Alice Decker d’après E. Hohler
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903



VII

De retour à la maison.


Au matin, Jock quitta Gray-Tors. Son voyage fut loin d’être aussi agréable que celui qu’il avait fait, quelques semaines auparavant, dans l’aimable compagnie de son vieil ami M. Harrison.

À Londres, l’attendait une ancienne servante de sa mère, qui devait l’accompagner jusqu’à l’autre gare et le réembarquer.

Il avait beaucoup de chagrin d’avoir quitté son oncle ; dès la veille au soir, il lui avait fait ses adieux, parce que son départ devait, le lendemain, précéder l’heure où M. Grimshaw avait l’habitude de descendre. Cependant, au moment de monter en voiture, il fut pris d’un ardent désir d’embrasser son parent et de le remercier, une fois encore, de toutes ses bontés, de lui redire quel souvenir il emportait de Gray-Tors. En outre, il craignait de ne plus jamais revoir M. Grimshaw. Hanté par cette pensée, il se précipita dans les escaliers, sans réfléchir à ce qu’il allait dire.

Il frappa à la porie du vieillard qu’il trouva enveloppé dans sa robe de chambre et occupé à lire tout en fumant.

Celui-ci paraissait si vieux et si faible, que Jock, oubliant sa réserve habituelle, traversa la chambre en courant, puis, se jetant à son cou, lui donna un affectueux baiser.

« Je pars tout de suite, s’écria-t-il ; la voiture m’attend ; je suis monté pour vous embrasser et vous exprimer combien j’ai été heureux près de vous. »

M. Grimshaw serra la main de l’enfant et lui dit doucement :

« Je suis content de ce dernier adieu ; c’est toi qui m’as donné le premier baiser que j’aie reçu depuis mon enfance. »

Et Jock vit, à sa grande surprise, les yeux du vieillard se remplir de larmes. En route, il se félicita plus d’une fois d’avoir vaincu sa timidité, et d’avoir fait ce plaisir à son vieil oncle.

Après une absence, on éprouve ordinairement un sentiment de joie à retourner chez soi. Jock ressentit cette impression au seuil de la ferme où sa mère et Doris lui firent le plus tendre accueil.

Au premier moment, il se trouva heureux, écouta avec délices les exclamations de sa petite sœur devant les présents qu’il lui apportait ; mais son enthousiasme diminua en voyant son cher Tramp relégué sous le hangar : le pauvre animal avait perdu l’habitude d’être ainsi traité.

Mme Pole demanda à Jock comment il avait agi envers son oncle ; les réponses de l’enfant ne parurent pas satisfaire la mère.

« J’espère au moins, dit-elle, que tu n’as commis aucun dégât dans sa maison. Je ne suis pas surprise que ton oncle n’ait témoigné aucun désir de te garder plus longtemps, ou de te faire revenir aux vacances prochaines. Je n’ai qu’un regret, c’est de t’avoir laissé partir. »

Au lieu de se défendre, l’enfant resta muet, quelque injustes que lui parussent ces remontrances. Il ne savait pas encore qu’une loyale explication vaut mieux quand on est innocent ; il s’en tint à un air boudeur qui ne pouvait sembler que l’indice d’un mauvais caractère.

Mme Pole eut vite oublié son mécontentement ; elle ne parla plus qu’aimablement à son fils. Les impressions de Jock étaient plus tenaces, aussi ne donna-t-il qu’avec répugnance des détails sur son séjour à Gray-Tors. Doris ne pensait qu’à sa nouvelle poupée ; aussi le petit garçon put se concentrer en lui-même et vivre de ses souvenirs.

Le lendemain, Jock retourna en classe. Le travail l’intéressait ; il essayait par ses efforts de dépasser les autres élèves de son âge ; mais l’école, il la détestait. Ses camarades étaient d’une éducation inférieure ; l’année qu’il avait passée avec des enfants d’une autre situation lui rendait son sort actuel pénible ; il ne se fit pas d’amis parmi ses nouveaux compagnons. D’ailleurs, les classes terminées, il se hâtait de quitter l’école.

Il est toujours difficile de se remettre à l’étude au lendemain d’un congé plein de charme. Jock éprouvait ce sentiment ; le changement était cruel après les gâteries de Gray-Tors ; le caractère et la conduite de l’enfant s’en ressentirent. Notre jeune héros n’était pas un modèle de sagesse ; quoiqu’il eut bon cœur et qu’il fut généreux à sa manière, il se montrait souvent insensible ; il causait de la peine à sa mère, sans le vouloir, puis, essayait de réparer sa faute, mais avec une timidité et une gaucherie qui le faisaient paraître maussade et indifférent.

{{Mme|Pole} ne comprenait pas la nature des petits garçons. Elle chérissait Jock, mais elle se sentait plus attirée vers Doris, dont les manières douces et pleines de convenance lui étaient un constant sujet de joie.

L’indulgence est nécessaire vis-à-vis des garçons ; il faut excuser leur besoin de courir, de sortir, de rentrer, les souliers crottés, de laisser les portes ouvertes, de sauter brusquement sur les gens au moment où ils s’y attendent le moins. S’il est des garçons aussi doux, aussi tranquilles que des petites filles, ils n’y ont aucun mérite. Il faut préférer les voix joyeuses et retentissantes avertissant de leur voisinage, et qui se font pardonner leurs brusques embrassades par le cœur qui dicte leurs caresses.

En ce monde, idées et affections diffèrent avec chacun de nous ; c’est sans doute pourquoi Mme Pole tenait Tramp enchaîné dans une triste solitude et aurait voulu que Jock, exempt des défauts de l’enfance, fût devenu, avant le temps, un homme sérieux. Quelquefois, elle se demandait anxieusement s’il ressemblerait jamais à son père ; elle oubliait qu’il fallait laisser à l’enfant le temps de perdre l’insouciance qui la peinait si souvent.

Quant à Jock, aussitôt rentré à la maison, sa grande consolation était de courir délivrer Tramp de ses liens, de s’installer ensuite dans quelque coin ombragé pour lire tranquillement, pendant que le chien, heureux de sa liberté, exécutait une course folle à travers les landes.

Une ou deux fois, les jours de congé, Doris fut invitée à prendre part à leurs excursions. Jock, plein du souvenir de Molly, avait oublié ses premières opinions sur les capacités des petites filles ; il emmena sa sœur si loin qu’elle rentra fatiguée, mécontente ; lui, recueillit pour salaire une réprimande bien méritée.

Quelquefois, et surtout les jours de pluie, il consacrait ses loisirs à écrire à ses amis de Gray-Tors. M. Grimshaw répondit deux ou trois fois ; ses lettres, quoique courtes, faisaient plaisir à Jock ; ses souvenirs se ravivaient, et le vieil oncle y tenait une grande place.

Au bout de quelque temps, ces réponses cessèrent, bien que l’enfant écrivît régulièrement. Ses lettres étaient pleines de questions pressantes, mais il ne reçut pas de réponse.

Molly écrivait de longues lettres, presque indéchiffrables, mais débordantes d’affection, et respirant le désir véhément de revoir son compagnon de jeux.

C’est par elle qu’il apprit la maladie de M. Grimshaw ; le vieil oncle avait beaucoup de fièvre ; les visites de M. Harrison étaient fréquentes à Gray-Tors.

Mais, si son parent était vraiment malade, il inviterait Jock à aller passer ses vacances d’été chez lui ; c’est ce que pensait le petit garçon, pendant les longues journées de chaleur, quand le chemin de l’école lui semblait si fatigant. Il vivait dans l’espoir de cette invitation ; ses désirs le ramenaient sur les grandes landes et les rochers de Gray-Tors.

Le temps s’écoula, mais l’invitation attendue n’arriva pas. Déjà le milieu des vacances approchait ; les espérances de Jock s’envolèrent : il prit son parti de ne plus revoir pour le moment ses amis du Nord.

Par un chaud après-midi, comme il regagnait lentement la maison, fatigué, sans courage, il aperçut Doris qui le guettait. À son approche, avec son air d’importance accoutumé, elle descendit en courant le sentier.

« Jock, s’écria-t-elle, lorsqu’elle fut près de lui, dépêche-toi ; maman veut te parler immédiatement.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tramp s’est-il détaché, et a-t-il étranglé un poulet ? » demanda le petit garçon, presque de mauvaise humeur.

— Non, il s’agit d’une lettre. Elle est arrivée par le second courrier. Maman l’a lue quand elle a reconnu l’écriture de M. Harrison ; puis, elle m’a priée de courir tout de suite te chercher ; il s’agit de quelque chose qui te concerne. »

Dans un élan, Jock lança en l’air le sac qu’il tenait à la main.

« Hourra ! s’écria-t-il ; peut-être est-ce pour me demander de retourner à Gray-Tors.

— Je ne comprends pas ta joie à la pensée de nous quitter, répliqua Doris, surtout s’il s’agit d’aller chez un vieillard maussade comme M. Grimshaw.

— Oh ! Doris, tu sais que je t’ai rapporté une poupée à mon premier voyage, aussi ne dois-tu pas regretter mon nouveau départ. »

Puis, après des embrassements si violents que la petite fille faillit en être renversée, Jock s’élança vers la maison, avide de connaître les nouvelles reçues par sa mère.

Il ouvrit brusquement la porte et se précipita dans la chambre, le cœur débordant de joie. Mais il s’arrêta plein d’anxiété en apercevant le visage douloureusement ému de Mme Pole. Les radieuses espérances de l’enfant s’étaient évanouies ; une cruelle appréhension y avait succédé.