Calmann-Lévy (p. 131-140).

XII


Hélène, effarouchée, tremblait sans cesse. Les visites qu’on lui faisait, celles qu’elle attendait et qui ne venaient pas, le bruit, le silence, les appartements, la rue elle-même, tout lui faisait peur. À toute rencontre elle tressautait. Son ancienne amie de pension, Cécile, mariée depuis longtemps dans la finance, vint la voir en grande cérémonie. Sous les minauderies et le papotage de la visiteuse perçait une pointe de curiosité qui mettait Hélène à la torture. L’entrefilet du Spectator avait piqué la curiosité de Cécile, qui pourtant se résignait à partir désappointée.

Elle était déjà debout quand elle se ravisa.

— Ces journalistes, dit-elle, n’ont pas le sens commun. Quel est donc celui qui disait qu’on avait donné à l’affreux malheur qui vous a frappée, pauvre chérie, des proportions, des proportions ?… D’abord, je ne sais pas bien ce qu’on entend par des proportions.

Hélène, effarée, répondit :

— Je ne vous comprends pas ; je vous assure que je suis…

Elle s’arrêta au bord d’une insondable maladresse. N’allait-elle pas protester de son innocence !

Elle fit rechercher le numéro du journal, le lut et ne dormit plus.

Pendant ce temps, le parquet d’Avranches, saisi d’une affaire criminelle, l’instruisait minutieusement. Un sieur Reuline, agent d’affaires assez mal famé, avait été trouvé assassiné dans son logis, rue de Gesvre, à Granville. Les charges pesèrent d’abord sur un ouvrier du port, ivrogne et débauché, qui s’était rendu chez Reuline vers cinq heures du soir, la veille même de la découverte du cadavre. L’épicier, établi au rez-de-chaussée de la maison, avait vu cet homme descendre en donnant les signes d’une violente surexcitation. Mais, reconnu innocent après un long interrogatoire, il fut relaxé. Forcé de tourner ses recherches dans un autre sens, le juge d’instruction examina de nouveau le théâtre du crime. Il remarqua que les liasses de papiers qui avaient été tirées du secrétaire, après le crime, feuilletées rapidement et jetées sur le corps de la victime, formaient des groupes distincts, enveloppés chacun d’une chemise de papier, laquelle portait un nom et une adresse. Cet amas de papiers avait été prudemment laissé tel qu’on l’avait trouvé. On avait dégagé le corps de la victime avec de minutieuses précautions. Une de ces chemises, jetée par-dessus toutes les autres, et par conséquent au terme des recherches de l’assassin, était complètement vide. Elle portait la cote suivante : M. Groult, chez M. Haviland, à Paris.

Le nom de Groult se retrouva, non à Granville, mais à Avranches, sur le registre de l’auberge du Cheval Rouge. Groult y logeait encore, quand un mandat d’amener fut lancé contre lui ; il fut arrêté.

Hélène apprit cette nouvelle par les journaux, après une nuit atroce. Elle l’avait vu, lui. C’était une apparition affreuse ; il se tenait devant elle, sans lui rien reprocher, sans lui marquer de haine ni de colère. Seulement il se montrait à elle tel qu’elle l’avait fait, sous l’aspect épouvantable qu’il avait maintenant. Comment vivre, s’il revenait ainsi toutes les nuits ?

Son père vint à l’heure du déjeuner. Elle se jeta sur lui avec un délire de tendresse et d’épouvante, elle le suppliait des yeux. Elle le serrait si fort qu’il lui dit :

— Qu’as-tu donc ? Tu me fais mal !

Puis il déclara qu’il s’était toujours méfié de Groult, et c’était une révélation bien inattendue. Le crime de ce misérable le faisait frissonner, disait-il ; mais il lui était venu, dans la nuit, une idée, une inspiration. Il voulait retrouver Samuel Ewart. Il avait le matin même écrit à ce sujet à l’ambassade de France en Angleterre. Il poursuivrait ses recherches. Et dans ce moment même son regard aigu semblait vouloir percer la corniche.

Hélène souffrait cruellement de le voir ainsi s’attacher aux choses du mort. Elle lui dit :

— Papa, est-ce que tu ne voudrais pas partir avec ta fille loin, bien loin ?

— Où ? demanda-t-il dans sa bonhomie effarée.

L’idée de s’éloigner du café de Colmar lui apparaissait comme la plus absurde et la plus monstrueuse impossibilité. Remis de sa surprise, il baisa Hélène sur le front.

— Enfant ! murmura-t-il.

Puis, avec ses instincts de vie facile et de bonté indiscrète, il trouva ce qui eût pu retenir la jeune veuve à Paris.

— Notre ami Longuemare, lui dit-il, ne se consolerait pas de ton départ.

Mais elle répondit gravement que M. Longuemare ne devait songer qu’à une jeune fille. Puis, les mains jointes, avec un éclat de voix sorti des entrailles :

— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria-t-elle, quelle chose impitoyable que la vie !

Il lui prit les mains et répliqua de sa voix grasse :

— À qui le dis-tu, mon enfant !

Puis, ayant déployé sur la table son portefeuille de chagrin, il s’isola dans la fumée d’un gros cigare et rédigea un mémoire pour Samuel Ewart, absent.

À partir de ce jour, les remords et les terreurs d’Hélène augmentèrent constamment, sans cause extérieure, par le seul travail de son cerveau blessé. Ses visions devinrent plus fréquentes et plus précises. Elle avait besoin de réflexion pour les distinguer de la réalité.

À la suite d’un interrogatoire subi par Groult, une perquisition fut ordonnée au domicile de l’inculpé. Un commissaire de police, assisté d’un serrurier, se présenta un matin à l’hôtel. On vint avertir madame Haviland qu’il saisissait des papiers dans le pavillon du concierge, et qu’il demanderait, dans une heure ou deux, à la maîtresse de la maison, la faveur d’un moment d’entretien. Hélène reçut cette nouvelle comme un coup de maillet. Elle voyait dans sa chambre, distinctement, son mari décomposé, mais correct, très calme et très content. Elle le voyait, il était assis, feuilletait une revue, semblait tranquille comme un homme rentré chez soi. Bien que ses yeux fussent entièrement délayés et tout mêlés de terre, il aperçut un brin de fil sur le tapis de la table et l’ôta délicatement comme il faisait tous les jours quand il vivait, puis il disparut. Alors les terreurs d’Hélène changèrent. Dans son ignorance des choses, elle s’imagina la justice acharnée contre elle, lui arrachant l’aveu de ses plus secrètes pensées et l’envoyant sur le même échafaud que le domestique Groult. Tout ce qu’elle avait lu du supplice de Marie-Antoinette lui revenait à la mémoire. Elle sentait sur sa nuque le froid des ciseaux du bourreau. La folie de la peur l’envahit tout entière. Les frôlements de son peignoir la faisaient s’évanouir à demi.

Vers dix heures, elle entendit un claquement de portes. Elle ouvrit la fenêtre pour se tuer ou se sauver ; elle n’en savait rien. C’était son neveu Georges qui revenait, comme à l’ordinaire, du collège. Il jeta ses livres avec mauvaise humeur sur la table et, par hasard, regarda sa tante.

— Comme tu as de grands yeux aujourd’hui, lui dit-il.

Il ouvrit ses livres, comme à l’ordinaire, en attendant le déjeuner et se plaignit, avec une moue de mauvais écolier, d’avoir à faire une préparation grecque. Puis, assis sur son pied, à un coin de chaise, le menton sur la table trop éloignée, il se mit à feuilleter mollement son dictionnaire. Malgré ses grimaces, il traduisait assez bien. Il faisait en écrivant des taches d’encre qu’il effaçait ensuite avec sa langue.

Elle écoutait stupidement tous les bruits et tressaillait aux coups de pied que l’enfant lançait contre les bâtons de sa chaise. Il imitait la voix grave et le ton guindé de son professeur.

— Remarquez, messieurs, l’harmonie des vers de Sophocle. Nous ne savons pas comment on les prononçait, nous les prononçons tout de travers ; mais quelle harmonie ! Monsieur Labrunière, vous me conjuguerez dix fois le verbe didômi. Quelle harmonie !

Puis avec sa voix flûtée :

— Ma tante, je te « promets » que mon professeur met des faux cols en papier. Nous l’appelons Python. Saisis-tu pourquoi ? Un jour, il nous a dit : « Messieurs, Python était un monstre d’une laideur répugnante et d’une malignité insigne. » Alors Labrunière a crié tout bas : « C’est comme vous. » Il est fameux, Labrunière ! Dis donc, ma tante, sais-tu que tu es une très belle femme ?

Puis ses idées, après tant de sautillements, se posèrent sur le texte grec. Il faisait le mot à mot, et, comme un oiseau jaseur, remplissait la chambre de sa voix claire, disant tout haut les mots grecs et français qu’il écrivait et s’interrompant pour compter des billes.

Kara théion, la tête divine, Iokastès, de Jocaste, tethneken est morte… Comme c’est bête !… Elle alla… pros ta leké numphica, vers les couches nuptiales,… c’est-à-dire vers la chambre à coucher… Remarquez, messieurs, quelle heureuse expression et quelle harmonie !… Sposa komen, déchirant sa chevelure, kalei elle appelle, Laïon Laïus, nekron, mort. Vois-tu, ma tante, en français, un laïus c’est un sermon, mais en grec c’est un bonhomme que Jocaste avait épousé, et ce mariage-là n’avait pas réussi. S’arrachant les cheveux, elle appelle Laïus mort…

Hélène, à travers ces balbutiements de grec et de français, démêlait une antique et noble histoire de femme désespérée.

Lui, échauffé, près d’en finir, se hâtait.

Eseidomen tèn gunaika krémasten, nous vîmes la femme pendue. Il fit un paraphe qui troua le papier, tira sa langue toute violacée d’encre, puis il chanta :

— Pendue ! pendue ! J’ai fini !

Hélène se leva, toute droite, et monta dans sa chambre avec une allure si calme, si précise, si certaine, qu’elle semblait la figure de la Nécessité.

Enveloppée de son châle noir et de son voile de veuve, elle descendit par l’escalier de service.