Jocelyn/Notes de Jocelyn/Note huitième

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 492-500).

NOTE HUITIÈME

(NEUVIÈME ÉPOQUE. — Page 370.)

Ô mon chien, Dieu seul sait la distance entre nous !
Seul il sait quel degré de l’échelle de l’être
Sépare ton instinct de l’âme de ton maître.

Je pensais au chien de Jocelyn quand, en 1845, je combattais dans le conseil général de Saône-et-Loire l’impôt sur les chiens, comme la loi somptuaire de la consolation et de l’amitié. Imposer les chiens, c’est imposer une caresse, une affection, un sentiment. Or, le sentiment, sous quelque forme qu’il apparaisse et qu’il sympathise avec l’homme, n’est jamais un luxe, mais une nécessité vitale. J’insère ici ce discours, que je referais encore, si cette proposition contre le cœur du peuple se représentait.


Messieurs,

Le ministre nous demande notre avis sur la convenance d’imposer les chiens. Votre commission vous propose de réclamer l’établissement de cet impôt. Permettez-moi de combattre votre commission. J’aime les chiens, cela est vrai ; il ne faut pas rougir de ses amis dans l’occasion : mais ce ne sont pas les chiens que je veux défendre, ce sont les principes. Car sous cette question, en apparence si abjecte et ridicule, se cachent deux ou trois questions de principes, de finances et d’économie politique, très-profondes et très-sérieuses. Il ne faut pas laisser passer des erreurs, à cet égard, à l’état de préjugé.

Qu’est-ce qu’un impôt sur les chiens, dans la pensée et dans les discours de ceux qui proposent de prendre l’animal domestique, l’ami de l’homme, le consolateur de sa solitude, pour matière imposable ? C’est une loi somptuaire, c’est un impôt de luxe, c’est une taxe sur la dépense enfin ; c’est intentionnellement un moyen de soulager le pauvre en frappant le riche.

Ai-je besoin de dire à des hommes aussi éclairés que ceux qui m’écoutent, ce que c’est qu’une loi somptuaire, et quelle était la pensée qui fit établir les lois somptuaires dans des temps et dans des formes de société entièrement contraires au temps et à la forme de civilisation où nous sommes ? Les lois somptuaires furent inventées et établies dans les pays et dans les temps où, des lignes de démarcation absolues et infranchissables existant entre les rangs de la société, entre les classes de citoyens, il était interdit aux personnes de la classe subalterne de revêtir le costume, de prendre le rang, d’affecter la dépense des classes supérieures. La division des castes dans l’Inde, la séparation du citoyen, de l’affranchi, de l’esclave dans l’Occident, des nobles et des serfs dans les pays féodaux, se marquaient par l’interdiction de certains objets de luxe à certaines parties de la population. Les lois somptuaires étaient des uniformes donnés à chaque condition sociale, des limites légales placées entre l’orgueil des uns et la prétention des autres. Quel rapport l’esprit de pareils impôts aurait-il avec un temps égalitaire comme le nôtre ? Quel contre-sens ne commettent pas dans leurs pensées ceux qui rêvent d’appliquer les lois de l’aristocratie au régime de l’égalité ?

Mais en outre, c’est un impôt de luxe qu’on nous dit vouloir établir en frappant les chiens. Ai-je besoin encore d’expliquer à des hommes presque tous versés dans la science économique, ce que c’est qu’un impôt de luxe ? On croit voir, dans le principe des impôts de luxe, les bienfaits et la nature de l’impôt proportionnel, c’est-à-dire un impôt qui atteint, chacun selon leurs forces, le riche plus que le pauvre, en frappant d’une taxe particulière et exceptionnelle les objets qu’on suppose être plus spécialement à l’usage du riche. On se trompe : le véritable impôt proportionnel, c’est l’impôt de consommation, l’impôt indirect, l’impôt qui fait payer la même somme pour le même objet à tout le monde, mais qui fait payer cette somme au riche autant de fois qu’il achète et qu’il consomme l’objet imposé. Ainsi, le cigare paye une taxe d’un centime. Je suis pauvre, j’achète un cigare, je paye un centime. Je suis riche, j’achète cent cigares, je paye cent fois un centime. Voilà l’impôt proportionnel sans inconvénient. Ce n’est pas la chose qui est imposée plus, c’est l’usage de la chose, c’est sa consommation. Que si, au contraire, le législateur établit l’impôt sur des objets dont les classes riches de citoyens sont supposées seulement faire usage, comme sur les meubles, les étoffes, les voitures, les chevaux, les chiens, que fait-il dans ce cas ? Précisément le contraire de ce qu’il veut faire : il ruine le peuple qui travaille, en voulant frapper le riche qui fait travailler ; il établit ce qu’on appelle un impôt sur la dépense. Il taxe la dépense, il la punit au lieu de l’encourager ; au lieu de frapper sur le capital, sur les revenus, sur la richesse, choses éminemment imposables, il frappe sur l’usage de la richesse, chose éminemment antipopulaire ! Un impôt sur la dépense dans un temps industriel comme le nôtre, dans une forme de société où des masses innombrables de peuple, d’ouvriers, de prolétaires, d’agriculteurs, ne vivent que de la consommation des produits de la terre, des produits de leurs manufactures, de l’œuvre de leurs mains, c’est une contradiction trop absurde entre la loi et la nécessité, pour que j’insiste un moment de plus. Ce n’est ni plus ni moins qu’un impôt sur le travail, c’est-à-dire un suicide en économie nationale !

Voilà, quant aux lois somptuaires ou impôts de luxe, le véritable effet qu’elles produisent. Vous voyez si elles sont populaires. Mais tous les financiers s’accordent à leur reconnaître un autre inconvénient, qui les fait écarter ou abroger partout : c’est que ces impôts coûtent plus à percevoir qu’ils ne rapportent au trésor. Comme ils ne frappent que sur un très-petit nombre de citoyens et sur des objets qui ne sont pas d’un usage général, quelque élevée que soit la taxe, elle produit peu ; la perception, au contraire, en étant disséminée, difficile, litigieuse, susceptible d’évaluations arbitraires ou contradictoires, et obligée de se contenter de déclarations souvent menteuses, cette perception s’exerçant dans l’intérieur du citoyen, dans le secret même de sa vie domestique, et donnant lieu à des violations de domicile vexatoires, elle coûte des frais considérables au trésor, et donne lieu à la création d’un personnel d’employés dont le salaire dépasse les services. On le reconnaît et on le déplore même en Angleterre, où ces sortes d’impôts ont été inventés. « Mais, dit-on, ils ont lieu cependant encore en Angleterre : pourquoi ne les importerions-nous pas chez nous ? Les voitures, les chevaux, les chiens, payent un impôt en Angleterre : pourquoi pas en France ? » Messieurs, par trois excellentes raisons qui me paraissent avoir échappé à votre commission. L’impôt doit se prendre quelque part ; car il faut bien que le pays s’administre, se serve et se défende. Or, l’Angleterre ne payant pas d’impôt direct et territorial ; l’Angleterre n’imposant pas le revenu, ou ne l’imposant qu’exceptionnellement pour des circonstances de guerre extrêmes et pour des temps très-courts, il était de toute nécessité qu’elle imposât la dépense pour saisir sa taxe nationale quelque part. C’est ce qu’elle est obligée de faire en imposant la consommation par l’impôt indirect et par les impôts de luxe. Mais la France, qui paye un impôt territorial direct énorme, et équivalent au cinquième du revenu de chaque citoyen, que ferait-elle si, de l’autre main, elle faisait ce que vous lui demandez en imposant encore la dépense ? Elle frapperait à la fois sur la tête et sur les racines ; elle épuiserait la richesse publique dans le fleuve et dans la source ; elle étoufferait le travail et tarirait le produit. De plus, l’Angleterre est un pays si riche, que le luxe y existe à grandes proportions et peut résister à l’impôt ; mais l’extrême division de la richesse publique, pour ainsi dire monnayée et disséminée entre toutes les mains en France, ferait disparaître le luxe à l’instant où le fisc voudrait en prendre sa part.

Ah ! bien loin, messieurs, d’imposer le luxe, c’est-à-dire la dépense, la circulation de la richesse, la consommation des objets manufacturés par les ouvriers, il faudrait pouvoir l’encourager comme un bienfait pour le peuple : il faudrait pouvoir donner des primes à celui qui fait tisser des étoffes, bâtir des maisons, meubler des hôtels, construire des voitures, élever des chevaux ; car c’est avec l’or qu’il dépense que vivent et prospèrent les innombrables artisans, artistes, manufacturiers, agriculteurs qui produisent tous ces objets de luxe ou de plaisir, pour s’enrichir du salaire dont ces objets sont achetés. On vous dit : « Le chien consomme ! » Tant mieux ; il ne consomme que ce qu’il fait produire. S’il n’existait pas, s’il n’était pas l’occasion de cette production, le salaire qui la paye n’existerait pas non plus. Ce serait du travail de moins, du salaire de moins, des travailleurs de moins ; car tout travail rétribué par un salaire fait naître et vivre un travailleur. Supposez, si vous le voulez, que la nourriture de six chiens équivaille, en céréales, à la nourriture d’un homme ; quelle en est la conséquence ? c’est que, pour nourrir ces six chiens, il faut, en blé, en pain ou en autres aliments, l’équivalent de la consommation d’un homme, soit trois cents kilogrammes de pain par an : ces trois cents kilogrammes coûtant cent vingt francs, c’est donc une consommation de cent vingt francs payée par un salaire de cent vingt francs, et produisant pour cent vingt francs de travail que donne au pays l’entretien de ces six chiens. Où vont ces cent vingt francs ? ils vont de la main du maître des chiens dans celle du boulanger, du meunier, du moissonneur, du semeur, du laboureur, et produisent ainsi, juste en salaire, la somme nécessaire à la nourriture d’un homme qui, sans ces chiens, objets de luxe, selon vous, n’existerait pas. Et ne dites pas que si ces six chiens ne consommaient pas, le blé qui les nourrit existerait toujours, et que le travail qui fait récolter ce blé aurait toujours lieu. Vous savez bien que le laboureur ne laboure pas pour le plaisir de labourer ; qu’il ne sème et ne moissonne que ce qu’il peut vendre son prix ; et que si ce prix ne lui était pas promis par la consommation et payé par le salaire, il ne labourerait pas. Multipliez cette vérité par les cinq ou six cent mille chiens qui existent en France, et vous vous convaincrez qu’ils sont l’occasion, la cause, le mobile d’un produit, d’un travail et d’un salaire cent mille fois plus élevé que les cent vingt francs que j’ai pris pour exemple, et qu’ils motivent ainsi le travail, le salaire, l’existence d’une masse considérable d’ouvriers de la terre. Vous voyez donc que ce luxe, bien loin d’être au détriment du peuple, lui profite, et fait produire ce qui ne serait pas produit sans ce luxe. Ou plutôt, aux yeux du véritable économiste, le luxe est un vain mot ; il n’y a du luxe que relativement aux facultés de l’individu qui dépense trop ou trop peu pour sa fortune. Mais quant à l’État tout entier, il n’y a pas de luxe, il n’y a que de la dépense. Tout ce qu’on dépense est bien dépensé ; plus il y a de dépense, plus il y a de travail ; plus il y a de travail, plus il y a de salaire ; plus il y a de salaire, plus il y a d’aisance ; plus il y a d’aisance, plus il y a de population. Que cela vienne du ver à soie, du cheval ou du chien, peu importe ; la richesse augmente, le sol se cultive, l’homme et l’animal consomment, et le pauvre vit. Eh ! que vont donc chercher aujourd’hui les Anglais, les Français, tous les peuples industriels, à travers l’océan et à travers la guerre, si ce n’est des consommateurs payant le prix de la denrée produite et multipliant le salaire avec le travail ?

Maintenant, serait-il vrai que cet impôt portât spécialement sur le riche, et vînt en dégrèvement au pauvre pour rétablir l’égalité, le niveau que nous désirons tous ? Ah ! si cela était vrai ; si vous nous proposiez, par exemple, de proportionner véritablement les charges aux forces contributives des diverses classes de fortune, non pas seulement quant aux charges fiscales, mais surtout quant aux charges personnelles ; si vous nous proposiez de rectifier, par une loi équitable, cette odieuse inégalité au profit du riche et au détriment du peuple, qui fait qu’un père de famille de cent mille francs de rente ne paye pas plus pour racheter son fils unique du service militaire qu’un pauvre ouvrier dont le fils est l’unique instrument de travail, la seule richesse, la seule propriété, oh ! je vous dirais : Oui, entrons courageusement dans cette voie, et faisons justice contre nous-mêmes à ceux que les inégalités qui nous favorisent, écrasent ! Mais est-il vrai que l’impôt sur les chiens porte sur les riches plus que sur le peuple, et soit un impôt de luxe plutôt qu’une taxe sur la misère ? Je m’en rapporte à vous ; comptez ! Ou avez-vous vu plus de chiens ? est-ce dans les salons, ou dans les chaumières ? C’est dans les demeures du peuple que les chiens se comptent en plus grande masse : c’est sur le peuple surtout que porterait l’impôt. Comment distingueriez-vous le chien utile, serviable, ou le chien inutile, parasite ? Cette distinction serait pleine d’erreurs et de réclamations. Est-ce un chien de luxe que le chien de l’aveugle ou du mendiant, à qui l’on confie tout le jour les pas du vieillard, et qui quête l’aumône pour lui ? Est-ce un chien de luxe que le chien du Saint-Bernard ou des Pyrénées, qui flaire l’épaisseur de la neige devant le voyageur pour l’avertir de l’abîme, ou qui va le chercher sous l’avalanche ? Est-ce un chien de luxe que le chien de Terre-Neuve, mis en sentinelle sur le bord de vos fleuves pour sauver les enfants tombés à l’eau, et les ramener au bord ? Est-ce un chien de luxe que le chien du Lapon, qui traîne les traîneaux de l’homme avec la rapidité d’une meute sur les plaines de neige, infranchissables sans lui ? Est-ce un chien de luxe que le chien attelé dans vos grandes villes au tombereau du boucher et du boulanger, et suppléant le cheval ou l’âne pour le transport des petits fardeaux ? Est-ce un chien inutile que le chien de garde qui, à la porte ou dans l’intérieur du logis, avertit le maître du rôdeur de nuit, ou qui le défend contre les brigands sur la route ? Est-ce un chien inutile que le chien de berger, qui remplace, à lui seul, deux ou trois serviteurs dans la ferme ? Vous ne trouverez guère, dans les huit ou dix catégories de chiens qui peuplent nos villes et nos campagnes, que deux catégories de chiens de luxe : les chiens de chasse et les chiens domestiques. Qu’est-ce que cela produira, quand les possesseurs de ce petit nombre d’animaux, menacés par l’impôt, les auront réduits ou sacrifiés à l’économie ? Déduction faite des frais de perception et des fraudes, presque rien ! Et encore combien, en frappant les chiens du foyer, les chiens domestiques, dont le seul service est d’aimer leurs maîtres et d’en être aimés, combien n’aurez-vous pas froissé, blessé, contristé d’affections, d’habitudes, de sociétés devenues, pour ainsi dire, des intimités ? Que de solitaires, que de pauvres femmes travaillant en chambre, que de vieillards sans famille et sans amis, repoussés dans leurs infirmités par tout le monde, excepté par cet animal, qui n’abandonne jamais, le seul être peut-être qui s’attache à l’homme en sens inverse de sa fortune, plus dévoué aux plus misérables, plus assidu autour des plus abandonnés ! Que d’enfants à qui leur père sera obligé de retrancher le chien du foyer ! Véritable calamité domestique, véritable dommage moral fait à l’enfance, car le chien a une fonction auprès de l’enfant. Le chien apprend à aimer ; il enseigne l’amitié à l’homme ! Eh bien ! il faudra, après votre impôt, que tout cela paye, ou se prive du chien, du compagnon, du gardien, du serviteur, du consolateur, de l’ami ! Il faudra que toute cette partie solitaire, infirme, indigente de la population tue son chien, ou se retranche, sur le nécessaire, une partie du morceau de pain qui la nourrit, et qu’elle partage généreusement avec cet ami du pauvre, pour pouvoir payer les quinze ou vingt francs par an dont vous proposez de frapper non pas seulement les services que le chien rend à l’homme, mais encore l’instinct qui l’attache à nous ! Impôt presque immoral, impôt sans intelligence, sans miséricorde et sans entrailles ; véritable impôt sur le sentiment, qu’on pourrait appeler, sans vous faire injure, une dîme sur le cœur du peuple !

Je pourrais m’étendre davantage, mais je vois que j’en ai assez dit sur la portée de la proposition, pour vous dégoûter d’une si cruelle épreuve, et vous démontrer la stérilité d’un tel impôt. Quant à ceux qui ne voient dans cet impôt qu’un moyen indirect de diminuer le nombre des chiens sans maîtres, et de réduire par là les cas d’hydrophobie, je demanderai avec eux que tout chien ait un maître responsable, et soit assujetti à des précautions de police prudentes et sévères, pourvu qu’elles ne dégénèrent pas dans ces empoisonnements atroces, dans ces piéges et dans ces immolations en masse dont nos regards et nos cœurs sont attristés ici tous les jours, et qui donnent des leçons de cruauté publique au peuple dans nos rues. Le meilleur préservatif, c’est qu’on ne persécute pas ces animaux ; c’est qu’au premier bruit d’un chien suspect, c’est qu’au premier aspect d’un chien hagard qui a perdu son maître et qui hurle pour le rappeler, on ne le traque pas de rue en rue, de village en village, et que les sévices et l’imagination publique ne multiplient pas le mal en l’exagérant. La loi et la police doivent s’occuper du règlement des chiens à cet égard, je le demande avec vous. Dans l’état présent, soyez-en sûrs, la police fait plus de chiens enragés que la nature.

Quant à l’impôt, je me résume. Comme impôt somptuaire, il est en contradiction avec le temps ; comme impôt de luxe, il est un contre-sens à l’industrie, qui vit de luxe ; comme impôt sur la dépense, il est en opposition avec le travail ; comme impôt populaire, il frappe mille fois plus sur le peuple que sur le riche ; enfin, comme impôt moral, il porte, il pèse, il sévit sur le sentiment public. À tous ces titres, je le repousse comme un mauvais impôt et comme une mauvaise pensée, et je supplie le conseil de repousser l’avis de la commission.

(L’avis de la commission, qui propose un impôt sur les chiens, n’est pas adopté.)

Ce que j’ai dit, dans le discours qu’on vient de lire, avec la réserve et la sécheresse d’une discussion administrative, le comte Xavier de Maistre l’avait mis en scène dans le Lépreux de la cité d’Aoste, ce chef-d’œuvre d’émotion et de charité pathétique. Le chien du lépreux, c’est le chien de l’aveugle, le chien du mendiant, le chien du pâtre ; c’est toute l’humble race des animaux domestiques de la solitude, de la cécité et de la misère. Je cite ici cette page simple et sublime ; elle entraînera par l’attendrissement ceux que mes raisonnements n’auraient pu convaincre :

« Je venais d’éprouver un nouveau chagrin. Depuis quelques années, un petit chien s’était donné à nous ; ma sœur l’avait aimé, et je vous avoue que, depuis qu’elle n’existait plus, le pauvre animal était une véritable consolation pour moi. Nous devions sans doute à sa laideur le choix qu’il avait fait de notre demeure pour son refuge. Il avait été rebuté par tout le monde ; mais il était un trésor pour la maison du lépreux. En reconnaissance de la faveur que Dieu nous avait accordée en nous donnant cet ami, ma sœur l’avait appelé Miracle ; et son nom, qui contrastait avec sa laideur, ainsi que sa gaieté continuelle, nous avait souvent distraits de nos chagrins. Malgré le soin que j’en avais, il s’échappait quelquefois, et je n’avais jamais pensé que cela pût être nuisible à personne. Cependant quelques habitants de la ville s’en alarmèrent, et crurent qu’il pouvait porter parmi eux le germe de ma maladie : ils se déterminèrent à porter des plaintes au commandant, qui ordonna que mon chien fût tué sur-le-champ. Des soldats, accompagnés de quelques habitants, vinrent aussitôt chez moi pour exécuter cet ordre cruel : ils lui passèrent une corde au cou en ma présence, et l’entraînèrent. Lorsqu’il fut à la porte du jardin, je ne pus m’empêcher de le regarder encore une fois : je le vis tourner ses yeux vers moi pour me demander un secours que je ne pouvais lui donner. On voulait le noyer dans la Doire ; mais la population, qui l’attendait en dehors, l’assomma à coups de pierres. J’entendis ses cris, et je rentrai dans la tour plus mort que vif ; mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir. Je me jetai sur mon lit dans un état impossible à décrire ; ma douleur ne me permit de voir dans cet ordre juste, mais sévère, qu’une barbarie aussi atroce qu’inutile ; et quoique j’aie honte aujourd’hui du sentiment qui m’animait alors, je ne puis encore y penser de sang-froid. Je passai toute la journée dans la plus grande agitation. C’était le dernier être vivant qu’on venait d’arracher d’auprès de moi, et ce nouveau coup avait rouvert toutes les plaies de mon cœur. »