se sont toujours depuis conservés et accrus dans mon âme. »


Whitefield était, sous bien des rapports, inférieur à Wesley ; mais plus entraînant dans la prédication et plus absolu dans la doctrine, il se laissa emporter aux extrémités du calvinisme en matière de prédestination, sorte d’excès dont Wesley sut toujours se défendre. La témérité de Whitefield le rendait peut-être plus propre à tenter l’inconnu. Ordonné prêtre en 1736 et très attaché à l’église qu’il n’abandonna jamais, il prononça à Bristol son premier sermon, et il prêcha d’une manière si neuve et si véhémente qu’il émut toute rassemblée et fut accusé d’avoir rendu fous quinze de ses auditeurs, seulement pour les avoir fait passer de l’indifférence à l’inquiétude. Il produisit des effets analogues à Londres, à Glocester, et il faisait remonter le premier réveil dont il eût été témoin au sermon qu’en 1737 il avait prononcé dans cette ville sur la nécessité d’un nouveau baptême en Christ. Bien accueilli des dissidens et du peuple, il fut bientôt attaqué par des membres du clergé qui l’appelèrent un filou spirituel (a spiritual pick-pocket), parce qu’il vidait leurs églises.

Son zèle le conduisit en Géorgie auprès de Wesley, où tous deux à l’envi essayèrent leur mission. A son retour en Angleterre, il trouva les églises fermées pour lui, et comme les lois limitaient la prédication dans les maisons particulières, il imagina de prêcher en plein champ, ce qu’aucune loi n’avait prévu. Il avait pour lui l’exemple des apôtres, et dans l’église catholique les ordres mendians l’avaient renouvelé.

À cette époque (fin de 1738), les trois amis, John Wesley, son frère et George Whitefield étaient donc réunis. « Cette réunion, a dit le premier, fut une vraie pentecôte. » La flamme apostolique s’était allumée dans leur sein, ils ne songeaient plus qu’à la répandre en dehors, et c’est bien de cette année que plus d’un historien a daté le véritable réveil religieux de l’Angleterre.


IV

Pendant que Whitefield allait parcourir en enseignant l’Évangile le comté de Glocester, Wesley, espérant mieux de l’église avec laquelle il ne voulait pas rompre, avait commencé de prêcher dans plusieurs paroisses de Londres ; mais autant il était uni d’intention à la hiérarchie épiscopale, autant il s’en séparait par l’esprit même de sa prédication. En croyant ne faire que maintenir la foi originelle de la réforme et des confessions anglicanes, il portait dans toutes les chaires la vive expression du principe de la justification par la foi, et il scandalisait les fidèles et les pasteurs. Bientôt il se vit à son tour interdire tous les temples et, las de parler dans une ville sourde à sa voix, il pensa que la bonne parole se ferait mieux entendre de ces hommes simples et ignorans, de ces paysans des campagnes qui pouvaient ne pas savoir le christianisme, mais qui du moins ne le faussaient pas. Là, tombant comme dans une terre vierge, la bonne semence pourrait germer d’elle-même ; les âmes frappées d’une commotion soudaine recevraient sans résistance ces coups de la grâce qui les transforment à jamais. Il ne songeait donc plus qu’à parler devant un peuple assemblé. Enthousiaste et organisateur à la fois, à la fois méditatif et pratique, il rêvait d’évangéliser le monde et de former de petites associations, de voyager en apôtre, et de diriger des communautés astreintes à ces règles particulières qui constituaient proprement le méthodisme. Toujours en conservant la résolution de gagner des fidèles à l’église, de les lui rattacher par le lien du sacrement, il sentait la nécessité de sortir des voies battues de l’enseignement pastoral et de se conduire comme un missionnaire en pays d’infidèles.

Il était donc tout prêt à entendre l’appel de Whitefield, qui lui demandait de venir le joindre. Celui-ci avait obtenu des succès inespérés. Acceptant le défi d’aller exhorter à Kingswood, près de Bristol, des mineurs à peine civilisés, chrétiens à peine, il en avait réuni 200 le premier jour autour de lui. Le second jour, il en eut 2,000, à sa troisième visite 4 à 5,000, et bientôt 10 ou 15,000. Je copie les récits des chroniqueurs méthodistes, récits qui rappellent certains versets des Actes des apôtres.

Wesley rejoignit alors son ami. Il avait longtemps hésité à suivre son exemple. Prêcher ailleurs que dans la maison de Dieu, en pleine campagne, lui semblait une nouveauté qui alarmait sa conscience ou sa prudence ; mais le fait accompli levait tous ses doutes, et dans une prairie voisine de Bristol, il prêcha devant 3,000 personnes. À l’émotion qu’elles éprouvèrent, il reconnut le triomphe de la grâce, et, tout en continuant d’exhorter en public, il s’occupa aussitôt de former toute cette population de mineurs en sociétés restreintes, chacune ayant un maître ou une maîtresse, suivant les sexes, et devant se réunir pour la prière, la lecture de la Bible et la confession mutuelle. La rapidité avec laquelle s’opérèrent le changement moral et l’organisation régulière en classes de ces grossières populations fut une première épreuve qui persuada à Wesley et à Whitefield que leur œuvre était bonne. Ils ne doutèrent pas d’avoir créé quelque chose de solide. Au culte de congrégations nouvelles, il fallait bien ouvrir un asile, et la première chapelle méthodiste fut bâtie. Ainsi ces fils encore respectueux de l’église étaient conduits à élever autel contre autel. Ce fut l’ouvrage de quelques mois. La première prédication de Whitefield en plein air était du 17 février 1739, celle de Wesley du 20 avril, et la première pierre de la chapelle fut posée le 12 mai. Ces trois dates sont restées comme de solennels souvenirs dans les fastes du méthodisme.

À la fin de l’année, Bristol et la contrée environnante, une partie du pays de Galles, Oxford et, Londres enfin avaient entendu les prédicateurs du peuple. Whitefield et les deux Wesley avaient parlé dans la plaine de Moorfields à des masses de 20 et 30,000 auditeurs sortis des bas-fonds de la population de la capitale. Une éloquence austère et animée, qui ne ménageait aucune des faiblesses de ceux qu’elle voulait gagner, qui ne savait que maudire le péché et effrayer la conscience, troublait d’une émotion profonde des multitudes insensibles jusque-là à tout ce qui n’était pas la vie de la chair. Des pleurs, des sanglots, des cris de douleur couvraient par momens la voix de l’orateur. Des pécheurs saisis d’épouvante ou ravis d’enthousiasme tombaient avec des frémissemens presque convulsifs. Ces phénomènes physiques ont souvent accompagné les émotions fortes et soudaines, surtout celles que l’âme éprouve lorsqu’elle se croit touchée de la main divine. Wesley a décrit avec soin ces effets singuliers qui l’étonnèrent d’abord et dont il s’efforça de vérifier la réalité. Une chose assez surprenante, c’est qu’ils se produisaient particulièrement parmi ses auditeurs. Sa parole était pourtant douce et pénétrante plutôt qu’impétueuse et véhémente. Il constata que ces manifestations n’avaient rien de simulé ni de forcé. Il aurait pu du moins les croire naturelles, mais son penchant le portait à croire aux influences surnaturelles. Sans chercher en ce monde des miracles proprement dits, sans vouloir que les lois de l’ordre du monde s’évanouissent à sa voix, rien ne lui interdisait de penser que Dieu manifestât la puissance de sa grâce par des effets extraordinaires, et que l’inspiration régénératrice, en faisant dans l’âme une irruption subite, troublât l’organisme tout entier ; mais les railleurs et les doctes n’en jugeaient pas de même. Ces ébranlemens nerveux sont encore regardés comme des momeries, témoin le nom de momiers donné encore aujourd’hui aux méthodistes de la Suisse. Les plus indulgens dans le clergé voyaient dans ces manifestations, si elles n’étaient pas jouées, les signes d’un grossier fanatisme. Les orthodoxes ont leur incrédulité comme les philosophes, et ce qui dérange la foi n’est pas mieux accueilli que ce qui embarrasse la science. Wesley eut à répondre aux doutes ou plutôt aux reproches de son frère Samuel, qui n’approuvait ni ses idées ni ses actes, et nous avons encore la lettre où il lui affirme les faits significatifs qu’il a vus de ses yeux. En sa présence, des personnes ont passé instantanément du désespoir à l’espérance, de la terreur à la joie. Ces transitions de la puissance de Satan à la puissance de Dieu se sont accomplies quelquefois dans le sommeil, quelquefois par l’effet d’une vive représentation aux yeux de l’esprit du Sauveur sur la croix ou dans sa gloire. Et ces brusques changemens ne sont pas seulement attestés par des pleurs, des soupirs et des gémissemens, ils le sont par une vie nouvelle, un durable amendement ; des lions sont devenus des agneaux. Il faut traiter Wesley de faux témoin ou reconnaître là l’ouvrage de Dieu. Les dons du Saint-Esprit ne sont pas des visions.

Il est certain du moins que ces effets à la fois naturels et exceptionnels d’une prédication populaire peuvent être l’accompagnement de conversions sérieuses, et celles que Wesley voyait s’effectuer le comblaient de joie, tout en soulevant de plus en plus contre lui un clergé et un public hostiles. Chaque jour il rencontrait de nouvelles difficultés. Jusque-là il avait marché d’accord avec les moraves ; à Londres surtout, les procédés, les exemples, les exhortations étaient les mêmes ; mais bientôt des frères venus d’Allemagne introduisirent une doctrine qui, exagérant encore le dogme de la justification, en venait à soutenir que la foi parfaite dispense des œuvres de la loi, non plus seulement judaïque, mais morale, les tient pour néant puisqu’elles sont nécessairement impures, et abolit ainsi tous les devoirs, celui même de prier et de lire l’Écriture. C’est ce qu’ils appelaient la doctrine de la vraie tranquillité, c’était chez des protestans l’antinomianisme et le quiétisme chez des catholiques. Wesley, qui cependant faisait grand cas de Mme Guyon, craignit pour ses disciples la contagion de ces dangereuses erreurs. Il se rendit à une des grandes réunions de moraves et leur signifia une rupture définitive. En même temps, témoin des progrès que faisait parmi les siens la doctrine calviniste de la prédestination, il insista de plus en plus sur le côté arminien de sa croyance, c’est-à-dire qu’il soutint l’obligation de la volonté et la puissance de l’effort pour atteindre ou du moins répondre à la grâce de l’élection. C’était attaquer les effets, c’était vouloir effacer les traces de l’enseignement de Whitefield, alors retourné en Amérique, où il propageait les principes d’un calvinisme strict qui est loin d’avoir disparu. Un sermon célèbre de Wesley sur la libre grâce résuma ses objections, et ses censeurs ont eux-mêmes admiré cette composition pour le talent et la force du raisonnement. Whitefield averti écrivit en hâte une réponse pleine de vivacité et d’amertume qui fut envoyée et imprimée en Angleterre. On dit que ce fut à son insu. Wesley déchira en chaire ce malheureux écrit devant la congrégation assemblée. Whitefield rappelé par ses amis revint bientôt. Il était ardent, irritable, et après quelques tentatives de rapprochement, la séparation des deux amis amena la division du méthodisme en deux branches qui subsistent encore (1741).

Par ses idées sur la grâce et le libre arbitre, Wesley tenait encore à l’église établie, dont il aurait voulu respecter l’existence et ne jamais se détacher ; mais en même temps il bravait son autorité en insistant sur un dogme qu’elle laissait dans l’ombre, en formant des congrégations qu’elle ne reconnaissait pas, en pratiquant des formes de prédication et des observances régulières qu’elle réprouvait. Aussi dut-il encourir les remontrances, les interdictions, la polémique des évêques et de leur clergé. Plus d’une fois la multitude se souleva contre lui, le poursuivit de ses malédictions et de ses menaces et tenta d’interrompre ses prédications par des émeutes qui rappellent l’accueil que Paul et Silas recevaient à Icône, à Philippes, à Antioche de Pisidie ; mais ces résistances, comme toutes celles qu’on oppose à une idée qui répond à un besoin du temps, ne faisaient que manifester la puissance d’expansion, de la nouvelle foi. Elle était telle que bientôt ce furent les prédicateurs qui manquèrent au peuple et non le peuple aux prédicateurs. Ceux que Wesley avait préposés aux associations locales étaient chargés de maintenir la règle de leur institution et non de les instruire. Un d’eux cependant, Thomas Maxfield, voyant le dénûment spirituel de sa communauté et pressé par un zèle qui lui semblait inspiré, se mit à prêcher à Londres dans les réunions de la société, et il eut un grand succès. Wesley, l’apprenant à Bristol, accourut, inquiet et mécontent. Il craignait cette nouveauté comme un désordre et il tenait, à l’obéissance ; mais sa mère, qui, après quelque anxiété et quelque hésitation, s’était réunie a son œuvre, lui dit de ne rien décider avant d’avoir examiné. Il entendit Maxfield et il dit : « C’est le Seigneur ! » John Nelson imita bientôt cet exemple dans le Yorkshire. C’était un simple maçon qui a écrit, après avoir entendu Wesley pour la première fois : « Ce matin-là fut une bénédiction pour mon âme. Dès qu’il fut monté sur l’estrade, il rejeta ses cheveux en arrière et il tourna sa face du côté où j’étais, et je pensai que ses yeux se fixaient sur moi. Sa contenance me frappa tellement d’une crainte respectueuse avant de l’avoir entendu parler, que mon cœur battait comme le balancier d’une horloge, et quand il parla, je crus que tout son discours s’adressait à moi. » C’était en effet la manière de Wesley ; ses sermons ressemblaient à une interpellation directe. On eût dit qu’en parlant il avait quelqu’un en vue dont il connaissait le cœur et voulait la conversion. On le comparait à ces portraits dont les yeux ont toujours l’air de regarder chacun des spectateurs. Nelson avait commencé ses prédications dans les comtés du nord ; mais il eut besoin du secours de Wesley, qui, montant aussitôt à cheval, car c’est presque toujours ainsi que pendant longues années il parcourut les trois royaumes, fut en six jours auprès de lui. Témoin des résultats déjà obtenus, il poussa plus loin, arriva à Newcastle, au centre de la plus riche industrie houillère, harangua une population ignorante et brutale et fut ramené par elle comme en triomphe à son domicile. Il ne quitta Newcastle qu’après y avoir fondé une chapelle, et de ce premier voyage date l’établissement du méthodisme dans les comtés d’York et de Northumberland.

L’exemple de Maxfield et de Nelson était décisif. Wesley consentit à instituer un ministère laïque. Les sociétés, divisées en classes dirigées chacune par leur guide spécial, furent autorisées à se réunir sous un chef agréé par lui et qui, sans renoncer aux travaux d’une profession souvent modeste, leur dispensait le pain de la parole. Cette organisation acheva de constituer le méthodisme en une secte séparée qui prit les caractères d’une démocratie chrétienne ; toutefois cette démocratie reconnaissait un maître. Par l’ascendant du caractère, de la foi, de l’éloquence, par sa présence seule et toute sa personne, Wesley était fait pour le commandement.

Vers 1742, il perdit sa mère, qui expira en disant à ses enfans qui l’entouraient : « Mes enfans, dès que je m’en serai allée, chantez un psaume d’action de grâces à Dieu. » Et ils le chantèrent. Un an après, la première conférence ou convocation des chefs du méthodisme wesleyen, six pasteurs et quatre prédicateurs laïques qui s’assemblèrent à Londres dans la chapelle de la Fonderie, confirma toutes les vues, tous les règlemens du maître en divisant toute la congrégation en quatre, les sociétés unies, les petites compagnies, les sociétés choisies, et enfin les pénitens, ceux qui étaient encore en état de chute, n’éprouvaient que le désir d’être sauvés, seule condition requise pour être admis. Ces classifications, simplifiées depuis, maintenaient le principe qui a subsisté et qui a fait la force et la durée du méthodisme, celui de la vie commune des âmes ou la recherche en commun de la rédemption par la réunion et la solidarité des fidèles, formant ce que Spener avait appelé ecclesiolœ in ecclesia ; car la conférence avait en même temps décidé qu’on devait continuer d’obéir aux évêques dans toutes les choses indifférentes et de se soumettre aux canons ecclésiastiques dans la limite où le permettrait la conscience. C’était rester de droit dans la hiérarchie en stipulant une indépendance de fait.

Le préjugé épiscopal non plus que le préjugé populaire ne pouvaient se contenter de si peu. Plus que jamais les attaques de l’intolérance prirent les formes de la persécution ; longue et monotone est la série des scènes de violence et de désordre que Wesley et ses collaborateurs eurent à subir. Dans le Staffordshire, dans le Cornouailles, à Londres, lui-même fut insulté, maltraité, blessé. Tantôt on poussait un troupeau de bœufs effarouchés au milieu du prêche, tantôt on y lançait des pétards, des fusées ; puis on essayait de percer le toit des maisons avec une grosse pierre qui devait tomber sur le prédicateur. Le magistrat ne protégeait pas toujours comme il l’aurait dû de paisibles assemblées ; les déclamations du clergé encourageaient leurs ennemis. Encore aujourd’hui les registres de la paroisse de Poole portent la mention des dépenses faites dans une auberge du lieu par les marguilliers pour chasser les méthodistes. Dans quelques bourgs la populace s’organisa pour cette œuvre pie, et l’émeute resta plusieurs jours maîtresse de la place. A Walsall, on placarda une affiche qui fixait pour un certain jour « la destruction des méthodistes. » Une autre affiche, à Wednesbury, promettait pour leur expulsion une récompense de 500 livres sterling. Enfin. le théâtre d’Edimbourg annonçait la représentation de Ruse sur ruse, ou le méthodisme dévoilé, et l’Evening Post de Londres mentionnait comme nouvelle venue du Staffordshire l’insurrection du peuple appelé méthodiste, qui, disait-on, incendiait les maisons, car la calomnie se joignait aux voies de fait. Charles Wesley, ayant dans une prière demandé à Dieu de ramener ses captifs, fut accusé d’avoir prié pour le retour des Stuarts, dont il était alors fort question. Son frère eut également à répondre à l’imputation d’intelligences secrètes à l’étranger avec les partisans catholiques du prétendant, et fut requis par le magistrat de renouveler le serment d’allégeance et la déclaration contre le papisme. On dit bien que, sous l’influence de sa mère, il avait été quelque peu jacobite dans sa jeunesse ; mais il en était si bien revenu que, lors des événemens de la fameuse année 45, il s’offrit pour exhorter l’armée royale et l’appeler, par la considération des dangers publics, à la pensée du salut éternel. Déjà ses disciples avaient jusque dans les camps attesté sa loyauté. On raconte qu’à la journée de Fontenoy quatre prédicateurs et un grand nombre de soldats méthodistes étaient restés sur le champ de bataille. Wesley n’était pas seulement fidèle à la royauté protestante, il avait les sentimens politiques d’un ministre de l’église. Sa préoccupation des choses célestes refusait aux affaires du monde ce vif intérêt qui justifie l’opposition. Ses critiques torys lui rendent pleine justice sous ce rapport, et ils remarquent avec complaisance qu’à l’époque de la guerre d’Amérique il se déclara pour les droits de la métropole, et qu’enfin, dès qu’il vit briller les premiers feux de la révolution française, il la redouta comme un incendie. A la différence des autres sectes généralement enfantées ou émancipées par la révolution de 1640, son église reçut de là une impulsion dans le sens des opinions gouvernementales, et les méthodistes d’aujourd’hui sont encore de tous les dissidens ceux qui recrutent le moins l’opposition politique. On est conservateur, ceux qui le sont, par principes et par indifférence ; or la piété ennoblit l’indifférence, mais souvent elle la confirme.

On aurait pu croire que Wesley touchait au terme de ses peines, car il fut admis à prêcher dans Oxford même, et l’université, dont il était toujours agrégé, le laissa paisiblement s’expliquer devant elle. Il semble donc que vers le milieu du siècle la cause du méthodisme était gagnée. Les conflits n’avaient pas entièrement disparu. La rigueur des saisons, la pauvreté, la malveillance mettaient encore à de rudes épreuves la constance des missionnaires ; cependant Wesley se trouvait en Angleterre à la tête d’une vaste association qui s’étendait du nord au midi. Il avait même poussé ses conquêtes jusqu’en Irlande. Là, au milieu d’une population mobile, il s’étonna de l’empressement que lui témoignaient jusqu’à des catholiques ; mais dans un pays où la passion et l’imagination sont plus fortes que la raison, l’effet ne pouvait être aussi profond qu’il était bruyant, aussi durable qu’il était rapide. Cependant le méthodisme s’établit en Irlande, notamment dans la ville de Cork, où un homme énergique, Thomas Walsh, poursuivit avec ardeur l’œuvre commencée, et quand Wesley fit un second voyage dans l’Ile, il eut le bonheur de constater que toutes ces semences jetées en terre n’avaient pas péri. Il avait trouvé en Écosse, lorsqu’il s’y était rendu pour la première fois, un accueil bienveillant, mais froid. Le presbytérianisme du nord n’était point tombé dans l’engourdissement comme celui du midi ; plus que l’anglicanisme, il convenait à la simplicité des mœurs écossaises. D’ailleurs l’austère conviction du peuple était réfractaire aux nouveautés : toute tendance arminienne lui était suspecte, car l’antagonisme entre les deux doctrines sur les conditions du salut subsistait toujours, et la réforme de la réforme continuait de suivre deux courans distincts. Des scissions éclataient dans le sein même des sociétés wesleyennes. « Quelles œuvres n’aurions-nous pas faites dans toutes ces contrées (le Staffordshire), écrivait Wesley, si ce n’étaient ces misérables disputes attisées par les partisans de la prédestination, qui ont réussi à jeter hors de la bonne voie tant d’âmes qui marchent bien ! Aux jours de la persécution, quand nous portions notre vie dans nos mains, aucun d’eux n’approchait ; les vagues étaient trop hautes pour eux ; mais dès que le calme a reparu, ils sont accourus, sur nous de tous les points de l’horizon et nous ont enlevé nos enfans. »

Et cependant un rapprochement s’était opéré entre Whitefield et lui. Ils n’associaient pas leurs travaux, mais ils poursuivaient simultanément la même œuvre, et, tout en différant sur une question de théologie, ils se formaient le même idéal de piété et se savaient mutuellement gré de leurs efforts. Il faut qu’une doctrine fasse du bruit longtemps pour que les hautes classes consentent à s’en informer. Le méthodisme était enfin parvenu jusqu’à elles. Whitefield, dont l’éloquence avait plus d’éclat, leur inspirait quelque curiosité. Il s’était fait entendre de lady Huntingdon, qui accepta sa doctrine. Selina Shirley, veuve en 1746 du neuvième comte de Huntingdon, consacrait sa fortune à de pieuses fondations. On l’appelait la comtesse Mathilde du calvinisme ; elle dotait des collèges, bâtissait des chapelles, et faisait entendre dans son salon ses prédicateurs favoris aux hommes éminens de son temps. C’est chez elle que Whitefield parla devant lord Bolingbroke et lord Chesterfield, deux esprits forts qui le complimentèrent avec emphase. On cite aussi parmi ces auditeurs choisis Pitt, le meilleur des juges en fait d’éloquence, ainsi que lord Aberdeen et le duc d’Argyle, deux Écossais qui devaient comprendre encore mieux la doctrine de la libre grâce et du salut gratuit. Le cénacle de lady Huntingdon n’a pas été sans influence. Peut-être le parti évangélique en est-il sorti.

Wesley étant tombé gravement malade, Whitefield lui écrivit de Bristol (3 décembre 1753) une lettre touchante où on lit ces mots :

« La nouvelle et la perspective de votre fin prochaine m’ont tout à fait consterné. Je me plains moi-même, et je plains l’église ; mais je ne vous plains pas, un trône glorieux vous attend, et avant peu vous entrerez dans la joie de votre maître. Il se tient là, une couronne éclatante dans les mains ; il va la poser sur votre tête au milieu de l’assemblée émue des saints et des anges) ; mais moi, pauvre créature qui attends depuis dix-neuf ans ma dissolution terrestre, je dois donc demeurer ici-bas après vous pour y gémir encore. Eh bien ! ce qui me console, c’est la pensée que les chariots de Dieu ne peuvent guère tarder à me venir chercher moi-même, tout indigne que je suis. Oh ! si les prières pouvaient les retenir, vous ne nous quitteriez pas encore ; mais si l’arrêt est déjà prononcé, si vous devez maintenant vous endormir en Jésus, puisse-t-il embrasser votre âme et vous donner de mourir dans les étreintes de l’amour divin ! La semaine prochaine, j’espère vous faire mes derniers adieux, si vous êtes encore sur la terre des mourans. Sinon, révérend et très cher monsieur, adieu, ego sequor etsi non passibus æquis. Mon cœur est trop gros, mes larmes coulent trop abondamment, et je crains que vous ne soyez vous-même trop faible pour que j’en dise davantage. Puissent les bras éternels du Christ vous envelopper ! »


Ainsi, malgré la persistance des dissidences dogmatiques, l’amitié de leur jeunesse et la fraternité chrétienne s’étaient rétablies entre les deux condisciples ; les mêmes auditeurs les entendaient quelquefois ; leurs cœurs n’étaient plus désunis, et lorsque seize ans plus tard Whitefield mourut au milieu des églises indépendantes de l’Amérique qu’il était allé revoir, Wesley apprit avec émotion qu’une des dernières volontés de son ami avait été de le charger de son oraison funèbre, et il accomplit son vœu dans la chapelle que Whitefield avait construite et qui semblait un monument élevé à sa mémoire.


V

Jusqu’à l’âge de quarante-neuf ans, Wesley avait vécu dans le célibat. Il pensait qu’une entière liberté convenait mieux à sa vie laborieuse et surtout à cette activité errante qui ne lui permettait de se fixer nulle part longtemps. D’ailleurs, comme saint Paul, il ne semblait pas regarder le mariage comme l’état le plus parfait. Ce n’est pas que son cœur eût été constamment inaccessible à de certaines émotions. En Géorgie, dans sa jeunesse, il s’était attaché à la nièce du principal magistrat de la colonie et l’avait demandée en mariage. Refusé par elle et la voyant former d’autres liens, il ne put se défendre de quelque ressentiment ; il la suivit d’un œil inquiet et, jaloux, et se croyant en droit de lui adresser des avertissemens qu’elle repoussa un peu légèrement, il alla, comme chapelain de la colonie, jusqu’à lui interdire la communion. Il s’attira ainsi l’inimitié d’une famille puissante, qui trouva moyen de lui faire un procès pour sa manière d’agir envers cette jeune femme : ce fut même un des motifs qui le ramenèrent en Europe. Il est difficile aujourd’hui d’avoir une opinion sur les sentimens qui le guidèrent en cette circonstance ; mais on doit rappeler qu’il n’était pas rentré encore en lui-même à cette époque pour y trouver, comme il disait, la trace de l’esprit de Dieu.

Il n’est pas aisé d’expliquer les motifs qui le portèrent en 1752 à songer au mariage, et l’on a en outre un peu de peine à comprendre que cet habile conducteur des âmes, formé par l’expérience à l’art de pénétrer d’un coup d’œil dans les cœurs inconnus, se soit trompé si lourdement dans le choix de la compagne de son âge mûr. Il s’adressa à une veuve dont le caractère devait être fixé et qui, mère de quatre enfans, paraissait familiarisée avec tous les devoirs de la vie domestique. Avant de conclure, il la prévint que le mariage ne devait porter aucune atteinte à la libre activité de sa vie, qu’il resterait aux ordres de toutes ses églises, et que rien ne le soustrairait aux obligations de ce ministère itinérant qui lui faisait parcourir jusqu’à 5,000 milles par an[5]. « Si je devais en faire un mille de moins, disait Wesley à sa fiancée, aussi vrai que je vous aime, je ne reverrais votre visage de ma vie. » La veuve souscrivit à ces conditions ; mais elle avait compté sans son inquiétude d’esprit, sans son penchant à la jalousie, et à peine leur union fut-elle formée qu’elle tourmenta son mari de soupçons insensés. Elle ne respecta ni sa liberté ni son repos, épiant ses démarches, ouvrant ses lettres, allant enfin jusqu’à le poursuivre dans ses courses apostoliques pour voir de ses yeux de qui il était accompagné, avec qui il pouvait s’entretenir. Malheureuse elle-même d’une vie qu’elle lui rendait insupportable, elle avait tenté plusieurs fois de se séparer de lui, lorsqu’enfin, après vingt ans de trouble et d’ennui, elle le quitta pour ne plus le revoir, et on lit dans le journal de son mari, à la date du 23 février 1771 : « Elle est partie pour Newcastle, je ne sais pour quelle cause, en me disant qu’elle ne reviendra jamais. Non eam reliqui, non dimisi, non revocabo. »

La vie du missionnaire n’est qu’une suite d’aventures de voyage qui offrent chacune un intérêt véritable, mais dont l’uniformité ne permet pas un récit détaillé. Maintenant surtout que l’existence du méthodisme est assurée, que Wesley, chef d’un corps pastoral distingué par le zèle et le talent, n’a plus à créer, mais à maintenir, à former, mais à administrer le royaume qu’il croit avoir donné au Christ, sa vie est remplie des soins monotones de tout gouvernement établi. Il rencontre moins cette hostilité violente qui avait plus d’une fois ensanglanté de pacifiques réunions ; moins inconnu dans les rangs élevés de la société, il trouve plus d’appui chez les magistrats ; mais cependant il ne gouverne pas sans opposition. Des mouvemens d’exaltation fanatique se manifestent parmi les fidèles et le forcent à des ruptures, à des exclusions pénibles. Le clergé anglican ne discontinue pas ses attaques. Deux évêques, dont l’un est le célèbre Warburton, écrivent violemment contre lui. Il lui faut répondre à des accusations dont l’absurdité prouve combien aisément toute autorité constituée méconnaît ses adversaires, et, s’il faut parler franc, ne sait ce qu’elle dit quand elle se mêle de vouloir les juger. « C’est un homme, disait Warburton, qui prend des sots et qui en fait des fous. »

Cette lutte acheva de convaincre Wesley que, malgré son dessein de ne pas briser ses derniers liens avec l’épiscopat, il devait instituer un clergé indépendant ; il avait longtemps gardé de son éducation universitaire la croyance en une transmission d’autorité continuée des apôtres aux évêques. Obligé de se soustraire à leur juridiction, il n’en avait pas contesté les titres ; mais aujourd’hui, lisant dans le Nouveau-Testament que les évêques et les anciens étaient sur le même rang, il reconnut qu’une église nationale est une institution politique, et que le droit divin des évêques était une invention du règne d’Elisabeth. Toutefois, en changeant d’avis sur l’épiscopat, il répugnait à l’attaquer. « Cette église établie est véritablement une Babel, dit-il quelquefois ; qu’elle subsiste tant qu’elle pourra ; quant à moi, je ne ferai rien pour la faire tomber, mais je ne ferai rien non plus pour l’en empêcher. Occupons-nous plutôt, vous et moi, d’édifier la cité de Dieu. »

Quoiqu’il devint difficile aux méthodistes d’être admis au sacrement de la cène, qu’ils fussent souvent détournés par des scrupules de le demander à des ministres anglicans, enfin quoique des pasteurs dissidens eussent pris sur eux d’administrer à leurs frères les symboles de la communion, Wesley hésitait à les approuver, et la conférence de 1755 déclara qu’il n’était pas utile de se séparer de l’église d’une manière absolue. Elle voulait, comme Wesley, laisser une porte ouverte à la réconciliation ; mais l’organisation du méthodisme, ouvrage personnel du génie pratique du fondateur, fut confirmée et encore renforcée par les conférences de 1768 et 1770. Les sociétés qu’elle comprenait dans son sein et les classes, élément des sociétés, comptaient à cette époque 29,466 membres, et Wesley, parvenu à sa soixante-troisième année, écrivait :

« Le pouvoir que j’exerce, je ne l’ai pas cherché ; il m’a été imposé, et j’ai dû en user de mon mieux et d’après les lumières de mon jugement. Je ne l’ai jamais aimé ; je l’ai toujours porté et je le porte encore comme un fardeau, le fardeau que Dieu a placé sur mes épaules et que je n’ai pas le droit de rejeter ; mais trouvez-moi quelqu’un qui puisse et veuille s’en charger, et je serai reconnaissant à lui et à vous. Prêcher deux ou trois fois chaque jour ne m’est en aucune façon un fardeau ; mais ce qui en est un bien lourd, c’est le souci que j’ai et des prédicateurs et des sociétés. »


Les vingt dernières années de la vie de Wesley offrent un tableau de bonheur et de paix animé par une activité égale à celle des jours d’angoisses et de luttes. Ses voyages comme missionnaire, ses visites comme pasteur, ses études et ses publications comme écrivain, tout se soutient au même degré, comme si la cause n’était pas gagnée, comme s’il n’était pas de ceux qui ont vaincu le monde. Il parcourt à diverses reprises les trois royaumes, et partout il ne voit que des progrès accomplis. Insensible au poids des années, ce corps robuste, et cette âme sereine se prêtent à tous les efforts, à tous les travaux que lui impose une vocation dont on trouverait difficilement l’égale. Il rassemble encore dans un champ trente mille auditeurs et publie ses œuvres en trente-trois volumes. La bienveillance et l’estime l’accueillent là où la ferveur et le zèle ne volent pas au-devant de lui. Plus d’opposition bruyante ; il est populaire, et la faveur du peuple impose silence à ses ennemis. Dans les dix ans qui suivirent 1770, les classes s’étaient accrues d’environ quinze mille fidèles ; cinquante-deux prédicateurs itinérans s’étaient joints aux cent soixante que la secte comptait déjà. Wesley écrivait à un ami : « Luther a dit qu’un réveil ne dure guère que trente ans. La remarque n’est pas toujours vraie. Le réveil actuel a déjà duré cinquante ans, et, Dieu soit béni ! il est aussi vivace aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans, ou plutôt il l’est davantage. Il a plus d’étendue et de profondeur que jamais. Un plus grand nombre peut rendre témoignage que le sang de Jésus-Christ purifie de tout péché. Espérons que ce réveil ira continuant jusqu’au jour où tout Israël sera sauvé. »

L’expansion du méthodisme dans les deux mondes obligea Wesley de prendre un parti sur un point qui l’avait longtemps tenu en suspens. L’organisation des sociétés, surtout en Amérique, avait besoin d’un dernier complément. Le docteur Coke, qui avait été choisi pour les diriger et qui a laissé aux États-Unis le renom d’un fondateur, demandait les moyens de remplacer l’épiscopat, dont la guerre de l’indépendance avait dispersé les membres. « Je suis convaincu, disait Wesley, que je suis un episcopos au sens de l’Écriture autant que personne en Angleterre, car je considère la succession non interrompue comme une fable. » Il ne voyait pas que ni le Christ ni ses apôtres eussent prescrit de forme particulière de gouvernement ecclésiastique ; mais il pensa que la forme épiscopale était la meilleure pour les églises américaines. Il les amena à cette idée, et d’accord avec tous ses collègues, le 2 septembre 1784, à Bristol, il imposa solennellement les mains à Coke et lui conféra la charge de surintendant (superintendent), désignant ainsi tout ce qu’il entendait conserver de l’autorité épiscopale, dont le titre a fini pourtant par revivre en Amérique. C’était se mettre sur un pied d’égalité avec l’église établie. En Angleterre, ce fut une conférence annuelle composée de cent prédicateurs qu’on institua pour exercer une surveillance générale et faire en même temps tous les actes d’une corporation civile. Ainsi elle fut en droit propriétaire de tous les édifices du culte, dont le principal était à Londres la chapelle de City-Road, construite en 1778, et qui est encore aujourd’hui comme la métropole du méthodisme.

On peut dire que pour Wesley octogénaire la vieillesse n’avait pas encore commencé, car le témoignage certain de son journal nous le montre portant le faix des années sans être appesanti ni ralenti. Il avait quatre-vingts ans lorsqu’il entreprit d’explorer les îles de la Manche, où sa doctrine avait déjà pénétré. En vue des côtes de la France, il rêva d’y porter ses conquêtes, et bientôt Jersey et Guernesey envoyèrent des missionnaires jusqu’en Normandie. Ce n’est qu’à l’âge de quatre-vingt-sept ans, le 1er janvier 1790, qu’il avoue dans son journal qu’à sa faiblesse, il se sent un vieillard. Cependant il prêchait encore trois fois par dimanche ; il visitait toutes les chapelles de Londres et des environs, et il se décida même à une dernière tournée jusque dans le nord. Il revit les villes de l’ouest et du Yorkshire, il gagna Newcastle et remonta jusqu’en Écosse. Partout, hormis à Glasgow, il ne trouva que des sujets de satisfaction, et ne termina sa course qu’à Bristol, où il présida la quarante-septième conférence depuis les débuts de sa mission. A Winchelsea, il prêcha sous un arbre sur ce texte : « le royaume des cieux est pioche. » Ce fut la dernière fois qu’il parla en plein air, et son journal se termine le 24 octobre 1790 par une simple note. Il a, dit-il, prêché dans deux églises anglicanes, le matin dans l’église de Spitalfields, et l’après-midi à l’église de Saint-Paul, Shadwell, à laquelle était plus comble encore, ajoute-t-il, tandis que j’exposais cette vérité importante : « une seule chose est nécessaire, » et « j’espère que plusieurs se sont décidés à choisir la bonne part. »

Ce ne furent pourtant pas ses derniers sermons. Il fit entendre sa voix affaiblie jusqu’au commencement de l’année suivante, et ce n’est que le 23 février 1791 qu’il descendit de la chaire pour n’y plus remonter. On raconte qu’il n’avait pas prêché moins de 52,400 fois depuis son retour d’Amérique. Ses amis ont gardé le souvenir des moindres incidens, des moindres paroles de ses derniers jours. Tout dans ces touchans détails respire le calme du bon ouvrier satisfait de son œuvre, la sécurité pieuse du chrétien sûr des promesses de Jésus-Christ. Rien de ces efforts douloureux, de ces anxiétés navrantes du pécheur qui épuise ses forces mourantes à chercher une expiation tardive dans les actes extérieurs d’un repentir mêlé d’effroi. À ses amis, qui prient avec lui, il n’adresse que cette parole : « Je ne puis vous rien dire aujourd’hui que ce que je disais à Bristol : je suis le plus grand des pécheurs, mais Jésus mourut pour moi. » Il répétait souvent à demi-voix : « Dieu est avec nous. » Une fois, il ne pouvait achever cette phrase : « la nature est… — bientôt épuisée, continua une personne présente en achevant sa pensée, mais vous allez revêtir une nouvelle nature et entrer dans la société des esprits bienheureux. — Certainement ! » s’écria-t-il.

Il entendit encore des prières, des psaumes, des cantiques ; il prononça de loin en loin des paroles de confiance, celle-ci entre autres : « ce qui vaut le mieux, c’est que Dieu est avec nous, » parole qui a été gravée comme devise sur le sceau de la société des missions wesleyennes. Le matin du mercredi 2 mars 1791, il expira, entouré des siens, en disant ce seul mot : adieu. « Tous tombèrent à genoux et, dit un des assistans, la chambre parut remplie de la présence divine. »

Quoi qu’on pense de la forme donnée par notre esprit aux mystères de l’invisible, il n’est point de meilleur spectacle pour l’âme que de voir à quel point la nature humaine peut être transformée par une pure idée et une volonté forte dans une conscience saine. John Wesley est assurément un des plus parfaits modèles de la sainteté dans la vie active, c’est-à-dire de la sainteté véritable, de l’idéal religieux de l’humanité ; mais il nous sied mieux de considérer en lui l’homme de la nature que l’homme de la grâce, et de lui reconnaître un ensemble des grandes qualités dont il faudrait presque, pour trouver l’analogue, remonter aux temps apostoliques. Luther, avec plus de génie, plus d’imagination, plus d’audace, plus de ces dons qui enlèvent les hommes, est moins pur, moins simple, moins dévoué, disons tout, moins irréprochable. Le modèle immortel des Luther et des Wesley, Saul de Tarse, supérieur à tous, s’élève plus haut parmi les grands hommes ; mais qui sait si son énergie et sa véhémence toutes-puissantes n’auraient pas à envier quelque chose de la douceur et de la patience de ses humbles imitateurs ?

La vie de Wesley semble un prodige au milieu du dernier siècle. Elle se composait à la fois de tous les travaux du missionnaire et de tous ceux du pasteur ; il lui fallait évangéliser en plein champ et visiter les âmes en peine, les prisonniers, les malades, les mourans, les condamnés. La création et le gouvernement des églises s’unissaient pour lui aux études théologiques, à l’examen de toutes les controverses du temps, à la composition des écrits qu’elles réclamaient. Il ne lui a manqué aucune des conditions du succès de son héroïque entreprise. On dit que Whitefield était plus éloquent ; son langage avait plus de flamme. Wesley, en parlant, était plus nerveux, plus solide, moins entraînant, mais plus persuasif. Il raisonnait avec plus de force, pénétrait directement dans l’âme de l’auditeur et s’en emparait d’aine manière plus durable. Ses écrits ne sont pas du premier ordre, on pourrait souhaiter plus de profondeur ou plus d’éclat ; mais dans un bon style, il dit des choses touchantes et convaincantes, il exprime des idées simples avec netteté, souvent sous une forme heureuse, avec un rare mélange de raison et de sentiment. Il est calme, et cependant l’amour de Dieu et des hommes anime tout ce qu’il écrit. Philosophiquement considéré, son esprit est fait pour les opinions moyennes, pour les partis modérés, pour le bon sens ; mais il est en même temps touché jusqu’au fond de l’âme du côté divin de toutes choses, il s’y attache, il en fait sa pensée unique, il y consacre avec passion toutes les forces de la sagesse et de la vertu. On lui a reproché assez justement de la crédulité, du goût pour le merveilleux, un certain penchant à effrayer les imaginations, à produire des émotions violentes et jusqu’à des ébranlemens physiques. Ce n’était assurément pas un disciple de Locke et de Shaftesbury ; mais ce tour d’esprit ou d’imagination peut avoir contribué à l’empire invraisemblable, s’il n’était authentique, que sa parole obtint sur le monde de son temps. Un moins crédule aurait peut-être moins persuadé. C’était apparemment une idée neuve et hardie que celle de provoquer un mouvement religieux par la voie populaire en plein XVIIIe siècle, que d’entreprendre la sanctification des contemporains de Chesterfield et de Bolingbroke. Wesley y a réussi, et je comprends l’écrivain qui l’a appelé le premier des théologiens hommes d’état, et j’écoute Macaulay lorsqu’il me dit : « Son éloquence et sa logique pénétrante auraient pu faire de lui un littérateur éminent ; mais son génie pour le gouvernement n’était pas inférieur à celui de Richelieu. » Mais je ne puis plus comprendre son excellent biographe, lorsqu’il s’attache avec tant de chaleur à le justifier du reproche d’ambition, comme s’il était possible, comme s’il s’était jamais vu qu’un homme exerçât un grand pouvoir, sans éprouver la passion du pouvoir, ce qui est apparemment l’ambition. Comment supposer la haine de la domination dans un caractère dominateur ? Et qui donc a le plus aimé le pouvoir ? est-ce Alexandre ou saint Paul ? est-ce Luther ou Cromwell ? est-ce Charles-Quint ou Loyola ?

L’événement a justifié l’œuvre et couronné l’ouvrier. Wesley, en mourant, laissait au méthodisme 540 prédicateurs, dont 313 en Angleterre et 227 en Amérique, et 134,599 fidèles, dont 76,968 dans le premier des deux pays, et 57,634 dans le second.

D’après un des derniers recensemens, on disait que l’Angleterre et le pays de Galles contenaient 34,467 édifices consacrés aux cultes, et sur ce nombre : 18,077 sont des églises libres, dont les neuf dixièmes sont fermés à la liturgie épiscopale. Sur le chiffre de la population totale, 52 pour 100 seulement appartiendraient à l’église. Les congrégations wesleyennes occupent 3,244 chapelles ; , les autres congrégations méthodistes 5,365. Celles-ci sont au nombre de 8 et se divisent en méthodistes de la connexion de lady Huntingdon, méthodiste de la nouvelle-connexion, méthodistes primitifs, méthodistes protestans chrétiens bibliques, méthodistes d’association, inghamistes, méthodistes calvinistes gallois. M. Lelièvre estime qu’aujourd’hui les églises méthodistes qui se rattachent dans les deux mondes aux doctrines de Wesley réunissent, environ 18,000 prédicateurs itinérans, près de 3 millions de communians, et peut-être 10 millions d’auditeurs.


VI

Ces chiffres ont leur importance ; cependant, si la création de Whitefield et de Wesley n’avait abouti qu’à ces détails de statistique, le phénomène moral offrirait toujours de l’intérêt, mais il n’aurait pas eu des conséquences telles que l’histoire dût en tenir un compte sérieux. Ce qui a surtout signalé la naissance du méthodisme à notre attention, c’est qu’il nous paraît un des symptômes, et de beaucoup le plus frappant, d’une disposition intime, d’un besoin spirituel qui sommeillait, il y a plus d’un siècle, au sein de la race anglo-saxonne, et qui peut-être n’aurait été jamais ranimé ni satisfait si cette renaissance de la réformation n’avait trouvé des promoteurs aussi visiblement doués pour réveiller la foi dans les cœurs endormie. C’est en second lieu que leur œuvre et leur exemple ont exercé une influence indirecte, beaucoup plus considérable aux yeux de l’historien que les effets immédiats, de leur prédication, et suscité avec le temps, dans toute la Grande-Bretagne et presque dans tous les pays d’origine britannique, un mouvement religieux qui a démentit les prédictions d’observateurs tels que Voltaire et Montesquieu.

Ce n’est pas qu’ils eussent mal observé. Le juge Blcekstone disait encore vingt ou trente ans après eux qu’ayant suivit les plus célèbres prédicateurs de Londres, il n’avait pas entendu un sermon dans lequel il y eût plus de christianisme que dans un discours de Cicéron, et qu’il lui aurait été impossible de dire si l’orateur était mahométan ou chrétien. C’est surtout aux chaires de l’église établie que s’applique cette épigramme ; mais, bien que les communions dissidentes conservassent des marques moins effacées de leur croyance dogmatique et de leur zèle primitif, gardez-vous bien de croire quelles n’eussent point leur part de la tiédeur universelle. Vers le milieu du siècle, elles manquaient pour la plupart d’hommes capables de leur donner une nouvelle vie et une grande autorité. Dans leurs rangs aussi, un rationalisme, encore chrétien sans doute, mais impropre à réchauffer, à fomenter cette ardeur inséparable jusqu’ici d’une piété efficace et communicative, avait pénétré et fait prévaloir les convictions qui calment l’esprit sur les croyances qui agitent le cœur. On ne craignait plus les persécutions ; mais des exceptions légales obligeaient encore le dissent à des déclarations mensongères, et la consolation de ceux qui s’y voyaient réduits était de se dire que ceux qui les leur imposaient n’étaient pas plus sincères, et que les dignitaires de l’église, en souscrivant aux trente-neuf articles et au credo d’Athanase, avaient grand soin d’en atténuer ou d’en détourner le sens par des restrictions mentales ou des interprétations sophistiques. Ce formalisme qui pesait sur tout le monde sans persuader personne habituait les esprits à la mauvaise foi. On en venait à regarder les symboles orthodoxes comme des choses de style et toute la langue du dogme comme une phraséologie convenue qui, ne rendant pas la pensée, n’engageait pas la conscience. Aussi la discussion entre l’église légale et les églises libres se portait-elle moins sur le fond des dogmes que sur les formules qui étaient censées l’exprimer, et dont la loi et l’usage prescrivaient entre elles l’échange verbal et dérisoire. Or les controverses qui roulent uniquement sur des restrictions insignifiantes apportées à la liberté des consciences, sur le droit commun des différentes sectes, sur la convenance et la justice d’une législation égale pour toutes, sont tout à fait dignes d’un peuple éclairé ; elles sont la preuve heureuse du discrédit du fanatisme et de l’hypocrisie, elles préparent un des plus grands progrès de la raison parmi les hommes ; mais elles sont peu de nature à soutenir, à relever ce sentiment d’inquiétude religieuse qu’on s’accorde à regarder comme le signe nécessaire d’une vie vraiment chrétienne.

Vainement donc on croyait pourvoir aux intérêts de la religion en portant au parlement, le vœu ou la proposition d’affranchir le dissent de toute contrainte, et quand sir William Meredith fit une première motion dans ce sens (1770), elle aurait eu peut-être un meilleur sort, et trois voix contre une ne l’auraient pas repoussée si elle n’avait rencontré que la résistance des représentans officiels de l’église. Un archevêque d’York ayant accusé les dissidens d’une secrète ambition, il n’y gagna que cette célèbre réponse de Chatham :


« Ceci est un jugement sans charité, et quiconque porte une telle accusation sans preuve diffame. Les dissidens sont représentés comme des hommes d’une ambition secrète. Eh bien ! oui, mylords, et leur ambition est de se rapprocher plus étroitement du collège des pêcheurs de Galilée et non de celui des cardinaux, de la doctrine d’apôtres inspirés et non des décrets d’évêques intéressés et avides de grandeur. Ils combattent pour un culte selon l’Écriture, pour le culte le plus conforme à l’Écriture. Nous avons, nous, un credo calviniste, une liturgie papiste et un clergé arminien. La réforme a laissé le livre des Écritures ouvert à tous, ne souffrez pas que les évêques le referment. On plaide la cause des lois faites pour soutenir la puissance ecclésiastique de ce dont l’exécution serait un outrage à l’humanité. On nous dit que les sectes religieuses ont fait un grand mal, lorsqu’elles n’étaient pas tenues sous un régime restrictif ; mais l’histoire n’apporte nulle preuve que les sectes aient jamais fait un grand mal, lorsqu’elles n’étaient pas-opprimées et persécutées par une église dominatrice. »


Ce qui fit échouer et l’éloquence de Chatham et la motion de Meredith, c’est une résistance qui vint moins des hauteurs de l’épiscopat que des associations naissantes qui avaient entrepris de ramener l’église à sa foi première. Il est écrit partout que lady Huntingdon se donna beaucoup de soins pour déterminer la résistance de lord North, et qu’elle réussit même à susciter dans le généreux esprit de Burke le préjugé conservateur qui devait un jour le rendre sourd à tout vœu d’émancipation et de liberté. Or lady Huntingdon, que nous avons vue éprise de l’éloquence de Whitefield, avait continué sa propagande biblique dans la haute société, et, non loin d’elle, des hommes dévoués à l’établissement ecclésiastique avaient repris le projet primitif de Wesley, en le corrigeant ; ce projet consistait, non pas à rivaliser avec l’église, mais à lui rendre son véritable esprit. Comme il arrive toujours, le méthodisme fut attaqué par ceux à qui il avait donné l’essor ; il eut pour ennemis ses imitateurs. Du moins les fondateurs du parti, appelé bientôt le parti des évangéliques, et dont Venn fut le premier, ces fondateurs nés dans le milieu où Whitefield avait été écouté, commencèrent à chercher querelle à Wesley, qui eut l’imprudence de créer un journal sous le titre de The Arminian magazine, mais ces hostilités durèrent peu. Venn, Thornton, miss Hannah More et bientôt Wilberforce trouvèrent qu’ils avaient mieux à faire que d’agiter de subtiles questions. Sans se refroidir sur le dogme, ils donnèrent à leur mission un caractère tout pratique. Ils comprirent que la charité même devait en quelque sorte se recommander à une société civilisée par des bienfaits publics, par des améliorations sociales, et que dans cette tâche le dissent leur offrait des auxiliaires qu’ils ne devaient pas repousser. Les dissidens en effet, stimulés par l’exemple des méthodistes, avaient, sans adopter leur théologie, repris à cœur les œuvres chrétiennes. Ce fat un baptiste, Howard, qui entreprit la réforme des prisons. Dans la guerre déclarée à la traite et à l’esclavage des noirs, les quakers eurent presque tout l’honneur de l’initiative, et certes les amis de Wilberforce n’eurent jamais à se repentir de leur alliance avec Thomas Clarkson et William Allen. Des sociétés chrétiennes on bienfaisantes, la société biblique, celle des écoles, furent fondées en dehors de tout esprit de secte, tandis que chaque secte eut sa société des missions, et la plus importante est peut-être celle des méthodistes. Il n’est aucune de ces créations qui n’ait obtenu la sympathie et la protection des évangélistes. Puissans dans le parlement, ils obligèrent le pouvoir à compter avec eux ; mais en s’associant à tous les efforts d’une philanthropie éclairée, ils se distinguèrent toujours par une piété orthodoxe, et dans le monde politique ils furent appelés le parti des saints.

Le même titre avait été donné dans l’origine aux méthodistes, et entre eux et les évangélistes le désaccord ne pouvait être éternel. Wesley prenait un égal intérêt à toutes ces entreprises bienfaisantes avouées par. la civilisation et le christianisme. Il existe une lettre de lin, du 26 février 1791, la dernière peut-être qu’il ait écrite ; elle est adressée à Wilberforce, et elle exprime une sollicitude ardente pour la glorieuse guerre qu’il soutient contre l’esclavage, cette exécrable infamie qui est un scandale pour la religion, pour l’Angleterre et pour la nature humaine. C’est à cet accord dans le bien, c’est à cette ferveur commune à toutes les sectes dans une œuvre qui sanctifiait le progrès social que se reconnaît le véritable réveil chrétien de l’Angleterre. L’inimitié et l’effroi qu’inspira la révolution française à une grande partie de la nation vinrent bientôt donner à cette renaissance religieuse, surtout au sein de l’église et des classes supérieures, une impulsion plus bruyante et plus étendue ; mais les mêmes causes en altérèrent la pureté. La piété cessa d’être désintéressée, ce fut le torysme qui devint dévot, et la religion se compromet toutes tes fois qu’elle se confond ! avec la politique. Ce sont deux choses fort différentes que le salut des âmes et le salut des sociétés..


CHARLES DE RÉMUSAT.

  1. The Journal of the Rev. John Wesley, 4 vol. in-8o, Londres 1827. Il ait lui-même dans un avertissement que c’est l’extrait fait par lui d’un ouvrage plus étendu. Il est divisé en sections, précédées souvent d’une préface. L’auteur l’a commencé le 24 octobre 1735 et fini le 24 octobre 1790.
  2. Et plus bas : « Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met à rire. » Il a dit ailleurs : « Je passe en France pour avoir peu de religion ; en Angleterre, pour en avoir trop. »
  3. Il fut la souche de quatre pairies, Mornington, Wellesley, Wellington, Cowley.
  4. Né en 1686, mort en 1761, il fut le précepteur de Gibbon. Il a écrit des livres de dévotion devenus populaires Il avait quitté l’université en 1716 pour refus du serment d’adhésion à la maison de Hanovre. Il ne faut pas le confondre avec William Law, évêque de Carlysle, éditeur des œuvres de Locke, et métaphysicien distingué.
  5. 7,500 kilomètres environ, ou plus de 20 par jour.