Joaquim, récit des Algraves

Joaquim, récit des Algraves
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 665-701).

JOAQUIM


RECIT ES ALGARVES.





I

Sur la rive droite du Tage, à l’est de Lisbonne et le long de la route qui conduit à Santarem, se trouve le faubourg de Xabregas. C’est une interminable file de maisons éloignées les unes des autres, parmi lesquelles on distingue de grands couvens transformés en usines. La nouvelle destination de ces monastères ne leur a point donné un aspect plus gai. Au lieu de moines qui prient, ce sont des rouets et des bobines qui tournent et se dévident avec un bruit monotone. Derrière ces édifices s’étendent des enclos sans verdure que couronne une chaîne de collines crayeuses. On a beau s’éloigner de la ville, on ne rencontre rien de ce côté qui rappelle la campagne. Pas un chant d’oiseau ne vient égayer l’oreille du promeneur ; en revanche, on y éprouve un indéfinissable sentiment de mélancolie. Au bord du chemin viennent expirer les vagues du Tage, si large en cet endroit, qu’on aperçoit à peine les blanches maisons du village de Palmella, bâti au fond d’une anse sur la rive opposée. Les mouettes se balancent en troupes nombreuses au-dessus de cette vaste nappe d’eau, voltigeant comme des points blancs sur l’azur d’un ciel parfaitement serein. Les voiles des barques qui sillonnent le grand fleuve et se penchent hardiment sur les flots entraînent le regard vers les perspectives lointaines de l’Alemtejo. À ce vaste panorama de collines et de montagnes échelonnées au bord d’un fleuve majestueux, il manque ce groupe de grands arbres à l’épais feuillage sous lesquels le voyageur aime à s’asseoir et que le peintre cherche pour premier plan de son tableau.

Par une brûlante journée du mois de juin, un vieillard de haute taille, coiffé d’un feutre gris et pointu, portant besace et bâton, et assez semblable à un pifferaro de la campagne de Rome, stationnait devant la porte d’un de ces tristes enclos du faubourg de Xabregas. Un soleil ardent lui frappait en plein sur le dos, sans qu’il parût y prendre garde. Le chapeau sur les yeux, le corps penché en avant, il soufflait avec gravité dans sa longue cornemuse et en tirait des sons assez harmonieux dont il marquait le rhythme en se balançant sur les deux jambes. Un chien caniche, attaché par une corde au bras du vieux mendiant, dormait paisiblement sur les marches de la porte qui demeurait close ; il semblait même que depuis bien des années aucune main humaine ne l’avait fait tourner sur ses gonds. Des lézards couraient lestement sur la mousse qui en recouvrait les planches vermoulues ; de grosses touffes d’herbes avaient pris racine entre les pierres disjointes du seuil, et d’épaisses toiles d’araignées, chargées de moucherons et toutes grises de poussière, la décoraient du haut en bas d’une capricieuse dentelle. Cependant le vieillard s’évertuait à redire sur son instrument, avec un grand luxe de fioritures, les airs naïfs et sauvages dont le souvenir se conserve parmi les pâtres des Algarves. Peut-être serait-il resté jusqu’au soir devant cette porte inhospitalière, si un coche qui se dirigeait vers la ville, en suivant la chaussée de Xabregas, ne fut venu à passer. Les quatre mules qui composaient l’attelage marchaient au petit pas, sans doute afin de soulever moins de poussière.

Lorsque le coche fut arrivé près du vieillard, un enfant aux cheveux noirs et bouclés se pencha à la portière : — Madame la marquise, dit-il à demi-voix, voyez donc ce mendiant qui joue de la musique devant une porte abandonnée !

— Eh bien ! mon enfant, il faut lui jeter quelques reis, dit la marquise. Holà ! brave homme !… Depuis le départ de João VI pour le Brésil, il n’y a plus personne dans cette maison…

— Grand merci, ma bonne dame, repartît le vieillard en essuyant son front ruisselant de sueur. Que voulez-vous ? quand on ne voit plus, on va au hasard. Ah ! méchant caninho[1], — et il secouait la corde de son chien, — c’est toi qui m’as joué ce tour-là… Il n’en fait jamais d’autres !

— Savez-vous bien où vous êtes ? demanda de nouveau la marquise.

— Oh ! oui ; je sens l’air du rio Tejo[2], voyez-vous ? Tant que j’aurai celle brise-là à ma gauche, je n’ai qu’à cheminer tout droit devant moi pour rentrer en ville… N’oubliez pas le pauvre aveugle, s’il vous plaît…

Il tendait son chapeau vers la voiture, et, comme l’enfant allongeait le bras pour y déposer son aumône, la marquise l’arrêta : — Attends, Joãozinho ! Je veux qu’il monte avec nous.

— Mais voyez, donc, madame, comme il est mal vêtu !

— Mon petit ami, reprit la marquise, la fierté, qui ne sied à personne, est un vilain défaut chez un enfant. – Et s’adressant au vieillard : — Vous êtes encore bien loin de la ville, mon pauvre homme !

— Bah ! une petite lieue ; je vais retourner en me promenant, et le bon Dieu me fera la grâce de rencontrer quelques âmes charitables qui me donneront de quoi avoir un morceau de pain. Ne m’oubliez pas, s’il vous plaît !…

— Brave homme, cria Joãozinho, que le reproche de la marquise avait piqué au vif, venez donc vous asseoir ici avec nous ; on est si bien dans une voiture quand il fait grand chaud ! Venez donc, et je vais vous donner tout ce que la marquise avait mis dans ma poche pour acheter des gâteaux.

— Un pauvre aveugle comme moi, monter en carrosse ! s’écria l’aveugle en se redressant avec surprise et défiance ; c’est pour vous moquer que vous dites cela, mon petit monsieur ?…

— Non, non, reprit la marquise ; avancez d’un pas, voilà la portière ouverte ; là… baissez-vous un peu… levez le pied… vous y êtes.

Le cocher referma la portière et partit au trot.

— Ah ! mon chien, s’écria l’aveugle, et mon chien, et caninho ?…

— Il nous suivra, répliqua la marquise ; tenez, il aboie et secoue les oreilles, tant il est joyeux de galoper après nous. Le cocher lui a ôté sa corde, ne craignez rien.

— C’est que, voyez-vous, ma bonne dame, cette pauvre bête est tout ce qui me reste ; il n’y a plus qu’elle à m’aimer en ce bas monde. Vous êtes heureux, vous autres, vous êtes riches, et vous ne savez pas ce que c’est d’être abandonné dans sa vieillesse et réduit à errer dans les rues d’une ville étrangère pour demander son pain de porte en porte… Mes pauvres yeux ne peuvent plus me conduire, mais ils n’ont pas fini de pleurer !

L’enfant ouvrait ses grands yeux noirs et regardait avec étonnement le vieillard, qui secouait tristement la tête et semblait se parler à lui-même. Jamais encore il n’avait vu de près la misère, jamais il n’avait entendu ces paroles pénétrantes et vraies qui s’échappent d’un cœur souffrant.

— Excusez-moi, madame, reprit le vieux mendiant, surpris du silence que gardaient l’enfant et la marquise ; j’ai peut-être mal parlé ? Tout à l’heure je me sentais tranquille dans la rue, je faisais mon métier d’aveugle sans penser à rien, et voilà que la tristesse me prend dans cette voiture, où l’on est si bien assis !… Cet enfant-là est à vous, madame ?

— Non, répondit la marquise ; il est le fils d’une jeune dame de mes amies qui me l’a confié pendant un voyage qu’elle fait en Espagne ; les miens sont mariés, et comme j’habite seule maintenant, j’ai gardé près de moi Joãozinho pour me tenir compagnie.

À ces mots, Joãozinho se rapprocha de la marquise en la regardant avec un sourire qui semblait implorer une caresse. La marquise lui déposa un baiser sur le front.

— Ainsi il a deux mères, ce petit monsieur-là, dit le vieillard ; moi, j’avais deux enfans, mais il ne m’en reste plus ! Si je pouvais voir encore les montagnes des Algarves, où s’est passée ma jeunesse ! J’étais berger, je conduisais mes troupeaux sur les rochers et je regardais la mer que le vent faisait bondir au loin. Il fallait voir mes moutons grimper derrière moi et me suivre comme un général d’armée ! Là où je plantais mon bâton ferré, ils faisaient halte et se couchaient à l’entour sans s’écarter d’un pas. Et puis je me suis marié… Pardon, madame, voyez-vous toujours caninho ?

— Il est là qui trotte à côté de la portière, répliqua Joãozinho.

— Et les enfans que Dieu vous avait donnés, demanda la marquise, vous avez eu le malheur de les perdre, mon brave homme ?

— Ils sont perdus pour moi, dit le vieux mendiant ; mon garçon, qui était à bord d’un bateau pêcheur de Lisbonne, s’est ennuyé de naviguer toujours sur le Tage ; il a voulu voir du pays et s’est embarqué sur un navire de long cours. L’autre, c’était une fille… Madame, je vous en conjure, laissez-moi descendre, j’étouffe ici. Aussi bien je sens au bruit des roues que nous sommes dans le faubourg de Santarem, et je demeure là tout près, au fond d’une ruelle, derrière la [3]. Grand merci de votre obligeance, madame ; que Dieu vous garde, vous et tous les vôtres.

Pendant qu’il descendait de la voiture, Joãozinho glissa dans la main rugueuse du vieillard une poignée de menue monnaie, ainsi qu’il le lui avait promis, et la marquise dit à demi-voix : — Mon brave homme, quand vous aurez besoin de quelque chose, rappelez-vous la marquise de…, qui demeure sur la place de Sol de Rato.

Le bruit des roues l’empêcha d’entendre les remerciemens que l’aveugle faisait pleuvoir sur elle. Caninho témoignait par ses aboiemens et par ses gambades la joie qu’il éprouvait de revoir son maître ; celui-ci respirait à pleins poumons et cherchait à reprendre son équilibre comme un voyageur qui vient de faire une longue route en diligence. Penché à la portière de la voiture, Joãozinho suivit longtemps du regard le grand vieillard infirme qui lui était apparu un instant comme ces images sérieuses et un peu effrayantes dont l’enfance essaie vainement de comprendre le sujet ; puis il se rassit près de la marquise, et retrouva bientôt sa gaieté naturelle. Tandis que l’aveugle, ridé, usé par le chagrin, vêtu de toile grise, le bâton à la main et la besace au dos, marchait lentement le long des maisons, conduit par son caniche, les quatre mules emportaient rapidement et avec bruit, à travers les rues populeuses, le gracieux enfant aux cheveux bouclés, au teint frais et rose, qui savait déjà porter avec aisance le chapeau à plumes et le manteau de velours.


II

Le père Joaquim, le vieil aveugle, n’était point de ces mendians de profession, criards et importuns, qui vont toujours frapper aux mêmes portes. Satisfait de l’abondante aumône que la marquise et le jeune enfant avaient déposée entre ses mains, il se promit de laisser passer quelques semaines avant d’avoir recours à leur générosité. Un jour, après avoir parcouru à pas lents les principales rues de Lisbonne, et ramassé quelques liards dans les quartiers du Rocio et du Bairo-Alto, Joaquim alla s’asseoir sur un banc de bois placé devant la boutique d’un barbier. Cette boutique, située à l’un des angles du marché qui fait face au port des pêcheurs, servait de rendez-vous aux marchands de poissons et aux marins. Le maître du lieu avait eu l’honneur de raser souvent les matelots français des navires de guerre stationnés dans le Tage, et il parait qu’il tenait à conserver leur pratique, car il avait écrit sur les vitres de son échoppe, en caractères lisibles et ornés, ces mots peu corrects : barbifier, couper des cheveux. Il va sans dire que d’autres barbiers lui avaient volé cette phrase, et voilà pourquoi on la retrouve inscrite dans tous les bas quartiers de Lisbonne comme un texte sacramentel.

Assis sur le banc, son chien à ses pieds, l’aveugle tendait sa grande figure à l’air frais du fleuve, sans prêter l’oreille aux conversations de ses voisins. Peu à peu il inclina la tête et s’endormit de ce demi-sommeil qui repose à la fois le corps et l’esprit. Il était donc là assoupi et rêveur, quand un marin, parlant à haute voix et suivi d’une demi-douzaine d’amis, vint prendre place à ses côtés. Le caninho, habitué à respecter le sommeil de son maître, accueillit les nouveaux arrivés avec un grognement de mauvaise humeur.

— Paix, vilain roquet ! s’écria vivement celui des matelots qui paraissait être le personnage le plus important de la bande ; si tu t’avises de me montrer les dents, je te jette dans le fleuve par-dessus le parapet du quai. Après six mois de mer, on n’aime pas à voir des visages renfrognés ; entends-tu, vieux barbet ? Eh mais ! c’est vous, père Joaquim ? Voulez-vous gagner une poignée de reis ?

— Pourquoi pas, mon garçon ? répondit le vieillard en relevant la tête.

— En ce cas, vieux père, jouez-moi un de vos airs de montagne qui feraient danser les rochers du cap Saint-Vincent. Allons, vite ; faites-moi place, vous autres.

Le vieil aveugle se mit à jouer un de ses refrains les plus gais. Animé par cette musique naïve et un peu sauvage, le marin dansait, pirouettait et sautait en décrivant avec ses jambes des courbes fantastiques. Les bras arrondis, son chapeau de paille à la main droite, la main gauche sur la hanche, il trépignait et gambadait avec une verve prodigieuse. Pendant qu’il se démenait ainsi, les piastres sonnaient dans les poches de son gilet blanc. Toute sa personne était en proie à une allégresse désordonnée, mais ses traits demeuraient impassibles. Sa figure, bronzée par le soleil, portait l’empreinte de tous les rivages de la zone torride ; elle avait pris cette couleur sombre et mate qui ne permet plus au sang de se montrer sous l’épidémie.

Quand il eut exécuté bon nombre de sauts et de pirouettes aux applaudissemens de l’assemblée, le marin passa le doigt dans les deux boucles de cheveux qui pendaient en avant de ses oreilles, remit son chapeau sur l’arrière de sa tête et donna au vieillard une poignée de reis.

— Plus d’une fois j’ai manqué d’être pendu, dit-il en se rasseyant ; mais je ne l’ai jamais échappé de plus près que dans ce dernier voyage. Voilà pourquoi j’avais besoin de sentir la terre ferme sous mes pieds.

— Tu t’y reprendras une autre fois, répliqua un de ses voisins, vieux matelot à cheveux gris.

— Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise, murmura une voix.

— Voyons, mes amis, reprit le matelot, regardez là-bas ce brick qui se balance au flot comme un brave cheval encore haletant de sa course. Y a-t-il un mousse, un rapaz de quinze ans qui ne consentît à s’embarquer pour rien à bord d’un si beau navire ?

— Le fait est que c’est là un navire à pendre en ex-voto dans l’église de Belem, répondit le plus ancien de la bande. Avec ses mâts penchés en arrière, ses larges vergues, son avant effilé et sa poupe taillée en cœur, il a l’air de dire à tous les croiseurs de la mer : Bien fin qui m’attrapera !

— Et puis, reprit le matelot, il suffit de le voir pour comprendre qu’on n’a pas bâti une pareille coque, si leste, si élancée, pour la remplir de boucauts de sucre ou de sacs de café. N’oubliez pas non plus, s’il vous plaît, ces gentilles caronades qui regardent par les sabords, comme les poussins à travers les ailes de leur mère ! Non, vrai comme je m’appelle Diogo, vrai comme j’ai été baptisé à la petite église de Cascaes, au bas du fleuve, jamais on n’a vu ni dans le rio Tejo, ni dans la rade de Cadix, ni dans celle de Rio-Janeiro, un plus joli brick que le Bom-Pastor.

— Le Bom-Pastor ! c’est le nom de votre navire ? demanda l’aveugle.

— Oui ; c’est un joli nom, celui-là. Il y a sous le beaupré une statue peinte en couleur qui représente un personnage à grands cheveux, portant une brebis sur son dos, tout comme dans les images que les colporteurs vendent aux passans. C’est un joli nom, père Joaquim, un nom chrétien qui porte bonheur.

— Eh mais ! dit le vieillard, c’est que mon fils était à bord ; où est-il ? Vous devez le connaître : un grand garçon de bonne mine, point tapageur, mais rude au travail ; il se nomme Vicente. Est-ce qu’il n’est pas revenu avec vous ?

À cette question, le visage de Diogo s’obscurcit ; il jeta sur ses voisins un regard sérieux, tourna la tête en levant l’épaule, et tira de sa poche une boîte pleine de cigares. — Ah ! oui, je connais bien Vicente, répondit-il avec un certain embarras ; nous l’avons laissé au Brésil, où il a voulu être débarqué à cause d’une petite querelle avec notre capitaine. Quand nous sommes partis, il venait de prendre du service à bord d’un trois-mâts qui doit arriver ici un de ces jours… Voulez-vous un cigare, père Joaquim, un vrai puro de Brazil ? Tenez, entre nous, Vicente aurait mieux fait de ne pas s’enrôler dans l’équipage du Bom-Pastor.

L’aveugle avait coupé une partie du cigare qu’il hachait dans le creux de sa main pour en faire de petites cigarettes de papier ; il écoutait attentivement les paroles du marin Diogo, tout en flairant le fin tabac du Brésil débarqué en contrebande. Pour la première fois depuis six mois il entendait prononcer le nom de son fils, et les vagues paroles du marin n’étaient point de nature à satisfaire pleinement sa curiosité.

— Ami Diogo, reprit le vieillard, dites-nous franchement ce qui est arrivé à ce pauvre Vicente. J’ai eu bien du chagrin quand il est parti. Depuis qu’il m’a quitté, je compte les jours et les nuits. Souvent je viens ici rôder aux alentours du port pour avoir de ses nouvelles… Je ne peux pas lire les gazettes, aveugle comme je suis ; d’ailleurs je ne connais pas mes lettres !… Voyons, por amor de Deos ! où est-il ? que lui est-il arrivé dans ce voyage où vous avez eu de si grands dangers à courir ?

Diogo interrogea du regard les amis qui l’entouraient, et comme ils étaient eux-mêmes affamés de nouvelles, tous d’un commun accord, celui-ci par un clignement d’œil, celui-là par un geste, un troisième par quelques paroles dites à voix basse, ils l’encouragèrent à parler.

— Eh bien ! reprit Diogo, l’aventure qui est cause que Vicente ne s’en est pas revenu avec nous, je vais vous la raconter, père Joaquim, et en peu de mots : j’ai des visites à faire dans le quartier. Quand on arrive, on est bien aise d’aller saluer ses connaissances, n’est-ce pas ? et puis je suis en tenue.

Cela dit, il se mit à frapper sur le banc avec la paume de sa main : — Holà ! hé ! apportez une bouteille…

— Ce n’est pas ici un cabaret, répliqua le barbier en avançant entre deux rideaux son menton frais rasé et son front orné de boucles arrondies avec soin.

— Nous sommes tous des pratiques, répliqua Diogo ; je nie trouve fort bien ici, et pour une poignée d’or je n’irais pas plus loin. Dites à votre rapaz de m’aller chercher une bouteille de vin, pas de rouge, s’il vous plaît, cela est bon à bord des navires ; à terre, il me faut du vinho branco de labrador, de ce vin blanc bourgeois, fort au goût, perlé à l’œil, et qu’on ne boit que dans la bienheureuse ville de Lisbonne. Tiens, rapaz, voici une piastre ; tu garderas le surplus, et attention à ne pas me faire attendre.

Au bruit du vin clair et transparent qui s’épanchait dans les verres, tous les visages s’épanouirent, même celui de l’aveugle Joaquim, sur lequel se peignaient à la fois la résignation et l’inquiétude. Après une première libation, le petit groupe s’assit de nouveau sur le banc. Le vieillard, que le récit du matelot intéressait plus que tout autre, prit place auprès de Diogo, et celui-ci commença en ces termes :


III

« Comme je vous le disais tout à l’heure, père Joaquim, le Bom-Pastor n’a pas été construit pour porter des boucauts de sucre, et votre fils Vicente aurait mieux fait de ne pas s’enrôler avec nous. Quand il monta pour la première fois sur le pont du brick, il parut un peu surpris de se trouver au milieu d’une vingtaine de gaillards de toutes les nations, de toutes les couleurs, Portugais, Brésiliens, Américains, Français, Espagnols, qui ressemblaient moins à des anges qu’à des démons. Peu à peu cependant il s’habitua au régime du bord. Nous étions bien nourris : bœuf salé d’Amérique, porc fumé d’Irlande, bacalao et fezaoes-carapates[4], on nous donnait tout cela à discrétion, sans compter l’eau-de-vie de France et le vin rouge de l’Alemtejo. Vous avez beau ramer tout le jour de Belem à Xabregas et pêcher sur la côte par le soleil et par la pluie ; vous n’avez point un pareil ordinaire, vous autres, et au bout de la semaine il ne vous reste pas même une cruzade d’or dans les poches pour vous divertir ! »

Les pantalons de toile usée et les vestes rapiécées de ceux qui l’écoutaient prouvaient assez que Diogo avait dit la vérité. Après avoir jeté un regard de complaisance sur les boucles de ses escarpins, à moitié couvertes par les plis de son large pantalon blanc, le matelot reprit :

« Huit jours se passèrent, pendant lesquels nous fîmes route vers le sud ; beau temps, belle mer, bonnettes hautes et basses à tribord, et le brick filant dix nœuds. Un soir que nous étions tous sur le gaillard d’avant, occupés à fumer nos cigares après le souper, le capitaine, s’appuyant sur une caronade, nous dit à haute voix : — Mes garçons, vous savez bien où je vous mène ? Le Bom-Pastor a des brebis à prendre là, sur la gauche, au fond d’une baie où quelques amis discrets ont eu soin de les tenir rassemblées au bercail. Les peuples du Nord prétendent nous interdire ce petit commerce qui fait depuis si longtemps la fortune d’une foule d’honnêtes industriels : c’est leur affaire ; la nôtre doit être d’éviter la rencontre des croiseurs, et, si nous ne pouvons échapper à leur vigilance, de leur répondre de notre mieux en faisant parler nos caronades et nos mousquets. Vous voilà prévenus, mes enfans ; attention à veiller, et que chacun fasse son devoir !

« C’était un brave homme, ce capitaine, point exigeant, point rude pour les matelots, doux comme un agneau, sauf dans ses momens de colère, où il aurait mis le feu aux quatre coins de Lisbonne. Son petit discours ne nous apprenait rien, et pourtant nous l’entendîmes avec tant de plaisir, que tout l’équipage lui répondit par de grands cris, à l’exception de Vicente. Le pauvre garçon restait la bouche béante, regardant à droite et à gauche comme un sourd qui voit qu’on parle autour de lui, si bien que le capitaine lui dit avec un peu d’humeur : — Cela ne te convient pas, Galicien[5] ?

— Il a appelé mon fils Galicien ! s’écria l’aveugle Joaquim en se levant de toute sa hauteur. Un Galicien est bon à faire la cuisine comme une vieille femme, à courir au marché le panier au bras, à porter sur son des les enfans de son maître quand il est tombé trois gouttes de pluies dans les rues de Lisbonne !… Vicente est un enfant des Algarves, entendez-vous, un vaillant garçon, et qui a du cœur !…

« Les Galiciens sont de paisibles travailleurs qui gagnent leur vie de toute façon, répondit Diogo. Qui vous dit d’ailleurs que Vicente ne soit pas un honnête marin et un vaillant garçon ? Seulement il manquait d’expérience. N’aurait-il pas dû penser qu’un navire gréé, équipé comme le nôtre, où le matelot était si bien payé, si bien nourri, allait à la côte d’Afrique ? Par malheur, il ne s’en doutait pas ; aussi parut-il surpris et mécontent de l’apprendre. Le capitaine commença à se méfier de lui, et lui il affecta de se tenir à l’écart. Il n’y avait pas à bord un meilleur matelot que Vicente ; tandis que nous travaillions mollement, comme des gens habitués à garder leur énergie pour les grandes occasions, il faisait son service avec zèle et ponctualité, et pourtant nous ne l’aimions pas. Il n’est pas agréable d’avoir à côté de soi un homme qui a l’air de vous dire : « Vous êtes des brigands ! je voudrais être à cent lieues d’ici. » Aussi, pour nous venger, nous l’appelions fainéant, et poltron, bien qu’il ne fût ni l’un ni l’autre. Vous voyez que je lui rends justice, père Joaquim !

« Une fois que nous eûmes atteint les vents alisés, le brick sembla voler sur la mer. La côte d’Afrique se montra bientôt à nous, si basse qu’on eût dit un marais ou les bords d’un fleuve submergés par une inondation. Après avoir bien regardé du haut des mâts si quelque croiseur ne rôdait pas aux environs, le capitaine s’arrangea de manière à aborder le rivage à l’entrée de la nuit. Dès que le brick fut à l’ancre au fond d’une anse, derrière une ligne de palmiers plantés sur le sable, nous abaissâmes les mâts d’en haut, de peur que notre gréement, vu par-dessus les arbres, ne nous trahit. Il n’y avait là ni ville, ni fort, ni douaniers, rien qu’une case en forme de hangar, où les amis du capitaine tenaient sous clé deux ou trois cents noirs.

« Mes enfans, dit le capitaine, il ne fait pas bon ici pour nous, le pays est malsain de toute manière. À terre, nous avons à craindre les fièvres ; sur la côte, ce sont les croiseurs qui nous cherchent. Il faut donc embarquer tout cela avant le jour. Demain, au lever du soleil, nous devons être au large, poussés par la brise de terre qui nous viendra en aide. Ces pauvres nègres sont trop heureux que nous arrivions de si loin pour les acheter. Si nous avions tardé de huit jours, leurs maîtres les auraient tous égorgés, car les vivres commençaient à leur manquer. » « Il avait de l’humanité, notre capitaine. À dire le vrai, les petits rois noirs de la côte se font la guerre tout exprès pour avoir des prisonniers, et je crois qu’ils seraient en paix plus souvent, si les navires négriers ne se chargeaient point d’acheter leur butin. Ces questions-là regardent les avocats, les prêtres, les savans ; chacun gagne sa vie comme il peut dans ce bas monde. Il y a ici et ailleurs des demoiselles bien élevées, bien délicates, riches à millions, qui ne voudraient pas donner une chiquenaude à une mouche, et pourtant c’est la chasse aux noirs, c’est la traite qui leur a donné tout ce qu’elles ont ! Elles n’y pensent guère, n’est-ce pas ? L’or est comme le feu, il purifie tout. Mes amis, buvons encore un coup de ce vin blanc ; à parler si longtemps, j’ai la gorge sèche. »

Les amis ne se le firent pas dire deux fois ; les verres que Diogo venait de remplir furent vidés d’un trait, et le négrier, se tournant vers le vieil aveugle :

« Père Joaquim, lui dit-il, votre fils n’était pas de cet avis-là. Il lui manquait la vivacité d’esprit qui fait qu’on aperçoit la justice là où elle est. Quand il vit que les noirs ne paraissaient pas très contens de s’embarquer, qu’il fallait les pousser un peu rudement, les battre même, et qu’on les entassait à bord sans trop calculer, s’il y avait de l’air pour tous, Vicente fit la grimace. Comme le capitaine était resté à terre pour régler ses comptes, il se permit de dire à demi-voix : « Si mon pauvre père savait quel métier on me fait faire ici ! Le berger de nos montagnes a un bâton à la main, mais il s’en sert pour conduire son troupeau, et non pour l’éreinter ! » Et quand il s’agit de transporter à bord la dernière batelée de noirs, il se trouva dans la bande une femme, une négresse toute jeune, pas trop laide, qui allaitait un petit enfant. Ces gens-là ne sont pas si simples qu’on le pense : la négresse devina bien qu’elle avait affaire à de vieux forbans, après avoir passé en revue tous les hommes de l’équipage ; elle arrêta ses regards sur Vicente, le lorgna dans le blanc des yeux, si tendrement, si piteusement, que le pauvre garçon fut ému jusqu’aux larmes. Il lui donnait la main pour embarquer, absolument comme le ferait un gentilhomme qui aide une grande dame à monter en voiture. Puis tout à coup la négresse lui passa sous le bras en le culbutant, sauta dans l’eau, gagna le rivage et disparut derrière les arbres. Il faisait nuit, personne ne se trouvait à terre pour l’attraper. Elle se sauva donc de son pied léger, emportant son petit avec elle, sans même avoir pris le temps de remercier Vicente, qui m’avait tout l’air de s’être prêté à cette petite manœuvre. »

Les assistans firent entendre un petit murmure d’approbation, et le vieil aveugle s’écria tout joyeux : — Je vous disais bien que mon fils était un honnête marin, un homme de cœur !

— Vous en parlez bien à votre aise, père Joaquim, reprit vivement Diogo. Et vous trouvez qu’il a bien fait, vous autres ? Il venait de voler plus de mille piastres à l’armement. Voyons, ajouta-t-il en s’adressant à un grand pêcheur de l’Alemtejo qui l’écoutait de ses deux oreilles, voyons, Pedro, si quelqu’un s’avisait de rejeter dans le Tage le plus beau des poissons qui se débattent dans tes filets, que dirais-tu ?… Parle donc, grand fainéant !

Le pêcheur se gratta la tête en se balançant d’un pied sur l’autre sans rien répondre, et les rieurs se tournèrent du côté du plus fort. Diogo reprit avec assurance :

« A quelque distance du point où nous avions pris notre cargaison se cachait un croiseur anglais qui nous guettait à la sortie de la baie. Soit que la négresse fugitive lui eût donné avis de notre présence, soit que ses espions nous eussent découverts, à peine avions-nous fait trente lieues au large, que le croiseur se montra à nos regards. La brise était faible, le navire ennemi se couvrait de voiles de haut en bas, et nous mettions dehors tout ce que nous en avions nous-mêmes : on aurait dit deux nuages blancs qui courent sur le ciel, à voir ces deux bâtimens chargés de toile qui volaient sur la mer des tropiques, si bleue et si transparente. À la poupe se tenait notre capitaine, l’œil à sa longue-vue, attentif à tous les mouvemens du croiseur, calme et doux comme à l’ordinaire. Nos canons étaient chargés, et les mèches allumées fumaient près des sabords ; la grosse pièce à pivot, dressée à l’arrière, montrait à l’ennemi sa gueule chargée à mitraille ; le plus profond silence régnait à bord. Le croiseur nous gagnait insensiblement ; le capitaine, déposant sa longue-vue sur le banc de quart, empoigna une mèche enflammée et mit le feu à la grosse pièce de retraite. Le Bom-Pastor trembla comme si la foudre fût tombée sur le pont, et quand le nuage de fumée qui nous enveloppait se fut à moitié dissipé, nous vîmes le capitaine bondir furieux, haletant comme un possédé sur son banc de quart. Il était en colère pour tout de bon.

— Mes amis, s’écria-t-il, le sort en est jeté. Nous avons fait feu sur un bâtiment de guerre. Si nous sommes pris, nous serons pendus au bout des vergues. La loi nous déclare bandits et forbans, soyez-le jusqu’au bout et échappons à la corde… Aux écoutilles tout le monde !

« Dès que la mitraille de notre grosse pièce à pivot eut laissé des traces de son passage dans la voilure du croiseur, il nous lança coup sûr coup des boulets qui causèrent quelque dégât dans notre gréement ; mais nous n’y prîmes pas garde tout d’abord, occupés que nous étions à empoigner des noirs pour les jeter à l’eau.

— Ne jetez pas les vieux ni les malades ! hurlait le capitaine, ils couleraient trop tôt ; choisissez les jeunes, les plus forts, ceux qui pourront nager longtemps.

« C’était comme si nous avions versé dans la mer des poignées de piastres, et le cœur nous saignait. Le croiseur mettait ses canots à flot pour recueillir les gredins de noirs qui ne voulaient pas se laisser reprendre et plongeaient comme des canards. Ils ne comprenaient point la manœuvre, et croyaient peut-être que nous voulions les renvoyer chez eux. Pendant ce temps-là nous gagnions du terrain ; mais au plus fort de ce travail le capitaine avisa Vicente, qui se tenait au pied du grand mât, immobile, les bras croisés.

— Que fais-tu là, Galicien ? lui cria-t-il d’une voix de colère.

« Vicente ne répondit rien.

— Tu ne veux pas jeter la cargaison à l’eau, fainéant ? — Et le garçon secoua la tête sans se troubler. — Dans sa fureur, le capitaine cherchait une hache pour lui fendre le crâne, car enfin il refusait d’obéir au moment du danger, — quand un biscaïen vint couper la drisse de la brigantine. — Grimpe là haut, poltron, va, si tu l’oses, passer une drisse à la brigantine, et je te fais grâce, dit le capitaine, en prenant au collet le pauvre Vicente.

« Le poste était périlleux, et pour ma part j’aimais mieux travailler à alléger le navire que de grimper dans la hune du grand mât. Pourtant, si la voile avait continué de battre pendant un quart d’heure, au lieu de nous pousser en avant, le croiseur nous coulait avec ses boulets. »

— Que fit Vicente ? demanda le vieillard. Soyez franc, Diogo ; n’est-ce pas que mon fils ne recula pas devant le danger ? n’est-ce pas qu’il vous fit voir à tous qu’on n’est pas poltron parce qu’on a le cœur moins dur que…

— Moins dur que des pirates, n’est-ce pas ? reprit Diogo. Eh bien ! oui, père Joaquim, Vicente grimpa dans la hune ; il s’allongea sur la vergue, passa une drisse à la voile qui pendait et battait au vent, et cela sans se presser. Le croiseur tirait toujours, un peu au hasard, il est vrai, et sans nous faire grand mal, parce que nous lui avions fait perdre du temps. Quand la brigantine fut orientée de nouveau, le Bom-Pastor se mit à marcher mieux que jamais. Vicente descendit en se tenant d’une seule main, comme un singe qui se laisse glisser en bas d’un cocotier, et il aurait été bien embarrassé de faire autrement ;… un biscaïen, le dernier qui tomba à bord, venait de lui enlever le bras gauche.

À ces mots, le vieil aveugle joignit les mains et leva vers le ciel ses grands yeux mouillés de larmes. — Infirmes tous les deux ! qu’allons-nous devenir ? murmura-t-il tout bas. — Puis il poussa un soupir, et craignant que le matelot ne lui eût caché une partie de la vérité :

— Diogo, mon ami, lui dit-il d’une voix étouffée, ne me cachez-vous rien ? mon fils vit-il encore ?

— Je vous ai dit toute la vérité, répondit Diogo ; Vicente, en perdant un bras, nous a tous sauvés de la corde, et lui-même avec nous. Arrivé sur la côte du Brésil, le capitaine l’a congédié comme invalide, sans lui payer sa part entière du voyage, et voilà pourquoi le pauvre garçon a été obligé de revenir sur un autre navire. Vous le reverrez d’ici à huit jours. Après tout, père Joaquim, il ne faut pas vous désespérer. Avec le bras qu’il a perdu, Vicente peut se placer au coin de la place du Pelourinho et demander l’aumône en se faisant passer pour un ancien soldat. S’il s’ennuie de ce métier-là, avec le bras qui lui reste il peut se mettre au service d’un marchand de volailles et conduire dans les rues de Lisbonne un troupeau de dindes au moyen d’une guenille de drap rouge fichée au bout d’une baguette. Tout manchot qu’il est, il a deux cordes à son arc.

Quand Diogo eut fini de parler, il se leva d’un air dégagé et s’éloigna du groupe qu’il venait d’édifier par son effronterie. Il lui tardait d’aller dépenser en folles orgies l’or mal acquis dont ses poches étaient chargées.

— Croyez-vous qu’il fallût pleurer si jamais Diogo était pendu ? demanda l’aveugle à ceux qui demeuraient assis près de lui ; j’aime mieux retrouver mon fils mutilé que perverti comme cet homme-là !

— Ma foi, dit le vieux marin à cheveux gris, on en a envoyé à la potence qui valaient mieux que Diogo !

— Il n’a point honte, dit un autre, il se vante même de ses exploits parce qu’il n’a pas volé la bourse de son voisin ; il a seulement jeté à l’eau quelques douzaines de noirs !

— Si j’avais sur moi des pièces d’or, ajouta un troisième, je ne voudrais pas le rencontrer la nuit sur le pont d’Alcantara ; il pourrait lui venir la fantaisie de me jeter par-dessus le parapet…

— Eh bien ! reprit l’aveugle, vous aviez pourtant l’air d’être de son avis tout à l’heure ; vous hurliez avec le loup, et je ne répondrais pas que quelqu’un de ceux qui m’écoutent n’allât chercher fortune à bord de ce damné navire, et celui qui le fera n’aura point, comme mon pauvre Vicente, l’excuse de ne savoir où il va. — Allons, caninho, debout, mon vieux chien ! marchons un peu, ne restons pas plus longtemps dans un lieu où nos oreilles ont entendu de si mauvaises choses et appris de si tristes nouvelles !


IV

Le vieillard s’achemina vers le gracieux faubourg de la Junqueira, se rapprochant de l’embouchure du Tage, et marchant du côté de la mer, comme s’il fût allé au-devant de son fils. Plongé dans ses souvenirs, il se rappelait le temps où, tenant d’une main sa fille et de l’autre Vicente, il gravissait les sentiers de la montagne, et voyait au loin fumer l’humble cabane où la mère de ses enfans préparait le repas du soir. Sa vie, commencée dans une pauvreté libre et calme, allait donc s’achever dans une misère douloureuse. Qu’était devenue Miguela, sa fille, qui avait quitté depuis sept ou huit ans le foyer paternel ? Pourquoi était-il si malheureux, lui qui avait toujours pratiqué le bien et prié Dieu, tandis que tant d’autres, impies ou déshonnêtes, prospéraient autour de lui ? Ces diverses questions, il se les faisait à lui-même, sans colère, sans amertume, avec la tristesse d’un cœur brisé. Peu à peu l’air frais du soir, si vivifiant après les chaleurs du jour, ranima le courage du vieil aveugle qui se laissait abattre par le chagrin. Le soleil, prêt à se plonger dans l’Océan, éclairait de ses rayons obliques les sombres rochers qui bordent l’embouchure du Tage, et colorait d’une teinte rose l’écume des hautes vagues déferlant à grand bruit sur la barre du fleuve. La vieille tour de Belem, puissante et gracieuse, toute blasonnée de la croix des chevaliers d’Aviz, se dressait comme un monument des gloires passées au milieu des teintes rouges du couchant. Tandis que la brise tempérée du nord gonflait les voiles des navires et frémissait dans les vergues des moulins sur les collines, tandis que le ciel, la terre et l’eau se revêtaient d’une nuance plus affaiblie et se décoloraient par une dégradation insensible de la lumière, le vieux mendiant, assis sur une pierre, s’associait par la pensée à ce magnifique tableau, et semblait prêter l’oreille avec recueillement aux derniers bruits du jour.

Bientôt il entendit du côté de la mer ce bruit nouveau dans le monde et déjà si connu, celui d’un bateau à vapeur frappant l’eau avec les aubes de ses roues : c’était le steamer anglais venant de Cadix. Il releva la tête, et comme le caninho tout effaré jetait ses aboiemens vers le navire, qui balançait dans les airs son panache de fumée : — Paix, caninho, paix ! dit-il à voix basse ; parce que nous sommes tristes, ne grondons pas ces gens gais et heureux qui vont d’un pays à l’autre semant de l’or et cueillant des plaisirs ! Peut-être demain quelqu’un des passagers de ce vapor nous fera l’aumône : le pauvre a besoin de tout le monde.

Au moment où Joaquim s’éloignait de la grève solitaire sur laquelle s’élève la tour de Belem, un grand concours de curieux, de gens oisifs et affairés se pressait sur les quais et aux alentours de la douane pour voir arriver le steamer. Tout près de ce dernier endroit, un jeune enfant, richement vêtu, accompagné d’un domestique en livrée, se penchait vers le fleuve avec impatience. C’était celui que nous avons déjà vu dans le coche de la marquise de…, sur la route de Xabregas, et que celle-ci nommait Joãozinho.

— Gaëtano, disait-il au domestique, aide-moi à monter sur le parapet ; je veux voir si maman est à bord du steamer. Elle a écrit qu’elle arriverait aujourd’hui.

— Prenez garde, répondit Gaëtano ; si vous alliez tomber, je serais grondé.

Et, tenant l’enfant par la ceinture, il demeurait derrière lui, fixe comme un piquet et fort ennuyé des mouvemens désordonnés du petit fidalgo.

— Tiens, tiens ! s’écria Joãozinho, qui agitait à tour de bras son chapeau à plumes ; vois donc, Gaëtano, vois donc cette belle dame qui regarde par ici : c’est maman, oh ! oui, c’est elle !

— Ayez patience, répondit tranquillement le valet.

— Oh ! c’est elle. Ne vois-tu pas comme elle me fait signe avec son mouchoir ? Courons donc à la douane.

— Ayez patience, répliqua de nouveau l’indolent domestique, fort peu soucieux de faire cent pas de plus et de se mêler à la foule ; ayez patience : si votre maman est à bord, elle nous verra en passant par ici…

Mais Joãozinho se faufilait déjà au plus épais de la foule avec l’étourderie et l’entêtement d’un enfant gâté. Le domestique, qui n’osait le lâcher pendant une minute, cherchait à modérer son élan ; Joãozinho, de plus en plus animé, lui tirait le bras et lui mordait la main. Il y avait dans ce bambin de quatre ans tous les instincts tyranniques et vaniteux d’un fils de grande maison idolâtré de ses pareils. Charmant vis-à-vis de ceux dont il recherchait les éloges, il se montrait impérieux et dur envers les inférieurs ; aussi une bonne vieille, qu’il coudoyait au passage, s’étant mise à dire : — Oh ! que c’est vilain de maltraiter ainsi ceux qui nous servent !

— Qu’est-ce que cela vous fait, à vous, répondit-il avec arrogance, puisque cet homme est mon domestique ?

Ils arrivèrent donc ainsi, l’un entraînant l’autre, jusque devant le petit jardin de la douane, là où débarquent les passagers des steamers. Dès qu’il vit sa mère toucher le rivage, Joãozinho lui sauta au cou et l’embrassa avec la plus vive tendresse :

— Mère, s’écriait-il à haute voix, si tu savais comme j’ai été sage depuis ton départ ! comme j’ai bien prié le bon Dieu pour toi !… Oh ! comme tu as été longtemps absente, et combien je me suis ennuyé !

La mère pressait avec ravissement sur son cœur cet enfant si gentil, vêtu avec tant de goût et de délicatesse, et qui attirait tous les regards. Après avoir considéré en souriant le petit Joãozinho, chacun levait avec plaisir les yeux sur la mère, qui était fort belle :

— Ah le charmant enfant ! disait-on autour d’eux ; c’est un ange en vérité !

— Et comme cette dame a bon air avec son costume de voyage ! La fatigue de la traversée ajoute encore à la grâce de ses traits !

— L’éducation et la naissance peuvent seules produire de ces types choisis et parfaits, ajoutaient ceux-ci.

— Comme il est gracieux et tendre, ce pauvre petit ! répliquaient ceux-là ; il n’a d’yeux que pour sa mère !

Il va sans dire que la mère et son enfant n’entendaient rien de ce qui se débitait autour d’eux, et qu’ils s’oubliaient tout entiers dans les embrassemens du retour. La preuve est qu’ils n’apercevaient pas même le domestique Gaëtano, qui se tenait là, debout, immobile, le chapeau à la main.


V

Comme les oiseaux voyageurs, les navires arrivent souvent la nuit ; on est tout surpris au matin d’apercevoir à l’ancre, au milieu d’un port ou d’une rade, un bâtiment qui ne s’y trouvait point la veille. Ce fut ainsi que vint mouiller dans le Tage, longtemps avant le lever du soleil, peu de jours après le retour du Bom-Pastor, le trois-mât qui ramenait Vicente. Personne n’attendait au rivage le matelot mutilé ; il foula avec un serrement de cœur les grandes dalles du quai, et s’achemina tristement, son sac sur le dos, vers le quartier de la Sé, qu’habitait son vieux père. À cette heure matinale, — le soleil ne se montrait pas encore, — les rues désertes présentaient l’aspect morne et presque effrayant particulier aux grandes villes durant la nuit. Il semble que les abeilles aient abandonné la ruche ; les gens que l’on rencontre de loin en loin ont l’air d’être les derniers survivans d’une population détruite. Vicente regardait les uns après les autres les ouvriers du port, les bateliers, les portefaix, les gens des campagnes qui commençaient à arriver sur les quais et sur les marchés, et il disait avec tristesse : — Tous ces gens-là peuvent gagner leur vie, mais moi !…

De son côté, l’aveugle descendait vers le port, comme il avait coutume de faire chaque matin. Frais tondu et les quatre pattes ornées d’un double rang de manchettes, le caniche guidait son vieux maître, tout en flairant le long des trottoirs quelques croûtes de pain oubliées. Il faisait si maigre chère, le pauvre animal ! Arrivé au tournant d’une rue, le chien s’arrêta court, allongea la tête et se mit à sauter en avant.

— Eh bien ! caninho, dit l’aveugle, veux-tu me faire courir ? Tu as envie de galoper et de faire un tour de promenade sur la grande place, avec les camarades, vaurien, hein ?…

Le chien se prit à sauter de plus belle en aboyant avec gaieté ; il venait d’apercevoir et de reconnaître Vicente. Celui-ci s’était subitement arrêté en voyant venir son père. Comment l’aborder, comment lui dire : « Je viens associer ma misère à la vôtre ; je ne puis plus vous nourrir par mon travail ? »

Vicente se tenait donc immobile, les yeux fixés sur le vieillard qui marchait à sa rencontre. Quand il le vit tout près de lui, il ne put s’empêcher de crier : « Mon père ! mon père !… » Et Joaquim ayant ouvert ses bras, il se précipita à son cou en l’embrassant.

Le vieillard pressait son fils contre son cœur, et des larmes coulaient de ses yeux fermés à la lumière.

— Je sais tout, lui dit-il d’une voix entrecoupée ; oui, mon pauvre Vicente, je sais que tu n’as plus qu’un bras à jeter autour de mon cou ; mais au moins tu me reviens honnête, tel que je te connais, tel que je te voyais quand j’avais des yeux ! En vérité, je crois que je ressens plus de joie de te retrouver que je n’avais éprouvé de douleur à te perdre. Vois comme Dieu est bon ; nous sommes bien à plaindre tous les deux, et pourtant il n’y a pas à l’heure qu’il est, dans tout le royaume, un homme plus content que moi. Allons, prends mon bras et conduis-moi ! Comme tu es fort, mon garçon ! qu’il fait bon s’appuyer sur toi ! Détache la corde de caninho, et qu’il soit libre ; il y a bien longtemps qu’il est de service, la pauvre bête !

Tandis que le chien, courant et jappant, décrivait des cercles autour de ses maîtres, et exprimait sa joie par ses démonstrations importunes, Vicente et son père suivaient la rue qui descend au port.

— Si nous allions déjeuner, dit le vieillard, tu dois avoir faim. Voyons : conduis-moi dans un cabaret champêtre, derrière la promenade du Rocio. Je ne travaille pas de toute la journée. Ah ! mon garçon, quand je t’ai su parti, je me suis dit : Joaquim, ton fils a honte de son père l’aveugle ; il est allé chercher fortune ailleurs, et ne reviendra jamais !… Sa sœur en a bien fait autant !… C’est dur de sentir qu’on devient à charge à ses enfans…

— Mon père, reprit Vicente, c’est bien dur aussi de s’entendre faire des reproches qu’on n’a point mérités. Vous m’avez donc haï pendant six mois ?…

— Je n’y pense plus, mon enfant, répliqua vivement le vieillard ; que veux-tu ? quand j’allais sur le port, il y avait là des fainéans qui me disaient : « Vicente est au Brésil ; il est à Goa ; il est à Angola ; ah ! on fait fortune là-bas, dans les îles, » et tout cela me tournait la tête. Si j’essayais de répondre, ils me riaient au nez et répétaient de plus belle : « Il fera comme les autres, votre fils ; il cherchera à se faire un sort. »

— Oui, dit Vicente, je cherchais à gagner quelque chose de plus que ne me rapportaient mes journées, quand je naviguais sur le Tage. J’avais mes petits projets qui devaient vous profiter autant qu’à moi, mon père… Mais j’ai eu du malheur…

— Il ne faut désespérer de rien, mon garçon, dit le vieillard ; depuis que je te tiens là, tout estropié que tu es, il me semble que j’ai recouvré la vue… Oh ! si je pouvais le voir ! N’y pensons pas ; allons, marchons plus vite que cela…

Ils arrivèrent, en causant ainsi, devant un enclos dont la porte ouverte et surmontée de l’enseigne : Vinho de labrador[6], invitait le passant à entrer. Les deux infirmes prirent place sur un banc de bois, s’accoudèrent sur la table, et tirèrent de leurs poches chacun un joli petit pain blanc qu’ils avaient acheté dans la rue ; on plaça devant eux une couple de verres remplis de vin. L’air était frais ; le vent murmurait dans les figuiers, dans les treilles, et quelques oiseaux, cachés sous le feuillage épais des orangers, gazouillaient à plein gosier. Le père Joaquim et Vicente dévoraient leur pain blanc en silence, avec l’avidité et la conscience de gens qui ne sont pas habitués à savoir où ni quand ils dîneront. Bientôt l’aveugle, n’entendant plus jouer les mâchoires de son fils, en conclut que celui-ci avait fini de manger :

— Tu voudrais peut-être autre chose ? lui demanda-t-il naïvement.

— Merci, mon père ; ce pain-là me mènera loin !

— Voyons ; sans façon, Vicente, j’ai de la monnaie sur moi ; si nous mangions quelque chose de solide, un melon d’eau, par exemple ?… Holà ! hé ! un melon d’eau bien mûr, bien fondant ! Je te trouve tout triste, mon garçon, tu ne dis rien. Oh ! c’est que ton infirmité te rend honteux, n’est-ce pas ? Cela est pénible dans les premiers temps ; on sent qu’on n’est plus un homme comme par le passé… il manque quelque chose. Ah ! mon enfant, tu t’y habitueras plus tôt que tu ne le crois !

— Dieu le veuille ! répondit Vicente en jetant un regard de tristesse sur la manche vide qui flottait à son côté… Écoutez, mon père, quand je m’embarquai, il y a six mois, j’avais mes petits projets, comme je vous le disais tout à l’heure. Si seulement le capitaine m’avait payé mes six mois, j’aurais rapporté une bonne somme ; avec cette somme, cent cinquante cruzades[7] à peu près, je vous emmenais dans nos Algarves, mon père, et nous allions nous installer tous les deux à l’entrée du Val-Formoso. Là, j’achetais une barque pour aller pécher ; les voisins nous prêtaient de quoi payer les filets ; au bout d’un an j’avais gagné de quoi m’acquitter, et vous n’aviez plus qu’à vivre tranquille. Au lieu de courir les rues de Lisbonne, mon père, au lieu de faire ici le triste métier de mendiant, vous restiez assis devant la cabane à l’ombre pendant l’été, au soleil pendant l’hiver, écoutant le bruit des galets sur la plage et mangeant des caroubes tout votre content… Mais, j’ai eu affaire à des brigands ; c’est tout au plus si je rapporte soixante cruzades, et me voilà estropié pour la vie !

À mesure que Vicente parlait, le vieil aveugle baissait la tête. Le dévouement de ce fils qu’il avait cru ingrat et le souvenir de sa province éveillaient dans le cœur de Joaquim plus d’une pensée amère. Quand on est retenu loin des lieux qu’on aime, il suffit quelquefois d’un mot, d’un son, d’une image inattendue, pour nous donner tout à coup le mal du pays. On est comme le blessé auquel le moindre choc à l’endroit douloureux arrache un cri. Joaquim se rappela le Val-Formoso ; il lui revint comme une bouffée de l’air des Algarves, et toute son énergie l’abandonna pour un moment.

— Mon enfant, dit-il à Vicente en lui pressant la main, emmène-moi au pays. Mieux vaut y mourir de misère que de périr ici de chagrin et d’ennui… Je n’ai pas gagné autant que toi, il s’en faut ; mes économies s’élèvent à dix cruzades ; avec ce que tu as, cela fait soixante-dix. Le cousin Manoel nous passera bien pour rien dans son escunha[8]. Rendu là-bas, tu achèteras un canot, un bote, le plus petit bateau du port, et tu prendras un enfant pour t’aider, hein ?…

— Pour cela, il faudrait bien avoir au moins cent cruzades, répondit Vicente ; c’est une somme qu’un invalide comme moi ne peut ramasser qu’au bout de deux ou trois ans.

— Eh bien ! si je trouvais quelqu’un qui voulût nous aider ?

— On emprunte quand on peut rendre, mon père. D’ailleurs il n’y a pas ici un homme des Algarves en état de nous avancer cette somme.

— Ah ! reprit le vieillard, comme illuminé par une subite espérance, on a des connaissances, et de belles… J’ai découvert une dame, une marquise qui m’a offert sa protection, même qu’elle m’a fait asseoir dans sa voiture… Veux-tu me conduire chez elle, ce soir ?…

— Pour mendier ? dit tout bas Vicente.

— Si c’était la dernière fois, mon garçon, je ne vois pas qu’il y eût beaucoup à rougir ?…

Le vieux Joaquim tira de sa poche une poignée de petite monnaie de cuivre qu’il compta à plusieurs reprises. Après s’être assuré qu’il ne restait plus rien dans son verre, il solda la dépense qui s’élevait à cinquante-trois centimes, et s’éloigna la tête pleine de projets, jasant avec la loquacité d’un aveugle qu’aucun objet extérieur ne distrait de ses pensées.


VI

Vicente ne comptait pas beaucoup sur la protection de la marquise. Dès qu’il eut quitté son père, il se rendit sur le port pour y chercher du travail. Les patrons de barques auxquels il s’adressait trouvaient mille raisons pour déprécier les services qu’il pouvait leur rendre. C’était à qui lui offrirait le plus minime salaire, et cependant chacun d’eux désirait avoir au rabais un matelot expérimenté, plein de bon vouloir, qui ne coûterait pas plus qu’un mousse. La journée se passa donc sans que Vicente eût pris d’engagement avec personne. Comme il allait retourner vers son père, il rencontra Diogo, le matelot du Bom-Pastor, qui l’arrêta au passage.

— Viens avec moi, Vicente, lui dit le négrier, je recrute des camarades !…

— Pourquoi faire ?

— Pour faire la noce et m’aider à dépenser mon argent. Le brick va repartir dans huit jours, et tu sais bien qu’un vrai marin ne s’embarque jamais avant d’avoir semé derrière lui sa dernière cruzade !

— Je n’ai pas le temps, répliqua Vicente.

— Tu es à terre de ce matin, et tu travailles déjà ! Viens donc ; j’ai commandé un souper là-bas, dans la rue de Flor de Murta, et il doit venir des violons ce soir… Ce n’est pas ton bras de moins qui t’empêchera de danser. Tu verras là les anciens, les camarades avec qui tu as navigué…

— Merci, dit Vicente, je n’ai point le cœur au plaisir !

Il s’éloigna donc et se dirigea vers la promenade du Rocio, où son père l’attendait. Le soleil venait de se coucher ; la cloche du jardin donnait aux promeneurs le signal de la retraite. Une ombre fraîche et mystérieuse commençait à descendre des collines voisines sur le charmant petit parc. Les magasins se fermaient partout, et même dans les beaux quartiers ; Lisbonne prenait cette physionomie austère, morne, qui contraste si fortement avec la douceur de son climat. À l’heure où la brise du nord fait frissonner les grandes eaux du Tage, où la limpide sérénité du ciel invite à la promenade, au moment où s’exhalent des jardins mille parfums pénétrans et suaves, chacun rentre chez soi, se barricade furtivement derrière sa porte massive, et l’on croirait qu’il est minuit. Dès qu’il ne fait plus jour, Lisbonne se voue au silence. De même que les femmes portugaises, vêtues du capote (manteau à collet) en toutes saisons, les cheveux cachés sous le lenzo[9], ressemblent à des nonnes, tant elles ont d’austérité sous leur costume et de gravité dans leur allure, de même aussi, quand les clairons du fort Saint-George et de l’arsenal ont sonné la retraite, Lisbonne ressemble à un vaste couvent. L’Italien vit dans la rue, l’Espagnol au balcon, le Portugais chez lui, comme le Turc.

L’aveugle, assis sur une borne, avait entendu les promeneurs s’écouler devant lui, comme le rocher immobile entend passer à ses pieds les flots du ruisseau après la pluie. Quand son fils approcha, il le reconnut à son pas et se leva. -C’est toi, Vicente ? As-tu trouvé un patron qui veuille l’occuper ?

— Je n’ai pas de chances, mon père ; ils ont tous envie de m’avoir, à la condition de ne point me payer !

— J’en étais sûr, mon garçon, répliqua l’aveugle ; cette grande ville ne vaut plus rien pour nous ! Je n’ai pas fait de quoi acheter un morceau de pain, et pourtant il y avait bien du monde. Allons-nous-en au pays ! Allons, les pavés de Lisbonne sont ennuyés de me porter.

— Voulez-vous rentrer chez vous, mon père ? demanda Vicente ; il est nuit…

— Il faut passer chez la marquise auparavant, place de Sol de Rato, la grande porte cochère à droite en remontant… Viens, tu vas voir là de braves gens qui ont bon cœur…

La marquise habitait un de ces hôtels plus ou moins splendides que l’on appelle volontiers à Lisbonne du nom de praço (palais) ; ce sont des habitations spacieuses, bâties pour la plupart sur des collines, de manière que du haut des fenêtres la vue puisse embrasser le cours du Tage jusqu’à son embouchure. Le tremblement de terre de 1755 n’ayant laissé debout aucun des édifices anciens, la belle architecture du moyen âge et de la renaissance a disparu pour toujours. Lisbonne n’a plus rien qui rappelle les palais de Gênes ou de Venise, rien non plus qui puisse se comparer aux riantes façades des maisons de Séville. Le praço de la marquise était tout simplement un vaste logis, bâti entre une cour spacieuse et des jardins assez étendus. Le parterre, dessiné et planté d’après l’usage du pays, offrait un précieux assemblage des plus beaux végétaux apportés jadis à Lisbonne par les navigateurs portugais et acclimatés depuis longtemps sur les bords du Tage : ici le dattier de la Mauritanie, là le dracena des îles Mascarenhas ; plus loin, le bananier de Madère, et partout des héliotropes en buissons, exhalant jour et nuit le parfum de la vanille. Les plantes grasses, variées à l’infini, aux feuilles aiguës, plates, rondes, triangulaires, allongées ou recourbées en cornes de bélier, originaires de la côte d’Afrique et du Brésil, y prospéraient en pleine terre, et donnaient à l’envi ces fleurs éclatantes et délicates qu’on est toujours surpris de voir s’épanouir sur des tiges aussi bizarres. Derrière les carrés et les plates-bandes établis près de la maison pour réjouir les regards s’étendait le pomar (verger), rempli de beaux orangers disposés en quinconces. Une roue d’irrigation versait une eau abondante à leurs pieds, et si le promeneur regrettait l’absence de la pelouse verte du jardin anglais, bordée de chênes, de hêtres ou d’ormeaux, au moins trouvait-il, sous le feuillage odorant des orangers, la douce fraîcheur, le frigus opacum du poète.

Le portail, la cour et les appartemens de l’hôtel étaient brillamment illuminés le soir même où l’aveugle Joaquim se proposait d’aller faire sa visite à la marquise. Il y avait réunion au palais, dans le salon d’honneur. À l’exception de quelques douairières fidèles à la simplicité du costume national, les invités de l’un et l’autre sexe étaient vêtus conformément au dernier bulletin des modes publié à Paris et à Londres. La conversation se faisait beaucoup en français, quelquefois en anglais ; les grand’mères seules parlaient entre elles la langue du pays. Cette société polie et élégante avait puisé dans les principales contrées de l’Europe ses goûts et ses inspirations. Il ne restait de portugais que l’ameublement un peu suranné du salon. Les draperies et les riches étoiles semblaient y avoir été trop épargnées. Cependant les carreaux de faïence (azulejos) incrustés dans la partie inférieure des murs et représentant de petits sujets champêtres ne déplaisaient point au regard. Ils servaient de base à des peintures assez élégantes formant autour de l’appartement toute une série de panneaux surmontés de caissons. Un comprenait que la maîtresse de ce palais n’avait point consenti a sacrifier aux exigences et au goût capricieux et étranger ces murs anciens et d’un assez bel effet.

Les invités étaient déjà réunis au salon et causaient par petits groupes, lorsque la mère de Joãozinho fit son entrée, dans toute la pompe d’une riche toilette, tenant son enfant par la main : — Dona Flora, lui dit tout bas la marquise, pouvez-vous bien vous faire attendre ainsi ! n’ai-je pas donné cette réunion pour fêter votre retour ?

À ce reproche qui lui était adressé d’un ton amical et affectueux, dona Flora répondit en serrant la main de la marquise avec empressement. Joãozinho s’échappa bien vite d’auprès de sa mère ; il courut recevoir les caresses des dames, qui se disputaient le plaisir de l’asseoir sur leurs genoux pour le faire jaser. En s’occupant ainsi de l’enfant, celles-ci évitaient d’entrer en conversation avec dona Flora, dont le regard distrait semblait chercher un public plus nombreux. Toutes ces jeunes femmes riaient et causaient gaiement ; il y avait entre elles cette égalité de naissance et d’éducation qui est comme un lien de famille. Elles formaient un petit cercle d’amies. Dona Flora au contraire, par son allure, par l’aisance de ses manières, trahissait l’habitude d’un monde moins intime. Elle était comme l’oiseau étranger introduit subitement dans la volière, et que les bêtes du lieu regardent avec plus d’étonnement que de sympathie. Les mères, en la voyant passer auprès d’elles, prenaient un air de sérieuse dignité, et les jeunes filles, un peu jalouses de sa beauté sereine et calme, se consolaient l’une l’autre en disant : — Elle est belle, mais elle n’a ni grâce ni fraîcheur !

— Avant que vous ne nous chantiez quelque grand air, dit alors la marquise en s’adressant à son amie, permettez-moi d’asseoir Joãozinho au piano. Je veux que vous jugiez vous-même des progrès qu’il a faits en votre absence.

L’enfant ne se fit pas prier. N’était-il pas dans son élément, au milieu de ce monde bien connu qui le choyait et le flattait en toute occasion ? Tandis que ses petits doigts couraient sur les touches, on l’encourageait par des murmures flatteurs. Assise près de lui, le coude appuyé sur le piano, dona Flora marquait la mesure, tout en répondant avec finesse et discrétion aux propos des cavalheiros groupés autour d’elle. L’un avait eu l’honneur de l’entendre à Madrid, à ce brillant concert auquel assistait la cour ; l’autre lui avait jeté des couronnes sur le grand théâtre de Barcelone. Ces louanges, qui ne pouvaient manquer de lui plaire, dona Flora les accueillait sans embarras, sans trahir non plus ses joies secrètes. Il va sans dire que les jeunes gens la jugeaient beaucoup plus favorablement que ne le faisaient les dames ; mais prêter à la conversation de ceux-là une oreille trop complaisante, c’eût été perdre tout à fait la bienveillance de celles-ci.

Dès que l’enfant eut achevé ses exercices, dona Flora s’approcha du piano. Elle préluda quelques instans avec cet aplomb magistral, cette sûreté de talent qui déconcerte les amateurs ; puis, se tournant vers un groupe de jeunes filles : — Si quelqu’une de ces dames désirait chanter ou jouer un morceau ? demanda-t-elle.

— Ah ! mère, répondit aussitôt Joãozinho, tu sais bien que personne n’ose chanter devant toi !

Au regard sévère que sa mère lui lança, l’enfant comprit qu’il eût mieux fait de ne rien dire. Il avait dit vrai cependant. Honteux et plein de dépit, il alla se cacher dans une petite salle voisine, tandis que dona Flora, au milieu d’un auditoire attentif, attaquait les premières notes d’un grand air italien.

Il y a dans l’art une puissance souveraine. À mesure que la voix vibrante de dona Flora, pareille à la corde qui s’anime sous l’archet, s’épanchait en accens de plus en plus fermes et expressifs, tous ceux qui l’écoutaient, subjugués et ravis, tournaient vers elle leurs regards. La cantatrice, la femme étrangère, froidement accueillie par les amies de la marquise, avait disparu ; il n’y avait plus qu’un être supérieur et impersonnel, une voix parlant au cœur et à l’âme de tous. Quel triomphe pour un artiste de dominer ainsi son public, de s’emparer des sensations de tous ceux qui l’entourent, de les contraindre à l’admirer, de les enlever en quelque sorte au-dessus de la terre, afin de pouvoir leur dire, en les y laissant retomber : Applaudissez maintenant ! l’enthousiasme gagne les esprits les plus froids, les larmes coulent de tous les yeux ; mais la voix inspirée, échappant elle-même aux émotions qu’elle a fait naître, semble s’élever d’un vol hardi dans les régions d’une éternelle sérénité. Tel fut l’effet que produisit sur les invités réunis dans le salon de la marquise la mère de Joãozinho, sans effort, par le seul prestige d’un beau morceau bien choisi et bien chanté.

Chacun était sous le charme, et dona Flora lançait, comme une gerbe brillante, le dernier éclat de sa voix, quand le vieux Joaquim, conduit par son fils, arriva près du portail de l’hôtel. — Nous voilà rendus, mon père, dit Vicente ; suivez le mur, et vous trouverez un domestique à qui vous pourrez parler. Je vous attendrai ici.

L’aveugle fit quelques pas en avant : — C’est bien ici que demeure la marquise ?

— Oui, répondit le valet qui se pavanait sur le seuil de la porte, la bandoulière sur l’épaule, le ventre tendu, dans l’attitude d’un suisse de cathédrale, aussi puissant que beau, — gras, poli, comme le chien de la fable, et comme lui prêt à

Donner la chasse aux gens
Portant besace et mendians…

— Peut-on lui parler ? demanda Joaquim.

— Non, dit le valet, elle a du monde ; d’ailleurs Mme la marquise n’a point coutume de recevoir des gens comme vous, bonhomme !

Pendant ce temps-là, Joãozinho s’était mis à la fenêtre de la petite salle qui donnait sur la rue ; il aperçut Vicente debout au pied du mur. Oubliant tout à coup son dépit et la muette réprimande de sa mère, il rentra au salon.

— Maman, dit-il tout bas, il y a dans la rue, sous le réverbère, un pauvre qui n’a qu’un bras, viens donc le voir !…

— Tu es un vilain de m’interrompre pour si peu de chose, répondit dona Flora en l’embrassant ; va jeter ceci à ton pauvre.

L’enfant courut de nouveau à la fenêtre et lança sur la tête de Vicente une pièce d’argent enveloppée dans un papier blanc. Quand celui-ci leva les yeux, il ne vit plus personne.

— J’ai entendu tomber quelque chose, dit aussitôt l’aveugle, qui revenait assez désappointé vers son fils.

— Oui, répondit Vicente. La marquise ne veut pas vous recevoir, n’est-ce pas ? Tenez, voilà un teston[10] qu’on nous a jeté de là-haut ; il en faut beaucoup comme ça pour compléter la somme dont nous avons besoin.

— Je reviendrai, répliqua l’aveugle ; je reviendrai le malin, et nous verrons si la marquise a oublié sa parole ! En toute chose, il est difficile de réussir du premier coup. Crois-tu que je me désespère pour si peu ? Oh ! non.

Puis, comme pour se donner du courage, prenant sa cornemuse, il se prit à jouer l’air favori de ses montagnes. Dona Flora avait fini de chanter, et il se faisait un moment de silence. Quand les sons de l’instrument qui s’éloignait frappèrent son oreille, elle s’approcha de nouveau du piano et improvisa un accompagnement plein de mélancolie. C’était comme l’écho d’une plainte lointaine, comme le gazouillement du petit oiseau qui se cache sous les feuilles. Le vieil aveugle s’en allait toujours, on ne l’entendait plus ; mais dona Flora préludait encore, modulant sur tous les tons, avec un sentiment de tristesse croissante, ce motif si simple qu’elle avait saisi au passage. On l’écoutait avec surprise ; quelques jeunes gens souriaient même de cette fantaisie, qu’ils appelaient une boutade d’artiste. Cette fois dona Flora était seule émue et troublée. Quand elle redressa la tête comme si elle sortait d’un rêve, elle fut tout effrayée d’apercevoir dans la glace la pâleur de son visage et les larmes prêtes à déborder de ses paupières.


VII

Vicente n’avait point renoncé à gagner sa vie par le travail. Dès le lendemain il se remit en campagne. Un patron de barque l’engagea à la journée, et il recommença à ramer sur le Tage avec moins de vigueur, mais avec plus de zèle encore que par le passé. De son côté, le père Joaquim voulait à toute force retourner au pays des Algarves, Le mauvais accueil qu’il avait reçu la veille à la porte de la marquise ne le rebuta pas. Il résolut de tenter de nouveau l’entreprise et de pénétrer jusqu’à sa protectrice. Le voilà donc qui se met en route, la cornemuse à la main, la corde de son chien passée au bras.

Il pouvait être dix heures du matin quand l’aveugle arriva devant l’hôtel de la marquise. Après avoir tâté la grande porte, il rencontre le marteau et frappe à coups redoublés. À ce bruit inattendu, un valet accourut, croyant qu’un hôte de distinction se présentait à l’entrée du palais. Les verrous sont tirés, la lourde clef tourne dans la serrure, et le valet, ouvrant la porte toute grande, aperçoit l’aveugle qui avançait le pied pour franchir le seuil.

— Où allez-vous ? demanda-t-il.

— Chez la marquise ; est-ce qu’elle est déjà sortie ?

— Elle ne peut vous recevoir, bonhomme.

— En êtes-vous sûr ? Vous l’a-t-elle dit ? Allez l’avertir que l’aveugle de Xabregas veut absolument lui parler ; elle m’a fait asseoir dans sa voiture, et elle refuserait de me laisser entrer chez elle !…

Le domestique faisait de vains efforts pour décider le vieillard à se retirer. Celui-ci avançait toujours, frappant le sol de son bâton et élevant la voix. Les servantes se mirent aux fenêtres. L’une d’elles courut dire à sa maîtresse qu’un pauvre se querellait dans la cour avec les valets ; la marquise reconnut le vieil aveugle qu’elle avait rencontré au faubourg de Xabregas, et elle ordonna aussitôt qu’on le fit entrer.

— J’en étais sûr, murmurait Joaquim, conduit à travers la cour et dans les longs corridors par le même valet qui venait de lui refuser la porte ; Mme la marquise m’avait dit de me présenter chez elle quand j’aurais quelque chose à lui demander. Merci, mon ami, je n’ai point besoin de votre main ; je vous suivrai pas à pas ; obrigado, obrigado[11] !

— Asseyez-vous, mon brave homme, lui dit la marquise avec bonté ; eh bien ! que puis-je faire pour vous ?

Le vieillard, un peu interdit, déposa sur le parquet son bâton, sa cornemuse et son chapeau ; après un moment de silence : — Madame la marquise, dit-il, je suis bien à plaindre ! Mon pauvre fils est revenu, mais il est revenu estropié ; il aura bien du mal à gagner son pain. Nous voilà tous les deux dans une misère profonde !…

Tandis que l’aveugle parlait ainsi, Joãozinho entr’ouvrit la porte du salon. S’approchant du vieillard sur la pointe du pied, il prit le chapeau, le bâton, la cornemuse, et se mit à se promener devant la glace en imitant les gestes et l’allure du mendiant.

— Voilà Joãozinho qui se moque de vous, dit vivement la marquise, et pour l’en punir je lui promets qu’il ne sortira point avec nous ce soir.

Joãozinho s’en alla aussi brusquement qu’il était entré.

— Je m’en étais bien aperçu, répliqua le vieillard ; les enfans sont espiègles, ma bonne dame ; il faut leur pardonner. Mon fils Vicente ne peut donc point m’aider par son travail, comme je vous le disais, et voilà pourquoi j’ai osé venir jusqu’à vous…

— Vous avez bien fait, mon brave homme ; dites-moi franchement, que vous faut-il ?

— Ah ! madame, ce qu’il nous faudrait ! .. une somme considérable, pas moins de… Avec ce que mon fils a rapporté, avec ce que j’ai ramassé à force d’économie, cela fait environ soixante-dix cruzades… Il n’y a pas de quoi faire…

Et il raconta les petits projets d’établissement qu’il avait formés avec son fils.

— Eh bien ! reprit la marquise, j’y aviserai. Rassurez-vous, comptez sur moi ; dès demain vous aurez la preuve de l’intérêt que je vous porte, et avant huit jours vous serez en mesure de prendre votre retraite au bord du Val-Formoso.

Le vieil aveugle pleurait de joie ; il se mit à balbutier toutes les formules de complimens et remerciemens que lui suggérait sa reconnaissance, et sortit en comblant de souhaits heureux jusqu’aux valets, qui, par deux fois, l’avaient repoussé avec dédain.

Quelques instans après le départ du vieux Joaquim, la marquise descendit au jardin. Dona Flora s’y promenait seule d’un air triste et rêveur.

— Flora, mon enfant, qu’avez-vous ? lui demanda la marquise. Hier vous pleuriez au salon, et je vous trouve pâle ce matin.

— Je souffre, madame ; la tête me fait mal, je me sens oppressée… La vie que je mène me fatigue et m’ennuie. Oh ! si je savais où me retirer !

— A votre âge, mon enfant ?… Ne serait-ce point vous préparer des regrets amers et des ennuis bien plus cruels que ceux dont vous vous plaignez ?

— Peut-être… Oh ! madame, vous m’aimez, je le sais ; vous m’avez accueillie comme votre fille et vous avez élevé mon Joãozinho comme votre fils… Mon éternelle reconnaissance vous est acquise, vous n’en doutez pas, madame, et pourtant je m’accuse chaque jour d’ingratitude…, parce que je vous trompe… Oui, j’ai là sur le cœur quelque chose qui m’oppresse. — En disant ces dernières paroles, dona Flora serrait la main de la marquise et la couvrait de ses larmes.

— Vous m’avez trompée ! reprit celle-ci avec un douloureux étonnement, et en quoi ?

— Je ne suis point la fille d’un fidalgo ruiné de Tra-os-Montes, comme je vous l’avais dit, madame ; mes parens étaient de pauvres paysans de la côte…

— Il eût mieux valu ne pas déguiser la vérité, mon enfant ; le mal est d’avoir manqué de franchise. fille d’un gentilhomme ou d’un pêcheur, dona Flora, vous avez la noblesse que donne le talent.

— Une famille étrangère était venue passer quelque temps près de notre village, reprit dona Flora ; mes parens me placèrent dans cette famille, et l’on m’y traita bien. On y faisait beaucoup de musique ; je retenais les grands airs que j’entendais chanter, je chantais à mon tour, et, comme j’avais de la voix, on m’encourageait à cultiver mes talens naturels. Ce qui était d’abord un plaisir pour moi devint bientôt une passion. J’appris à jouer du piano pour m’accompagner, et quand cette famille étrangère quitta le pays, sous prétexte de la suivre, je désertai la maison paternelle. D’abord je vins à Lisbonne, puis je passai en Espagne, et je parcourus ainsi la Péninsule, d’un théâtre à l’autre, inconnue dans les premières années, puis peu à peu encouragée, acceptée et fêtée par le public. Voilà huit ans que je fais ce métier, madame, et c’est assez… Les applaudissemens de la foule ne valent pas la douce intimité de la famille ; je sens autour de moi un vide affreux…

— Votre mari est toujours à Cuba, m’avez-vous dit ; espérez-vous qu’il revienne bientôt ?

Dona Flora secoua la tête sans rien répondre ; le rouge lui monta au visage, et elle évita de regarder en face la marquise.

— S’il ne revient pas, ce sera à vous de l’aller rejoindre, Flora, reprit la marquise. Il m’en coûtera de vous dire un adieu qui peut-être sera éternel ; mais enfin votre devoir vous y oblige. D’ailleurs, vous trouverez à utiliser vos talens dans cette riche colonie, et je serai heureuse de savoir que vous avez renoncé à la vie agitée dont vous sentez vous-même les ennuis… Permettez-moi de vous faire une confidence à mon tour.

— Parlez, madame. La confidence que vous avez à me faire, j’en suis sûre, ne vous coûtera ni larmes, ni sanglots.

— J’ai un protégé, mon enfant, — un vieillard infirme, aveugle, que je voudrais tirer de la misère. La pensée m’est venue de vous associer à cette bonne action. Si vous y consentez, nous donnerons à nous deux, sur le théâtre San-Carlos, un grand concert au bénéfice de mon aveugle. Je prends tous les frais à ma charge ; à vous la plus belle part, à vous l’honneur d’être applaudie en sauvant de la détresse une pauvre famille. Vous êtes triste et chagrine, mon enfant ; peut-être ne m’avez-vous pas tout avoué… Quelque secrète douleur vous agite encore… Eh bien ! je vous indique le meilleur remède : rien n’est tel qu’une bonne œuvre pour apaiser les chagrins et pour nous réconcilier avec nous-mêmes.

— De tout mon cœur et avec joie j’accepte votre demande, madame, répondit dona Flora ; puissé-je faire arriver une abondante aumône dans les mains de votre protégé ! Ce sera la dernière fois que je monterai sur les planches d’un théâtre, je le crois bien, et tous les souvenirs de mes vanités passées s’évanouiront dans un bienfait.


VIII

On ne trouve pas toujours ses amis quand on a besoin d’eux. La marquise eut quelque peine à rallier, pour une œuvre de bienfaisance, ceux qui se pressaient dans son salon peu de jours auparavant. En attendant le jour fixé pour le concert, elle fit parvenir quelques pièces d’or à l’aveugle, et joignit à ce don généreux l’envoi d’un trousseau complet. Grande fut la joie du vieillard quand il mit sur sa tête un chapeau neuf à larges bords, et sur ses épaules une veste de drap brun qu’il recouvrit d’un manteau bleu à collet. — Tu vois bien, disait-il à Vicente, j’avais raison de compter sur la marquise.

Vicente travaillait toujours ; il était heureux de voir son père sortir de la misère, seulement il regrettait d’y contribuer si peu pour sa part. Un soir qu’il rentrait après sa journée, il aperçut une sege (cabriolet de place) qui s’enfonçait à grand’peine dans la ruelle étroite où il habitait ainsi que son père. La sege, attelée de deux chevaux maigres conduits par un postillon et guindée sur de hautes roues, résonnait sur le pavé avec un bruit de ferraille qui attirait aux fenêtres tous les gens du quartier.

— Holà ! manchot ! est-ce ici que demeure le senhor dom Joaquim ? demanda le postillon en s’adressant à Vicente.

— Oui, répliqua Vicente avec un peu d’humeur, tout au fond de la ruelle.

— Il y a de quoi blesser ses chevaux et briser sa voiture à passer dans de pareilles rues, murmura le postillon, qui effleurait de sa grande botte le seuil des maisons.

Les voisins s’étaient mis aux fenêtres : — Huma sege, huma sege na rua ! une voiture dans la rue ! crièrent-ils tous à la fois.

— Pour qui donc une voiture ?

— Pour l’aveugle qui demeure là au coin avec son fils le manchot.

— Voyez donc comme ces gens des Algarves sont fainéans ! cela va mendier, et cela roule carrosse !

— Il y a des gens qui ont de la chance tout de même ! Hier ils n’avaient pas de quoi manger, et voilà que le vieux est tout habillé de neuf des pieds à la tête.

— Qui sait ? il va peut-être à la comédie !

Telles étaient les paroles que les voisins échangeaient d’une fenêtre à l’autre. Quand la sege fut arrivée, non sans peine, devant la porte du vieillard, le postillon frappa avec le manche de son fouet :

— Holà ! He ! dom Joaquim !… Je viens de la part de la marquise. Ma voiture est payée, n’ayez pas peur ; on m’adonne ordre aussi de vous ramener ce soir.

— La marquise est en bonne santé ? demanda le vieillard.

— Eh ! oui, puisqu’elle m’envoie vous prendre ; habillez-vous de votre mieux, et partons.

Vicente aida son père à s’arranger. À défaut de brosse, l’aveugle passa sa manche sur son chapeau neuf ; il chaussa une paire de gros souliers bien larges, bien ferrés, qui demeurait sous son lit, et releva sur le col de son manteau les boucles de ses cheveux gris. S’il avait noué un mouchoir de soie autour de son cou, on l’eut pris pour un petit bourgeois des faubourgs allant à la foire de Campo-Grande. Le caninho fut consigné à la maison, la marquise ayant fait dire qu’on n’avait pas besoin de lui. Quand le vieillard fut tout prêt, il prit la main de Vicente et lui dit à voix basse : — Vicente, mon garçon, qu’en penses-tu, hein ?… Je crois que je vais te rapporter de quoi compléter les cent cruzades…

— Dieu le veuille, mon père, répliqua Vicente ; prenez bien garde en montant dans la sege, le marchepied est bien haut.

Le vieillard s’installa tranquillement au fond de la sege à la manière d’un homme qui s’abandonne au charme d’une destinée meilleure. Dans ce cabriolet ouvert sur le devant, il respirait mieux que dans le carrosse de la marquise. Son fils le regardait partir en se demandant : — Où va-t-il ? que signifie cela ? — et, redoutant les questions que les voisins se préparaient à lui adresser en masse, il rentra seul dans son pauvre logement. Il se mit à rêver, assis dans une vieille chaise à fond de cuir, fumant à petites bouffées une mince cigarette et caressant de la main le caninho qui lui tenait compagnie.

Le postillon avait ordre de conduire l’aveugle au théâtre San-Carlos. Quand celui-ci fut arrivé à la porte, un domestique de la marquise vint le prendre par la main et le guida à travers les corridors. Joaquim ne savait pas où il se trouvait, et le domestique qu’il interrogeait se contentait de répondre : — Je vous mène auprès de Mme la marquise, monsieur.

Enfin ils arrivèrent devant une loge grillée, dans laquelle la marquise l’attendait avec quelques-unes de ses amies : — Mesdames, leur dit celle-ci avec bonté, permettez-moi de vous présenter le bénéficiaire. Bonsoir, senhor Joaquim ; asseyez-vous, je vous prie.

— Vous me faites trop d’honneur, madame la marquise, répondit le vieillard ; ce n’est pas dans votre palais que nous sommes ici, je touche le plafond avec ma tête.

— Vous n’êtes pas dans mon hôtel, répliqua la marquise, et pourtant vous êtes chez moi…

— C’est singulier, je sens l’huile par là et les fleurs par ici, dit Joaquim ; on est assis sur du velours comme dans votre carrosse, et il semble qu’il y a autour de nous bien du monde qui parle bas !… Est-ce que nous sommes ici à la comédie ?

— Oui et non, répondirent en souriant les amies de la marquise. Eh mais ! que faites-vous donc là ?

— Je roule du tabac dans une feuille de papier, dit Joaquim ; c’est une cigarette… Peut-être qu’il est défendu de fumer ici ?

— Assurément, reprit la marquise ; vous devez vous apercevoir que nous ne sommes pas en plein air !

Tout à coup l’orchestre attaqua vigoureusement une ouverture dans laquelle les cuivres et les cimbales résonnaient avec fracas. Joaquim laissa tomber sa cigarette inachevée et se leva tout d’une pièce. Il se représentait sous des formes fantastiques ces instrumens qu’il n’avait jamais vus, et c’était pour lui comme un chœur de gnomes, de follets, de démons babillant entre eux, criant ou se menaçant. Il croyait entendre alternativement murmurer la brise dans le feuillage et hurler la tempête sur les flots. Doué de l’instinct musical accordé par la Providence aux peuples méridionaux, il suivait la mesure et se balançait de droite à gauche ; le mouvement désordonné de ses grands bras marquait les élans de sa joie et l’intensité de sa surprise. Les dames le regardaient en souriant.

— Si cela vous ennuyait, dit la marquise avec intention, je vous ferais conduire chez moi, et vous y souperiez en attendant mon retour.

— M’ennuyer ! s’écria Joaquim, m’ennuyer ! Mais c’est la plus belle musique que j’aie entendue de ma vie… je crois rêver !…

Aussi, comme chacun applaudissait après l’ouverture, le père Joaquim se prit à frapper l’une contre l’autre ses mains calleuses avec un vacarme tel que les dames se bouchèrent les oreilles en éclatant de rire.

— Vous avez raison de vous réjouir, senhor Joaquim ; ces mains qui applaudissent sont autant de piastres dans votre bourse, dit la marquise, et elle fit comprendre au vieil aveugle comment il était, sans le savoir, le héros de la fête.

Mais pour rester deux et trois heures de suite assis à la même place dans un théâtre, il faut être né dans une ville ; il faut être habitué dès son enfance à ces plaisirs du monde qui fatiguent bien vite les natures simples et incultes. Moins réjoui par les solos d’instrumens qui suivirent l’ouverture et un peu dépaysé dans ce milieu brillant, Joaquim sentit le besoin d’aller respirer plus librement. On le conduisit dehors, et là, au grand air, il fuma une demi-douzaine de cigarettes avec délices, en songeant au secours inespéré que lui envoyait la Providence. Dona Flora avait chanté plusieurs fois déjà, elle avait enlevé l’auditoire par l’éclat de sa voix et par la souplesse de son talent, lorsque le vieillard rentra dans la loge.

— Maintenant, mesdames, disait la marquise, nous allons entendre l’air tyrolien que Flora a étudié tout exprès pour cette soirée. C’est un thème charmant et qu’elle sait varier à ravir.

L’orchestre ayant préludé à l’air tyrolien par une courte introduction, les hautbois et les clarinettes en attaquèrent, vivement la première phrase.

— Tiens, tiens, dit aussitôt l’aveugle, c’est un air de mes montagnes ; je le sais par coeur…

Et il se mit à fredonner à demi-voix comme le merle qui récite sa leçon en prêtant l’oreille à l’oiseleur qui siffle auprès de sa cage ; mais quand dona Flora, entrée en scène, lança d’une voix gracieuse et veloutée les premières notes de sa prétendue tyrolienne, le vieux Joaquim leva les mains, ouvrit la bouche et poussa un cri qui fut entendu de toute la salle. Puis sa poitrine se gonfla ; il se pencha hors de la loge comme pour mieux écouter, et retomba enfui sur son siège en disant d’une voix étouffée : — Madame la marquise, qui donc chante ici ?

— Une artiste d’un grand talent, dona Flora. On n’entend rien de pareil dans vos montagnes, n’est-ce pas, senhor Joaquim ?

Le vieillard pâlissait ; un tremblement nerveux s’emparait de tous ses membres ; il pleurait et s’agitait comme s’il eût été en proie à une fièvre ardente.

— Mesdames, dit-il encore, je vous en conjure, ne me trompez pas !… Vous dites qu’elle se nomme…

— Dona Flora. Et qu’importe son nom ? Vous nous empêchez de l’entendre…

— Impossible, impossible ! s’écria Joaquim, elle ne se nomme point dona Flora !… Oh ! non, vous ne la connaissez pas ; c’est Miguelita !…

Au bruit que faisait le vieillard, un mouvement d’impatience éclata dans les loges voisines. On commença à dire : « Chut ! silence ! chut !… » Et la marquise cherchait à calmer Joaquim, dont l’exaltation allait croissant.

— Ah ! s’écria l’aveugle en secouant ses cheveux gris, on veut m’imposer silence ! Criez chut ! chut ! tant que vous voudrez ; je vous dis que c’est Miguela, je vous dis que c’est ma fille.

S’élançant comme un fou sur le devant de la loge, il passa la jambe par-dessus la balustrade ; et, le corps penché vers le théâtre, il appela à haute voix : — O Miguela ! ô Miguela !

À cet appel, dona Flora pâlit, comme si une voix d’en haut lui eût crié : « Ah ! fille ingrate ! » Chacun cherchait à comprendre ce qui se passait ; tous les regards se portaient sur le personnage étrange, inconnu, qui, sans plus de façon, troublait les joies de la soirée. Dona Flora, interdite et tremblante, essayait vainement de suivre l’orchestre, qui chantait toujours ; sa voix expirait sur ses lèvres. Les dames qui se trouvaient dans la loge de la marquise, s’enfuirent comme épouvantées des gestes de ce vieillard, qu’elles croyaient en démence. Celui-ci, toujours penché vers la scène, répétait à haute voix le nom mystérieux : — Miguela ! Miguela !

Cette fois, dona Flora laissa tomber ses bras comme si un invisible trait l’eût frappée au cœur. La tête penchée, les yeux à demi clos et baignés de larmes, elle se retira vers le fond de la scène, faisant face au public qui l’applaudissait encore, et comme un athlète mortellement atteint qui disparaît de l’arène, mais sans bruit.


IX

Une demi-heure après cette scène, qui avait donné à une simple soirée musicale quelque ressemblance avec une représentation dramatique, dona Flora entrait dans le salon où la marquise l’attendait en compagnie du vieil aveugle. Les rôles étaient changés ; le mendiant avait retrouvé la dignité et l’autorité qui appartiennent à un père ; humiliée et vaincue, dona Flora s’avançait avec embarras, comme si elle eût fléchi sous le poids de la riche parure que rehaussait l’éclat de sa beauté quelques instans auparavant.

— Te voilà donc, Miguela ! dit Joaquim en croisant les bras.

— Oh ! mon père ! s’écria-t-elle, enfin je vous ai retrouvé. Et elle se penchait pour saisir l’une de ses mains.

— Me cherchais-tu ? demanda froidement le vieillard ; espérais-tu me rencontrer dans les salons et sur les théâtres où tu te cachais sous un nom supposé ?…

— Mon père, pardonnez-moi, je vous en conjure ! Vous étiez si bon pour moi dans mon enfance !

— Oui, je t’aimais, quand tu étais une bonne et simple fille, quand tu n’avais pas honte de moi !… Ce soir encore, tu chantais pour des pauvres inconnus, pour les premiers venus, sans t’inquiéter de ton père, sans savoir s’il avait du pain dans son misérable réduit, sans te demander s’il n’était pas mort de faim ou de chagrin ! En faisant l’aumône avec tes chants, tu mendiais les applaudissemens du grand monde ! Si on t’avait dit : Votre père est à Lisbonne, et votre frère aussi ; l’un est ce mendiant aveugle qui parcourt la ville avec un petit chien ; l’autre, ce marin manchot qui rame sur le Tage, réponds-moi, Miguela, aurais-tu couru vers nous pour nous embrasser et nous consoler ?

— Oui, oui, elle l’eût fait, répondit la marquise, empressée de venir au secours de Miguela, qui fondait en larmes ; oui, Joaquim, votre fille a bon cœur. Cette aisance qui vous est assurée désormais, recevez-la comme la rançon de sa faute, et pardonnez-lui !

Ces paroles de la marquise, qui lui inspirait un grand respect, parurent avoir produit quelque impression sur le vieillard. — Au nom de ma mère, qui m’a bénie en mourant, au nom de ma mère, dit Miguela, pardonnez-moi !

Elle s’était jetée au cou du vieillard. Celui-ci ne put résister à son émotion quand il sentit entre ses bras sa fille chérie ; il lui sembla qu’il la voyait belle, parée comme une grande dame, vêtue de blanc comme les anges peints sur les vitraux des églises. En invoquant le souvenir de sa mère, Miguela avait touché la fibre sensible de ce cœur ulcéré. Joaquim, confondant en un même souvenir sa femme morte et sa fille retrouvée, embrassa celle-ci sans rien dire, mais en pleurant aussi. Ils se tenaient donc étroitement embrassés, quand Joãozinho entra à son tour.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, tout surpris de cette scène à laquelle il ne comprenait rien, maman qui embrasse le vieil aveugle vêtu de neuf ! Est-ce une comédie nouvelle ?…

La marquise l’attira près d’elle, et, le conduisant vers le vieillard : — Senhor Joaquim, lui dit-elle, et votre petit-fils qui veut sauter à votre cou !…

L’enfant, effrayé de voir ces visages sérieux et tout en pleurs, levait sur la marquise des yeux inquiets ; mais le vieillard le prit dans ses bras, et, le soulevant à la hauteur de sa joue : — Ah ! petit espiègle, lui dit-il en souriant, tu te moquais de ton grand-père l’aveugle !… Eh bien ! tu le conduiras par la main, n’est-ce pas ?

Le visage de l’enfant se contractait visiblement ; une grande envie de pleurer se peignait sur ses petits traits. — Ah ! Joãozinho, continua le vieillard, tu as du parfum dans les cheveux, et tu portes du velours, mon enfant ; on a fait de toi une poupée !… Où donc est son père, Miguela ?

— Répondez donc, mon amie, dit la marquise ; et comme Miguela gardait le silence, elle ajouta : — Son mari est à Cuba, senhor Joaquim.

— Et qu’est-ce qu’il fait ?

— Mais répondez donc, Flora, répéta la marquise.

— Madame, dit Miguela en faisant un suprême effort, c’est à vous que je vais répondre autant qu’à mon père. Celui que vous appelez mon mari, le père de Joãozinho, n’est ni à Cuba ni en Espagne ; il est mort : il a été tué en duel à Coïmbre. C’était le baron de…, votre neveu, madame. En mourant, il m’avait recommandé de revenir à Lisbonne, de m’introduire auprès de vous, de rechercher votre patronage et votre appui, et de lui garder le secret.

— Des histoires ! voilà encore des histoires ! s’écria le père Joaquim. Un baron, un duel !… Ah ! mon Dieu, que dirait ta mère, si elle vivait ? Madame la marquise, est-ce vrai, ce qu’elle dit là ?

— En vous déguisant la vérité, j’obéissais à ses volontés dernières. Lisez cette lettre que je porte toujours sur moi, vous y verrez que la mort seule l’a empêché d’épouser celle qui devait quelques mois plus tard donner le jour à son fils.

Cet aveu inattendu déconcertait aussi la marquise. Son premier mouvement fut de se reprocher d’avoir été trop crédule, d’avoir cédé trop légèrement à la sympathie qu’elle ressentait pour dona Flora ; mais la lettre qu’elle tenait entre les mains, cette lettre tracée par son neveu blessé à mort, n’était-elle pas un acte de réhabilitation rédigé en bonne forme et valable aux yeux de tous ? Elle le comprit ainsi. Sans trop se demander si elle eût pardonné de bon cœur et sans peine à son neveu une pareille mésalliance, la marquise sentit que la découverte de ce mystère n’avait en rien affaibli son affection pour dona Flora. Sa tendresse pour Joãozinho, sa bonté aidant, elle accepta courageusement ce qui était irrémédiable, et calma de son mieux les scrupules du vieux Joaquim, moins porté à pardonner certains écarts dont les exemples sont plus rares parmi les familles obscures et sages des habitans de la campagne.

— C’est égal, répondit l’aveugle avec tristesse, j’aimerais mieux avoir eu pour gendre un pêcheur, un pauvre berger, connu de tout le monde, qu’un fidalgo, un baron mort avant ses noces, et que personne n’a vu !

Miguela, qui s’était éloignée depuis quelques instans, reparut dépouillée de son élégante toilette, vêtue du capote et le lenzo sur la tête, comme une femme du peuple.

— Mon père, dit-elle à demi-voix, dona Flora a fait ses adieux au monde ; elle est redevenue ce qu’elle eût mieux fait d’être toujours. Prenez le bras de votre Miguelila et allons trouver mon frère.

Celui-ci, inquiet de ne point voir revenir son père, rôdait autour de l’hôtel ; ils le trouvèrent donc au premier pas qu’ils firent dans la rue. Sur la proposition de Miguela, ils montèrent tous les trois à l’appartement qu’elle occupait chez la marquise. On raconta d’abord les événemens de la soirée au pauvre Vicente, qui parut plus troublé que content de tout cet imbroglio. S’il eût, par bonheur, recouvré son bras enlevé par un biscaïen sur la côte d’Afrique, sa joie eût été plus grande, plus complète. Après avoir présenté Joãozinho à son oncle le manchot, on l’envoya dormir, car il était bien tard, et l’enfant rêva toute la nuit de mendians qui l’embrassaient, de dames qui pleuraient. Il lui semblait qu’on l’avait dépouillé de ses jolis habits de fidalgo pour lui faire endosser la veste de bure d’un pêcheur, et qu’on l’arrachait à la société polie qui le caressait en souriant.

Tel ne fut point son sort cependant. Dona Flora, ou si l’on veut Miguela, renonçant à l’existence brillante et agitée qu’elle menait depuis six ans, accompagna son père dans les Algarves. Avec ses économies, et elles s’élevaient beaucoup plus haut que celles de son père, Miguela acheta, au bord du Val-Formoso, une jolie maisonnette où le vieux Joaquim, son père, vécut en paix le reste de ses jours. Quelquefois elle chantait le fameux air qu’elle lui avait entendu jouer à lui-même dans la rue le soir qu’il y avait réunion chez la marquise, et par lequel il l’avait reconnue à son tour au théâtre San-Carlos. Vicente obtint, par la protection de la marquise, une place dans la douane, et comme il n’avait qu’une main pour fouiller les malles des voyageurs, il se montra, dans son emploi, moitié moins désagréable que ses collègues. Le caninho, ayant pris sa retraite avec son maître, devint gras et lisse à l’égal des caninhos bourgeois qui trônent sur les marches du Caes de Sodre à Lisbonne. Quant à Joãozinho, la marquise demanda à le garder quelque temps encore ; puis, lorsqu’il fut question de son départ, elle obtint un sursis. L’enfant avait du sang de gentilhomme dans les veines. On l’avait élevé trop délicatement pour qu’il pût se faire à la vie rustique et simple que sa mère s’imposait par devoir et en expiation de ses heureuses années. La marquise l’aimait tendrement ; comme il lui appartenait d’assez près, elle s’appliqua à détruire en lui les germes d’une vanité précoce, les caprices d’enfant gâté qui nuisaient au développement de son bon naturel. En grandissant, Joãozinho comprit qu’il devait se faire une carrière et conquérir le nom que son père, en mourant, avait voulu qu’il portât. À l’âge de douze ans, il entra à l’académie royale de marine, où nous le laisserons en train de devenir un habile officier. À la mort de l’aveugle Joaquim, Miguela revint à Lisbonne, près de son fils. Vicente, marié depuis quelques années, n’avait pas besoin de sa sœur. Entre elle et lui d’ailleurs il y avait peu de sympathie. À celle que l’on appelait toujours dona Flora, il fallait l’atmosphère d’une grande ville et les bruits du monde ; au marin mutilé, l’air de la mer suffisait, avec les joies de la famille et un peu d’aisance au pays natal.


TH. PAVIE.

  1. Diminutif de cão, chien.
  2. La rivière, le fleuve du Tage.
  3. La cathédrale.
  4. Moine et gros haricots dont les Portugais sont friands.
  5. Les Galiciens exercent, en Portugal comme en Espagne, les métiers qui exigent le plus de patience et de docilité ; aussi sont-ils regardés avec un peu de dédain par les autres habitans de la Péninsule.
  6. Vin bourgeois.
  7. a cruzade vaut deux francs cinquante centimes de notre monnaie.
  8. Goëlette ; par altération du mot anglais schooner.
  9. Pointe de mouchoir nouée sous le menton.
  10. Pièce de monnaie qui vaut soixante centimes.
  11. Bien obligé.