Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 36

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 227-233).


XXXVI

L’UNIVERSITÉ


Le mariage devait avoir lieu dans deux semaines, mais nos cours commençaient, et moi et Volodia nous partîmes pour Moscou, au commencement de septembre. Les Nekhludov aussi étaient de retour de la campagne. Dmitri, — en nous séparant, nous nous étions donné la promesse de nous écrire, mais naturellement nous ne l’avions pas fait une seule fois — vint aussitôt chez moi et nous convînmes que le lendemain, pour le premier jour, il me conduirait aux cours de l’Université.

C’était un jour de beau soleil.

Dès que j’entrai dans l’auditoire, je sentis ma personnalité disparaître dans cette foule de jeunes physionomies gaies, qui, sous la lumière claire du soleil pénétrant par les hautes fenêtres, débouchaient houleusement de toutes les portes et de tous les couloirs. La conscience de faire partie de cette nombreuse société m’était très agréable. Mais parmi toutes ces personnes peu m’étaient connues et même avec celles-ci, la connaissance se bornait à un signe de tête et aux paroles : « Bonjour, Irteniev. » Autour de moi, on se serrait la main, on se bousculait et de tous côtés tombaient des paroles amicales, des sourires, des amabilités, des plaisanteries. Je sentais partout les liens qui unissaient cette jeune société et avec tristesse je compris qu’ils m’outrepassaient.

Mais ce ne fut que l’impression du moment. Grâce à cette impression et au dépit qu’elle excita en moi, bientôt je trouvai même, au contraire, qu’il était très bien de ne pas appartenir à cette société, que je devais avoir mon cercle à part d’hommes distingués, et je m’assis au troisième rang où étaient le comte B***, le baron Z***, le prince P***, Ivine et d’autres messieurs du même monde, parmi lesquels je connaissais Ivine et le comte B***. Mais ces messieurs me regardèrent d’une telle façon que je sentis que je n’appartenais pas tout à fait à leur société. Je continuai à observer tout ce qui se passait autour de moi. Sémenov, avec ses cheveux gris en désordre et ses dents blanches, en paletot déboutonné, était assis non loin de moi, accoudé et rongeait son porte-plume. Le lycéen, reçu premier à l’examen, était assis au premier banc ; la joue encore entourée d’un foulard noir, il jouait avec la petite clef d’argent de sa montre, qui pendait sur son gilet de satin. Ikonine, admis quand même à l’Université, en pantalon bleu clair à liseré qui couvrait tout son soulier, était assis au dernier rang et en éclatant de rire, criait qu’il était sur le Parnasse. Ilinka, qui, à mon étonnement, me salua non seulement froidement, mais même avec mépris, comme s’il voulait me rappeler qu’ici nous étions tous égaux, était assis devant moi et sans se gêner serrait ses jambes maigres sur le banc (il me sembla qu’il faisait cela contre moi) ; il causait avec un autre étudiant, et de temps en temps me regardait. Près de moi, la compagnie d’Ivine parlait français. Ces messieurs me semblaient horriblement sots. Chaque mot que j’entendais de leur conversation non seulement me paraissait insensé, mais incorrect, tout simplement non français. (Ce n’est pas français, disais-je en pensée) ; et les attitudes, les paroles et les actes de Sémenov, d’Ilinka et des autres me semblaient manquer de noblesse, de distinction, de comme il faut.

Je n’appartenais à aucune coterie et me sentant seul et incapable de me lier, je me fâchai. Un étudiant, sur le banc au devant du mien, mangeait ses ongles qui étaient dépassés par la chair rouge, et cela me parut si dégoûtant que je me reculai de lui. Et je me rappelle que ce premier jour j’eus l’âme bien triste.

Quand le professeur entra et que tous s’agitèrent et se turent, je me rappelle que mon humeur satirique s’attaqua au professeur et je fus frappé de ce qu’il commença sa conférence par une phrase d’introduction qui, à mon avis, n’avait aucun sens. Je voulais que la conférence fût si remarquable d’un bout à l’autre, qu’on ne pût rien retrancher ou ajouter. Ainsi déçu, sous le titre « Première conférence », écrit sur un cahier joliment relié que j’avais apporté, je dessinai dix-huit profils qui se rejoignaient en cercle comme une fleur, et je mouvais rarement ma main sur le papier pour que le professeur (j’étais convaincu qu’il s’occupait beaucoup de moi), crût que j’écrivais son cours. À cette même conférence, convaincu qu’écrire tout ce que dirait chaque professeur ne serait pas nécessaire et même serait bête, je suivis cette règle jusqu’à la fin du cours.

Aux conférences suivantes, déjà je ne sentais plus si fortement ma solitude. Je fis beaucoup de connaissances ; je serrais des mains, je causais, mais toutefois, entre moi et les camarades, je ne sais pourquoi, ne s’établit pas un vrai rapprochement, et souvent il m’arriva d’être triste et de feindre. Avec les camarades d’Ivine, les aristocrates, comme tous les appelaient, je ne pouvais me mettre d’accord, parce que, comme je me le rappelle maintenant, j’étais avec eux sauvage et grossier et ne les saluais que quand ils me saluaient, et eux, évidemment, n’avaient pas grand besoin de ma connaissance. Avec la majorité des autres, cela provenait d’une autre cause. Aussitôt que je sentis que les camarades commençaient à être bien disposés pour moi, tout de suite je leur fis savoir que je dînais chez le prince Ivan Ivanovitch, que j’avais mes drojki. Je dis tout cela pour me mettre sous le jour le plus avantageux et pour que les camarades m’aimassent davantage ; mais au contraire, à cause des informations sur ma parenté avec le prince Ivan Ivanovitch et sur mes drojki, à mon grand étonnement, les camarades devinrent tout à coup orgueilleux avec moi et froids.

Il y avait un étudiant boursier, Operov, un jeune homme très modeste, très capable et très laborieux, qui tendait toujours la main comme une planche, sans plier les doigts, sans la mouvoir d’aucune façon, si bien que les camarades, en plaisantant, parfois tendaient la main de la même manière et appelaient cela « tendre la main à la planchette. » Presque toujours je m’asseyais près de lui et souvent nous causions. Operov me plut surtout par les libres opinions qu’il exprimait sur les professeurs. Il définissait avec clarté et justesse les qualités et les défauts de chacun d’eux, et même parfois les raillait. Ce qui me semblait le plus drôle et agissait le plus sur moi, c’est qu’il disait cela de sa petite voix basse sortant de sa bouche minuscule. Toutefois, malgré cela, de sa fine écriture, il prenait soigneusement tous les cours sans exception. Déjà je commençais à me rapprocher de lui, nous avions décidé de nous préparer ensemble, et ses petits yeux gris myopes, déjà se portaient sur moi avec plaisir quand j’allais m’asseoir à ma place près de lui. Mais une fois je trouvai nécessaire, dans la conversation, de lui expliquer que ma mère, en mourant, avait demandé à papa de ne pas nous mettre pensionnaires dans un établissement d’État, et que tous les élèves d’État sont peut-être très savants, mais pour moi… ce n’est pas cela, ce ne sont pas des gens comme il faut, avais-je dit en hésitant et en me sentant rougir. Operov n’objecta rien, mais au cours suivant, il ne me salua pas le premier, ne me tendit pas sa planche, ne me parla pas, et quand je m’assis, il pencha la tête de côté à un doigt de son cahier qu’il feignit de regarder. Je m’étonnai du refroidissement sans cause d’Operov. Mais, pour un jeune homme de bonne maison, je trouvai peu convenable de faire des avances au boursier Operov et je le laissai tranquille bien que, je l’avoue, sa froideur m’attrista. Une fois, j’arrivai avant lui, et comme c’était la conférence de notre professeur favori, à laquelle assistaient tous les étudiants qui n’avaient pas l’habitude de venir aux autres cours, toutes les places étaient occupées. Je pris celle d’Operov, je plaçai mes cahiers sur le banc et sortis. En rentrant dans l’auditoire, je vis mes cahiers placés sur le banc de derrière, et Operov assis à ma place ; je lui fis remarquer que j’avais placé mes cahiers ici.

— Je ne sais pas — répondit-il en s’enflammant tout à coup et sans me regarder.

— Je vous dis que j’avais placé mes cahiers ici — dis-je en m’échauffant exprès, pensant l’effrayer par mon audace. — Tous l’ont vu — ajoutai-je, en regardant les étudiants ; mais bien que beaucoup nous regardassent avec curiosité, pas un ne parla.

— Ici on n’achète pas de places, le premier arrivé s’installe — fit Operov, en s’installant en colère à sa place, et en me regardant un moment d’un regard révolté.

— Cela signifie que vous êtes impoli — dis-je. Je crois qu’Operov répondit quelque chose, je crois même qu’il murmura : « Et toi tu n’es qu’un sot », mais je ne l’entendis pas. Et quel besoin avais-je de l’entendre ? Pour s’injurier comme des manants, pas plus ? (J’aimais beaucoup le mot manant, il était pour moi la réponse et la solution de beaucoup de situations difficiles.) Peut-être aurais-je encore dit quelque chose, mais à ce moment s’ouvrit la porte et le professeur, en frac bleu, salua et monta hâtivement dans la chaire.

Cependant, avant l’examen, quand j’eus besoin des cahiers, Operov, se rappelant sa promesse, me proposa les siens et m’invita à travailler avec lui.