John Ruskin (Harrison)/Préface du traducteur

Traduction par Louis Baraduc.
Mercure de France (p. 5-8).


PRÉFACE DU TRADUCTEUR


Le livre dont nous publions la traduction n’a pas la prétention de révéler au public français un nouveau Ruskin, après les pages si éloquentes et si vraiment inspirées de M. Robert de la Sizeranne, l’étude si consciencieuse et si complète de M. Jacques Bardoux, l’essai encore tout récent de M. André Chevrillon. Peut-être a-t-il du moins le mérite de s’adresser à un public moins restreint, parce que, tout en étant l’œuvre d’un homme qui est à la fois un philosophe, un littérateur et un artiste, il n’a été spécialement écrit ni pour les philosophes, ni pour les littérateurs, ni pour les artistes. Pour la première fois, croyons-nous, on trouvera les œuvres si nombreuses, si touffues, parfois même si difficiles à lire de Ruskin, énumérées dans leur ordre chronologique, expliquées par les circonstances où elles sont nées, succinctement analysées et commentées par un esprit clair qui n’a pas visé à autre chose qu’à les faire comprendre et à en montrer, en dépit des apparences, la liaison intime et la suite harmonieuse. C’est tout simplement un commentaire de la vie et des ouvrages de John Ruskin, un commentaire qui suit le texte de fort près, et qui constitue certainement la meilleure introduction et le guide le plus sûr pour la lecture des œuvres mêmes du grand esthète.

Depuis le beau livre de M. Robert de la Sizeranne, un grand courant de curiosité sympathique semble entraîner le public lettré de notre pays vers l’étude des œuvres de l’auteur des Peintres Modernes et des Pierres de Venise. Elles sont si étranges, ces œuvres, si éloignées, par leur style et leur composition, de toutes nos idées classiques d’ordre et de méthode, qu’elles pourront bien nous laisser quelque peu désorientés ; mais elles sont en même temps si sincères, si réellement éloquentes, si profondément suggestives, si vécues et si originales en un mot, qu’il est impossible que de leur lecture nous ne sortions pas plus riches par tous les aperçus nouveaux qui y sont jetés à profusion dans le champ de la morale, de l’art, de la religion et de l’histoire, et que nous ne nous sentions pas, en fermant le volume, améliorés au point de vue individuel comme au point de vue social.

Jamais nous n’avons eu un plus grand besoin des hautes leçons qui en découlent. C’est quelque chose sans doute que d’avoir, pour la première fois peut-être, fait comprendre à tous, par des exemples aussi ingénieux qu’abondants, la relation étroite qui relie l’art à la morale et à la vie ; c’est beaucoup, à une époque, pour laquelle le progrès matériel semble seul compter, que d’avoir poussé contre les laideurs de la vie moderne la plainte la plus passionnée et la plus déchirante qui se puisse entendre ; mais c’est mieux encore, après avoir commencé par l’esthétique pure, que de finir par nous enseigner ce que nous avons le plus désappris : le respect, l’honneur, l’amour du travail, l’obéissance à la loi morale et la fidélité au devoir.

C’est par là certainement, c’est par son côté de réformateur moral et social, par son aspect de « prophète » que John Ruskin a éveillé les sympathies de M. Frederic Harrison. Et c’est ainsi que l’on comprend comment un grand idéaliste a pu être si bien raconté, analysé et jugé par un philosophe positiviste.

Louis Baraduc.