Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 154-179).

CHAPITRE X

LES HOMMES DU RING

Ce fut à la fin de ma première semaine passée à Londres, que mon oncle donna un souper à la Fantaisie, comme c’était l’habitude des gentlemen de cette époque, qui voulaient faire figure dans ce public comme Corinthiens et patrons de sport.

Il avait invité non seulement les principaux champions de l’époque, mais encore les personnages à la mode qui s’intéressaient le plus au ring : M. Flechter Reid, lord Say and Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir Thomas Apreece, l’honorable Berkeley Craven, et bien d’autres.

Le bruit s’était déjà répandu dans les clubs que le prince serait présent et l’on recherchait avec ardeur les invitations.

La Voiture et les Chevaux était une maison bien connue des gens de sport.

Elle avait pour propriétaire un ancien professionnel, pugiliste de valeur.

L’aménagement en était primitif autant qu’il le fallait pour satisfaire le bohémien le plus accompli.

Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant, voulait que les gens, blasés sur le luxe et la haute vie, eussent l’air de trouver un plaisir piquant à descendre jusqu’aux degrés les plus bas de l’échelle sociale.

Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et de Haymarket réunissaient-ils souvent sous leurs voûtes enfumées une illustre compagnie.

C’était pour ces gens-là un changement que de tourner le dos à la cuisine de Weltjie ou d’Ude, au chambertin du vieux Q… pour aller dîner dans une maison où se réunissaient des commissionnaires pour y manger une tranche de bœuf et la faire descendre au moyen d’une pinte d’ale bue à la cruche d’étain.

Une foule grossière s’était amassée dans la rue pour voir entrer les champions.

Mon oncle m’avertit de surveiller mes poches pendant que nous la traversions.

À l’intérieur était une pièce tendue de rideaux d’un rouge d’étain, au sol sablé, aux murs garnis de gravures représentant des scènes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux taches brunes, produites par les liqueurs, étaient disposées çà et là.

Autour d’une d’elles, une demi-douzaine de gaillards à l’aspect formidable étaient assis, tandis que l’un d’eux, celui qui avait l’air le plus brutal, y était perché balançant les jambes. Devant eux était un plateau chargé de petits verres et de pots d’étain.

— Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apporté un peu d’ale, de délie-langues, dit à demi-voix l’hôtelier. J’espère que vous n’y trouverez pas d’inconvénient.

— Vous avez très bien fait, Bob. Comment ça va-t-il, vous tous ? Comment allez-vous, Maddox ? et vous, Baldwin ? Ah ! Belcher, je suis enchanté de vous voir.

Les champions se levèrent et ôtèrent leur chapeau à l’exception de l’individu assis sur la table qui continua à balancer ses jambes et à regarder très froidement et bien en face mon oncle.

— Comment ça va, Berks ?

— Pas trop mal et vous ?

— Dites : monsieur, quand vous parlez à un m’sieur, dit Belcher et aussitôt, donnant une brusque secousse à la table, il lança Berks presque entre les bras de mon oncle.

— Hé Jem, pas de ça ! dit Berks d’un ton bourru.

— Je vous apprendrai les bonnes manières, Joe, puisque votre père a oublié de le faire. Vous n’êtes pas ici pour boire du tord-boyaux dans un sale taudis, mais vous êtes en présence de nobles personnes, de Corinthiens à la dernière mode, et vous devez vous régler sur leurs façons.

— J’ai été considéré toujours comme une manière de noble personne, moi-même, dit Berks la langue épaisse, mais si par hasard j’avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas…

— Voyons, là, Berks, c’est très bien, s’écria mon oncle, qui avait à cœur d’arranger les choses et de couper court à toute querelle au début de la soirée. Voici d’autres de nos amis. Comment ça va-t-il, Apreece ? et vous aussi, colonel ? Eh bien ! Jackson, vous paraissez avoir gagné immensément. Bonsoir, Lade, j’espère que Lady Lade ne s’est pas trouvée trop mal de notre charmante promenade en voiture ? Ah ! Mendoza, vous avez l’air aujourd’hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par-dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous trouverez ici quelques vieux amis.

Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se pressaient dans la pièce, j’avais entrevu la carrure solide et la face épanouie du champion Harrison.

Sa vue me fit l’effet d’une bouffée d’air de la dune du Sud qui avait pénétré jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant l’huile, et je courus pour lui serrer la main.

— Ah ! maître Rodney. — Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone, comme je le suppose ? Vous êtes si changé qu’on ne vous reconnaîtrait pas. J’ai bien de la peine à croire que c’est véritablement vous qui veniez si souvent tirer le soufflet, quand le petit Jim et moi nous étions à l’enclume. Eh ! comme vous voilà beau, pour sûr !

— Quelles nouvelles apportez-vous de Friar’s Oak ? demandai-je avec empressement.

— Votre père est venu faire un tour chez moi pour causer de vous, et il me dit que la guerre va éclater de nouveau, et qu’il espère vous voir à Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici pour visiter Lord Nelson et se mettre en quête d’un vaisseau. Votre mère se porte bien. Je l’ai vue dimanche à l’église.

— Et Petit Jim ?

La figure bonhomme du champion Harrison s’assombrit.

— Il s’était mis sérieusement en tête de venir ici, ce soir, mais j’avais des raisons pour ne pas le désirer, de sorte qu’il y a un nuage entre nous. C’est le premier, et cela me pèse, maître Rodney. Entre nous, j’ai de très bonnes raisons pour désirer qu’il reste avec moi et je suis sûr qu’avec sa fierté de caractère et ses idées, il n’arriverait jamais à retrouver son équilibre une fois qu’il aurait goûté de Londres. Je l’ai laissé là-bas, avec une besogne suffisante pour le tenir occupé jusqu’à mon retour près de lui.

Un homme de haute taille, de proportions superbes et très élégamment vêtu, s’avançait vers nous.

Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main à mon interlocuteur.

— Eh quoi ? Jack Harrison ? Une vraie résurrection. D’où venez-vous ?

— Enchanté de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l’air aussi jeune et aussi solide que jamais.

— Mais oui, merci, j’ai déposé la ceinture le jour où je n’ai plus trouvé personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis à donner des leçons.

— Et moi j’exerce le métier de forgeron, par là-bas, dans le Sussex.

— Je me suis souvent demandé pourquoi vous n’avez pas guigné ma ceinture. Je vous le dis franchement, d’homme à homme, je suis très content que vous ne l’ayez pas fait.

— Eh bien ! C’est très beau de votre part de parler ainsi, Jackson. Je l’aurais peut-être essayé, mais la bonne femme s’y est opposée. Elle a été une excellente épouse pour moi, et je n’ai pas un mot à dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isolé, car tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps.

— Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure étoile dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie fête que de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous que je vous engage contre eux ?

Les yeux d’Harrison étincelèrent à cette idée, mais il secoua la tête.

— C’est inutile, Jackson, j’ai promis à ma vieille. Voilà Belcher. N’est-ce pas ce jeune gaillard à belle tournure, à l’habit si voyant.

— Oui, c’est Jem, vous ne l’avez pas vu, c’est un joyau.

— Je l’ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est près de lui ? Il m’a l’air d’un solide gars.

— C’est un nouveau qui vient de l’Ouest. On le nomme Wilson le Crabe.

Harrison le considéra avec intérêt.

— J’ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui, n’est-ce pas ?

— Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman à figure maigre que l’on voit là-bas, l’a retenu contre l’homme de sir Charles Tregellis. Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, à ce qu’il paraît. Jem Belcher s’attend à de beaux exploits de la part de Wilson le Crabe. Voici Tom le frère de Belcher. Il cherche aussi un engagement. On dit qu’il est plus vif que Jem avec les gants, mais qu’il ne frappe pas aussi dur. J’étais en train de parler de votre frère, Jem.

— Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s’était approché. Pour le moment, il se joue plutôt qu’il ne se bat, mais quand il aura jeté sa gourme, je le tiens contre n’importe lequel de ceux qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant de champions qu’il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en avons reçu deux de plus — Gully et Pearse —qui feront souhaiter à vos tourtereaux de Londres, qu’ils retournent bientôt dans leur pays de l’Ouest.

— Voici le Prince, dit Jackson, à un bourdonnement confus qui vint de la porte.

Je vis Georges s’avancer à grands fracas avec un sourire bienveillant sur sa face pleine de bonhomie.

Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques Corinthiens pour les lui présenter.

— Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher à Jackson. Berks boit du gin à même la cruche et vous savez quel cochon ça fait quand il est saoul.

— Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des autres boxeurs. Quand il est à jeun on ne peut pas dire qu’il est un charmeur, mais quand il est chargé, il n’y a plus moyen de le supporter.

Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait preuve, avait été choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui concernait le corps des boxeurs, qui le désignait habituellement sous le nom de commandant en chef.

Lui et Belcher s’approchèrent de la table sur laquelle Berks s’était perché.

Le coquin avait déjà la figure allumée, les yeux lourds et injectés.

— Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince est ici et…

— Je ne l’ai pas encore aperçu, dit Berks quittant la table en chancelant. Où est-il, patron ? Allez lui dire que Joe Berks serait très fier de le secouer par la main.

— Non, pas de ça, Joe, dit Jackson en posant la main sur la poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir à votre place. Sinon nous vous mettrons à un endroit où vous ferez autant de bruit qu’il vous plaira.

— Où est-il cet endroit, patron ?

— Dans la rue, par la fenêtre. Nous entendons avoir une soirée tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer, si vous prétendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel.

— Doucement, patron, grogna Berks, sûrement j’ai toujours eu la réputation de me conduire comme il faut.

— C’est ce que j’ai toujours dit, Berks, et tâchez de vous conduire comme si vous l’étiez. Mais voici que notre souper est prêt. Le Prince et Lord Sele font leur entrée. Deux à deux, mes gars, et n’oubliez pas dans quelle société vous êtes.

Le repas fut servi dans une grande salle où le drapeau de la Grande-Bretagne et des devises en grand nombre décoraient les murs.

Les tables étaient arrangées de façon à former les trois côtés d’un carré.

Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince à sa droite, Lord Sele à sa gauche. Il avait eu la sage précaution de répartir les places à l’avance, de manière à répartir les gentlemen parmi les professionnels et à éviter le danger de mettre côte à côte deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui avait été récemment vaincu, à côté de son vainqueur.

Quant à moi, j’avais d’un côté le champion Harrison et de l’autre un gros gaillard à figure épanouie qui m’apprit qu’il se nommait Bill War, qu’il était propriétaire d’un public house à l’Unique Tonne dans Jermyn Street, et qu’il était un des plus rudes champions de la liste.

— C’est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. Ça me pousse sur le corps avec une rapidité surprenante. Je devrais me battre à treize stone huit onces et je suis arrivé au poids de dix-sept. Ce sont les affaires qui en sont la cause. Il faut que je reste derrière le comptoir toute la journée et pas moyen de refuser une tournée de peur de fâcher un client. Voilà qui a perdu plus d’un champion avant moi.

— Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis fait forgeron et je n’ai pas pris un demi-stone de plus en quinze ans.

— Chez nous, les uns se mettent à un métier, les autres à un autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour leur compte.

— Voyez Will Wood que j’ai battu en quarante rounds au beau milieu d’une tempête de neige par là-bas, du côté de Navestock. Il conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est garçon de café à présent. Dick Humphries… il est marchand de charbon, il a toujours tenu à être distingué. Georges Ingleston est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit à la campagne, il y a au moins une chose qu’on ne risque pas, c’est d’avoir des jeunes Corinthiens et des étourneaux de bonne famille toujours devant vous à vous provoquer en face.

C’était bien le dernier inconvénient auquel, selon moi, fût exposé un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs gaillards à figures bovines, qui étaient de l’autre côté de la table, approuvèrent de la tête.

— Vous avez raison, Bill, dit l’un d’eux. Personne n’a autant que moi d’ennuis avec eux. Un beau soir, les voilà qui entrent dans mon bar, échauffés par le vin. « C’est vous qui êtes Tom Owen, le boxeur, que dit l’un d’eux. — À votre service, Monsieur, que je réponds. — Eh bien, attrapez ça, » dit-il, et voilà une bourrade sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main, à travers les chopes, ou bien c’est autre chose. Alors, ils peuvent aller brailler partout qu’ils ont tapé sur Tom Owen.

— Est-ce que vous ne leur débouchez pas quelques fioles en récompense ? demanda Harrison.

— Je ne discute jamais avec eux ; je leur dis : « À présent, Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas pour l’amour de l’art, pas plus qu’un médecin ne vous drogue pour rien, pas plus qu’un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches de rumsteak. Faites une petite bourse, mon maître, et je vous promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous aller sortir d’ici, vous faire gorger à l’œil par un champion de poids moyen. »

— C’est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin. S’ils mettent une guinée sur le comptoir — ils n’y manquent pas quand ils ont beaucoup bu — je leur donne ce que j’estime valoir une guinée et je ramasse l’argent.

— Mais s’ils ne le font pas.

— Eh bien ! dans ce cas, il s’agit d’une attaque ordinaire contre un fidèle sujet de Sa Majesté, le nommé William War. Je les traîne devant le magistrat le lendemain. Ça leur coûte huit jours ou vingt shillings.

Pendant ce temps, le souper avançait à grand train.

C’était un de ces repas solides et peu compliqués qui étaient à la mode au temps de nos grands-pères et cela vous expliquera, à certains d’entre vous, pourquoi ils n’ont jamais connu ces parents-là.

De larges tranches de bœuf, des selles de mouton, des langues fumées, des pâtés de veau et de jambon, des dindons, des poulets, des oies, toutes les sortes de légumes, un défilé de sherrys ardents, de grosses ales, tel était le fond principal du festin.

C’était la même viande et la même cuisine devant laquelle auraient pu s’attabler, quatorze siècles auparavant, leurs ancêtres norvégiens et germains.

Et à vrai dire, comme je contemplais à travers la vapeur des plats ces rangées de trognes farouches et grossières, ces larges épaules, qui s’arrondissaient par-dessus la table, j’aurais pu croire que j’assistais à une de ces plantureuses bombances de jadis, où les sauvages convives rongeaient la viande jusqu’à l’os, puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes à la tête de leurs captifs.

Ça et là la figure plus pâle et les traits aquilins d’un Corinthien rappelaient de plus près le type normand, mais en grande majorité ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies, faces d’hommes pour qui la vie était une bataille, évoquaient la sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que devaient être ces farouches pirates, ces corsaires qui nous portaient dans leurs flancs.

Et cependant, lorsque j’examinais attentivement, un à un, chacun des hommes que j’avais en face de moi, il m’était aisé de voir que les Anglais, bien qu’ils fussent dix contre un, n’avaient pas été les seuls maîtres du terrain, mais que d’autres races s’étaient montrées capables de produire des combattants dignes de se mesurer avec les plus forts.

Sans doute, il n’y avait personne dans l’assistance qui fût comparable à Jackson ou à Belcher, pour la beauté des proportions et la bravoure. Le premier était remarquable par la structure magnifique, l’étroitesse de sa taille, la largeur herculéenne de ses épaules. Le second avait la grâce d’une antique statue grecque, une tête dont plus d’un sculpteur eut voulu reproduire la beauté. Il avait dans les reins, les membres, l’épaule, cette longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l’agilité, l’activité de la panthère.

Déjà, pendant que je le regardais, j’avais cru voir sur sa physionomie comme une ombre tragique.

Je pressentais en quelque sorte l’événement qui devait arriver quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui fit perdre pour toujours la vue d’un côté.

Mais, avec son cœur fier, il ne se laissa pas arracher son titre sans lutte.

Aujourd’hui encore, vous pouvez lire le détail de ce combat où le vaillant champion, n’ayant qu’un œil et mis ainsi hors d’état de juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans l’amertume de sa défaite, on l’entendit exprimer son chagrin au sujet de l’ami qui l’avait soutenu de toute sa fortune.

Si à cette lecture, vous n’êtes pas ému, c’est qu’il doit manquer en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme.

Mais, s’il n’y avait autour de la table aucun homme capable de tenir tête à Jackson ou à Jem Belcher, il y en avait d’autres d’une race, d’un type différents, possédant des qualités qui faisaient d’eux de dangereux boxeurs.

Un peu plus loin dans la pièce, j’aperçus la face noire et la tête crépue de Bill Richmond portant la livrée rouge et or de valet de pied.

Il était destiné à être le prédécesseur des Molineaux, des Sutton, de toute cette série de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette vigueur de muscle, de cette insensibilité à la douleur qui caractérisent l’Africain et lui assurent un avantage tout particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier d’avoir été le premier Américain de naissance qui eût conquis des lauriers sur le ring anglais.

Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui venait alors de quitter la vie active.

Il laissait derrière lui une réputation d’élégance, de science accomplie qui depuis lors, jusqu’à ce jour, n’a point été surpassée.

La seule critique qu’on pût lui faire était de ne pas frapper avec assez de force. C’était certes un reproche qu’on n’eût point adressé à son voisin, dont la figure allongée, le nez aquilin, les yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu’il appartenait à la même vieille race.

Celui-là, c’était le formidable Sam, le Hollandais qui se battait au poids de neuf stone six onces, mais néanmoins, possédait une telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs consentaient à le patronner contre le champion de quatorze stone, à la condition qu’ils fussent tous deux liés à cheval sur un banc.

Une demi-douzaine d’autres figures juives au teint blême prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de Whitechapel s’étaient adonnés à ce sport de leur pays adoptif et qu’en cette carrière, comme en d’autres plus sérieuses de l’activité humaine, ils étaient capables de se mesurer avec les plus forts.

Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement à me faire connaître ces célébrités, dont la réputation avait retenti dans nos plus petits villages du Sussex.

— Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C’est lui qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite été presque tué par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout près de la potence d’Abbershaw. Les deux qui viennent après lui sont aussi des Irlandais, Jack O’Donnell et Bill Ryan. Quand vous trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux, mais ils sont terriblement traîtres. Ce petit gaillard à figure narquoise, c’est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu’on appelle l’orgueil de Westminster. Il n’a que cinq pieds sept pouces et ne pèse que neuf stone cinq, mais il a autant de cœur qu’un géant. Il n’a jamais été battu, et il n’y a personne, ayant son poids à un stone près, qui soit capable de le battre, excepté le seul Sam le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la même couvée, un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce personnage à l’air comme il faut, et qui mange avec une fourchette, celui qui a la tournure d’un Corinthien, à cela près que la bosse de son nez n’est pas tout à fait à sa place, c’est Dick Humphries, le même qui était le Coq des poids moyens jusqu’au jour où Mendoza vint lui couper la crête. Vous voyez cet autre à la tête grisonnante et des cicatrices sur la figure ?

— Eh mais, c’est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s’écria Harrison, en regardant dans la direction qu’indiquait le doigt de War. C’est le joueur le plus agile des Midlands et quand il était en pleine vigueur, il n’y avait guère de boxeurs en Angleterre qui fussent capables de lui tenir tête.

— Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se présentèrent, lorsque les trois champions de Birminghan portèrent un défi aux trois champions de Londres. C’est un arbre toujours vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans passés quand il défia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez d’endurance pour venir à bout de bien des jeunes. Il est préférable de rendre des points en poids qu’en années.

— La jeunesse aura son compte, dit de l’autre côté de la table une voix chevrotante. Oui, mes maîtres, les jeunes auront leur compte.

L’homme, qui venait de parler, était le personnage le plus extraordinaire qu’il y eut dans cette salle où s’en trouvaient de si extraordinaires.

Il était vieux, très vieux, si vieux même qu’il échappait à toute comparaison et personne n’eut été en état de dire son âge, d’après sa peau momifiée et ses yeux de poisson.

Quelques rares cheveux gris étaient épars sur son crâne jauni. Quant à ses traits, ils avaient à peine quelque chose d’humain, tant ils étaient déformés, car les rides profondes et les poches flasques de l’extrême vieillesse étaient venues s’ajouter sur une figure qui avait toujours été d’une laideur grossière et que bien des coups avaient achevé de pétrir et d’écraser.

Dès le commencement du repas, j’avais remarqué cet être-là, qui appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y trouver un soutien nécessaire, et qui épluchait, d’une main tremblante, les mets placés devant lui.

Mais, peu à peu, comme ses voisins le faisaient boire copieusement, ses épaules reprirent de leur carrure. Son dos se raidit, ses yeux s’allumèrent, et il regarda autour de lui, d’abord avec surprise, comme s’il ne se rappelait pas bien comment il était venu là, puis avec une expression d’intérêt véritablement croissant.

Il écoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les conversations de ceux qui l’entouraient.

— C’est le vieux Buckhorse, dit à demi-voix le champion Harrison. Il était exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j’entrai pour la première fois dans le ring. Il y eut un temps où il était la terreur de Londres.

— Oui, il l’était, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix-cors et il avait une telle endurance qu’il se laissait jeter à terre d’un coup de poing, par le premier fils de famille venu, pour une demi-couronne. Il n’avait pas à ménager sa figure, voyez-vous, car il a toujours été l’homme le plus laid d’Angleterre. Mais voilà bien près de soixante ans qu’on lui a fendu l’oreille et il a fallu lui flanquer plus d’une raclée pour lui faire comprendre enfin que la force le quittait.

— La jeunesse aura son compte, mes maîtres, ronronnait le vieux en secouant pitoyablement la tête.

— Remplissez-lui son verre, dit War. Eh ! Tom, versez-lui une goutte de tord-boyaux à ce vieux Buckhorse. Réchauffez-lui le cœur.

Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridée. Cela produisit sur lui un effet extraordinaire.

Une lueur brilla dans chacun de ses yeux éteints.

Une légère rougeur se montra sur ses joues cireuses.

Ouvrant sa bouche édentée, il lança soudain un son tout particulier, argentin comme celui d’une cloche au son musical.

De rauques éclats de rire de toute la compagnie y répondirent. Des figures allumées se penchèrent en avant les unes des autres pour apercevoir le vétéran.

— C’est Buckhorse, cria-t-on, c’est Buckhorse qui ressuscite.

— Riez si vous voulez, mes maîtres, s’écria-t-il dans son jargon de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnées de veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes griffes qui ont cogné sur la boule de Figg et sur celle de Jack Broughton et celle de Harry Gray et bien d’autres boxeurs fameux qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos pères fussent capables de manger leur soupe.

La compagnie se remit à rire et à encourager le vétéran, par des cris où l’intonation railleuse n’était pas dépourvue de sympathie.

— Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur comment les petits s’y prenaient de votre temps.

Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus dédaigneux.

— Eh ! d’après ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire partir une mouche posée sur de la viande. Vous auriez fait de très bonnes femmes de chambre, la plupart d’entre vous, mais vous vous êtes trompés de chemin, quand vous êtes entrés dans le ring.

— Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix enrouée.

— Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d’épargner au bourreau la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n’était pas présente.

— Ça se peut bien, patron, dit le coquin à moitié ivre, qui se redressa en chancelant. Si j’ai dit quelque chose qui ne convienne pas à un m’sieu comme il faut…

— Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d’un ton si impérieux que l’individu retomba sur sa chaise.

— Eh bien ! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pépia le vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de Cumberland qu’il se chargeait de démolir la garde du roi de Prusse, à raison d’un homme par jour, tous les jours du mois de l’année, jusqu’à ce qu’il fût venu à bout de tout le régiment, et le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel d’entre vous aurait été capable de se remettre d’aplomb après le coup de torchon que donna le gondolier italien à Bob Wittaker ?

— Qu’est-ce que c’était, Buckhorse ? crièrent plusieurs voix.

— Il vint ici d’un pays étranger, et il était si large qu’il se mettait de profil pour passer par une porte. Il y était forcé sur ma parole, et il était si fort que partout où il cognait, il fallait que l’os parte en morceaux et quand il eut cassé deux ou trois mâchoires, on crut qu’il n’y aurait personne dans le pays en mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s’en mêle. Il envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire : « Il y a un petit qui casse un os à chaque fois qu’il touche et ça fait peu d’honneur aux gars de Londres, s’ils le laissent partir sans lui avoir flanqué une rossée. » Comme ça Figg se lève et il dit : « Je ne sais pas, mon maître. Il peut bien casser la gueule à n’importe qui des gens de son pays, mais je lui amènerai un gars de Londres à qui il ne cassera pas la mâchoire quand même il se servirait d’un marteau pilon. » J’étais avec Figg au café Slaughter, qui existait alors, quand il a dit ça au gentilhomme du roi : et j’y vais, oui, j’y vais.

Après ces mots, il lança de nouveau ce cri singulier qui ressemblait à un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les boxeurs se mirent de nouveau à rire et à l’applaudir.

— Son Altesse… c’est-à-dire le comte de Chester… serait charmé d’entendre jusqu’au bout votre récit Buckhorse, dit mon oncle à qui le prince venait de parler à voix basse.

— Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu, tout le monde se rassembla dans l’amphithéâtre de Figg, le même qui se trouvait à Tottenham Court. Bob Wittaker était là, et ce grand bandit de gondolier italien y était aussi. Il y avait également là tout le beau monde. Ils étaient plus de vingt mille entassés qu’on aurait cru à voir leurs têtes, comme des pommes de terre dans un tonneau faisant des rangées sur les bancs tout autour. Et Jack Figg était là en personne pour veiller à ce qu’on jouât franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l’étranger. Tout le peuple était entassé en cercle, sauf qu’à un endroit il y avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il était en charpente, comme c’était la coutume alors, et élevé d’une hauteur d’homme par-dessus la tête des gens. Bon ! quand Bob eut été mis en face de ce géant italien, je lui dis : « Bob ! donnez-lui un bon coup dans les soufflets », parce que j’avais bien vu qu’il était aussi enflé qu’une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il s’avance vers l’étranger, il reçoit un rude coup sur la boule. J’entendis le bruit sourd que ça fit et j’entendis passer quelque chose tout près de moi, mais quand je regardai, l’Italien était en train de se tâter les muscles au milieu de la scène, mais quant à Bob, impossible de l’apercevoir, pas plus que s’il n’était jamais venu là.

L’auditoire était suspendu aux lèvres du vieux boxeur.

— Eh bien ! crièrent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse ! Est-ce qu’il l’avait avalé, quoi enfin ?

— Eh bien, mes garçons, voilà justement ce que je me demandais quand tout à coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l’air, au milieu du public, à une bonne distance de là. Je reconnus les jambes de Bob, parce qu’il portait une sorte de culotte jaune avec des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c’était sa couleur. Alors, on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on l’applaudit pour lui donner du courage, quoiqu’il n’en eût jamais manqué. Tout d’abord il était si ébloui qu’il ne savait pas s’il était à l’église ou dans la prison du Maquignon, mais quand je l’eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint à lui. « Nous allons nous y remettre, Buck » qu’il dit. — « Il vous a marqué » dis-je. Et il cligna de l’œil ou de ce qui lui en restait. Alors l’Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de côté et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force que Dieu lui avait donnée.

— Eh bien ? Eh bien ?

— Eh bien ! L’Italien avait reçu ça en plein sur la gorge et ça le fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se redresse et lance un cri. Jamais vous n’avez entendu chanter Gloria ! Alléluia ! de cette force-là. Et voilà que d’un bond, il saute à bas de l’estrade et enfile le passage libre de toute la vitesse de ses pattes. Tout le public se lève et part avec lui aussi vite qu’on pouvait, mais on riait, on riait ! Tout le chenil était plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs comme s’ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui fîmes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa qu’au bureau d’embarquement où il s’informait à quelle heure avait lieu le premier départ pour l’étranger.

Les rires redoublèrent, on fit tinter les verres sur la table, quand le vieux Buckhorse eut achevé son histoire.

Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garçon qui s’approcha et glissa l’objet dans la main du vétéran. Il cracha dessus avant de le fourrer dans sa poche.

Pendant ce temps-là, la table avait été desservie. Elle était maintenant parsemée de bouteilles et de verres, et l’on distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac.

Mon oncle ne fumait point, parce qu’il croyait que cette habitude noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le Prince fut des premiers, donnèrent l’exemple en allumant leurs pipes.

Toute contrainte avait disparu.

Les boxeurs professionnels, allumés par le vin, s’interpellaient bruyamment d’un bout à l’autre des tables en envoyant à grands cris leurs souhaits de bienvenue à leurs amis qui se trouvaient à l’autre bout de la pièce.

Les amateurs, se mettant à l’unisson de la compagnie, n’étaient guère moins bruyants et, discutant à haute voix les mérites des uns et des autres, critiquaient à la face des professionnels leur manière de se battre et faisaient des paris sur les rencontres futures.

Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappé d’un air autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la parole.

Tel qu’il était debout, sa figure pâle et calme, le corps si bien pris, je ne l’avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour lui, car avec toute son élégance, il paraissait posséder un empire incontesté sur ces farouches gaillards.

On eût dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d’une meute qui bondit et aboie.

Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons sportsmen réunis, et reconnut l’honneur qui avait été fait tant à ses invités qu’à lui-même, par la présence, ce soir-là, d’une illustre personnalité qu’il devait mentionner sous le nom de comte de Chester.

Il était fâché que la saison ne lui eût pas permis de servir du gibier sur la table, mais il y avait autour d’elle de si beau gibier qu’on n’en regrettait pas l’absence.

Applaudissements et rires.

Selon lui, le sport du ring avait contribué à développer ce mépris de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribué au salut du pays dans les temps passés et qui allait redevenir nécessaire s’il devait en croire ce qu’il avait entendu.

Si un ennemi débarquait sur nos rivages, alors, avec notre armée si peu nombreuse, nous serions dans la nécessité de compter sur la bravoure naturelle à la race, bravoure pliée à la persévérance par la vue et la pratique des sports virils.

En temps de paix également, les règles du ring avaient été utiles, en ce qu’elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce qu’elles rendaient l’opinion publique hostile à l’usage du couteau ou des coups de bottes si répandu à l’étranger.

Il concluait en demandant que l’on bût au succès de la Fantaisie, en associant à ce toast le nom de John Jackson, le digne représentant et le type de ce qu’il y avait de plus admirable dans la boxe anglaise.

Jackson ayant répondu avec une promptitude et un à-propos qu’aurait pu lui envier plus d’un homme public, mon oncle se leva encore une fois.

— Nous sommes réunis, ce soir, dit-il, non seulement pour célébrer les gloires passées du ring professionnel, mais encore pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aisé, maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupés sous ce toit, de régler quelques accords. J’en ai moi-même donné l’exemple en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont vous être communiquées par ce gentleman.

Sir Lothian se leva, un papier à la main.

— Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne s’est jamais battu pour un prix, s’engage à une rencontre qui aura lieu le 18 mai de la présente année avec tout homme, quel que soit son poids, qui aura été choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix de Sir Charles Tregellis est limité à un homme au-dessous de vingt ans ou au-dessus de trente-cinq de manière à exclure Belcher et les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront payées par le gagnant à son homme. Qui se dédira, paiera.

C’était chose curieuse que de voir avec quelle gravité tous ces gens-là, boxeurs et amateurs, penchaient la tête et jugeaient les conditions du match.

— On m’apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est âgé de vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais disputé de prix dans un combat régulier, sur le ring public, il n’en a pas moins concouru pour des enjeux, dans l’enceinte des cordes, en maintes occasions.

— Je l’y ai vu six ou sept fois, dit Belcher.

— C’est précisément pour ce motif, Sir John, que je mise à deux contre un en sa faveur.

— Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille et le poids de Wilson ?

— Altesse royale, c’est cinq pieds onze pouces et treize stone dix.

— Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour n’importe quel bipède, dit Jackson au milieu des murmures approbateurs des professionnels.

— Lisez les règles du combat, Sir Lothian.

— Le combat aura lieu le mardi 18 mai, à dix heures du matin, dans un endroit qui sera fixé postérieurement. Le ring sera un carré de vingt pieds de côté. Ni l’un ni l’autre des combattants ne se retirera à moins d’un coup décisif reconnu pour tel par les arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour les départager. Cela est-il conforme à vos désirs, Sir Charles ?

Mon oncle acquiesça d’un signe de tête.

— Avez-vous quelque chose à dire, Wilson ?

Le jeune pugiliste, qui était d’une structure singulière dans sa maigreur efflanquée, avec une figure accidentée, osseuse, passa ses doigts dans sa chevelure coupée court.

— Si ça vous plaît, monsieur, dit-il avec le léger zézaiement des campagnards de l’Ouest, un ring de vingt pieds de côté, c’est un peu étroit pour un homme de treize stone.

Nouveau murmure d’approbation parmi les professionnels.

— Combien vous faudrait-il, Wilson ?

— Vingt-quatre, Sir Lothian.

— Avez-vous quelque objection, Sir Charles ?

— Aucune.

— Avez-vous encore quelque chose à demander, Wilson ?

— Si ça vous plaît, monsieur, je ne serais pas fâché de savoir avec qui je vais me battre.

— À ce que je vois, vous n’avez pas encore officiellement désigné votre champion, Sir Charles.

— J’ai l’intention de ne le faire que le matin même du combat. Je crois que le texte même de notre pari me reconnaît ce droit.

— Certainement, vous pouvez en faire usage.

— C’est mon intention et je serais immensément obligé envers M. Berkeley Craven, s’il voulait bien accepter le dépôt des enjeux.

Ce gentleman s’étant empressé de donner son consentement, toutes les formalités que comportaient ces modestes tournois furent accomplies.

Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, étant échauffés par le vin, échangeaient des regards de colère d’un bord à l’autre des tables.

La lumière pénétrant à travers les spirales grises de la fumée du tabac éclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s’était jadis élevée pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte déloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte à Hornchurch, se ranima de nouveau.

Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir que Mendoza avait été vaincu loyalement.

Joe Berks, qui était devenu de plus en plus bruyant et agressif à mesure que la soirée s’avançait, tenta de monter sur la table, en proférant d’horribles blasphèmes, pour en venir aux mains avec un vieux Juif nommé Yussuf le batailleur, qui s’était lancé à corps perdu dans la discussion.

Il n’en eût pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminât par une bataille générale et acharnée et ce ne fut que grâce aux efforts de Jackson, de Belcher et d’Harrison et d’autres hommes plus froids, plus rassis, que nous n’assistâmes pas à une mêlée.

Alors, cette question une fois écartée, surgit à la place celle des prétentions rivales pour les championnats de différents poids.

Des propos encolérés furent de nouveau échangés. Des défis étaient dans l’air.

Il n’y avait pas de limite précise entre les poids légers, moyens et lourds et, cependant, c’était une affaire importante, pour le classement d’un boxeur de savoir s’il serait coté comme le plus lourd des poids légers, ou le plus léger des poids lourds.

L’un se posait comme le champion de dix stone ; l’autre était prêt à accepter n’importe quel match à onze stone, mais se refusait à aller jusqu’à douze, ce qui aurait eu pour résultat de le mettre aux prises avec l’invincible Jem Belcher.

Faulkner se donnait comme le champion des vétérans, et l’on entendit même résonner à travers le tumulte le singulier coup de cloche du vieux Buckhorse, déclarant qu’il portait un défi à n’importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant moins de sept stone.

Mais malgré ces éclaircies, il y avait de l’orage dans l’air. Le champion Harrison venait de me dire tout bas qu’il était absolument certain que nous n’arriverions jamais au bout de la soirée sans désagréments. Il m’avait conseillé, dans le cas où la chose prendrait une mauvaise tournure, de me réfugier sous la table, quand le maître de l’auberge entra d’un pas pressé et remit un billet à mon oncle.

Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise.

Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire aux lèvres :

— Gentlemen, dit-il, il y a en bas un étranger qui attend et exprime le désir d’engager un combat décisif avec le meilleur boxeur qu’il y ait dans la salle.