Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 34

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 213-218).


XXXIV

LE MARIAGE DE MON PÈRE


Mon père avait quarante-huit ans quand il se remaria avec Avdotia Vassilievna Epifanova.

Quand au printemps il arriva seul à la campagne avec les fillettes, je m’imagine qu’il se trouvait dans cette bonne disposition d’esprit, assez souvent particulière aux joueurs qui s’arrêtent sur un gros gain. Il sentait qu’il y avait encore en lui beaucoup de bonheur non dépensé, et qui, s’il ne voulait plus l’employer aux cartes, pouvait être utilisé aux joies de la vie. Et puis c’était le printemps, il avait tout à coup une masse d’argent, il était seul et s’ennuyait. En causant des affaires avec Iakov, il se rappela le litige immémorial avec les Epifanov et la belle Avdotia Vassilievna qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. Je me représente comment il dit à Iakov : « Tu sais, Iakov Kharlampitch, au lieu de nous embarrasser de ce litige, je compte tout simplement leur abandonner ce maudit terrain, hein ? Qu’en penses-tu ? »

Je m’imagine comment Iakov, à pareil propos, dut agiter ses doigts derrière son dos, et comment il prouva que tout de même notre cause était juste, « Piotr Alexandrovitch ».

Mais papa donna l’ordre d’atteler la voiture, prit son habit olive, à la mode, peigna le reste de ses cheveux, plongea son mouchoir dans les parfums, et avec la joyeuse humeur que lui donnaient la conviction d’agir en grand seigneur, et surtout l’espoir de voir une jolie femme, il partit chez les voisins.

Je sais seulement qu’à sa première visite, papa ne trouva pas Piotr Vassilievitch, qui était dans les champs et qu’il resta deux heures seul avec les dames. Je me représente comment il se confondit en amabilités, comment il les charma en tapotant de son soulier, en sifflotant et en faisant ses petits yeux. Je m’imagine aussi comment, tout d’un coup, s’éprit tendrement de lui la joyeuse petite vieille, et quel fut le plaisir de sa froide et belle fille.

Quand la servante, tout essoufflée, courut annoncer à Piotr Vassilievitch que le vieil Irteniev lui-même était venu, je m’imagine comment il répondit avec colère : « Eh bien ! Qu’est-ce que cela fait qu’il soit venu ? » et comment, à cause de cela, il se dirigea vers la maison le plus lentement possible et peut-être rentrant dans son cabinet, mit-il exprès son vêtement le plus sale et fit-il savoir au cuisinier qu’il ne s’avisât point de rien ajouter au dîner, même si les dames l’ordonnaient.

Dans la suite, j’ai vu souvent papa et Epifanov ensemble, c’est pourquoi je me représente si vivement ce premier rendez-vous. Je m’imagine comment, malgré la proposition pacifique de papa, Piotr Vassilievitch resta sombre et fier, parce que lui avait sacrifié son avenir à sa mère et que papa n’avait rien fait de semblable ; comment rien ne l’étonnait, et comment papa, sans avoir l’air de remarquer cette gravité, se montrait gai, frivole, et le traitait comme un étonnant gaillard, ce dont Piotr Vassilievitch s’offensait parfois, et ce que, malgré tout, papa ne pouvait s’empêcher de faire.

Papa, avec son penchant à s’amuser de tout, appelait Piotr Vassilievitch, je ne sais pourquoi, colonel, et bien qu’une fois, devant moi, Epifanov bégayant plus fort qu’à l’ordinaire objecta, en rougissant de dépit, qu’il n’était pas co-co-co-lonel, mais lieu-lieu-lieu-tenant ; papa, cinq minutes après, l’appela de nouveau colonel.

Lubotchka me raconta qu’avant notre arrivée à la campagne elle voyait chaque jour les Epifanov et que c’était très gai. Papa, avec son habileté à tout arranger avec originalité et agrément, bien qu’avec simplicité et élégance, organisait tantôt une chasse, tantôt une pêche à la ligne, tantôt un feu d’artifice auxquels assistaient les Epifanov. Et c’eût été encore plus gai sans cet insupportable Piotr Vassilievitch, qui, disait Lubotchka, se fâchait en bégayant et dérangeait tout.

Depuis notre arrivée, les Epifanov n’étaient venus que deux fois à la maison, et, une fois, nous allâmes tous chez eux. Après la Saint-Pierre, jour de la fête de papa, pour laquelle vinrent les Epifanov et une foule d’invités, nos relations avec les Epifanov cessèrent tout à fait, et papa seul continua de les fréquenter.

Les rares moments pendant lesquels je vis papa avec Dounitchka[1], comme l’appelait sa mère, voici ce que je remarquai. Papa était toujours de l’excellente humeur qui m’avait frappé en lui le jour de notre arrivée. Il était si jeune, si gai, si débordant de vie, si heureux, que des rayons de ce bonheur se répandaient sur tous ceux qui l’entouraient, et involontairement leur communiquait la même disposition d’esprit.

Il ne s’éloignait pas d’Avdotia Vassilievna. Quand elle était dans la chambre, toujours il lui disait de si doux compliments que j’en étais honteux pour lui ; ou en silence, il la regardait, son tic d’épaule montrait la passion et le plaisir, il toussotait, souriait de temps en temps, même il lui parlait à voix basse, mais il faisait tout cela, de cet air de plaisanterie qui lui était particulier dans les affaires les plus sérieuses.

Avdotia Vassilievna semblait s’être adapté l’expression de bonheur qui, à cette époque, brillait presque toujours dans ses grands yeux bleus, sauf à certains moments, où elle était prise d’une telle timidité que moi, qui connaissais ce sentiment, j’avais pitié et peine à la regarder. Dans ces moments, on voyait qu’elle avait peur de chaque regard, de chaque mouvement, et qu’il lui semblait que tous la regardaient, s’occupaient d’elle, et trouvaient tout en elle inconvenant. Elle se regardait effrayée, sans cesse son visage changeait de couleur, et alors, très haut et hardiment, en général, elle commençait à dire des bêtises, et, sentant cela, et sentant que tous et papa l’entendaient, elle rougissait encore plus.

Mais en pareil cas, papa ne remarquait pas les bêtises, il la regardait toujours passionnément, il toussotait, ravi.

J’ai remarqué que ces accès de timidité, bien qu’ils prissent Avdotia Vassilievna sans aucune cause, parfois se montraient immédiatement, quand devant papa, on parlait de n’importe quelle femme, belle et jeune. Ses fréquents passages de la mélancolie à cette gaîté étrange et inhabile, dont j’ai parlé déjà, l’emploi répété des mots et des expressions favorites de papa, la continuation avec les autres des conversations commencées avec papa, tout cela, si mon père n’eût pas été en cause et si j’eusse été plus âgé, m’eût expliqué les relations de papa et d’Avdotia Vassilievna. Mais alors je ne soupçonnais rien, même quand, devant moi, papa, recevant une lettre de Piotr Vassilievitch, fut très troublé, et, jusqu’à la fin d’août, cessa ses visites chez les Epifanov.

À la fin d’août, papa recommença ses visites chez les voisins, et, la veille de notre départ (moi et Volodia) pour Moscou, il nous déclara qu’il se mariait avec Avdotia Vassilievna Epifanova.

  1. Diminutif d’Avdotia.