Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 21-28).

PRÉFACE[1]


Saint-Point, le 24 décembre 1840
mon cher éditeur,

Pourquoi vouloir une nouvelle préface à l’édition de Jocelyn que vous vous proposez d’offrir au public ? Je n’ai plus rien à apprendre, plus rien à demander aux lecteurs de cet ouvrage. L’accueil qu’ils lui ont fait a dépassé de bien loin mes espérances. Je ne leur dois que des remercîments. Je vous en dois beaucoup à vous-même ; c’est grâce à vous et grâce aux artistes éminents dont vous empruntez la main, que les scènes champêtres de ce poëme vont se revêtir, pour l’imagination, de la poésie du pinceau. Vous l’avouerai-je, monsieur ? c’est le plus beau, le plus complet triomphe auquel j’osasse aspirer dans les rêves intimes de ma première jeunesse. Voir un jour peindre ou graver ma pensée écrite ; voir les créations de mon imagination prendre un corps sous le burin poétique, et se vulgariser ainsi pour les yeux mêmes de ceux qui ne lisent pas ; avoir une créature de mon âme en circulation dans le monde des sens, une gravure d’un de mes poëmes tapissant les murs nus de quelque solitaire à la campagne : mes pensées les plus ambitieuses de gloire littéraire n’ont jamais été au delà. En effet, c’est là toute la gloire. Quand on a obtenu cela, que veut-on de plus ? Écrire, c’est chercher à créer ; quand l’imagination est devenue image, la pensée est devenue réalité ; on a créé, et on se repose.

Je me souviendrai toujours des premières gravures de poëmes qui frappèrent mes regards d’enfant. C’étaient Paul et Virginie, Atala, René. La gravure n’était pas parvenue alors à ce degré de perfection qui la fait admirer aujourd’hui indépendamment du sujet. Ces images, tirées de ces charmants poëmes, étaient grossières et coloriées avec toute la rudesse des couleurs les plus heurtées. C’était de la poésie badigeonnée, mais c’était de la poésie ! Je ne me lassais pas de la contempler sur les murs du vieux curé de mon village et dans les salles d’auberges de campagne, où les colporteurs avaient popularisé Bernardin et Chateaubriand. Je crois que le peu de poésie qui est entré dans mon âme à cet âge, y est entré par là. Je rêvais souvent et longtemps devant ces scènes d’amour, de solitude, de sainteté, et je me disais en moi-même : Si je pouvais avoir seulement un jour un petit livre de moi de quelques pages qui restât sur les tablettes de la bibliothèque de famille, et dont une scène ou deux fussent attachées aux murailles pour la poésie de ceux qui ne lisent pas, je serais content, j’aurais vécu.

Le ciel et vous, monsieur, vous avez satisfait ce modeste et puéril désir. Ma petite destinée, sous ce rapport, est accomplie. Laurence sera encadrée quelquefois bien bas au-dessous de Virginie, et Jocelyn bien loin à côté du père Aubry. Mais je ne désire pas m’en rapprocher davantage. J’ai pour ces deux grands génies de la poésie moderne, M. de Saint-Pierre et M. de Chateaubriand, qui furent nos pères et non nos émules, le respect et le culte filial qui se glorifient même d’une plus humble infériorité. Être de leur famille, cela suffit à mon orgueil, comme cela suffisait alors à mon bonheur. Soyez-en donc remercié.

Que mes lecteurs bienveillants le soient aussi. Jocelyn est celui de tous mes ouvrages qui m’a valu les communications les plus intimes et les plus multipliées avec des inconnus de tout âge et de tout pays. Combien d’âmes que je n’aurais jamais devinées se sont ouvertes à moi depuis ce livre, par ces correspondances signées ou anonymes qui pleuvent chaque jour sous ma main ! Dans les pièces de Schiller, le brigand siffle, et du fond des forêts, de derrière chaque rocher, du creux de chaque tronc d’arbre, il sort un brigand tout armé qui répond à cet appel, et qui vient lui offrir son bras et sa vie.

Dans ce monde charmant de l’intelligence et de l’amour que nous habitons jusqu’à trente ou quarante ans, le poëte chante, et des foules d’âmes sympathiques, des milliers de cœurs sonores, répondent à sa voix et viennent lui révéler leurs impressions. Les uns sont déjà graves et tristes comme des natures déplacées ici-bas, et dont la plante des pieds est trop délicate pour marcher sans douleur sur ce sol dur et froid des réalités ; les autres sont encore dans l’ingénuité des premières heures de la vie, et comme enivrés de ce premier regard, qui n’est si délicieux que parce qu’il n’analyse rien. D’autres enfin sont arrivés à cet âge où l’on retrouve le calme dans le découragement accepté, où l’on congédie toutes les chimères séduisantes de la vie, où l’on s’assied sur le seuil de sa porte, comme l’ouvrier à la fin du jour, pour voir passer les autres, pensant à tous ceux qui sont déjà passés, et à Dieu qui ne passe pas. Confident de tous ces états divers de l’âme, le poëte, du sein de sa solitude, devient ainsi le consolateur invisible de bien des peines, et le confesseur de toutes les imaginations.

Je voudrais que vous pussiez assister quelquefois, monsieur, à la réception du courrier, et décacheter les lettres qui se sont accumulées quelques jours, pendant une absence ou une distraction du poëte. En voici un monceau de toutes les formes, de tous les timbres, de toutes les contrées. Les adresses seules sont un indice presque infaillible de ce qu’elles contiennent. En voici dont le papier jauni par le vinaigre, et percé par le couteau du lazaret, annonce qu’elles ont traversé la peste, et qu’elles apportent quelques lointains et chers souvenirs d’Orient. Elles sont écrites en arabe, et il faut les envoyer à Paris ou à Marseille pour les faire traduire. En voilà dont la forme rectiligne et dont le caractère sérieux annonce la grave et pensive Allemagne : c’est de la philosophie aussi éthérée que la poésie elle-même ; je les ouvre déjà avec recueillement. En voici de Rome, de Naples, de Florence : l’écriture en est mauvaise et indéchiffrable ; mais elles sont écrites dans cette langue sonore et musicale qui donne à la pensée ou au sentiment qu’elle exprime le retentissement éclatant et prolongé du métal. En général, ce sont des vers lyriques échappés à quelques jeunes âmes fortes qui manquent d’air dans ces pays stagnants et qui viennent respirer au-delà de nos Alpes. Celles-là viennent d’Angleterre ; les suscriptions ont toutes ce caractère rapide, cursif, uniforme, qui indique la multiplicité des rapports et la régularité de hiérarchie chez ce peuple. C’est de l’économie politique ou du méthodisme mystique ; de la poésie point, il n’en vient plus de là depuis quelque temps. Les Anglais ont trop à faire pour rêver : ils travaillent ou ils prient. Travail du corps, travail de l’âme, même chose, mais toujours travail.

Enfin, celles-ci viennent de tous les points divers de la France, aussi variées dans leur format, aussi dissemblables dans leur caractère, et même dans le papier, que les provinces, les races d’hommes et les conditions sociales de ceux qui les ont écrites. On décachette. Quel chaos sur la table ! Langues, vers, prose, chiffres, tout se confond, tout se heurte ; on jette la main au hasard dans ce pêle-mêle d’idiomes, de faits, de sentiments ou d’idées. Les affaires d’abord ; il faut se débarrasser de ce qui ennuie. Puis la politique ; elle occupe une place immense ; c’est l’œuvre de ce siècle : tout le monde y travaille ou y pense, même ceux qui affectent de la dédaigner. Ce sont des systèmes, des encouragements, des enthousiasmes, des conseils, des reproches ; quelquefois des injures, le plus souvent des malentendus. On n’est pas là pour rectifier, pour expliquer, pour justifier sa pensée ou ses actes. Il faut se résoudre à être mal compris, mal jugé, calomnié même. C’est la condition de la vie publique et de la lutte des opinions ; toute cette poussière ne retombe que quand on s’arrête. Allons toujours. La politique active, c’est le coudoiement avec la foule dans un chemin difficile et obstrué : on y déchire ses flancs ; mais cette foule ce sont les hommes, et ce chemin mène les peuples à Dieu.

On se console de tous ces mécomptes par quelques-unes de ces voix qui vous disent : « Courage ! nous vous aidons de cœur, et nous prions pour vous. » On s’en console surtout en ouvrant bien vite quelques-unes de ces petites lettres d’amis qu’on a réservées pour la fin, comme pour s’embaumer les mains et l’âme de ce doux parfum d’affection cachée qui s’est allumé dans la jeunesse, et qui brûle toujours dans la même solitude éloignée, dans la même maison, dans le même cœur. Celles-là, on les savoure, et, après les avoir lues et relues, on les sépare de la foule comme elles sont à part dans la pensée : ce sont les bénédictions de la journée, les oiseaux de bon augure qu’on a vus passer sous tant de nuages et parmi tant de feuilles sèches.

Enfin on ouvre les lettres d’inconnus. C’est un délicieux moment. J’écarte tristement celles qui sollicitent un crédit que je n’ai pas, et une fortune que je voudrais avoir encore. Je lis celles qui sont des émanations du cœur et de l’âme, et qui ne sont écrites que pour être lues. Quelles charmantes choses ! que de trésors cachés ! quel abîme de sensibilités et d’émotions intimes ! quelle variété, quelle nouveauté, quel imprévu dans la manière de sentir la vie, la nature, l’art ! quelles confidences touchantes de situations, d’impressions, d’affections, qu’on n’oserait faire à visage découvert ! quelle prodigalité de dons, de grâces, de génie même dans la nature humaine !

Il y a bien des pages puériles, essayées par des mains d’enfants ; mais aussi qu’il y a de pages ravissantes que l’on voudrait voir lues au grand jour ! Que d’amour, de piété, de philosophie, de poésie ! que de vers, ou tendres ou sublimes, qui meurent ainsi cachés entre celui qui les chante et celui qui les écoute, et qui seraient la richesse d’un livre ou la gloire d’un nom ! Peu de ces compositions verront un autre jour que celui de ma lampe. Il y a des natures recueillies, et ce sont les meilleures, qui ont une sorte de pudeur de leur génie, qui croiraient le perdre en le dévoilant. Il y a de jeunes filles du peuple, comme celle qu’Hugo a si bien chantée, qui vivent de l’aiguille le jour, et le soir des plus fraîches inspirations de la pensée. Maintenant qu’elles savent lire, elles s’essayent à imiter ce qu’elles ont lu ; elles n’ont rien vu, elles écrivent leur âme, et il y a là des mystères de candeur et de naïveté qui n’avaient jamais été écrits. Il y a de pauvres ouvriers qui, après avoir limé le fer ou raboté le bois tout le jour, s’enferment la nuit dans leur mansarde, et sentent et pensent avec autant de nature et avec plus d’originalité que nous.

Il y a des femmes exilées dans des provinces lointaines, au fond de vieux châteaux, dans des chaumières, dans de petites villes, dans tous les embarras, dans toutes les médiocrités d’une vie obscure et domestique, qui laissent échapper une voix d’ange, de ces voix qui font qu’on s’arrête le soir en passant sous les fenêtres d’une rue sombre, qu’on écoute longtemps en silence, et qu’on dit : « Il y a là un écho du ciel ! » Enfin, il y a des malades, de pauvres jeunes gens disgraciés de la nature et de la fortune, dont les poëtes sont les seuls amis ; de jeunes prêtres à peine sortis des séminaires, relégués, comme Jocelyn, dans quelque masure, sur une montagne ou dans un désert, à qui notre livre tombe par hasard des mains du colporteur ou du voisin, et qui mêlent leurs bonnes œuvres, leurs larmes, leurs prières à celles du jeune prêtre qui les a un moment consolés.

Voilà nos lecteurs, nos amis, nos correspondants de tous les jours ! ils ne s’épuisent pas, car chaque année les renouvelle et quand l’un s’en va, l’autre arrive ; quand l’un se tait, l’autre commence à parler : Sibi lampada tradunt. Il y a une incessante génération d’intelligences, un éternel rajeunissement d’impressions et de sentiments sur la terre. Le monde poétique finit et recommence tous les jours comme l’autre monde.

Ah ! quand on est comme moi dans la confidence de ces multitudes infinies de jeunes âmes qui arrivent jour par jour à la vie active avec cette virginité d’émanations, ces élans de vertu, cette énergie de bons désirs, cette sainteté de volonté, cette séve de passions généreuses, dont je suis si souvent le témoin, on ne peut plus se décourager de l’espérance et de la confiance dans l’humanité. Ceux qui accusent leur âge ne le connaissent pas. Le flot qui arrive est plus pur que celui qui s’en va. Ne maudissez pas tant la vie et l’homme ! Sans doute il y a de tristes dégradations : il y a des âmes qui se lassent et qui tombent pour se relever ; il y en a qui tombent pour toujours ; il y en a qui se vautrent dans la servilité et dans la corruption ; mais à mesure qu’il en disparaît une, il en surgit dix autres pleines de séve et toutes en fleurs, pour purifier et rajeunir l’air vital que nous avons toujours à respirer. Sans cela l’homme mourrait, et il doit vivre. Celui qui désespère des hommes ne connaît pas Dieu ; car, dans les temps de lumière, il s’appelle Foi : et, dans les temps de ténèbres, il s’appelle Espérance.

A. DE LAMARTINE

  1. Cette préface a été placée en tête de l’édition illustrée de Jocelyn.