John Dryden, son talent et ses œuvres
Il s’agit d’un jeune homme, lord Hastings, mort à dix-neuf ans de la petite vérole.
« Son corps était un orbe, et son âme sublime — se mouvait autour du pôle de la vertu et du savoir… — Viens, docte Ptolémée, et essaie — de mesurer la hauteur de ce héros… — Les pustules gonflées d’orgueil qui bourgeonnaient à travers sa chair, — comme des boutons de rose, s’enfonçaient dans sa peau de lis. — Chaque petite rougeur avait une larme en elle — pour pleurer la faute que commettait sa naissance, — ou bien étaient-ce des diamans envoyés pour orner sa peau, — sa peau, le cabinet d’une âme intérieure plus riche encore ? — Il n’y eut pas besoin de comète pour prédire ce changement, — puisque son cadavre pouvait passer pour une constellation !
C’est par ces belles choses que débuta Dryden, le plus grand poète de l’âge classique en Angleterre.
De telles énormités indiquent la fin d’un âge littéraire. L’excès de la sottise en poésie, comme l’excès de l’injustice en politique, amène et prédit les révolutions. La renaissance, effrénée et inventive, avait livré les esprits aux fougues et aux caprices de l’imagination, aux bizarreries, aux curiosités, aux dévergondages de la verve, qui ne se soucie que de se satisfaire, qui éclate en singularités, qui a besoin de nouveautés, et qui aime l’audace et l’extravagance, comme la raison aime la justesse et la vérité. Le génie éteint, resta la folie ; l’inspiration ôtée, on n’eut plus que l’absurdité. Jadis le désordre et l’élan intérieur produisaient et excusaient les concetti et les écarts ; désormais on les fit à froid, par calcul et sans excuse. Ils exprimaient jadis l’état de l’esprit, désormais ils le démentirent. Ainsi s’accomplissent les révolutions littéraires. La forme, qui n’est plus inventée ni spontanée, mais imitée et transmise, survit à l’esprit passé, qui l’a faite, et contredit l’esprit présent, qui la défait. Cette lutte préalable et cette transformation progressive composent la vie de Dryden, et expliquent son impuissance et ses chutes, son talent et son succès.
Ses commencemens font un contraste frappant avec ceux des poètes de la renaissance, acteurs, vagabonds, soldats, qui dès l’abord roulaient dans tous les contrastes et toutes les misères de la vie active. Il naquit vers 1631, d’une bonne famille : son grand-père et son oncle étaient barons ; sir Gilbert Pickering, son parent, fut chevalier, député, membre sous Cromwell du conseil des vingt et un, l’un des grands-officiers de la nouvelle cour. Dryden fut élevé dans une excellente école, chez le docteur Busby, alors célèbre ; il passa ensuite quatre ans à Cambridge. Ayant hérité, par la mort de son père, d’un petit domaine, il n’usa de sa liberté et de sa fortune que pour persister dans sa vie studieuse, et s’enferma à l’université trois ans encore. Vous voyez ici les habitudes régulières d’une famille honorable et aisée, la discipline d’une éducation suivie et solide, le goût des études classiques et complètes. De telles circonstances annonçaient et préparaient non un artiste, mais un écrivain.
Je trouve les mêmes inclinations et les mêmes signes dans le reste de sa vie privée ou publique. Il passe régulièrement sa matinée à écrire ou à lire, puis dîne en famille. Ses lectures sont d’un homme instruit et d’un esprit critique, qui songe peu à se divertir ou à s’enflammer, mais qui apprend et qui juge : Virgile, Ovide, Horace, Juvénal, Perse, voilà ses auteurs favoris ; il en traduit plusieurs, il a leurs noms sans cesse sous la plume, il discute leurs opinions et leur mérite, il se nourrit de cette raison que les habitudes oratoires ont imprimée dans toutes les œuvres de l’esprit romain. Il est familier avec les nouvelles lettres françaises, héritières des latines, avec Corneille et Racine, avec Boileau, Rapin et Bossu ; il raisonne avec eux, souvent d’après eux, écrit avec réflexion, et ne manque guère d’arranger quelque bonne théorie pour justifier chacune de ses nouvelles pièces. Sauf quelques inexactitudes, il connaît fort bien la littérature de sa nation, marque aux auteurs leur rang, classe les genres, remonte jusqu’au vieux Chaucer, qu’il traduit et rajeunit. Ainsi muni, il va s’asseoir l’après-midi au café de Will, qui est le grand rendez-vous littéraire ; les jeunes poètes, les étudians qui sortent de l’université, les amateurs de style se pressent autour de sa chaise, qui est soigneusement placée l’été près du balcon, l’hiver au coin de la cheminée, heureux d’un mot, d’une prise de tabac respectueusement puisée dans sa docte tabatière. C’est qu’en effet il est le roi du goût et l’arbitre des lettres ; il juge les nouveautés, la dernière tragédie de Racine, une lourde épopée de Blackmore, les premières odes de Swift, un peu vaniteux, louant ses propres écrits jusqu’à dire « qu’on n’a jamais composé et qu’on ne composera jamais qu’une belle ode, » sa pièce sur la fête d’Alexandre, mais communicatif, aimant ce renouvellement d’idées que la discussion ne manque jamais de produire, capable de souffrir la contradiction et de donner raison à son adversaire. Ces mœurs montrent que la littérature est devenue une œuvre d’étude, non d’inspiration, un emploi du goût, non de l’enthousiasme, une source de distractions, non d’émotions.
Son public, ses amitiés, ses actions, ses luttes, aboutissent au même effet. Il vécut parmi les grands et les gens de cour, société de mœurs artificielles et de langage calculé. Il avait épousé la fille de Thomas, comte de Berkshire ; il fut historiographe, puis poète lauréat. Il voyait fréquemment le roi et les princes. Il adressait chacune de ses œuvres à un seigneur dans une préface louangeuse écrite en style de domestique, et qui témoignait d’un commerce intime avec les grands. Il recevait une bourse d’or pour chaque dédicace, allait remercier, introduisait les uns sous des noms déguisés dans son Essai sur le Drame, écrivait des introductions pour les œuvres des autres, les appelait Mécène, Tibulle ou Pollion, discutait avec eux les œuvres et les opinions littéraires. L’établissement d’une cour avait amené la conversation, la vanité, l’obligation de paraître lettré et d’avoir bon goût, toutes les habitudes de salon qui sont les sources de la littérature classique, et qui enseignent aux hommes l’art de bien parler[1]. D’autre part, les lettres, rapprochées du monde, entraient dans les affaires du monde, et d’abord dans les petites disputes privées. Pendant que les gens de lettres apprennent à saluer, les gens de cour apprennent à écrire. Bientôt ils se mêlent, et naturellement ils se battent. Le duc de Buckingham écrit une parodie de Dryden, le Rehearsal, et prend une peine infinie pour faire attraper au principal acteur le ton et les gestes de son ennemi. Plus tard Rochester entre en guerre avec le poète, soutient Settle contre lui, et loue une bande de coquins pour lui donner des coups de bâton. Dryden eut, outre cela, des querelles contre Shadwell et une foule d’autres, puis à la fin contre Blackmore et Jeremy Collier. Pour comble, il entra dans le conflit des partis politiques et des sectes religieuses, combattit pour les tories et les anglicans, puis pour les catholiques, écrivit la Médaille, Absalon et Achitophel contre les whigs, la Religio Laïci contre les dissidens et les papistes, puis la Biche et la Panthère pour le roi Jacques II, avec la logique d’un homme de controverse et l’âpreté d’un homme de parti. Il y a bien loin de cette vie militante et raisonneuse aux rêveries et au détachement d’un vrai poète. De telles circonstances enseignent l’art d’écrire clairement et solidement le discours méthodique et suivi, le style exact et fort, la plaisanterie et la réfutation, l’éloquence et la satire, car il n’y a pas d’autres voies pour se faire écouter ou se faire croire, et l’esprit entre de force dans les voies qui le conduisent à son but. Celui-ci y entrait de lui-même. Dès sa seconde pièce[2], l’abondance des idées serrées, l’énergie et la liaison oratoire, la simplicité, le sérieux, le souffle héroïque et romain annoncent un génie classique, parent non de Shakspeare, mais de Corneille, capable non de drames, mais de discours.
Et cependant dès l’abord il se donna au drame ; il en fit vingt-sept, et signa un traité avec les acteurs du Théâtre du Roi pour leur en fournir trois par an. Le théâtre, interdit sous la république, venait de se rouvrir avec une magnificence et un succès extraordinaires. Les décorations enrichies et devenues mobiles, les rôles de femmes joués non plus par de jeunes garçons, mais par des femmes, l’éclairage splendide et nouveau des bougies, les machines, la popularité récente des acteurs, qui devenaient les héros de la mode, l’importance scandaleuse des actrices, qui devenaient les maîtresses des grands seigneurs et du roi, l’exemple de la cour et l’imitation de la France attiraient les spectateurs en foule. La soif du plaisir, longtemps comprimée, débordait. On se dédommageait de la longue abstinence imposée par les puritains fanatiques ; les yeux et les oreilles, dégoûtés des visages moroses, de la prononciation nasale, des éjaculations officielles sur le péché et la damnation, se rassasiaient de la douceur des chants, du chatoiement des étoffes, de la séduction des danses voluptueuses. On voulait jouir, et jouir d’une façon nouvelle, car un nouveau monde, celui des courtisans et des oisifs, s’était formé. L’abolition des tenures féodales, l’augmentation énorme du commerce et de la richesse, l’affluence des propriétaires, qui mettaient des fermiers à leur place et venaient à Londres pour goûter les plaisirs de la ville et chercher les faveurs du roi, avaient établi, ici comme en France, la classe, l’autorité, les mœurs et les goûts des gens du monde, hommes de salons et de loisir, amateurs de plaisir, de conversation, d’esprit et de savoir-vivre, occupés de la pièce en vogue moins pour s’en divertir que pour la juger. Ainsi se bâtit le théâtre de Dryden ; le poète, avide de gloire et pressé d’argent, y trouvait l’argent avec la gloire, et innovait à demi, à grand renfort de théories et de préfaces, s’écartant de l’ancien drame anglais, s’approchant de la nouvelle tragédie française, essayant un compromis entre l’éloquence classique et la vérité romantique, s’accommodant tant bien que mal au nouveau public qui le payait et l’acclamait.
« La langue, la conversation et l’esprit[3], dit-il, se sont perfectionnés depuis le siècle dernier,» ce qui a fait découvrir dans les anciens poètes beaucoup de fautes, et a introduit un genre de drame nouveau. « Qu’un homme sachant l’anglais lise attentivement les œuvres de Shakspeare et de Fletcher, j’ose affirmer qu’il trouvera à chaque page, soit quelque solécisme de langue, soit quelque manque de sens notable. La plupart de leurs fables sont composées avec une histoire ridicule et incohérente. Beaucoup de pièces de Shakspeare sont fondées sur des impossibilités, ou du moins si bassement écrites, que la partie comique n’excite point notre rire, ni la partie sérieuse notre intérêt. Je montrerais aisément que notre Fletcher si admiré n’entendait ni l’art de bien nouer une intrigue, ni ce qu’on appelle les bienséances du théâtre. Par exemple son Philaster blesse sa maîtresse sur le théâtre ; son berger commet deux fois la même brutalité. » Nulle part il ne garde aux rois la dignité royale. D’ailleurs l’action est chez eux toute barbare. Ils mettent des batailles sur le théâtre : ils transportent en un instant la scène à vingt ans ou à cinq cents lieues de distance, et vingt fois de suite en un acte ; ils entassent ensemble trois ou quatre actions différentes, surtout dans les drames historiques. Mais c’est par le style qu’ils pèchent le plus. « Dans Shakspeare, beaucoup de mots et encore plus de phrases sont à peine intelligibles, et de celles que nous entendons, quelques-unes sont contre la grammaire, d’autres grossières, et tout son style est tellement empoisonné d’expressions figurées qu’il est aussi affecté qu’obscur. » Ben Jonson lui-même a souvent de mauvaises constructions, des redondances, des barbarismes. « L’art de bien placer les mots pour la douceur de la prononciation a été inconnu jusqu’au moment où M. Waller l’introduisit. » Enfin tous descendent jusqu’aux calembours, aux expressions populacières et basses. « C’est que, outre le manque de savoir et d’éducation, ils n’avaient pas le bonheur d’entendre la bonne conversation. Il y avait dans leur siècle moins de galanterie que dans le nôtre. Les gentilshommes aujourd’hui veulent qu’on les divertisse en leur montrant leurs propres ridicules. Ils veulent bien accorder que votre compère Jean et votre compère Jacques parlent selon leur état ; mais ils ne s’amusent point de leurs pots à bière et de leurs guenilles. » C’est pour eux maintenant qu’on doit écrire, et surtout pour les plus instruits[4], car ce n’est pas assez d’avoir de l’esprit ou d’aimer la tragédie pour être bon juge : il faut encore posséder une solide science et une haute raison, connaître Aristote, Horace, Longin, et prononcer d’après leurs règles. Ces règles, fondées sur l’observation et la logique, ordonnent qu’il n’y ait qu’une action, que cette action ait un commencement, un milieu et une fin, que ses parties dérivent naturellement l’une de l’autre, qu’elle excite la terreur et la pitié de manière à nous instruire et à nous améliorer, que les caractères soient distincts, suivis, conformes à la tradition ou au dessein du poète. — Telle sera, dit Dryden, la nouvelle tragédie, fort voisine, ce semble, de la tragédie française, d’autant plus qu’il cite ici Bossu et Rapin comme s’il les prenait pour précepteurs.
Elle en diffère néanmoins, et Dryden[5] énumère tout ce qu’un parterre anglais peut blâmer chez nous. — Les Français, dit-il, n’ont point de caractères vraiment comiques : à peine si Corneille en a mis un dans son Menteur ; tous leurs personnages se ressemblent, ce sont des êtres effacés, sans originalité distinctive. Le Menteur, quoique bien traduit et bien joué, a paru plat aux Anglais et fort au-dessous des caractères de Fletcher et de Ben Jonson. Pareillement leurs intrigues sont trop maigres, trop réduites à une action unique, privées de l’accompagnement des petites actions secondaires. D’ailleurs ils parlent au lieu d’agir. « Cinna, Pompée, ne sont point des tragédies, mais de longs discours sur la raison d’état, et Polyeucte, en matière de religion, est aussi solennel qu’un long point d’orgue dans un motet. Quand le cardinal Richelieu réforma le théâtre français, on y introduisit ces harangues pour l’accommoder à la gravité d’un prélat….. Je ne nie pas que cela ne puisse convenir à l’humeur des Français ; nous qui sommes plus moroses, nous venons au théâtre pour être divertis ; eux qui sont d’un tempérament gai et léger y viennent pour se rendre plus sérieux. » Quant aux tumultes et aux combats, qu’ils rejettent derrière la scène, « il y a une sorte d’âpreté farouche dans le caractère de nos compatriotes qui les réclame et fait qu’ils ne peuvent s’en passer. » Aussi bien les Français, à force de s’embarrasser dans ces scrupules, et de se confiner dans leurs unités et dans leurs règles, ont ôté l’action de leur théâtre, et se sont réduits à une monotonie et à une sécheresse insupportables. Ils manquent d’invention, de naturel, de variété, d’abondance. « Ils se contentent d’être maigrement réguliers. Leur langue affaiblie s’est trop raffinée, et, comme l’or pur, plie à tous les chocs ; notre vigoureux anglais obéit encore à l’art, mais il est plus propre aux pensées viriles, et son alliage l’a fortifié. » Qu’on raille tant qu’on voudra Fletcher et Shakspeare, « il y a dans leur style une imagination plus mâle et un plus grand souffle que dans aucun des Français. »
Quoique excessive, cette critique est bonne, et c’est parce qu’elle est bonne que je me défie des œuvres qu’elle va produire. Il est dangereux pour un artiste d’être excellent théoricien ; l’esprit qui crée s’accommode mal avec l’esprit qui juge ; celui qui, tranquillement assis sur le bord, disserte et compare n’est guère capable de se lancer droit et audacieusement dans la mer orageuse de l’invention. Ajoutez que Dryden se tient trop dans le juste milieu des tempéramens ; les artistes originaux aiment uniquement et injustement une certaine idée et un certain monde ; le reste disparaît à leurs yeux. Enfermés dans une portion de l’art, ils nient ou raillent l’autre ; c’est parce qu’ils sont bornés qu’ils sont forts. On voit d’avance que Dryden, poussé d’un côté par son esprit anglais, sera tiré d’un autre par ses règles françaises, que tour à tour il osera et se contiendra à moitié, qu’en fait de mérite il atteindra la médiocrité, c’est-à-dire la platitude, qu’en matière de défauts il tombera dans les disparates, c’est-à-dire dans les absurdités. Tout art original est réglé par lui-même, et nul art original ne peut être réglé par un autre ; il porte en lui-même son contre-poids et ne reçoit pas de contre-poids d’autrui ; il forme un tout inviolable : c’est un être animé qui vit de son propre sang, et qui languit ou meurt, si on lui ôte une partie de son sang pour le remplacer par du sang étranger. L’imagination de Shakspeare ne peut être guidée par la raison de Racine, et la raison de Racine ne peut être exaltée par l’imagination de Shakspeare ; chacune est bien en soi et exclut sa rivale : c’est faire un bâtard, un malade et un monstre que de les mêler. Le désordre, l’action violente et brusque, les crudités, l’horreur, la profondeur, la vérité, l’imitation exacte du réel et l’élan effréné des passions folles, tous les traits de Shakspeare se conviennent. L’ordre, la mesure, l’éloquence, la finesse aristocratique, la politesse mondaine, la peinture exquise de la délicatesse et de la vertu, tous les traits de Racine se conviennent. C’est détruire l’un que l’atténuer, c’est détruire l’autre que l’enflammer. Tout leur être et toute leur beauté consistent dans l’accord de leurs parties : renverser cet accord, c’est abolir leur être et leur beauté. Pour produire, il faut inventer une conception personnelle et conséquente ; il ne faut pas mêler deux conceptions étrangères et opposées : Dryden n’a pas fait ce qu’il fallait, et a fait ce qu’il ne fallait pas.
Il avait d’ailleurs le pire des publics, débauché et frivole, dépourvu d’un goût personnel, égaré à travers les souvenirs confus de la littérature nationale et les imitations déformées des littératures étrangères, ne demandant au théâtre que la volupté des sens ou l’amusement de la curiosité. Au fond, le drame, comme toute œuvre d’art, ne fait que rendre sensible une idée profonde de l’homme et de la vie ; il y a une philosophie cachée sous ses enroulemens et sous ses violences, et le public doit être capable de la comprendre comme le poète de la trouver. Il faut que l’auditeur ait réfléchi ou senti avec énergie ou délicatesse pour entendre des pensées énergiques ou délicates, et jamais Hamlet ou Iphigénie ne toucheront un viveur vulgaire ou un coureur d’argent. Le personnage qui pleure sur la scène ne fait que renouveler nos propres larmes ; notre intérêt n’est que de la sympathie, et le drame est comme une conscience extérieure qui nous avertit de ce que nous sommes, de ce que nous aimons et de ce que nous avons senti. De quoi le drame aurait-il averti des joueurs comme Saint-Albans, des ivrognes comme Rochester, des prostituées comme lady Castlemaine, de vieux enfans comme Charles II ? Quels spectateurs que des épicuriens grossiers incapables même de décence feinte, amateurs de volupté brutale, barbares dans leurs jeux, orduriers dans leurs paroles, dépourvus d’honneur, d’humanité, de politesse, et qui faisaient de la cour un mauvais lieu ! Des décorations splendides, des changemens à vue, le tapage des grands vers et des sentimens forcés, l’apparence de quelques règles apportées de Paris, voilà la pâture naturelle de leur vanité et de leur sottise, et voilà le théâtre de la restauration anglaise.
Je prends l’une de ces tragédies, fort célèbre alors, l’Amour tyrannique ou la Royale Martyre, beau titre et propre à faire fracas. La royale martyre est sainte Catherine, princesse royale à ce qu’il paraît, amenée au tyran Maximin. Elle confesse sa foi, et on lui lâche un philosophe païen, Apollonius, pour la réfuter. « Prêtre, lui dit Maximin, pourquoi restes-tu muet ? Tu vis du ciel, tu dois disputer. » Encouragé, il dispute ; mais sainte Catherine argumente vigoureusement : « La raison combat contre votre chère religion, — car plusieurs dieux feraient plusieurs infinis ; — ceci était connu des premiers philosophes, — qui sous différens noms n’en adoraient qu’un seul, — quoique vos vains poètes se soient ensuite trompés — en faisant un dieu de chaque attribut. » Apollonius se gratte un peu l’oreille, et finit par répondre qu’il y a de grandes vérités et de bonnes règles morales dans le paganisme. La pieuse logicienne lui répond aussitôt : « Alors que toute la dispute se réduise — à comparer ces règles et le christianisme ! » Désarçonné, Apollonius se convertit à l’instant même, injurie le prince, qui, trouvant sainte Catherine fort belle, se sent amoureux tout d’un coup et fait des calembours : « Absent, je puis ordonner son martyre ; — mais un regard de plus, et le martyr sera moi. »
Dans cet embarras, il envoie un grand-officier pour déclarer son amour à sainte Catherine ; le grand-officier cite et loue les dieux d’Épicure : à l’instant, la sainte établit la doctrine des causes finales, qui renverse celle des atomes. Maximin arrive lui-même et lui dit « que si elle continue à repousser sa flamme, il la fera périr dans d’autres flammes. » Là-dessus elle le tutoie, le brave, l’appelle esclave et s’en va. Touché de ces procédés, il veut l’épouser légitimement, et pour cela répudie sa femme. Cependant, afin de n’omettre aucun expédient, il emploie un magicien qui fait des conjurations (sur le théâtre), évoque les esprits infernaux, et amène une ronde de petits amours : ceux-ci dansent et chantent des chansons voluptueuses autour du lit de sainte Catherine. Son ange gardien survient et les chasse. Pour dernière ressource, Maximin fait mettre une roue sur le théâtre pour y exposer sainte Catherine et sa mère. Au moment où l’on déshabille la sainte, un ange pudique descend fort à propos et casse la roue ; après quoi, on les emmène et on leur coupe le cou dans la coulisse. Joignez à ces belles inventions une double intrigue, l’amour de Valéria, fille de Maximin, pour Porphyrius, général des prétoriens, celui de Porphyrius pour Bérénice, femme de Maximin, puis une catastrophe subite, trois morts, et le règne des honnêtes gens qui s’épousent et se disent des politesses. Telle est cette tragédie, qui se dit française, et la plupart des autres sont semblables. Dans la Reine vierge, dans le Mariage à la mode, dans Aurenazèbe, dans l’Empereur indien, et surtout dans la Conquête de Grenade, tout est extravagant. On se taille en pièces, on prend des villes, on se poignarde, et on déclame de tout son gosier. Ces drames ont justement la vérité et le naturel d’un libretto d’opéra. Les incantations y abondent; un esprit apparaît dans Montezuma et déclare que les dieux indiens s’en vont. Les ballets s’y trouvent ; Vasquez et Pizarre, assis dans une jolie grotte, regardent en conquérans les danses des Indiennes, qui folâtrent voluptueusement autour d’eux. Les scènes de Lulli n’y manquent pas. Alméria, comme Armide, arrive pour tuer Cortez endormi, et tout d’un coup se prend d’amour pour lui. Encore les libretti d’opéra n’ont-ils pas de disparates ; ils évitent tout ce qui pourrait choquer l’imagination ou les yeux ; ils sont faits pour des gens de goût qui fuient toute laideur et toute lourdeur. Ici croiriez-vous bien qu’on donne la torture à Montézuma sur le théâtre, et que pour comble un-prêtre pendant ce temps dispute avec lui ? Je reconnais dans cette pédanterie atroce les beaux cavaliers du temps, logiciens et bourreaux, qui se nourrissaient de controverse, et par plaisir allaient voir les supplices des puritains. Je reconnais derrière ces cascades d’invraisemblances et d’aventures les courtisans puérils et blasés qui, alourdis par le vin, ne sentaient plus les discordances, et dont les nerfs ne renaissent que par le choc des méprises et la barbarie des événemens.
Entrons plus avant. Dryden veut mettre dans son théâtre les beautés de la tragédie française, et d’abord la noblesse des sentimens. Est-ce assez de copier, comme il fait, des phrases chevaleresques ? Il s’en faut de tout un monde, car il faut tout un monde pour former des âmes nobles. La vertu chez nos tragiques est fondée sur la raison, sur la religion, sur l’éducation, sur la philosophie. Leurs personnages ont cette justesse d’esprit, cette netteté de logique, cette élévation de jugement qui instituent dans l’homme des maximes arrêtées et l’empire de soi. On aperçoit dans leur voisinage les doctrines de Bossuet et de Descartes ; la réflexion aide en eux la conscience ; l’habitude du monde y joint le tact et la finesse. La fuite des actions violentes et des horreurs physiques, la proportion et l’ordre de la fable, l’art de déguiser ou d’éviter les êtres grossiers ou trop bas, la perfection continue du style le plus mesuré et le plus noble, tout contribue à porter la scène dans une région sublime, et nous croyons à des âmes plus hautes en les voyant dans un air plus pur. Dans Dryden, peut-on y croire ? Les personnages atroces ou infâmes viennent à chaque instant par leurs crudités nous rabattre dans leur fange. Maximin, ayant poignardé Placidius, s’assied sur son corps, le poignarde deux fois encore, et dit aux gardes : « Amenez-moi l’impératrice et Porphyrius morts ; je veux braver le ciel une tête dans chaque main. » Nourmahal, repoussée par le fils de son mari, insiste quatre fois avec l’indécente pédanterie que voici : « Pourquoi ces scrupules contre un plaisir où la nature rassemble toutes ses joies en une seule ? La promiscuité dans l’amour est la loi générale. Quels qu’aient été les premiers amans, un frère et une sœur furent le second couple. » À l’instant l’illusion s’en va ; on se croyait dans un salon de nobles personnages, on y trouve une prostituée folle et un sauvage ivre. Levez les masques : les autres ne valent guère mieux. Alméria, à qui l’on offre une couronne, répond insolemment : « Je la prends non comme donnée par vous, mais comme due à mon mérite et à ma beauté. » Indamora, à qui un vieux courtisan fait une déclaration d’amour, lui dit son fait avec une gloriole de parvenue et une grossièreté de servante : « Quand je ne serais pas reine, avez-vous pesé ma beauté, ma jeunesse, qui est dans sa fleur, et votre vieillesse, qui est dans sa décrépitude ? » Nulle d’entre ces héroïnes ne sait se conduire ; elles prennent l’impertinence pour la dignité, la sensualité pour la tendresse ; elles ont des abandons de courtisane, des jalousies de grisette, des petitesses de bourgeoise et des injures de harengère. Quant aux héros, ce sont les plus déplaisans des Fierabras. Léonidas, d’abord reconnu pour prince héréditaire, puis tout d’un coup abandonné, se console par cette réflexion modeste : « Il est vrai, je suis seul ; mais Dieu l’était aussi avant de faire le monde, et il était mieux servi par lui-même que par la nature. » Parlerai-je du plus grand sonneur de fanfares, Almanzor, peint, dit Dryden lui-même, d’après Artaban, redresseur de torts, pourfendeur de bataillons, destructeur de monarchies ? Ce ne sont que sentimens chargés, dévouemens improvisés, générosités exagérées, emphase ronflante de chevalerie maladroite ; au fond, les personnages sont des rustres et des barbares qui ont essayé de s’affubler de l’honneur français et de la politesse mondaine. Et telle est en effet cette cour : elle imite celle de Louis XIV comme un faiseur d’enseignes copie un peintre. Elle n’a ni goût ni délicatesse, et s’en veut donner l’extérieur. Des entremetteurs et des dévergondées, des courtisans spadassins ou bourreaux qui vont voir éventrer Harrison ou qui mutilent Coventry, des filles d’honneur qui accouchent au bal, ou vendent aux planteurs les condamnés qu’on leur livre, un palais plein de chiens qui aboient et de joueurs qui crient, un roi qui en public lutte de gros mots avec ses maîtresses en chemise, voilà cet illustre monde ; ils n’ont pris des façons françaises que le costume, et des sentimens nobles que les grands mots.
Le second point digne d’imitation dans la tragédie classique est le style. A la vérité Dryden épure et éclaircit le sien, introduisant le raisonnement serré et les mots exacts. Il y a chez lui des disputes oratoires comme dans Corneille, des répliques lancées coup sûr coup, symétriques, et comme un duel d’argumens. Il y a des maximes vigoureusement ramassées dans l’enceinte d’un vers unique, des distinctions, des développemens, et tout l’art des bonnes plaidoiries. Il y a d’heureuses antithèses, des épithètes d’ornement, de belles comparaisons travaillées, et tous les artifices de l’esprit littéraire. Et ce qu’il y a de plus frappant, c’est qu’il abandonne le vers dramatique et national, qui est sans rime, ainsi que le mélange de prose commun à tous les anciens poètes, pour rimer toute sa tragédie à la française, croyant inventer ainsi un nouveau genre, qu’il nomme heroic play ; mais, dans cette transformation, le bon périt, le mauvais reste, car remarquez que la rime est chose différente chez des races différentes. Pour un Anglais, elle ressemble à un chant, et le transporte à l’instant dans un monde idéal ou féerique. Pour un Français, elle n’est qu’une convention ou une convenance, et le transporte à l’instant dans une antichambre ou un salon ; pour lui, c’est un costume d’ornement et rien qu’un costume ; s’il gêne la prose, il l’anoblit ; il impose le respect, non l’enthousiasme, et change le style roturier en style titré. D’ailleurs dans nos vers aristocratiques tout se tient. Toute pédanterie, tout appareil de logique en sont exclus ; rien de plus désagréable que la rouille scolastique à des gens bien élevés et délicats. Les images y sont rares, toujours soutenues, et la poésie audacieuse, la vraie fantaisie, n’y ont point de place ; de tels éclats, des écarts si forts, dérangeraient la politesse et le train régulier du monde. Les mots propres, le relief des expressions franches ne s’y trouvent pas ; les termes généraux, toujours un peu effacés, conviennent bien mieux aux ménagemens et aux finesses de la société choisie. Contre toutes ces règles, Dryden vient se heurter lourdement. Sa rime, pour les oreilles d’un Anglais, écarte à l’instant toute illusion théâtrale ; on sent que les personnages qui parlent ainsi sont des mannequins sonores ; il avoue lui-même que sa tragédie héroïque ne fait que mettre en scène des poèmes chevaleresques comme ceux de l’Arioste et de Spenser,
Des élans poétiques achèvent de ruiner toute vraisemblance. Reconnaissez-vous l’accent du drame dans cette comparaison d’épopée ? « Comme une belle tulipe opprimée par l’orage, — frissonnante, se ferme, et plie ses bras de soie pour s’endormir, — se courbe sous l’ouragan, toute pâle, et presque morte, — pendant que le vent sonore chante autour de sa tête courbée, — ainsi disparaît votre beauté voilée[6]. » Quelle singulière entrée que ces concetti de Cortez qui débarque ! « Dans quel climat fortuné sommes-nous jetés, — si longtemps caché, si récemment connu, — comme si notre vieux monde s’était écarté par pudeur — pour venir ici secrètement accoucher d’un nouvel univers ? » Jugez combien ces plaques de couleur font contraste sur le sobre dessin de la dissertation française. Ghez lui, les amoureux font assaut de métaphores. Là, un amant, pour vanter les beautés de sa maîtresse, dit que « des cœurs sanglans gisent palpitans dans sa main. » À chaque page, des mots crus ou bas viennent salir la régularité du style noble. La pesante logique s’étale carrément dans les discours des princesses : « Deux si, dit Lyndaxara, font à peine une possibilité. » Dryden met son bonnet de gradué sur la tête de ces pauvres femmes. Ni lui ni ses personnages ne sont des gens bien élevés, maîtres de leur style ; ils n’ont pris aux Français que le gros appareil du barreau et de l’école ; ils ont laissé là l’éloquence unie, la diction modérée, l’élégance et la finesse. Tout à l’heure la grossièreté licencieuse de la restauration perçait à travers le masque des beaux sentimens dont elle se couvrait ; maintenant la rude imagination anglaise a crevé le moule oratoire où elle tâchait de s’enfermer.
Retournons le tableau. Dryden veut garder le fond du vieux drame anglais, et conserve l’abondance des événemens, la variété des intrigues, l’imprévu des accidens et la représentation physique des actions sanglantes ou violentes. Il tue autant que Shakspeare. Par malheur, tous les poètes n’ont pas le droit de tuer. Quand on promène les spectateurs parmi les meurtres et les surprises, on a besoin de cent préparations secrètes. Supposez une sorte de verve et de folie romanesque, le style le plus osé, tout bizarre et poétique, des chansons, des peintures, des rêveries à haute voix, le franc dédain de toute vraisemblance, un mélange de tendresse, de philosophie et de moquerie, toutes les grâces fuyantes des sentimens nuancés, tous les caprices de la fantaisie bondissante : la vérité des événemens ne vous importera guère. Personne, devant Cymbeline ou As you like it, n’est politique ou historien ; on ne prend point au sérieux ces courses d’armées, ces avénemens de princes ; on assiste à une fantasmagorie. On n’exige pas que les choses aillent selon les lois naturelles ; au contraire on exige volontiers qu’elles aillent contre les lois naturelles. La déraison en fait le charme. Il faut que ce nouveau monde soit tout imaginaire ; s’il ne l’était qu’à demi, personne n’y voudrait monter. C’est pourquoi nous ne montons point dans celui de Dryden. Une reine qu’on détrône, puis qu’on rétablit à l’improviste ; un tyran qui retrouve son fils perdu, se trompe, adopte une jeune fille à sa place ; un jeune prince qui, mené au supplice, arrache l’épée d’un garde et reprend sa couronne, voilà les romans qui composent sa Reine vierge et son Mariage à la mode. On devine quel air ces dissertations classiques ont dans ce pêle-mêle ; la solide raison rabat coup sur coup l’imagination sur le pavé. On ne sait s’il s’agit d’un portrait ou d’une arabesque ; on reste suspendu entre la vérité et la fantaisie ; on voudrait monter au ciel ou descendre en terre, et l’on saute au plus vite hors de l’échafaudage maladroit où le poète veut nous jucher.
D’autre part, quand Shakspeare veut, non plus éveiller un songe, mais imprimer une croyance, il nous dispose encore et par avance. mais d’une autre façon. Naturellement nous doutons en face d’une action atroce ; nous devinons que les fers rougis qui vont brûler les yeux du petit Arthur sont des bâtons peints, et que les six drôles qui font le siège de Rome sont des figurans loués à trente sous par nuit. Contre cette défiance, il faut employer le style le plus naturel, l’imitation circonstanciée et crue des mœurs de corps de garde et de cabaret ; je ne croirai à la sédition de Jack Cade qu’en entendant des paroles fangeuses de luxure bestiale, de stupidité populacière ; il faut me montrer les quolibets, le gros rire, l’ivrognerie, les habitudes de boucher et de corroyeur, pour que je me figure un attroupement et une élection. Pareillement, dans les meurtres, faites-moi sentir la flamme des passions grondantes, l’accumulation de désespoir ou de haine qui ont lancé la volonté et raidi la main ; quand les paroles effrénées, les soubresauts du délire, les cris convulsifs du désir exaspéré, m’auront fait toucher tous les liens de la nécessité intérieure qui a ployé l’homme et forgé le crime, je ne songerai plus à regarder si le couteau saigne, parce que je sentirai en moi, et frémissante, la passion qui l’a manié. Est-ce que j’ai besoin de vérifier si Cléopâtre est morte ? Le singulier rire dont elle éclate quand on apporte le panier d’aspics, le brusque raidissement nerveux, le flux de paroles fiévreuses, la gaieté saccadée, les gros mots, le torrent d’idées dont elle déborde, m’ont déjà fait mesurer tout l’abîme du suicide, et je l’ai prévu dès l’entrée. Cette furie d’imagination allumée par le climat et la toute-puissance, ces nerfs de femme, de reine et de courtisane, cet abandon extraordinaire de soi-même à toutes les fougues de l’invention et du désir, ces cris, ces larmes, cette écume aux lèvres, cette tempête d’injures, d’actions, d’émotions, cette promptitude au meurtre annonçaient de quel élan elle allait heurter le dernier obstacle et le briser. Qu’est-ce que Dryden vient faire ici avec ses phrases écrites ? Qu’est-ce qu’une suivante qui parle avec des mots d’auteur, et qui dit à sa maîtresse demi-folle : « Appelez la raison à votre secours[7] ? » Qu’est-ce qu’une Cléopâtre comme la sienne, copiée d’après la Castlemaine, habile aux manèges et aux pleurnicheries, voluptueuse et coquette, n’ayant ni la noblesse de la vertu ni la grandeur du crime ? « La nature m’avait faite pour être une bonne épouse, une pauvre innocente colombe domestique, tendre sans art, douce sans tromperie. » Non, certes, ou du moins cette tourterelle n’eût point dompté ni gardé Antoine ; une bohémienne seule le pouvait par la supériorité de l’audace et la flamme du génie. Je vois, dès le titre de la pièce, pourquoi Dryden a amolli Shakspeare : Tout pour l’amour, ou le Monde bien perdu. Quelle misère que de réduire de tels événemens à une pastorale, d’excuser Antoine, de louer par contre-coup Charles II, de roucouler comme dans une bergerie ! Et tel était le goût des contemporains : quand Dryden écrivit d’après Shakspeare la Tempête et d’après Milton l’État d’innocence, il corrompit encore une fois les idées de ses maîtres ; il changea Ève et Miranda en courtisanes ; il abolit partout, sous les convenances et les indécences, la franchise, la sévérité, la finesse et la grâce de l’invention originale. Autour de lui, Settle, Shadwell, sir Robert Howard, faisaient pis. L’Impératrice du Maroc, par Settle, fut si admirée, que les gentilshommes et les dames de la cour l’apprirent pour la jouer à White-Hall, devant le roi. Et ce ne fut point là une mode passagère ; quoique dégrossi, ce goût dura. En vain les poètes rejetèrent une partie de l’alliage français dont ils avaient chargé leur métal natif ; en vain ils revinrent au vieux vers sans rime qu’avaient manié Jonson et Shakspeare ; en vain Dryden, dans les rôles d’Antoine, de Ventidius, d’Octavie, de don Sébastien et de Dorax, retrouva une portion du naturel et de l’énergie antiques ; en vain Otway, qui avait un vrai talent dramatique, Lee et Southern atteignirent à des accens vrais ou touchans, en telle sorte qu’une fois, dans Venise sauvée, on crut que le drame allait renaître : le drame était mort, et la tragédie ne pouvait le remplacer, ou plutôt chacun d’eux mourait par l’autre, et leur union, qui les avait énervés sous Dryden, les énervait sous ses successeurs. Le style littéraire émoussait la vérité dramatique, la vérité dramatique gâtait le style littéraire ; l’œuvre n’était ni assez vivante ni assez bien écrite ; l’auteur n’était ni assez poète ni assez orateur : il n’avait ni la fougue et l’imagination de Shakspeare ni la politesse et l’art de Racine[8]. Il errait sur les confins des deux théâtres, et ne convenait ni à des artistes à demi barbares ni à des gens de cour finement polis. Tel est en effet le public qui l’écoute, incertain entre deux formes de pensées, nourri de deux civilisations contraires. Ces hommes n’ont plus la jeunesse des sens, la profondeur des impressions, l’originalité audacieuse et la folie poétique des cavaliers et des aventuriers de la renaissance ; ils n’auront jamais les adresses de langage, la douceur de mœurs, les habitudes de la cour et les finesses de sentiment ou de pensée qui ont orné la cour de Louis XIV. Ils quittent l’âge de l’imagination et de l’invention solitaire, qui convient à leur race, pour l’âge de la raison et de la conversation mondaine, qui ne convient pas à leur race ; ils perdent leurs mérites propres et n’acquièrent pas les mérites de leurs voisins. Ce sont des poètes étriqués et des courtisans mal élevés, ne sachant plus rêver et ne sachant pas encore vivre, tantôt plats ou brutaux, tantôt emphatiques ou raides. Pour qu’une belle poésie naisse, il faut qu’une race rencontre son siècle. Celle-ci, égarée hors du sien et entravée d’abord par l’imitation étrangère, ne forme que lentement sa littérature classique ; elle ne l’atteindra qu’après avoir transformé son état religieux et politique : ce sera le règne de la raison anglaise. Dryden l’ouvre par ses autres œuvres, et les écrivains qui paraîtront sous la reine Anne lui donneront son achèvement, son autorité et son éclat.
C’est ici le véritable domaine de Dryden et de la raison classique : des pamphlets et des dissertations en vers, des épîtres, des satires, des traductions et des imitations, tel est le champ où les facultés logiques et l’art d’écrire trouvent leur meilleur emploi. Avant d’y descendre et d’y observer leur œuvre, il est à propos de regarder de plus près l’homme qui les y portait.
C’est un esprit singulièrement solide et judicieux, excellent argumentateur, habitué à digérer ses idées, tout nourri de bonnes preuves longuement méditées, ferme dans la discussion, posant des principes, établissant des divisions, apportant des autorités, tirant des conséquences, tellement que, si on lisait ses préfaces sans lire ses pièces, on le prendrait pour un des maîtres du drame. Il atteint naturellement la prose définitive ; ses idées se déroulent avec ampleur et clarté ; son style est de bon aloi, exact et simple, pur des affectations et des ciselures dont Pope plus tard chargera le sien ; sa phrase ressemble à celle de Corneille, périodique et large par la seule vertu du raisonnement intérieur qui la déploie et la soutient. On voit qu’il pense, et par lui-même, qu’il lie ses pensées, qu’il les vérifie, que par-dessus tout cela naturellement il voit juste, et qu’avec la méthode il a le bon sens. Il a les goûts et les faiblesses qui conviennent à sa forme d’intelligence. Il élève au premier rang « l’admirable Boileau, dont les expressions sont nobles, le rhythme excellent, les pensées justes, le langage pur, dont la satire est perçante et dont les idées sont serrées, qui, lorsqu’il emprunte aux anciens, les paie avec usure de son propre fonds, en monnaie aussi bonne et de cours presque aussi universel. » Il a la raideur des poètes logiciens, trop réguliers et raisonnables, blâmant l’Arioste, « qui n’a su ni faire un plan proportionné, ni garder quelque unité d’action, ou quelque limite de temps, ou quelque mesure dans son énorme fable, dont le style est exubérant, sans majesté ni décence, et dont les aventures sortent des bornes du naturel et du possible[9]. » Il ne comprend pas mieux la finesse que la fantaisie. Parlant d’Horace, il trouve que « son esprit est terne et son sel presque sans goût ; celui de Juvénal est plus vigoureux et plus mâle, et me donne autant de plaisir que j’en puis porter. » Par la même raison, il rabaisse les délicatesses du style français. « La langue française n’est pas munie de muscles comme notre anglais ; elle a l’agilité d’un lévrier, mais non la masse et le corps d’un dogue. Ils ont donné pour règle à leur style la pureté ; la vigueur virile est celle du nôtre. » Deux ou trois mots pareils peignent un homme ; Dryden vient de marquer sans le savoir la mesure et la qualité de son esprit.
Cet esprit, on le devine, est lourd, et particulièrement dans la flatterie. L’art de flatter est le premier dans un âge monarchique. Dryden n’y est guère habile, non plus que ses contemporains. De l’autre côté du détroit, à la même époque, on loue autant, mais sans trop s’avilir, parce qu’on apprête la louange ; tantôt on la déguise ou on la relève par la grâce du style, tantôt on a l’air de s’y conformer comme à une mode. Ainsi tempérée, les gens la digèrent. Ici, loin de la fine cuisine aristocratique, elle pèse toute crue et massive sur l’estomac. Le ministre Clarendon, apprenant que sa fille venait d’épouser en secret le duc d’York, suppliait le roi de la faire décapiter au plus vite. La chambre des communes, composée en majorité de presbytériens, se déclarait elle-même et le peuple anglais rebelles, dignes du dernier supplice, et allait en corps se jeter aux pieds du roi, d’un air contrit, pour le supplier de pardonner à la chambre et à la nation. Dryden n’est pas plus délicat que les hommes d’état et les législateurs. Ordinairement ses dédicaces donnent la nausée. Il dit à la duchesse de Monmouth que « nulle partie de l’Europe ne peut offrir quelqu’un qui égale son noble époux pour la mâle beauté et l’excellence de l’extérieur. » — « Vous n’avez qu’à vous montrer tous deux ensemble pour recevoir les bénédictions et les prières de l’humanité. Nous sommes prêts à conclure que vous êtes un couple d’anges envoyés ici-bas pour rendre la vertu aimable ou pour offrir des modèles aux poètes, quand ils voudront instruire et charmer leur siècle en peignant la bonté sous la forme la plus parfaite et la plus séduisante qui soit dans la nature. » Ailleurs, se tournant vers Monmouth, il ajoutait : « Tous les hommes se joindront à moi pour le tribut d’adoration dont je m’acquitte envers votre grâce. » Sa grâce ne sourcillait pas, ne bouchait pas sa narine, et sa grâce avait raison. Un autre écrivain, mistress Afra Rehn, allumait sous le nez d’Éléonor Gwynn des lampions bien plus infects ; les nerfs alors étaient robustes, l’on respirait agréablement là où d’autres suffoqueraient. Le comte de Dorset ayant écrit quelques petites chansons et satires, Dryden lui jure que dans son genre il égale Shakspeare et surpasse tous les anciens. Et ces panégyriques assénés en face durent imperturbablement pendant vingt pages, l’auteur passant tour à tour en revue les diverses vertus de son grand homme et trouvant toujours que la dernière est la plus belle ; après quoi, en récompense il recevait une bourse d’or. Notez qu’en cela Dryden n’était pas plus laquais qu’un autre. La corporation de Hall, haranguée un jour par le duc de Monmouth, lui fit cadeau de six pièces d’or, que Monmouth donnait à M. Marvell, député de Hall au parlement. Les scrupules modernes n’étaient pas nés. Je crois que Dryden, avec tous ses prosternemens, a plutôt manqué d’esprit que d’honneur.
Un second talent, peut-être le premier en temps de carnaval, est l’art de dire des polissonneries, et la restauration fut un carnaval à peu près aussi délicat qu’un bal de débardeurs. Il y a d’étranges chansons et des prologues plus que hasardés dans les pièces de Dryden. Son Mariage à la Mode s’ouvre par ces vers, que chante une dame mariée : « Pourquoi un sot vœu de mariage, fait il y a longtemps, nous lierait-il maintenant que notre passion est éteinte ? » Le lecteur lira lui-même le reste ; on n’en peut rien citer. D’ailleurs Dryden y réussit mal : son fonds d’esprit est trop solide ; son naturel est trop sérieux, même réservé, taciturne. « Son ton libre, dit très bien Walter Scott, ressemble à l’impudence forcée d’un homme timide. » Il voulait avoir les belles façons d’un Sedley, d’un Rochester, se faisait pétulant par calcul, et s’asseyait carrément dans l’ordure où les autres ne faisaient que gambader. Rien de plus nauséabond qu’une gravelure étudiée, et Dryden étudie tout, jusqu’à la plaisanterie et la politesse. Il écrit à Dennis, qui l’avait loué : « Les belles qualités que vous me prêtez ne sont pas plus à moi que la lumière de la lune ne peut être dite lui appartenir, puisqu’elle ne brille que par la clarté réfléchie de son frère. » Il écrit à sa cousine, en manière de narration divertissante, ces détails sur une grosse femme avec qui il a voyagé : « Son poids faisait que les chevaux cheminaient très péniblement ; mais, pour leur donner le temps de souffler, elle nous arrêtait souvent, et alléguait quelque nécessité de la nature, et nous disait que nous sommes tous chair et sang. » Il paraît qu’alors ces jolies choses égayaient les dames. Ses lettres sont composées de grosses civilités officielles, de complimens vigoureusement équarris, de révérences mathématiques ; son badinage est une dissertation ; il étaie les bagatelles avec des périodes. Il dit au comte de Rochester, qui l’avait complimenté : « J’éprouve qu’il ne me sied pas de disputer en aucune chose contre votre seigneurie, qui écrit mieux sur le moindre des sujets que je ne puis le faire sur le meilleur. » Cette réplique paraissait vive. J’ai trouvé chez lui de beaux morceaux, je n’en ai jamais rencontré d’agréables ; il ne sait pas même disserter avec goût. Les personnages de son Essai sur le Drame se croient encore sur les bancs de l’école, citent doctoralement Paterculus, et en latin encore, combattent la définition de l’adversaire en remarquant qu’elle est faite a genere et fine, au lieu d’être établie selon la bonne règle, d’après le genre et l’espèce. « On m’accuse, dit-il doctoralement dans une préface, d’avoir choisi des personnes débauchées pour protagonistes ou personnages principaux de mon drame, et de les avoir rendus heureux dans la conclusion de ma pièce, ce qui est contre la loi de la comédie, qui est de récompenser la vertu et de punir le vice. » Ailleurs il déclare « qu’il ne veut pas abolir dans la passion l’emploi des métaphores, parce que Longin les juge nécessaires pour l’exciter. » Son grand discours sur l’origine et les progrès de la satire fourmille d’inutilités, de longueurs, de recherches et de comparaisons de commentateur. Il ne sait pas effacer en lui l’érudit, le logicien, le rhétoricien, pour ne montrer que « l’honnête homme. »
Mais l’homme de cœur apparaît souvent ; à travers plusieurs chutes et beaucoup de glissades, on découvre un esprit qui se tient debout, plié plutôt par convenance que par nature, ayant de l’élan et du souffle, occupé de pensées graves, et livrant sa conduite à ses convictions. Il se convertit loyalement et après réflexion à la religion catholique, y persévéra après la chute de Jacques II, perdit sa place d’historiographe et de poète lauréat, et quoique pauvre, chargé de famille et infirme, refusa de dédier son Virgile au roi Guillaume. « La dissimulation, écrit-il à ses fils, quoique permise en quelques cas, n’est pas mon talent. Cependant, pour l’amour de vous, je lutterai contre la franchise de ma nature. Au reste je ne me flatte d’aucune espérance, mais je fais mon devoir et je souffre pour l’amour de Dieu. Vous savez que les profits de mon livre auraient pu être plus grands, mais ni ma conscience ni mon honneur ne me permettaient de les prendre. Je ne me repentirai jamais de ma constance, puisque je suis profondément persuadé de la justice de la cause pour laquelle je souffre. » Un de ses fils ayant été renvoyé de l’école, il écrivit au directeur, M. Busby, son ancien maître, avec une gravité et une noblesse très grandes, le priant sans s’humilier, le désapprouvant sans l’offenser, d’un style contenu et fier qui fait plaisir, lui redemandant ses bonnes grâces, sinon comme une dette envers le père, du moins comme un don pour l’enfant, et ajoutant à la fin : « Je mérite pourtant quelque chose, ne serait-ce que pour avoir vaincu mon cœur jusqu’à prier. » On le trouve bon père avec ses enfans, libéral envers son fermier, généreux même. « On a écrit, dit-il, plus de libelles contre moi que contre presque aucun homme vivant, et j’aurais eu le droit de défendre mon innocence ; j’ai rarement répondu aux pamphlets diffamatoires, ayant dans les mains les moyens de confondre mes ennemis, et, quoique naturellement vindicatif, j’ai souffert en silence et maintenu mon âme dans la paix.» Insulté par Collier comme corrupteur des mœurs, il souffrit cette réprimande brutale et confessa noblement les fautes de sa jeunesse. « M. Collier en beaucoup de points m’a blâmé justement : je ne cherche d’excuse pour aucune de mes pensées ou de mes expressions ; quand on peut les taxer équitablement d’impiété, d’immoralité ou de licence, je les rétracte. S’il est mon ennemi, qu’il triomphe ; s’il est mon ami, et je ne lui ai donné aucune occasion personnelle d’être autrement, il sera content de mon repentir. » Une telle pénitence relève ; pour s’abaisser ainsi, il faut être grand. Il l’était de l’esprit comme du cœur, muni de raisonnemens solides et de jugemens personnels, élevé au-dessus des petits procédés de rhétorique et des arrangemens de style, maître de son vers, serviteur de son idée, ayant cette abondance de pensées qui est la marque du vrai génie. « Elles arrivent sur moi si vite et si pressées que ma seule difficulté est de choisir ou de rejeter parmi elles. » C’est avec ces forces qu’il entra dans sa seconde carrière ; la constitution et le génie de l’Angleterre la lui ouvraient.
« Un homme, dit La Bruyère, né Français et chrétien, se trouve contraint dans la satire ; les grands sujets lui sont défendus ; il les entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu’il relève par la beauté de son génie et de son style. » Il n’en était point ainsi en Angleterre. Les grands sujets étaient livrés aux discussions violentes ; la politique et la religion, comme deux arènes, appelaient à l’audace et à la bataille tous les talens et toutes les passions. Le roi, d’abord populaire, avait relevé l’opposition par ses vices et par ses fautes, et pliait sous le mécontentement public comme sous l’intrigue des partis. On savait qu’il avait vendu les intérêts de l’Angleterre à la France ; on croyait qu’il voulait livrer les consciences des protestans aux papistes. Les mensonges d’Oates, l’assassinat du magistrat Godfrey, son cadavre promené solennellement dans les rues de Londres, avaient enflammé l’imagination et les préjugés du peuplé ; les juges intimidés ou aveugles envoyaient à l’échafaud les catholiques innocens, et la foule accueillait par des insultes et des malédictions leurs protestations d’innocence. On avait exclu le frère du roi de ses emplois, on voulait l’exclure de ses droits au trône. Les chaires, les théâtres, la presse, les hustings retentissaient de discussions et d’injures. Les noms de whigs et de tories venaient de naître, et les plus hauts débats de philosophie politique s’agitaient, nourris par le sentiment d’intérêts présens et pratiques, aigris par la rancune de passions anciennes et blessées. Dryden s’y lança, et son poème d’Absalon et Acintophel fut un pamphlet. « Je manie mieux le style âpre que le style doux, » disait-il dans sa préface, et en effet, dans une telle guerre il fallait des armes ; c’est à peine si une allégorie biblique conforme au goût du temps dissimule les noms sans cacher les hommes. Il expose la tranquille vieillesse et le droit incontesté du roi David[10], la grâce, l’humeur pliante, la popularité de son fils naturel Absalon[11], le génie et la perfidie d’Achitophel[12], qui soulève le fils contre le père, rassemble les ambitions froissées et ranime les factions vaincues. D’esprit, il n’y en a guère : on n’a pas le loisir d’être spirituel en de pareilles batailles ; songez à ce peuple soulevé qui écoute, à ces hommes emprisonnés, exilés, qui attendent : c’est la fortune, la liberté, la vie ici qui sont en jeu. Il s’agit de frapper juste et fort, il ne s’agit point de frapper avec grâce. Il faut que le public reconnaisse les personnages, qu’il crie leurs noms sous leurs portraits, qu’il applaudisse à l’insulte dont on les charge, qu’il les bafoue, qu’il les précipite du haut rang où ils veulent monter. Dryden les passe tous en revue.
« Shimei[13], de qui la jeunesse avait été fertile en promesses — de zèle pour son Dieu et de haine pour son roi, — qui sagement s’abstenait des péchés coûteux — et ne rompait jamais le sabbat, excepté pour un bénéfice, — qu’on ne vit jamais lâcher une malédiction — ou un juron, si ce n’est contre le gouvernement…
« … Zimri[14], — homme si divers qu’il semblait ne point être — un seul homme, mais l’abrégé de tout le genre humain. — Raide dans ses opinions, et toujours du mauvais côté, — étant toute chose par écarts, et jamais rien longtemps ; — vous le trouviez, dans le cours d’une lune révolue, — chimiste, ménétrier, homme d’état et bouffon, — puis tout aux femmes, à la peinture, aux vers, à la bouteille, — outre dix mille boutades qui mouraient en lui en naissant. — Heureux fou, qui pouvait employer toutes ses heures — à désirer ou à goûter quelque chose de nouveau ! — L’injure et l’enthousiasme étaient son style ordinaire ; — l’un et l’autre (signe de bon jugement !) toujours dans l’excès, — si extrêmement violent ou si extrêmement poli, — que chaque homme pour lui était un dieu ou un diable. — Dissiper la richesse était son talent propre. — Nulle chose qu’il laissât sans récompense, hors le mérite. — Pillé par des parasites qui encore lui vinrent trop tard, — il avait son bon mot, ils avaient son domaine. — Ses bouffonneries l’avaient chassé de la cour ; il se consola — à former des partis sans pouvoir être chef. — Ainsi, pervers de volonté, impuissant d’action, — il suivait les factions, qui ne le suivaient pas. »
Contre les malédictions, Shaftesbury se raidissait ; accusé de haute trahison, il était absous par le grand jury, malgré tous les efforts de la cour, aux applaudissemens d’une foule immense, et ses partisans faisaient frapper une médaille à son image, montrant audacieusement sur le revers le soleil royal obscurci par un nuage. Dryden répliqua par son poème de la Médaille, et la diatribe effrénée rabattit la provocation ouverte :
« Oh ! si le crayon qui a copié toutes ses grâces, — et labouré de tels sillons pour cette face d’eunuque, — avait pu tracer sa volonté toujours changeante ! — Ce travail infini eût lassé l’art du graveur : — beau héros de bataille d’abord, et, comme un pygmée que le vent emporte, — lancé dans la guerre par une inquiétude prématurée ; — général sans barbe, rebelle avant d’être homme, — tant sa haine contre son prince commença jeune ! — Puis vermine frétillante dans l’oreille de l’usurpateur, — trafiquant de son esprit vénal contre des masses d’or, — il se jeta dans le moule des saints cafards, — gémit, soupira, pria, tant que la cafardise fut un lucre, — la plus bruyante cornemuse du glapissant cortège ! »
Dryden porta la même amertume dans la controverse religieuse. Les disputes de dogme, un instant rejetées dans l’ombre par les mœurs débauchées et sceptiques, avaient éclaté de nouveau, enflammées par le catholicisme bigot du prince et par les craintes justifiées de la nation. Le poète qui, dans la Religion d’un laïque, était encore anglican tiède et demi-douteur, entraîné peu à peu par ses inclinations absolutistes, s’était converti à la religion catholique, et, dans son poème de la Biche et la Panthère, combattit pour sa nouvelle foi. « La nation, dit-il en commençant, est dans une trop grande fermentation pour que je puisse attendre guerre loyale ou même simplement quartier des lecteurs du parti contraire. » Et là-dessus, empruntant les allégories du moyen âge, il représente toutes les sectes hérétiques comme des bêtes de proie acharnées contre une biche blanche d’origine céleste, n’épargnant ni comparaisons brutales, ni sarcasmes grossiers, ni injures ouvertes. Aussi la discussion est toute serrée et théologique. Ses auditeurs ne sont pas de beaux esprits intéressés à voir comment on peut orner une matière sèche, théologiens par occasion, et pour un moment avec défiance et réserve, comme Boileau dans son amour de Dieu. Ce sont des opprimés à peine soulagés depuis un instant d’une persécution séculaire, attachés à leur foi par leurs souffrances, respirant à demi parmi les menaces visibles et les haines grondantes de leurs ennemis contenus. Il faut que leur poète soit dialecticien ; comme un docteur d’école, il a besoin de toute la rigueur de la logique ; il s’y accroche en nouveau converti, tout imbu des preuves qui l’ont arraché à la foi nationale, qui le soutiennent contre la défaveur publique, fécond en distinctions, marquant du doigt le défaut des argumens, divisant les réponses, ramenant l’adversaire à la question, épineux et déplaisant pour un lecteur moderne, mais d’autant plus loué et aimé de son temps. Il y a dans tous ces esprits anglais un fonds de sérieux et de véhémence ; la haine s’y soulève, toute tragique, avec un éclat sombre comme la houle d’une mer du nord. Au milieu de ses combats publics, Dryden s’abattit sur un ennemi privé, Shadwell, et l’accabla d’un immortel mépris[15]. Le grand style épique et la rime solennelle vinrent assener le sarcasme, et le malheureux rimeur, par un triomphe dérisoire, fut traîné sur le char poétique où la Muse assied les héros et les dieux. Dryden peignit l’Irlandais Fleknoë, antique roi de la sottise, délibérant pour trouver un successeur digne de lui, et choisissant Shadwell, héritier de son bavardage, propagateur prédit de la niaiserie, glorieux vainqueur du sens commun. De toutes parts, à travers les rues jonchées de paperasses, les nations s’assemblent pour contempler le jeune héros, debout auprès du trône paternel, le front ceint de brouillards mornes, laissant errer sur son visage le fade sourire de l’imbécillité contente. Son père le bénit : « Règne, mon fils, depuis l’Irlande jusqu’aux Barbades lointaines[16]. Avance tous les jours plus loin dans la sottise et l’impudence ; d’autres t’enseigneront le succès ; apprends de moi le travail infécond, les accouchemens avortés. Ta muse tragique fait sourire, ta muse comique fait dormir. De quelque fiel que tu charges ta plume, tes satires inoffensives ne peuvent jamais mordre. Quitte le théâtre, et choisis pour régner quelque paisible province dans le pays des acrostiches. » Ainsi se déploie l’insultante mascarade, non point étudiée et polie comme le Lutrin de Boileau, mais pompeuse et crue, poussée en avant par un souffle brutal et poétique, comme on voit un grand navire entrer dans les bourbes de la Tamise, toutes voiles ouvertes, et froissant l’eau.
C’est dans ces trois poèmes que l’art d’écrire, signe et source de la littérature classique, apparut pour la première fois. Un nouvel esprit naissait et renouvelait l’art avec le reste ; désormais et pour un siècle, les idées s’engendrent et s’ordonnent par une loi différente de celle qui jusqu’alors les a formées. Sous Spenser et Shakspeare, les mots vivans comme des cris ou comme une musique faisaient voir l’inspiration intérieure qui les lançait. Une sorte de vision possédait l’artiste ; les paysages et les événemens se déroulaient dans son esprit comme dans la nature ; il concentrait dans un éclair tous les détails et toutes les forces qui composent un être, et cette image agissait et se développait en lui comme l’objet hors de lui ; il imitait ses personnages, il entendait leurs paroles ; il trouvait plus aisé de les répéter toutes palpitantes que de raconter ou d’expliquer leurs sentimens ; il ne jugeait pas, il voyait ; il était involontairement acteur et mime ; le drame était son œuvre naturelle, parce que les personnages y parlent et que l’auteur n’y parle pas. Voici que cette conception complexe et imitative se décolore et se décompose ; l’homme n’aperçoit plus les choses d’un jet, mais par détails ; il tourne autour d’elles pas à pas, portant sa lampe tour à tour sur toutes leurs parties. La flamme qui d’une illumination les révélait s’est éteinte ; il remarque des qualités, il note des points de vue, il classe des groupes d’actions, il juge et il raisonne. Les mots, tout à l’heure animés et comme gonflés de sève, se flétrissent et se sèchent ; ils deviennent abstraits ; ils cessent de susciter en lui des figures et des paysages ; ils ne remuent que des restes de passions affaiblies ; ils jettent à peine quelques lueurs défaillantes sur la toile uniforme de sa conception ternie ; ils deviennent exacts, presque scientifiques, voisins des chiffres, et comme les chiffres, ils se disposent en séries, alliés par leurs analogies, les premiers plus simples conduisant aux seconds plus composés, tous du même ordre, en telle sorte que l’esprit qui entre dans une voie la trouve unie et ne soit jamais contraint de la quitter. Dès lors une nouvelle carrière s’ouvre : l’homme a le monde entier à repenser ; le changement de sa pensée a changé tous les points de vue, et tous les objets vont prendre une nouvelle forme dans son esprit transformé. Il s’agit d’expliquer et de prouver ; c’est là tout le style classique, c’est tout le style de Dryden.
Il développe, il précise, il conclut ; il annonce sa pensée, puis la résume, pour que le lecteur la reçoive préparée et, l’ayant reçue, la retienne. Il la fixe en termes exacts justifiés par le dictionnaire, en constructions simples justifiées par la grammaire, pour que le lecteur ait à chaque pas une méthode de vérification et une source de clarté. Il oppose les idées aux idées, et les phrases aux phrases, pour que le lecteur, guidé par le contraste, ne puisse dévier de la route tracée. Vous devinez quelle peut être la beauté dans une pareille œuvre. Cette poésie n’est qu’une prose plus forte. Les idées plus serrées, les oppositions plus marquées, les images plus hardies, ne font qu’ajouter de l’autorité au raisonnement. La mesure et la rime transforment les jugemens en sentences. L’esprit, tendu par le rhythme, s’étudie davantage, et arrive à la noblesse par la réflexion. Les jugemens s’enchâssent en des images abréviatives ou en des lignes symétriques qui leur donnent la solidité et la popularité d’un dogme. Les vérités générales atteignent la forme définitive qui les transmet à l’avenir et les étend sur le genre humain. Tel est le mérite de ces poèmes ; ils plaisent par leurs bonnes et leurs belles expressions. Sur un tissu plein et solide se détachent des fils habilement noués ou éclatans. Ici Dryden a rassemblé en un vers un long raisonnement ; là une métaphore heureuse a ouvert sous l’idée principale une perspective nouvelle ; plus loin deux mots semblables collés l’un contre l’autre ont frappé l’esprit d’une preuve imprévue et victorieuse ; ailleurs une comparaison cachée a jeté une teinte de gloire ou de honte sur le personnage qui ne s’y attendait pas. Ce sont toutes les adresses et les réussites du style calculé, qui rend l’esprit attentif, et le laisse persuadé ou convaincu.
À la vérité, il n’y a guère ici d’autre mérite littéraire. Si Dryden est un politique expérimenté, un controversiste instruit, bien muni d’argumens, sachant tous les tournans de la discussion, versé dans l’histoire des hommes et des partis, cette habileté de pamphlétaire toute pratique et anglaise le retient dans la basse région des combats journaliers et personnels, bien loin de la haute philosophie et de la liberté spéculative qui impriment au style classique des contemporains français la durée et la grandeur. Au fond, dans ce siècle en Angleterre, toutes les discussions restent étroites. Excepté le terrible Hobbes, ils manquent tous de la grande invention. Dryden, comme les autres, reste confiné dans des raisonnemens et des insultes de secte et de faction. Les idées alors sont aussi petites que les haines sont fortes ; nulle doctrine générale n’ouvre au-dessus du tumulte de la bataille des perspectives poétiques : des textes, des traditions, une triste escorte de raisonnemens rigides, voilà les armes ; les préjugés et les passions se valent dans les deux partis. C’est pourquoi la matière manque à l’art d’écrire. Dryden n’a point de philosophie personnelle qu’il puisse développer ; il ne fait que vérifier des thèmes qui lui sont donnés par autrui. Dans cette stérilité, l’art se réduit bientôt à revêtir des pensées étrangères, et l’écrivain se fait antiquaire ou traducteur. En effet, la plus grande partie des vers de Dryden sont des imitations, des remaniemens ou des copies. Il a traduit Perse, Virgile, une partie d’Horace, de Théocrite, de Juvénal, de Lucrèce et d’Homère, et mis en anglais moderne plusieurs contes de Boccace et de Chaucer. Ces traductions alors semblaient d’aussi grandes œuvres que des compositions originales. Quand il aborda l’Enéide, « la nation, dit Johnson, parut se croire intéressée d’honneur à l’issue. » Addison lui fournit les argumens de chaque livre et un essai sur les Géorgiques ; d’autres lui donnèrent des éditions, des notes ; des grands seigneurs rivalisèrent pour lui offrir l’hospitalité ; les souscripteurs abondèrent. On disait que le Virgile anglais allait donner le Virgile latin à l’Angleterre. Longtemps ce travail fut considéré comme sa première gloire ; de même à Rome, sous Cicéron, dans la disette originelle de la poésie nationale, les traducteurs des pièces grecques étaient aussi loués que les inventeurs.
Cette stérilité d’invention altère le goût ou l’alourdit, car le goût est un système instinctif, et nous mène par des maximes intérieures que nous ignorons ; l’esprit, guidé par lui, sent des liaisons, fuit des dissonances, jouit ou souffre, choisit ou rejette, d’après des conceptions générales qui le maîtrisent et qu’il ne voit pas ; elles ôtées, on voit disparaître le tact qu’elles produisent, et l’écrivain commet des maladresses, parce que la philosophie lui a manqué. Telle est l’imperfection des récits remaniés par Dryden d’après Chaucer ou Boccace. Dryden ne sent pas que des contes de fées ou de chevaliers ne conviennent qu’à une poésie enfantine, que des sujets naïfs exigent un style naïf, que les conversations de Renard et de Chanteclair, les aventures de Palémon et d’Arcite, les métamorphoses, les tournois, les apparitions réclament la négligence étonnée et le gracieux babil du vieux Chaucer. Les vigoureuses périodes, les antithèses réfléchies oppriment ici les aimables fantômes ; les phrases classiques les écrasent dans leurs plis trop serrés : on ne les voit plus ; on se retourne pour les retrouver vers leur premier père ; on quitte la lumière trop crue d’un âge savant et viril ; on ne les distingue qu’à l’aurore de la pensée crédule, dans la vapeur qui joue autour de leurs formes vagues, avec toutes les rougeurs et tous les sourires du matin. D’ailleurs, quand Dryden entre en scène, il écrase les délicatesses de son maître, insérant des tirades ou des raisonnemens, effaçant les tendresses abandonnées et sincères. Quelle distance entre son récit de la mort d’Arcite et celui de Chaucer ! Quelles misères que ses beaux mots d’auteur, sa galanterie, ses phrases symétriques, ses froids regrets, si on les compare aux cris douloureux, aux effusions vraies, à l’amour profond qui éclate dans l’autre ! Mais le pire défaut, c’est que, presque partout, il est copiste, laissant les fautes, traducteur littéral, les yeux collés sur son ouvrage, impuissant à l’embrasser pour le refondre, plus voisin du versificateur que du poète. Quand La Fontaine a mis Esope ou Boccace en vers, il leur a soufflé un nouvel esprit ; il ne leur a pris qu’une matière ; l’âme nouvelle, qui fait le prix de son œuvre, est à lui et n’est qu’à lui, et cette âme convient à son œuvre. Au lieu des périodes cicéroniennes de Boccace, on voit courir de petits vers lestes, finement moqueurs, de volupté friande, de naïveté feinte, qui goûtent le fruit défendu parce qu’il est fruit et parce qu’il est défendu. Le tragique s’en va, les souvenirs du moyen âge sont à mille lieues ; il ne reste que la gaieté malicieuse, gauloise et bourgeoise, d’un frondeur et d’un gourmet. Ici les disparates abondent, et Dryden en est si peu choqué qu’il les importe ailleurs, dans ses poèmes théologiques par exemple, représentant l’église catholique par une biche, et les hérésies par diverses bêtes, qui disputent entre elles aussi longuement et aussi savamment que des gradués d’Oxford. Je ne l’aime pas davantage dans ses épîtres ; ordinairement elles ne consistent qu’en flatteries, presque toujours violentes, souvent mythologiques, parsemées de sentences un peu banales, « J’ai étudié Horace, dit-il[17], et je pense que le style de ses épîtres n’est pas mal imité ici. » N’en croyez rien. Les lettres d’Horace, quoique en vers, sont de vraies lettres, agiles, de mouvement inégal, toujours improvisées, naturelles. Rien de plus éloigné de Dryden que cet esprit original et mondain, philosophe et polisson[18], le plus délicat et le plus nerveux des épicuriens, parent (à dix-huit cents ans de distance) d’Alfred de Musset et de Voltaire. Il faut, comme Horace, être penseur et homme du monde pour écrire de la morale agréable, et Dryden, à l’exemple de ses contemporains, n’est ni homme du monde ni penseur.
Mais d’autres traits non moins anglais le soutiennent. Tout d’un coup, au milieu des bâillemens qu’excitaient ces épîtres, les yeux s’arrêtent. L’accent vrai, les idées neuves ont paru ; Dryden, écrivant à son cousin, gentilhomme de campagne[19], a rencontré une matière anglaise et originale. Il peint la vie d’un squire rural qui est l’arbitre de ses voisins, qui évite les procès et les médecins de la ville, qui se maintient en santé par la chasse et l’exercice. Il cause avec lui des affaires publiques. Il montre le bon député « servant à la fois le roi et le peuple, conservant à l’un sa prérogative, à l’autre son privilège, » placé comme une digue entre les deux fleuves, cédant plus au roi en temps de guerre et plus au peuple en temps de paix, empêchant l’un et l’autre de déborder et de tarir. Cette grave conversation indique un esprit politique nourri par le spectacle des affaires, ayant en matière de débats publics et pratiques la supériorité que les Français ont dans les dissertations spéculatives et les entretiens de société. Pareillement, au milieu des sécheresses de sa polémique, éclatent des magnificences subites, un jet de poésie, une prière sortie du plus profond du cœur ; la source anglaise de passion concentrée s’est tout d’un coup rouverte avec une largeur et un élan qu’on ne rencontre point ailleurs :
« Comme les rayons empruntés de la lune et des étoiles — luisent vainement pour le voyageur seul, las et égaré, — ainsi la pâle raison luit vainement pour l’âme. Et comme — ces feux roulans ne découvrent que la voûte céleste — sans nous éclairer ici-bas, tel le rayon vacillant de la raison — nous fut prêté, non pour assurer notre route incertaine, — mais pour nous guider là-haut vers un jour meilleur. — Et comme ces cierges de la nuit disparaissent — quand l’éclatant seigneur du jour gravit notre hémisphère, — ainsi pâlit la raison quand la religion se montre, — ainsi la raison meurt et s’évanouit dans la lumière surnaturelle.
« … Ô Dieu miséricordieux, comme tu as bien préparé — pour nos jugemens faillibles un guide infaillible ! — Ton trône est une obscurité dans l’abîme de lumière, — un flamboiement de gloire qui interdit le regard. — Oh ! enseigne-moi à croire en toi, tout caché que tu demeures, — à ne rien chercher au-delà de ce que toi-même as révélé, — à prendre celle-là seule pour ma souveraine — que tu as promis de ne jamais abandonner ! — Ma jeunesse imprudente a volé parmi les vains désirs ; — mon âge viril, longtemps égaré par des feux vagabonds, — a suivi des lueurs fausses, et quand leur éclair a disparu, — mon orgueil a fait jaillir de lui-même d’aussi trompeuses étincelles. — Tel j’étais, tel par nature je suis encore. — À toi la gloire, à moi la honte. — Que toute ma tâche maintenant soit de bien vivre ! Mes doutes sont finis[20]. »
Telle est la poésie de ces âmes sérieuses. Après avoir erré dans les débauches et les pompes de la restauration, Dryden entrait dans les graves émotions de la vie intérieure ; quoique catholique, il sentait en protestant les misères de l’homme et la présence de la grâce ; il était capable d’enthousiasme. De temps en temps un vers viril et poignant décèle, au milieu de ses raisonnemens, la puissance de la conception et le souffle du désir. Quand le tragique se rencontre, il s’y asseoit comme dans son domaine ; au besoin, il fouille dans l’horrible, Dryden a décrit la chasse infernale et le supplice de la jeune fille déchirée par les chiens avec la sauvage énergie de Milton[21]. Par contraste il a aimé la nature ; ce goût a toujours duré en Angleterre ; les sombres passions réfléchies se détendent dans la grande paix et l’harmonie des champs. Au milieu de la dispute théologique se développent des paysages ; il voit « de nouveaux bourgeons fleurir, de nouvelles fleurs se lever, comme si Dieu eût laissé en cet endroit les traces de ses pas et reformé l’année. Les collines pleines de soleil brillaient dans le lointain sous les rayons splendides, et, dans les prairies au-dessous d’elles, les ruisseaux polis semblaient rouler de l’or liquide. Enfin ils entendirent chanter le coucou folâtre, dont la note proclamait la fête du printemps. » On démêle sous ces vers réguliers une âme d’artiste ; quoique rétréci par les habitudes du raisonnement classique, quoique raidi par la controverse et la polémique, quoique impuissant à créer des âmes ou à peindre les sentimens naïfs et fins, il reste vraiment poète ; il est troublé, soulevé par les beaux sons et les belles formes ; il écrit hardiment sous la pression d’idées véhémentes ; il s’entoure volontiers d’images magnifiques ; il s’émeut au bruissement de leurs essaims, au chatoiement de leurs splendeurs ; il est au besoin musicien et peintre ; il écrit des airs de bravoure qui ébranlent tous les sens, s’ils ne descendent pas jusqu’au cœur. Telle est cette ode pour la fête de sainte Cécile, admirable fanfare où le mètre et le son impriment dans les nerfs les émotions de l’esprit, chef-d’œuvre d’entraînement et d’art que Victor Hugo seul a renouvelé. Alexandre est sur son trône dans le palais de Persépolis ; à côté de lui. Thaïs florissante de beauté ; devant lui, dans l’immense salle, tous ses glorieux capitaines. Et Timothée chante : il chante Bacchus, Bacchus toujours beau, Bacchus toujours jeune ; le joyeux dieu vient en triomphe ; sonnez les trompettes ! battez les tambours ! Il vient la face empourprée, les yeux rians ; que les hautbois résonnent ! Il vient, il vient, Bacchus toujours beau, toujours jeune ; Bacchus a le premier établi les joies du vin ; les dons de Bacchus sont un trésor ; le vin est le plaisir du soldat ; riche est le trésor, doux est le plaisir ; doux est le plaisir après la peine. — Et sous les sons vibrans, le roi se trouble ; ses joues s’enflamment, ses combats lui reviennent en mémoire ; il défie les hommes et les dieux. Alors un chant triste l’apaise : Timothée pleure la mort de Darius trahi ; puis un chant tendre l’amollit : Timothée célèbre l’amour et la rayonnante beauté de Thaïs. Tout à coup les sons de la lyre s’enflent ; ils s’enflent plus haut ; ils grondent comme un tonnerre ; le roi assoupi se redresse égaré, les yeux fixes. « Vengeance ! vengeance ! regarde les Furies qui se lèvent ; regarde les serpens qu’elles brandissent, comme ils sifflent dans l’air ! et ces étincelles qui jaillissent de leurs yeux ! Vois cette bande de spectres, chacun une torche à la main : ce sont les spectres des Grecs immolés dans les batailles, laissés sur la plaine sans sépulture, sans honneur ! Regarde comme ils secouent leurs torches, comme ils les lèvent, comme ils montrent les palais persans, les temples étincelans des dieux leurs ennemis ! » — Le prince applaudit, ils saisissent des flambeaux, ils courent, Thaïs la première, et la nouvelle Hélène brûle la nouvelle Troie ! Ainsi jadis la musique attendrissait, exaltait, maîtrisait les hommes ; les vers de Dryden, en décrivant son pouvoir, l’ont retrouvé.
Ce fut là une de ses dernières œuvres ; toute brillante et poétique, elle était née parmi les pires tristesses. Le roi pour lequel il avait écrit était détrôné et chassé ; la religion qu’il avait embrassée était méprisée et opprimée ; catholique et royaliste, il était confiné dans un parti vaincu, que la nation considérait avec ressentiment et avec défiance comme l’adversaire naturel de la liberté et de la raison. Il avait perdu les deux places qui le faisaient vivre ; il subsistait misérablement, chargé de famille, obligé de soutenir ses fils à l’étranger, traité en mercenaire par un libraire grossier, forcé de lui demander de l’argent pour payer une montre qu’on ne voulait pas lui laisser à crédit, priant lord Bolingbroke de le protéger contre ses injures, vilipendé par lui quand la page promise n’était pas pleine au jour dit. Ses ennemis le persécutaient de pamphlets ; le puritain Collier flagellait brutalement ses comédies ; on le damnait sans pitié et en conscience. Il était malade depuis longtemps, impotent, contraint de beaucoup écrire, réduit à exagérer la flatterie pour obtenir des grands l’argent indispensable que les éditeurs ne lui donnaient pas[22]. « Ce que Virgile a composé[23], disait-il, dans la vigueur de son âge, dans l’abondance et le loisir, j’ai entrepris de le traduire dans le déclin de mes années ; luttant contre le besoin, opprimé par la maladie, contraint dans mon génie, exposé à voir mal interpréter tout ce que je dis, avec des juges qui, s’ils ne sont pas très équitables, sont déjà indisposés contre moi par le portrait diffamatoire qu’on a fait de mon caractère. » Quoique bien disposé pour lui-même, il savait que sa conduite n’avait pas toujours été digne, et que tous ses écrits n’étaient pas durables. Né entre deux époques, il avait oscillé entre deux formes de vie et deux formes de pensée, n’ayant atteint la perfection ni de l’une ni de l’autre, ayant gardé des défauts de l’une et de l’autre, n’ayant point trouvé dans les mœurs environnantes un soutien digne de son caractère, ni dans les idées environnantes une matière digne de son talent. S’il avait institué la critique et le bon style, cette critique n’avait trouvé place qu’en des traités pédantesques ou des préfaces décousues ; ce bon style restait dépaysé dans des tragédies enflées, dispersé en des traductions multipliées, égaré en des pièces d’occasion, en des odes de commande, en des poèmes de parti, ne rencontrant que de loin en loin un souffle capable de l’employer et un sujet capable de le soutenir. Que d’efforts pour un effet médiocre ! C’est la condition naturelle de l’homme. Au bout de tout, voici venir la douleur et l’agonie. La gravelle, la goutte, depuis longtemps ne lui laissaient plus de relâche ; un érysipèle couvrit sa jambe. Vers le mois d’avril 1700, il essaya de sortir ; son pied foulé se gangrena ; on voulut tenter l’opération, mais il jugea que ce qui lui restait de santé et de bonheur n’en valait pas la peine. Il mourut à soixante-neuf ans.
- ↑ « Si quelqu’un me demande ce qui a si fort poli notre conversation, je répondrai que c’est la cour. » Dryden, Défense de l’Épilogue de la Conquête de Grenade.
- ↑ Stances sur la mort d’Olivier Cromwell.
- ↑ Defense of the Epilogue to the Conquest of Grenada. — Grounds of Criticism in Tragedy.
- ↑ Préface de All for Love.
- ↑ Essay on Dramatic Poesy.
- ↑ Almanzor.
- ↑ The World well lost, act. II.
- ↑ Cette impuissance ressemble à celle de Casimir Delavigne.
- ↑ « Il n’a manqué à Spenser, dit aussi Dryden, que d’avoir lu les règles de Bossu. »
- ↑ Charles Ier.
- ↑ Le duc de Monmouth.
- ↑ Le comte de Shaftesbury.
- ↑ Slingsby Bethel.
- ↑ Le duc de Buckingham.
- ↑ Mac-Fleknoë.
- ↑ Îles où l’on transportait les condamnés.
- ↑ Préface de la Religio Laïci.
- ↑ Le mot d’Auguste est charmant ; mais ou ne peut le citer, même en latin.
- ↑ Treizième épître.
- ↑ Religio Laïci, Hind and Panther.
- ↑ Theodore and Honoria.
- ↑ On lui payait dix mille vers deux cent cinquante guinées.
- ↑ Post-scriptum de la traduction de Virgile.