Jocelyn/Huitième époque

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 341-363).

HUITIÈME ÉPOQUE


Paris, 16 septembre 1800.

J’ai ramené ma sœur aux bras de son époux.
Que ce retour fut triste, et pourtant qu’il fut doux !
Comme ces beaux enfants, sur ces genoux de femme,
Des larmes au bonheur faisaient flotter cette âme !
Sous la morne couleur de sa robe de deuil,
Que de joie en son sein, d’amour dans son coup d’œil !
Dans le cœur de la mère, hélas ! la vie est double :
Quand son passé se ferme et son couchant se trouble,
Elle voit l’avenir plein de jour et d’espoir
Du front de ses enfants rayonner sur son soir ;
Son âme, pour aimer, sur eux se multiplie.
Chaste amour, dans ta coupe il n’est donc point de lie ?

Paris, 20 septembre 1800.

Avant de retourner à mon nid pour toujours,
Ils veulent me garder avec eux quelques jours,
Pour que ma pauvre sœur par degrés s’accoutume
Aux séparations ; et puis, je le présume,
Pour qu’avant de rentrer dans mon obscur réduit
Mon oreille du monde ait entendu le bruit,
Comme au pied de la dune on monte sur la crête,
Pour écouter la vague et pour voir la tempête.


Oh ! que le bruit humain a troublé mes esprits !
Quel ouragan de l’âme il souffle dans Paris !
Comme on entend de loin sa grande voix qui gronde,
Pleine des mille voix du peuple qui l’inonde,
Semblable à l’Océan qui fait enfler ses flots,
Monter et retomber en lugubres sanglots !
Oh ! que ces grandes voix des grandes capitales
Ont de cris douloureux et de clameurs fatales,
D’angoisses, de terreurs et de convulsions !
On croit y distinguer l’accent des passions
Qui, soufflant de l’enfer sur ce million d’âmes,
Entre-choquent entre eux ces hommes et ces femmes,
Font monter leur clameur dans le ciel comme un flux,
Ne forment qu’un seul cri de mille cris confus,
Ou qu’on entend le bruit des tempes de la terre
Que la fièvre à grands coups fait battre dans l’artère.

Quel poids pèse sur l’âme en entrant dans ces murs,
En voyant circuler dans ces canaux impurs
Ces torrents animés et cette vague humaine
Qu’un courant invisible en sens contraire entraîne,
Qui sur son propre lit flotte éternellement,
Et dont sans voir le but on voit le mouvement !
Quel orageux néant, quelle mer de tristesse,
Chaque fois que j’y rentre, en me glaçant, m’oppresse !
Il semble que ce peuple où je vais ondoyer
Dans ces gouffres sans fond du flot va me noyer,
Que le regard de Dieu me perd dans cette foule ;
Que je porte à moi seul le poids de cette houle ;
Que son immense ennui, son agitation,
M’entraînent faible et seul dans son attraction ;
Que de ces passions la fièvre sympathique,
En coudoyant ce peuple, à moi se communique ;
Que son âme travaille et souffle dans mon sein ;
Que j’ai soif de sa soif, que j’ai faim de sa faim ;
Que ma robe en passant se salit à ses crimes ;
Et que, tourbillonnant dans ses mouvants abîmes,
Je ne suis pas pour lui plus qu’une goutte d’eau
Qui ne fait ni hausser ni baisser son niveau,
Un jet de son écume, un morceau de sa vase,
Une algue de ses bords qu’il souille et qu’il écrase,
Et que si je venais à tomber sous ses pas,
Cette foule à mes cris ne s’arrêterait pas,
Mais, comme une machine à son but élancée,
Passerait sur mon corps sans même une pensée !…
Et puis, faut-il le dire ? il est ici pour moi
Un éternel sujet de tristesse et d’effroi ;
Je me surprends sans cesse à penser, à me dire,
Tout tremblant : « C’est ici que Laurence respire ;
C’est ce bruit qu’elle entend, c’est ce ciel qu’elle voit,
Ce pavé qui la porte, et cette eau qu’elle boit ;

C’est dans cet océan, sous cette vase immonde
Que cette perle pure est enfouie au monde ! »
Quand je lève mes yeux vers ces brillants séjours
Où les flambeaux le soir ressuscitent les jours,
Je me dis, en voyant une ombre à la fenêtre :
« Cette ombre que je vois, c’est la sienne peut-être ! »
Chaque char en roulant me semble l’emporter.
Ce coude que le mien le soir vient de heurter,
La trace de ce pied, la robe que je froisse,
Qui sait si ce n’est pas… ? Une poignante angoisse
De chaque aspect pour moi sort et vient m’assaillir ;
J’entends des sons de voix qui me font tressaillir ;
J’entends des noms qui font rougir jusqu’à mon âme ;
Je frémis de lever les yeux sur une femme ;
Je tremble qu’à son front, rencontré par hasard,
Mon cœur ne meure en moi, foudroyé d’un regard.
Puis je rentre, l’esprit courbé de lassitude,
Mais poursuivi des cris de cette multitude,
Trouvant l’isolement, mais jamais le repos,
Le cœur amer et vide, et plein de mille échos ;
Le bruit assourdissant de l’humaine tempête
Monte, gronde sans cesse, et m’enivre la tête ;
Et seul, sans qu’il me tombe une goutte de foi,
J’entends à peine, hélas ! mon cœur qui prie en moi.
Ô nuits de ma montagne, heure où tout fait silence
Sous le ciel et dans moi ; lune qui se balance
Sur les cimes d’argent du pâle peuplier,
Que l’haleine du lac à peine fait plier ;
Blanches lueurs du ciel sur l’herbe répandues,
Comme du lin lavé les toiles étendues ;
Des brises ou de l’eau furtif bruissement ;
Des chiens par intervalle un lointain aboîment ;
Le chant du rossignol par notes sur des cimes ;
Silence dans mon âme, ou quelques bruits intimes

Qu’un calme universel vient bientôt assoupir,
Et qu’un retour vers Dieu change en pieux soupir !
Ô jours d’un saint labeur ! douces nuits de Valneige !
Oh ! que le temps me dure ! Oh ! quand vous reverrai-je ?…




Paris, 21 septembre 1800.

Quel spectacle, Seigneur, vous donnez à vos anges,
Dans ces grands chocs d’idée et ces luttes étranges !
Sur ce peuple qui peut savoir votre dessein ?
Vous avez mis, grand Dieu, deux âmes dans son sein :
L’une, d’un vague instinct vers l’inconnu guidée,
Sonde la mer du doute et découvre l’idée ;
Lui donne, en pétrissant le verbe dans sa main,
La forme qui la rend palpable au sens humain ;
La tire comme l’or de sa mine profonde,
Et la frappe en monnaie à l’usage du monde :
L’autre, âme de soldat, toujours ferme et debout,
Comme un volcan divin dans sa poitrine bout,
Aspire aux quatre vents le souffle de la guerre,
Et pour champ de bataille a pris toute la terre ;
Et, par cette âme double à la fois agissant,
Il sert Dieu de son cœur, et l’homme de son sang !
Semblable de nos jours au peuple de Moïse
Qu’en deux parts au combat le prophète divise,
L’une dans le vallon, mourant pour Israël ;
L’autre sur les hauteurs, levant les mains au ciel !…


Pour lancer tous ses fils à la lutte inégale,
Paris semble des camps la grande capitale ;
On voit par chaque porte entrer ses bataillons,
Renaissante moisson de ses sanglants sillons,

Qui, pour combler aux camps les lignes décimées,
Ressortent en chantant vers ses quatorze armées ;
On ne voit qu’étendards par le plomb déchirés
Entraînant des soldats sous leurs lambeaux sacrés ;
On n’entend retentir que le canon sonore
Dont des boulets vomis la gueule est pleine encore ;
Et la ville ne voit briller à son réveil
Que d’épaisses forêts de fusils au soleil.
Et comme cette foule est prodigue de vie !
Et comme tout à coup au grand homme asservie,
Elle qui ne pouvait subir un joug plus doux,
Du tyran de sa gloire embrasse les genoux,
Sous son geste nerveux d’elle-même s’incline,
Accepte sans effort sa rude discipline,
Et semble, en se pliant à son poignet d’airain,
Le cou de son cheval ou le gant de sa main !
Ah ! c’est qu’aussi le peuple a cet instinct rapide
Qui le fait s’élancer sur les pas de son guide ;
C’est que dans le péril la faible humanité
De Dieu même a reçu l’instinct de l’unité,
Et que pour ériger en grand peuple une foule,
Le bronze extravasé doit couler dans le moule.


Où les pousse pourtant ce vague entraînement ?
Pourquoi vont-ils combattre et mourir si gaîment ?
Leur esprit ne sait pas, leur instinct sait d’avance :
Ils vont, comme un boulet, où la force les lance,
Ébranler le présent, démolir le passé,
Effacer sous ton doigt quelque empire effacé,
Faire place sur terre à quelque destinée
Invisible pour nous, mais pour toi déjà née,
Et que tu vois déjà splendide, où nos esprits
N’aperçoivent encor que poussière et débris !

Ainsi, Seigneur, tu fais d’un peuple sur la terre
L’outil mystérieux de quelque grand mystère ;
Sans connaître jamais ses plans sur l’univers,
À la trame des temps travaillant à l’envers,
Les nations, de l’œil à leur insu guidées,
Sont dans la main de Dieu les instruments d’idées ;
Et l’homme, qui ne voit que poussière et que sang,
Et qui croit Dieu bien loin, se trompe en maudissant ;
Il ne sait pas, captif dans sa courte pensée,
Que d’une œuvre finie une autre est commencée,
Et qu’afin que l’épi divin puisse y germer,
On laboure la terre avant de la semer.


Oh ! que nos jugements sont courts, et feraient rire
Dans le livre de Dieu celui qui saurait lire !
Que nous comprenons peu les dénoûments du sort !
Et que souvent la vie est prise pour la mort !


La caravane humaine un jour était campée
Dans des forêts bordant une rive escarpée,
Et, ne pouvant pousser sa route plus avant,
Les chênes l’abritaient du soleil et du vent ;
Les tentes, aux rameaux enlaçant leurs cordages,
Formaient autour des troncs des cités, des villages,
Et les hommes, épars sur des gazons épais,
Mangeaient leur pain à l’ombre et conversaient en paix.
Tout à coup, comme atteints d’une rage insensée,
Ces hommes, se levant à la même pensée,
Portent la hache aux troncs, font crouler à leurs piés
Ces dômes où les nids s’étaient multipliés ;
Et les brutes des bois sortant de leurs repaires,
Et les oiseaux fuyant les cimes séculaires,

Contemplaient la ruine avec un œil d’horreur,
Ne comprenaient pas l’œuvre, et maudissaient du cœur
Cette race stupide acharnée à sa perte,
Qui détruit jusqu’au ciel l’ombre qui l’a couverte.
Or, pendant qu’en leur nuit les brutes des forêts
Avaient pitié de l’homme et séchaient de regrets,
L’homme, continuant son ravage sublime,
Avait jeté les troncs en arches sur l’abîme ;
Sur l’arbre de ses bords gisant et renversé,
Le fleuve était partout couvert et traversé ;
Et, poursuivant en paix son éternel voyage,
La caravane avait conquis l’autre rivage.


C’est ainsi que le temps, par Dieu même conduit,
Passe pour avancer sur ce qu’il a détruit.
Esprit saint, conduis-les, comme un autre Moïse,
Par des chemins de paix à la terre promise !!!…




Paris, 21 septembre 1800, le soir.

Quelle fièvre ! Oh ! chassez l’image qui me tue !
Est-ce un songe ? est-ce une ombre ? est-ce elle que j’ai vue ?
Ah ! c’est elle ! Ô mon cœur, tu ne peux t’y tromper :
Nulle autre d’un tel coup ne pouvait te frapper !
La revoir !… mais montrée au doigt, mais avilie !
Oh ! dans ma coupe encore il manquait cette lie !


Hier j’étais allé le soir dans un saint lieu,
Pour entendre prêcher la parole de Dieu
Par un vieillard du temple, échappé du martyre,
Dont la voix sur ce peuple a reconquis l’empire.
La foule remplissait le portique et les murs.
Caché dans l’ombre, au pied d’un des piliers obscurs
Où les cierges du chœur, qui brûlaient par centaines,
Jetaient obliquement leurs lueurs incertaines,
J’attendais que le flot du peuple débordé,
Des tribunes au chœur, plein, eût tout inondé ;
Et, le front dans mes mains, appuyé sur la pierre,
J’entendais sans les voir les pas rouler derrière,
Et tout autour de moi les groupes curieux
Qui causaient à voix basse en promenant leurs yeux.
Tout à coup s’éleva comme un murmure immense
D’épis sur les sillons, quand la brise y commence ;
J’entendis frôler l’air ; d’un plumage mouvant
Sur ma brûlante peau mon front sentit le vent.

Les rangs pressés s’ouvraient d’eux-mêmes, faisaient place,
Et puis se refermaient soudain sur une trace.
Ce n’était que rumeur et qu’exclamation
D’étonnement, d’ivresse et d’admiration.
Un instinct machinal me fit tourner la tête
Pour voir l’objet charmant de la foule distraite ;
Mais il n’était plus temps : la femme avait passé,
Son sillon dans l’église était presque effacé.
Je ne vis qu’une taille et des épaules nues,
Où flottaient sous des fleurs des tresses répandues,
Et qu’un sourire errant et l’amoureux regard
Annonçaient, devançaient, suivaient de toute part…
« C’est bien elle, disait un jeune homme ; oh ! c’est elle !
» Ce ciel dont on nous berce en a-t-il d’aussi belle ?
» Non, jamais ces pavés n’ont frémi sous les pas
» D’anges aussi divins que l’ange d’ici-bas.
» — Elle ! lui répondait son voisin ; c’est son ombre
» Peut-être : car du temple elle craint jusqu’à l’ombre,
» Et jamais ses beaux pieds, d’adorateurs suivis,
» N’ont foulé pour prier la poudre des parvis.
» C’est là son seul défaut, hélas ! la tendre femme !
» On dit qu’au désespoir elle a vendu son âme ;
» On ne la vit jamais s’approcher du saint lieu :
» Elle fait croire au ciel, et ne croit pas à Dieu !
» — C’est elle cependant. Tiens, en veux-tu la preuve ?
» Regarde sa ceinture et son collier de veuve.
» Vois qui la mène. – Eh bien ? – Eh bien, c’est lui !
» Lui, le martyr d’hier et l’élu d’aujourd’hui !
» Qu’il se hâte au bonheur ! car demain…. Quel dommage
» Qu’une beauté si pure, ô Dieu ! soit si volage !
» Ou plutôt quel bonheur qu’elle fasse courir
» La coupe où chacun veut s’enivrer et mourir !
» — Mais au sermon, mon cher, que viendrait-elle faire ?
» — Elle y vient comme nous, ma foi, pour se distraire,

» Pour entendre des mots saintement cadencés,
» Ou sur l’orgue des airs qu’elle n’a pas dansés ;
» Car on dit que, depuis sa première aventure,
» De l’orgue dans ses nuits elle aime le murmure,
» Sans doute en souvenir du beau mugissement
» Qu’elle entendait si haut chez son premier amant,
» Tu sais ?… » Mais l’orateur, se levant de la chaire,
Murmura sourdement son texte, et les fit taire ;
Il parla du bonheur de mourir pour la foi,
Des martyrs immolés pour l’Église et le roi,
Et, sur leurs orphelins évoquant leur mémoire,
Toucha jusqu’aux sanglots son immense auditoire.
Des larmes de pitié montaient à tous les yeux ;
Chacun se dépouillait de son denier pieux.
Une femme (on disait qu’orpheline elle-même,
Des malheurs de ces temps elle était un emblème),
Du vieillard précédée, une bourse à la main,
Parmi les rangs émus se frayait un chemin,
Et, faisant résonner le don dans la corbeille,
À la sainte pitié sollicitait l’oreille.
On n’entendait au loin que sa timide voix,
Le prêtre qui frappait le pavé de sa croix,
Ou du denier sacré la chute monotone
Qui sonnait en tombant dans l’urne de l’aumône.
Des rangs voisins du mien bientôt elle approchait :
D’avance dans mon sein déjà ma main cherchait
L’obole de l’autel, quand, relevant la tête,
Mon regard dans le sien se rencontre et s’arrête,
Et, comme fasciné par l’œil qu’en vain il fuit,
Chacun de nos regards suit l’autre qui le suit.
Elle semblait chercher à travers un nuage
À distinguer de loin les traits de mon visage,
Et je voyais le sien dans mon œil revenir
Comme une ombre montant du fond d’un souvenir.

À chaque pas de plus, la fatale figure
M’entrait plus rayonnante au cœur ; mais à mesure
Que mon œil ébloui, qui plongeait dans le sien,
Fixait son œil ouvert et fixe sur le mien,
Comme si tout son sang eût coulé par sa vue,
Je la voyais pâlir et changer en statue ;
La prunelle immobile et le pied suspendu,
Le cou penché, le doigt vers ma place étendu,
Faire un pas, reculer, dans son sein qui se pâme
Chercher un cri qui meurt et qui manque à son âme,
Puis enfin, sans couleur, sans voix et sans regard,
Glisser inanimée aux bras du saint vieillard !
Moi-même, sans jeter un cri, sans faire un geste,
J’étais mort de sa mort : et j’ignore le reste.

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Quand je me réveillai comme de mon tombeau,
La nef était muette et vide ; un seul flambeau
Brillait comme une étoile au cintre de l’église ;
Le soir dans les vitraux faisait tinter la brise ;
L’heure sonnait huit coups au cadran de la nuit ;
De piliers en piliers je m’échappai sans bruit ;
À force de douleur mon âme était tarie.
La revoir, c’était trop ! mais la revoir flétrie,
Mais la revoir tombée, ange d’illusion,
Le scandale du monde et sa dérision !
Par moi, par mon amour, par ma vertu peut-être !
Oh ! quel doute mortel en moi je sens renaître !

Ange que le bonheur aurait sanctifié,
Dieu, ce serait… ! c’est moi qui t’ai sacrifié !

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STANCES À LAURENCE


22 septembre 1800.

Vous l’ange d’autrefois, maintenant pauvre femme,
Vous ne vous trompiez pas, Laurence, c’était moi,
C’était moi qui cherchais la moitié de mon âme,
          Hélas ! et qui la pleure en toi !


Tu vis !… De quelle vie, ô ciel ! quels mots étranges !
Dans le cuivre et le plomb diamant enchâssé,
Que Dieu laissa tomber sur la route des anges,
          Et que l’impie a ramassé !


Souviens-toi de ce ciel vu de si près ensemble…
Du jour de la rencontre et du jour de l’adieu !
Oui, je fus meurtrier ! oui, cette main qui tremble
          T’immola ; mais c’était à Dieu !


Sacrifice insensé que ta faute condamne,
Vaine immolation de mon cœur combattu !
Ce que je respectais, un autre le profane,
          Et l’enfer rit de ma vertu !


Ô Laurence ! un retour au Dieu de ton jeune âge !
Un retour vers l’ami !… Grand Dieu ! dans ma douleur
Je n’avais ici-bas conservé qu’une image :
          Ne la ternis pas dans mon cœur.


Reviens, reviens au ciel qui te pleure et qui t’aime !
Si ce n’est pour ton âme, ô Laurence, pour moi !
Et s’il te faut de l’eau pour un second baptême,
          Mes yeux en pleureront pour toi !


Ici deux ; un là-haut. De notre double vie,
Non, il n’est pas brisé l’invisible lien !
Ton cœur avec mon cœur monte et se purifie,
          Ou mon cœur saigne avec le tien !

Oh ! quand, jetant ton âme aux voluptés impures,
Tu ternis ce lis blanc que je t’avais gardé,
Penses-tu quelquefois que tu souilles d’ordures
          Ce cœur où Dieu s’est regardé ?


Penses-tu quelquefois que tu troubles cette onde
Qui, sous un souffle humain bien loin de se ternir,
Ne devait réfléchir au soleil de ce monde
          Qu’un espoir et qu’un souvenir ?


Ah ! moi qui te voyais dans mes songes, Laurence,
À travers tant de pleurs, chaste auprès d’un époux,
Une ombre sur le front, au cœur une espérance,
          Et des enfants sur tes genoux !…

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À Paris, 26 septembre 1800.

Nuit funeste ! depuis qu’elle m’est apparue,
Et que je sais le nom, et l’hôtel, et la rue,
Chaque fois que je sors, l’instinct traîne mes pas
Vers ce seuil de mon ciel que je ne franchis pas,
Mais où, couvert de nuit, j’écoute de la porte
Que quelque voix du ciel ou de la terre en sorte,
Comme Adam, exilé des jardins du Seigneur,
Écoutait s’éloigner les voix de son bonheur.


Cette nuit, comme hier, je m’y glissai dans l’ombre :
Des nuages au ciel rendaient l’hôtel plus sombre,
Et la pluie, en lavant les pavés à grands flots,
De mes pas amortis étouffait les échos.
Des fanaux de la rue évitant la lumière,
Je m’assis dans un angle au bord du banc de pierre,
Sur la borne en granit, du coude m’appuyant,
Plus humble et plus caché qu’un pauvre mendiant.
C’était l’heure où Paris, en jour transformant l’ombre,
En tonnerre incessant roule ses chars sans nombre ;
Où sur la roue en feu ses enfants emportés
Vont chercher au hasard leurs mille voluptés.
Aux cris des serviteurs, les portes colossales
Aux chars retentissants s’ouvraient par intervalles,
Et j’y voyais briller à travers le cristal
Des fronts resplendissants de l’ivresse du bal ;

J’entendais au dedans ces voix d’hommes, de femmes,
Ces sons des instruments, ces bourdonnements d’âmes
Où l’oreille en vain cherche une phrase à saisir,
Qui ne sont que la brise errante du plaisir.
Cette joie, en sortant de ces froides murailles,
M’enfonçait chaque fois un fer dans les entrailles,
Et j’aurais moins souffert (pardonne à mon remord,
Seigneur !) d’en voir sortir l’agonie et la mort.
Un torrent de pensers me roulait dans la tête :
Si j’entrais tout à coup au milieu de la fête ?
Si, frappant d’un regard ses yeux pétrifiés,
Comme l’ombre des temps par son cœur oubliés,
Et renversant du pied ces vases de délices,
Du nom tonnant de Dieu j’effrayais tous ces vices ?
Si, dérobant cet ange à l’air qui la corrompt,
Je rendais l’innocence et la vie à son front ?…
Hélas ! et de quel droit ? suis-je encore son père ?
N’ai-je pas renoncé même au doux nom de frère ?
Et ne sommes-nous pas, depuis l’heure d’adieu,
L’un à l’autre étrangers partout, hormis en Dieu ?
Oh ! c’est donc en Dieu seul que je puis en silence
Bénir, prier, nommer, chercher, pleurer Laurence !
Elle pour qui cent fois j’aurais voulu mourir,
Seul à son aide, ô Dieu ! je ne puis accourir !
Et de la froide borne en embrassant la pierre,
Mes yeux fondaient en onde et ma bouche en prière.

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Pardonne-lui, mon Dieu ! de chercher ici-bas
Cet amour que tu mis tout enfant sous ses pas ;

Après avoir vécu deux ans dans ces délices,
De le puiser encore aux profanes calices !
Ah ! moi seul, ô mon Dieu, j’ai creusé dans son cœur
Ce vide que ne peut combler un froid bonheur.
Que la peine sur moi retombe avec le crime !
Frappez le tentateur, et non pas la victime !
Ô tendre, ô bon pasteur, rapporte dans tes bras
Cette brebis tombée aux piéges d’ici-bas,
Cette âme qui puisa l’amour avec la vie,
Et qui l’aspire encore à sa source tarie !
Si tu n’avais brisé sa coupe entre ses dents,
Qui sait ce que le ciel aurait versé dedans ?
Qui sait de quels trésors cette âme est encore pleine !
Et comme des cheveux d’une autre Madeleine
Pour laver dans ses pleurs ses péchés oubliés,
Ce qu’il en coulerait de parfums sur tes piés ?
Oh ! que les miens, Seigneur, comptent à ses paupières !
Que par mes nuits sans fin, mes jeûnes, mes prières,
Que par l’eau de mes yeux son péché soit lavé !
Et j’allais à genoux tomber sur le pavé,
Quand les groupes joyeux du bal qui se retire
M’éveillèrent du ciel par des éclats de rire.

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Le bruit avait cessé, le monde était sorti ;
Des gonds et des verrous l’air avait retenti.
J’entendis sur ma tête ouvrir une fenêtre ;
La lune dans le ciel venait de reparaître ;

L’ombre des lourds balcons, me couvrant d’un pan noir,
Me noyait dans sa nuit, d’où je pouvais tout voir.
Une femme parut au balcon : c’était elle !
Quoique pâle et lassée, ô Dieu ! qu’elle était belle !
Comme le monde avait, sous son précoce été,
Mûri sans la flétrir l’angélique beauté !
Comme sous ce costume et cette autre apparence
Mes regards trait pour trait retrouvaient tout Laurence !
Lui dans elle a grandi, mais toujours elle en lui !
Son cou penché semblait porter un vaste ennui ;
Son coude s’appuyait sur la rampe dorée,
Sa joue au clair de lune était décolorée,
Ses blonds cheveux déjà de son front détachés
Sur le fer du balcon flottaient tout épanchés,
Et je sentais l’odeur du vent qui les caresse
S’échapper en parfum de l’or de chaque tresse !
Oh ! des fleurs qui tombaient de ses cheveux l’odeur
Comment n’eût-elle pas enivré tout mon cœur !…

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Elle leva la tête, et regarda la lune
Longtemps, comme quelqu’un qu’une image importune ;
Avec un lent soupir elle étendit les bras,
Puis, en les refermant sur son cœur, dit : « Hélas ! »
Puis d’un accent distrait, qu’un regard accompagne,
Murmura dans ses dents notre air de la montagne,
À voix basse et tremblante en chanta quelques mots…
L’air manqua sur sa lèvre et finit en sanglots ;
Elle s’interrompit comme avec violence,
Referma la fenêtre, et tout devint silence.


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Oh ! mon image alors, Laurence, était en toi !
Je n’avais que deux pas entre mon ciel et moi ;
Qu’une vague de l’air, pour y monter, à fendre ;
Qu’un souffle à laisser fuir, qu’un nom à faire entendre :
Et mon amour perdu retombait dans mes bras,
Et l’enfer ni le ciel ne l’en arrachaient pas !
Des doux sons de sa voix mon oreille était pleine ;
L’air qu’elle respirait lui portait mon haleine ;
Un cri sorti du cœur, un geste, un mouvement,
Et nos cœurs confondus n’avaient qu’un battement,
Et dans un seul élan nos âmes assouvies
Franchissaient pour s’unir l’abîme de nos vies.
Tu triomphas, mon Dieu, de ma fragilité !
Mon silence entre nous remit l’immensité ;
Je m’éloignai tremblant, son ombre sur ma trace ;
Et je remis mon âme et la sienne à ta grâce.




En route, 28 septembre.

L’aurore dans Paris ne me retrouva pas,
Et mon cœur est déjà là-haut où vont mes pas !