Traduction par Louis Baraduc.
Mercure de France (p. 158-175).



CHAPITRE IX

LA MORALE DU TRAVAIL ET DE L’ART


Ruskin avait quarante-six ans (mars 1864) lorsqu’un grand changement se produisit dans son existence, d’abord par la mort de son père et l’héritage qu’il fit d’une grande fortune, l’infirmité croissante de sa vénérable mère et enfin par l’arrivée de sa cousine Joanna Ruskin Agnew qui devint plus tard Mme Arthur Severn et qui resta auprès de lui jusqu’à sa mort. Les sept années qui s’écoulèrent entre la mort de son père et celle de sa mère et son établissement définitif à Coniston, où il passa les trente dernières années de sa vie, furent extrêmement remplies par des conférences, des voyages, des écrits de toute sorte, et aussi par des chagrins domestiques, par la maladie, une irritation croissante, une méditation incessante et une perpétuelle obsession des problèmes sociaux et politiques de ces temps fertiles en événements.

Une nuit, au début de 1864, comme il revenait de son cours au Collège des ouvriers, il trouva son père qui l’attendait pour lire ensemble quelques lettres et, peu de jours après, le vieillard s’éteignait dans sa soixante-dix-neuvième année. Il fut inhumé à Shirley Church, dans le Surrey, et son fils fit inscrire sur sa tombe les mots suivants : « Il fut un négociant parfaitement honorable et sa mémoire est chère et bienfaisante pour tous ceux qui l’ont connu. Ainsi parle de lui son fils qu’il aima par dessus tout et auquel il enseigna à dire la Vérité. »

Par la mort de son père, Ruskin héritait d’une fortune de près de trois millions et demi, sans compter une propriété assez considérable consistant en terres et maisons, le tout gagné et accumulé par John James grâce à son travail, à son intelligence et à son honnêteté commerciale. Celui-ci n’était pas seulement un très honnête négociant mais aussi un homme très généreux, d’un jugement aiguisé et d’une réelle culture en poésie et en art. Ce fils, d’un génie si étrange, auquel il avait prodigué et sa fortune, et son inquiète sollicitude, était depuis longtemps séparé de lui sous le rapport des idées religieuses et économiques. Mais l’affection réciproque était toujours la même, et John Ruskin depuis longtemps homme fait, restait encore dans la maison paternelle comme un jeune garçon soumis, un peu gâté et était considéré comme à peu près incapable de lutter et de vivre seul dans ce monde pratique et terre à terre.

La vieille mère, maintenant dans sa quatre-vingt quatrième année, infirme et presque aveugle, avait besoin d’une compagne dans la grande maison de Denmark Hill, et c’est ainsi que la cousine d’Écosse, Joanna Ruskin Agnew, dut venir vivre avec elle. Elle était la fille de George Agnew, greffier héréditaire du Sheriff de Wigtower, et de Catherine Tweddale, nièce de cette autre Catherine Tweddale qui, en 1781, s’était fait enlever pour épouser John Ruskin, le grand-père. On cousinait beaucoup dans la famille ; Joanna Agnew était (à des degrés variés, suivant la mode d’Écosse) parente des Ruskin, des Richardson et des Coxe. Ses dons brillants, sa vive nature et ses soins affectueux adoucirent les dernières années de la vieille dame et, après son mariage avec Arthur Severn, en 1871, elle remplit vis-à·vis de Ruskin le rôle d’une fille dans les dernières années de sa vie. Dans Præterita, celui-ci nous parle de l’arrivée de sa cousine chez sa mère, de « son réel talent, de son génie pour tous les travaux de la femme », de l’extrême douceur de sa voix, de son esprit inventif et de son sens humoristique. Depuis son arrivée à Denmark Hill et pendant vingt-neuf ans, elle resta auprès de lui, après comme avant son mariage, et « virtuellement, dit-il, nous ne nous sommes jamais quittés ».

N’ayant point alors de travail spécial sous la main, Ruskin se mit à donner des conférences en différents lieux, prêchant partout la subordination de l’Art à un idéal moral et social. C’est à cette époque qu’il donna à Manchester, en 1864, les deux conférences intitulées « Les Trésors des Rois » et les « Jardins des Reines », qui, avec celle donnée à Dublin, en 1868, ont été réunies plus tard sous le titre si étrange de Sésame et les Lys (1871). Pourquoi ce titre de Sésame et les Lys, voilà ce que je ne suis jamais parvenu à déchiffrer. Il y fait allusion à un gâteau de Sesame (graine oléagineuse) dont parle Lucien et à un texte d’Isaïe où il est question des lys qui fleurissent dans le désert ; mais je ne puis arriver à comprendre quel rapport existe entre le Sesame et le Trésor des Rois, ni ce que signifie le lys du désert dans le jardin des Reines — mais cela importe peu. Je me souviens d’avoir assisté à une conférence de Ruskin à la London Institution dont le titre annoncé était « La Cristallographie ». Il nous dit, dès le début, qu’il allait, en réalité, parler de l’architecture cistercienne, « que, d’ailleurs, le titre ne faisait rien à la chose, car, ajoutait-il, si j’avais d’abord parlé des Abbayes cisterciennes, je serais sûrement maintenant en plein dans les cristaux, tandis que si j’avais commencé par les cristaux, j’aurais été vite entraîné vers l’architecture ! »

Sesame et les Lys, en dépit du titre (et les titres de Ruskin ne semblent avoir d’autre but que de procurer quelques minutes d’amusement à leur auteur) est le plus populaire de ses opuscules. L’édition que je possède, celle de 1900, porte le quarante-quatrième mille, et, à beaucoup de points de vue, cette popularité est justifiée. Ce petit livre renferme quelques-unes de ses plus belles pages, quelques-unes de ses pensées les plus hautes, et, en outre, plus d’une révélation de son moi intime. Il est dédié, d’une manière pathétique, à la φίλη sans l’aide de laquelle, dit-il, « il n’aurait plus rien écrit ni pensé ». Nous savons maintenant que cette amie n’était autre que Rose Latouche, la jeune fille à laquelle il avait enseigné le dessin en 1858, qui, plus tard, devait assombrir sa vie en refusant de devenir sa femme et qui mourut en 1875.

Le chapitre intitulé « Les Trésors des Rois » (dont le véritable sens est l’usage des bons livres ou une éducation solide) est un éloquent plaidoyer contre le temps perdu en lectures frivoles et a pour but d’engager chacun à se composer une bibliothèque de livres excellents et d’une valeur permanente. C’est exactement le but poursuivi par Auguste Comte, lorsqu’il publia, en 1851, sa Bibliothèque positiviste pour le xixe siècle, mais Ruskin n’en avait point entendu parler ; Carlyle dit à peu près la même chose, à Edimbourg, quelques années plus tard, et, vingt ans après Ruskin, Sir John Lubbock donna son excellente collection des « cent meilleurs livres ». Ruskin, on s’en souvient, crut devoir alors expliquer combien il s’éloignait du choix fait par Comte et par Lubbock, qui était le même à très peu de chose près. Ruskin met dans son Index Expurgatorius tous les moralistes profanes, tous les théologiens (à l’exception de Jeremy Taylor et de Bunyan), Lucrèce, les Nibelungen, et la Morte d’Arthur, la poésie orientale, Sophocle et Euripide, tous les historiens modernes, tous les philosophes, Thackeray, George Eliot, Kingsley, Swift, Hume, Macaulay et Emerson. Les Trésors des Rois de Ruskin paraissent vraiment bien pauvres.

Malgré cela — et l’on ne doit pas oublier que, en 1886, le cerveau de Ruskin avait été quelque peu troublé et qu’il était revenu à quelques-uns de ses anciens préjugés théologiques — Sesame et les Lys renferme de bien belles choses dites d’une manière exquise. Il dénonce amèrement ce qu’il y a de convenu dans l’éducation de la classe supérieure « éducation dirigée en vue de telle ou telle situation » — n’ayant d’autre but que « d’assurer le succès », c’est-à-dire « de mettre en évidence ». « Vous pourriez lire tous les livres qui sont au British Museum et rester « un parfait illettré » sans éducation. Combien se vendraient tous les rayons garnis de livres du royaume uni en comparaison du prix qu’atteindraient toutes ses caves de vins fins ? Les « Lys du jardin des Reines » ne sont autre chose qu’un sermon pour les femmes. Il renferme quelques belles pensées sur les héroïnes de Shakespeare, de Dante, de Sophocle et de Spenser avec un éloge un peu plus mitigé de celles de Scott. Presque dans les termes mêmes dont Comte s’était servi plusieurs années avant lui, il nous dit : « Chaque sexe possède ce que l’autre n’a pas ; ils se complètent réciproquement ; ils ne se ressemblent en rien et leur bonheur comme leur perfection demandent que chacun reçoive de l’autre ce que l’autre peut donner. » Et, en phrases d’une grâce exquise, il trace pour les jeunes filles un plan d’éducation, pour les femmes un mode d’existence que ses admirateurs socialistes ont trouvé dangereusement voisins de ceux d’Auguste Comte.

La dernière conférence donnée à Dublin, en 1868, fort exactement intitulée « Le mystère de la Vie et des Arts », est la plus importante, la plus personnelle, la plus débordante de pensées ; et en vérité, ces soixante pages sont parmi les plus admirables que Ruskin ait écrites. Elle est pleine de tristesse et de méditations religieuses ; elle est une exhortation passionnée à une réformation de la société ; elle rappelle ardemment le mystérieux pouvoir endormi dans toute âme humaine et réprouve avec énergie le matérialisme et l’égoïsme que la société entretient dans notre génération au point de masquer ce mystère et de pervertir ce pouvoir. Cette homélie est toute remplie de ses confessions personnelles, de ses désappointements et de ses insuccès. C’est une triste histoire : les dix meilleures années de sa vie toutes consacrées à la gloire de Turner ont été dépensées en vain ; le temps où il s’est occupé de peinture et d’architecture a été du temps perdu, car le malaise social a rendu les hommes incurablement aveugles pour tout emploi un peu élevé de chacun de ces arts. Ceux-ci ne peuvent être légitimes si leur mobile n’est pas juste et la civilisation moderne nous rend insensibles aux motifs élevés et apathiques pour les nobles buts. « Le luxe insouciant, le machinisme déformant et la repoussante misère des grandes villes » font du grand art une impossibilité et du seul fait d’y penser un ridicule.

À partir de la mort de son père et des responsabilités qui lui incombèrent du fait d’une grande fortune, le rejet par le public de son enseignement social et économique, le chœur de moqueries qui l’assaillit lorsqu’il passa de la simple critique d’art à la vie même, à la société, à la politique, la solitude de son existence et sa propre nature renforcèrent sa tendance naturelle à la mélancolie et on en trouve surtout la trace dans Sesame and Lilies. Il écrivait à sa mère en 1867 : « Je possède un secret, celui de tirer de toutes choses des motifs de tristesse au lieu de motifs de joie ». A Eliot Norton, il écrivait de Suisse : « La solitude est grande, bien grande, la paix que je ressens maintenant est pareille à celle d’un homme enseveli sous le gazon dans un champ de bataille humide de sang. » « Je ressemble à Swift », écrit-il en 1869, et combien ces mots sont vrais et tristes ! Et cet étrange fragment d’autobiographie (Sésame, préface, § 21) se termine ainsi : « Par mon caractère, tel que l’ont fait la nature et les événements, par toutes mes pensées sur les choses et sur les hommes, c’est avec Swift que je sympathise le plus. » — Étrange rapprochement ! Singulières coïncidences ! Le plus sombre des écrivains anglais en face du maître de la prose la plus colorée, le plus cynique des hommes s’accordant avec le plus idéaliste faiseur d’utopies, le plus impur et le plus chaste de tous les écrivains, le politicien le plus avisé et le moins pratique des rêveurs, le plus amer des colériques et le sentimental le plus tendre ! — Et pourtant que d’analogies dans leurs caractères et dans les circonstances de leur vie ! — Tous les deux, esprits solitaires, doués du génie du sarcasme, bouillonnants d’indignation en face des misères humaines, tous les deux si courageux, si prompts à l’attaque et également doués de l’éloquence la plus enflammée, tous les deux amoureux platoniques mais continuellement choyés par des femmes excellentes, tous les deux d’abord si recherchés puis si souvent méprisés et finissant l’un et l’autre dans un tel naufrage, dans une sorte de désespoir ! John Ruskin, lui aussi, dans ses dernières années, au milieu du déclin de ses facultés, aurait pu dire avec moins d’irrévérence et d’arrogance, en tournant les pages de ses premiers livres : « Dieu quel génie j’étais, quand j’écrivais cela ! » Lui aussi aurait pu prendre pour épitaphe « Sœva indignatio cor lacerabat », et il aurait pu ajouter — et mentem conturbat.

Durant toute la période qui s’écoula entre la mort de son père, en 1864, et sa retraite à Brantwood, Ruskin fut continuellement occupé par des conférences en divers lieux et sur des sujets variés mais principalement sur les rapports de la morale avec l’Art et la Vie. Il parlait tantôt sur les cristaux, sur les plantes, sur la géologie des Alpes, tantôt sur l’éducation des jeunes filles, sur la lecture, sur la guerre, les salaires, la musique, la danse ou sur l’avenir de l’Angleterre, mais il revenait toujours à la même idée dominante — d’une vie saine et heureuse dans une société laborieuse et bien ordonnée. Il serait fastidieux d’analyser toutes ces homélies sermons d’un prédicateur plutôt que leçons d’un professeur, trop hétérogènes et trop décousues pour pouvoir être groupées. Celles qui sont réunies sous le titre de « La Morale de la Poussière » (Ethics of the Dust) étaient une série de causeries sans suite prononcées devant les élèves d’une école de jeunes filles du Cheshire ; annoncées comme devant traiter des cristaux, il y est question de cent autres choses. C’est pour les mêmes auditrices qu’il écrivit, avec infiniment de grâce et de fantaisie, ses chansons de danse. Ruskin n’était jamais en effet si bien dans son élément que lorsqu’il se faisait le compagnon de jeux des jeunes filles, un peu à la manière de l’auteur d’Alice au pays des Merveilles. Le jeu finissait même par apparaître quelquefois comme un léger flirt aux yeux des tantes et des vieilles dames à l’ancienne mode. En tous cas, la Morale de la Poussière est pleine de l’humour et de la fantaisie la plus originale ; et Carlyle, dans son jargon bizarre, disait que c’était « l’une des œuvres les plus brillantes qu’il connut » — qu’elle était « toute rayonnante de talent et de naturel, comme un vrai feu follet », avec une poésie à rendre jaloux Tennyson ». L’histoire ne dit pas si le poète lauréat sentit la morsure du monstre aux yeux verts en parcourant le volume. La Couronne d’Olivier Sauvage (1865-66) tel est le titre d’une série de conférences sur « le travail », « le commerce », « la guerre » et l’ « avenir de l’Angleterre », prononcées devant des ouvriers à Camberwell, à la Chambre de commerce de Bradford et les deux dernières devant les élèves de l’Ecole militaire de Woolwich. L’olivier sauvage servait à couronner le vainqueur aux jeux olympiques et, dans la cryptographie ruskinienne, il signifiait, comme il l’expliquait en un magnifique passage (Introduction, § 16) « la Couronne de paix et d’honneur parfait ». L’ouvrage contient quelques-unes de ses meilleures observations sur le travail, l’industrie, le commerce, la conduite de la vie, l’éducation et l’honneur. Nous y pouvons compter (surtout dans la première conférence destinée aux ouvriers) près de soixante textes de l’Écriture enlacés aux raisonnements à la manière toute symbolique de Ruskin. Quoique le livre ait plus de sérieux et plus de suite que quelques autres de ses ouvrages, il présente néanmoins quelques exemples de sa furieuse exagération et de son mordant esprit. Dans la première conférence, prenez, par exemple, la description de « cette grande et impure cité qu’est Londres — bruissante, grondante, fumante et empestée, hideux assemblage de briques en fermentation, versant le poison par tous ses pores, — champ de cricket sans pelouse, énorme billard sans tapis, avec des poches profondes comme le puits de l’abîme » — et tout cela est dit de cette ville, l’une des plus célèbres dans l’histoire, l’une des plus agréablement variées et peut-être la plus saine de l’ancien et du nouveau monde ! Dans la seconde des conférences, voici un passage à retenir : « Ceux qui empruntent, dépensent toujours mal, et c’est avec de l’argent prêté que tout mal arrive et que se prolongent les guerres injustes. » Comme cela vient à point pour nous en 1902, au siècle des Compagnies à Chartes, des trusts monstres et des emprunts de guerre !

La Reine de l’air, tel est le titre de trois conférences faites en 1869 sur les mythes de la Grèce, Athénée, Apollon, Hermès, Hercule, et autres choses du même genre qui sont intéressantes en ce qu’elles nous donnent les premières études de Ruskin sur l’art grec. Elles révèlent, en outre, une connaissance de la mythologie grecque et une familiarité avec la poésie grecque qui sont remarquables quand on songe à son éducation classique faite à bâtons rompus. Il analyse, avec des exemples à l’appui, plus de cent allusions à la poésie grecque, à la mythologie, aux légendes populaires ; et il cite Homère, Hesiode, Eschyle, Hérodote, Pindare, Euripide, Aristophane, Virgile, Horace et Lucien. La plupart des symboles qu’il voit dans les mythes — ou que plutôt il en tire de force — sont fantaisistes et sans autorité, mais ils sont toujours gracieux et suggestifs. Puis, au milieu d’une discussion tout esthétique sur la sculpture grecque il retombe perpétuellement dans l’économie politique, — le Capital, le Crime, le Travail, la Terre, la Législation, la Monnaie, la Valeur et la Richesse — et, enfin, quoique son sujet soit l’étude des mythes, il trouve moyen de parler de quelque chose comme de quatre-vingt-sept espèces de fleurs, d’une demi-douzaine d’animaux différents, et de plus d’une douzaine d’artistes modernes.

Son opinion définitive sur l’art grec est une preuve merveilleuse de son goût et de sa pénétration, surtout de la part d’un homme de cinquante ans, qui, toute sa vie, fut un dévot passionné de Fra Angelico, des cathédrales du Moyen Age, du Tintoret et de Turner. Les mérites de l’art grec, dit-il, sont : « Un savoir solide, — des buts simples — une habileté consommée — une brillante faculté d’invention, un bon sens robuste, une intention vraie et sage et, par dessus tout, du sang-froid, un calme qui ne se dément jamais. » Ce qui caractérise l’art grec c’est la raison, plutôt que la beauté. Tout ce à quoi il aspire, il le fait, et tout ce qu’il fait, il le fait bien. La contrainte qu’il s’impose est merveilleuse, il a la paix du cœur et il est joyeux ; « ses intentions sont sincères et pures, son bon sens est solide comme ses principes, de là sa force et la grâce que donne la force ». Et cependant Ruskin ne donnera pas la couronne d’olivier sauvage à la Vénus de Milo elle-même « qui ne pourrait lutter contre une simple jeune fille anglaise, de race pure et de cœur tendre ». Il trouve les suaves têtes des chérubins de Sir Joshua Reynolds à Kensington « incomparablement plus belles que tout ce que la Grèce a produit ».

Ainsi s’écoulèrent ces années — de fréquents voyages en France, en Suisse, dans l’Italie du Nord, puis le retour à ses chers lacs anglais où il s’occupait de géologie, de minéraux, où il dessinait, écrivait des lettres et donnait continuellement des conférences. En 1867, il fut le « Rede Lecturer » devant le Sénat de Cambridge et prit encore pour sujet le thème qui maintenant l’absorbait complètement : « Des Rapports de la Morale Nationale avec l’Art National » : Cette conférence n’a point encore été publiée, mais, d’après ce que nous en pouvons juger par les extraits des journaux, elle fut composée dans un style plus conventionnel que Ruskin n’en avait l’habitude, et ressemblait à un sermon universitaire plutôt qu’à la leçon d’un professeur. Il engageait les étudiants à ne jamais perdre de vue « l’importance infinie d’une vie vertueuse et le fait que celle de l’au delà se passerait, soit en la présence de Dieu, soit dans les ténèbres ». Aux professeurs, il disait que leur bonheur futur dépendait du soin qu’ils mettraient à « remplir en conscience la tâche suprême qui leur était confiée d’élever la jeunesse ». — « Ne les induisez pas en tentation, mais délivrez-les du mal ». Cet appel aux directeurs des collèges et aux maîtres était évidemment un appel à la perfection. Le père de Ruskin avait coutume de dire de son fils « qu’il aurait dû être évêque ». En dépit de son nolo episcopari, il fut partout et toujours un Directeur de consciences et jamais plus que dans ses dernières années. Mais il est bien possible aussi que quelques-uns des passages cités ne soient que des lieux communs de sténographes.

En 1865-66, la répression sanglante d’une émeute de noirs à la Jamaïque et l’exécution sommaire de Gordon par le gouverneur Eyre soulevèrent une violente indignation. Des comités s’organisèrent les uns pour poursuivre, les autres pour défendre le gouverneur. Carlyle, qui était toujours pour la loi martiale et contre les esclaves, entraîna Ruskin dans le comité de défense en faveur de Eyre ; Ruskin y adhéra énergiquement et souscrivit même pour la somme de cent livres[1]. Bien des gens trouvèrent étrange de voir l’auteur d’Unfo this Last, « l’homme bon, juste et miséricordieux » appuyer l’oppression illégale des faibles ; mais c’étaient ses instincts de Tory qui se réveillaient, c’était aussi, comme en beaucoup d’autres choses, l’influence de Carlyle qui se faisait sentir.

En 1871, miss Agnew épousa Arthur Severn et quitta Denmark Hill. La même année, Ruskin acquit la maison et la propriété de Brantwood sur le lac de Coniston, « la plus belle vue du Cumberland ou du Lancashire ». En décembre de cette même année, sa mère mourut, à quatre-vingt-dix ans, infirme et presque aveugle, mais ayant gardé toute sa résolution et étant restée jusqu’au dernier moment maîtresse dans sa maison. Son fils l’avait aimée, il lui avait obéi et il la pleura « avec le sentiment profond de sa perte ». Il l’inhuma à côté de son père à Shirley et inscrivit sur sa tombe l’épitaphe suivante « Jamais plus chère dépouille ne retourna à la terre, jamais existence plus pure ne fut rappelée au ciel ».

Ruskin, âgé maintenant de près de cinquante-trois ans, restait enfin seul il se retira dans sa nouvelle et lointaine demeure et une autre phase de sa vie s’ouvrit avec sa carrière de professeur à Oxford.


  1. Il est assez piquant de constater que le Comité qui se forma, dans un camp opposé, sous la présidence de John Stuart Mill, et en faveur des nègres, comptait parmi ses membres les plus actifs, l’auteur de ce volume, M. Frédéric Harrison lui-même (Note du traducteur).