Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 32

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 196-205).


XXXII

LA JEUNESSE


Malgré l’embrouillement des conceptions qui cet été se heurtèrent dans ma tête, j’étais jeune, innocent, libre et, par suite, presque heureux.

Parfois, même assez souvent, je me levais de bonne heure (Je dormais à l’air libre sur la terrasse et les rayons obliques et clairs du soleil du matin m’éveillaient), je m’habillais vivement, je prenais ma serviette sur mon bras, un roman français et j’allais, à une demi-verste de la maison, me baigner dans la rivière, à l’ombre des bouleaux. Là-bas je m’allongeais sur l’herbe, à l’ombre, et je lisais, ne levant que rarement les yeux du livre pour regarder la surface de la rivière violacée à l’ombre, et qui commençait à se moirer au souffle du vent du matin ; je regardais le champ d’orge jaunissante, qui s’étendait de l’autre côté de la rive ; la lumière matinale des rayons rouge vif, colorant de plus en plus bas les troncs blancs des bouleaux qui, cachés l’un derrière l’autre, s’éloignaient dans le lointain de la forêt profonde. Et je jouissais de la conscience de la force fraîche, jeune de la vie que tout autour de moi exhalait la nature. Quand le ciel était chargé des nuages gris du matin et que je frissonnais après le bain, souvent je marchais par les champs et les bois, et avec plaisir, au travers de mes bottes, je me mouillais les jambes de la fraîche rosée.

Il m’arrivait alors de rêver vivement aux héros du dernier roman que j’avais lu, et tantôt je me voyais grand capitaine, tantôt ministre, tantôt athlète extraordinaire, tantôt homme passionné, et en tremblant je regardais sans cesse autour de moi dans l’espoir de l’apercevoir tout à coup dans un champ ou derrière un arbre. Quand, dans ces promenades, je rencontrais des paysans et des paysannes au travail, bien que le simple peuple n’existât pas pour moi, j’éprouvais toujours une confusion inconsciente, forte, et je tâchais qu’on ne me vît pas. Quand il faisait déjà chaud, mais que les dames ne sortaient pas encore pour le thé, j’allais souvent au potager ou au jardin et mangeais là les légumes et les fruits qui étaient mûrs, et c’était un de mes principaux plaisirs. J’allais souvent au verger, au milieu même des hauts et épais framboisiers ; sur la tête le soleil chaud, clair ; autour, le feuillage vert pâle, piquant, des buissons de framboisiers mêlés aux mauvaises herbes. Une ortie d’un vert sombre dresse sa tige fleurie, élégante ; une large bardane aux feuilles hérissées, d’un violet étrange, se dresse lourdement au-dessus des framboisiers et même au-dessus de ma tête, et çà et là, avec l’ortie elle atteint même les larges branches vert pâle du vieux pommier au haut duquel, droit en face du soleil, mûrissent de petites pommes rondes, lisses et brillantes comme des noyaux. En bas, le jeune buisson de framboisiers, presque secs, sans feuilles, en se tordant, monte vers le soleil ; l’herbe verte, pointue et la jeune bardane, humides de rosée à travers les feuilles de l’année passée se dressent et poussent vigoureusement à l’ombre éternelle, comme s’ils ne savaient pas que sur les feuilles du pommier joue le clair soleil.

Dans ce fourré toujours humide s’exhale l’odeur de l’ombre épaisse et continue des toiles d’araignée, des pommes pourries qui, déjà noires, sont disséminées sur le sol, de la framboise, parfois de la punaise des bois qu’on avale par hasard avec le fruit et dont on se hâte de faire passer l’abominable goût en avalant un autre fruit. En marchant on effraye les moineaux qui peuplent toujours le fourré, on entend leur pépiement hâtif et le choc de leurs ailes petites et agiles contre les branches ; le bourdonnement d’une abeille qui tournoie à la même place, et quelque part, dans l’allée, les pas du jardinier, de l’innocent Akime, qui marmonne sans cesse entre ses dents. On pense : non, ni lui, ni personne au monde ne me trouvera ici… Des deux mains, à droite et à gauche, j’arrache les fruits bien mûrs, je les avale avec plaisir l’un après l’autre. Mes jambes sont mouillées jusqu’au dessus des genoux, une absurdité quelconque traverse ma tête (en pensée je répète mille fois de suite i : i i, po. o o o, cha. a. a. c. c c. etc.) Mes bras et mes jambes à travers les pantalons mouillés sont brûlés par les orties ; les rayons verticaux du soleil, qui se sont fait un chemin dans le fourré, commencent déjà à brûler ma tête ; mon appétit est depuis longtemps calmé et je reste toujours dans le fourré à regarder, à écouter, à penser, et les arrachant machinalement, j’avale les meilleurs fruits.

Ordinairement, vers onze heures, je descends au salon, en général après le thé quand les dames sont installées avec leurs ouvrages. Le store de toile écrue de la première fenêtre, du côté du soleil est baissé et à travers ses petits trous le soleil clair met sur tout ce qu’il rencontre sur sa route, des cercles de feu si brillants qu’on a mal aux yeux à les regarder. Près de cette fenêtre est placé un métier à broder, des mouches se promènent doucement sur l’étoffe blanche qu’il tend. Mimi est assise devant le métier, sans cesse elle secoue la tête avec colère et change de place à cause du soleil qui s’étant fait un chemin lui pose des taches rouges sur le visage ou sur les mains. Des trois autres fenêtres tombent sur le plancher les ombres des châssis et des carrés de lumière. Dans l’un de ces carrés, sur le plancher blanc du salon, comme à son habitude, est couchée Milka, et les oreilles dressées elle fixe son regard sur les mouches qui se promènent dans les places éclairées. Katenka, assise sur le divan, tricote ou lit, et, agacée chasse avec ses petites mains blanches les mouches qui semblent transparentes à cette lumière claire, ou, en fronçant les sourcils, elle secoue sa petite tête pour chasser une mouche qui s’est empêtrée dans ses épais cheveux dorés et qui s’y débat. Lubotchka va et vient dans la chambre, les mains croisées derrière le dos en attendant qu’on aille au jardin, ou elle joue au piano un morceau quelconque dont je connais chaque note depuis longtemps. Je m’assieds quelque part, j’écoute cette musique ou la lecture et j’attends le moment où je pourrai moi-même m’asseoir au piano. Après le dîner, parfois je daigne sortir à cheval avec les fillettes (je considérais la promenade à pied comme au-dessous de mon âge et de ma position sociale), et nos promenades, au cours desquelles je les conduis dans des endroits et des ravins extraordinaires, sont très agréables. Parfois, il nous arrive des aventures où je me montre brave, et les dames louent ma tenue et mon courage, et me considèrent comme leur protecteur. Quand il n’y a pas d’hôtes, le soir, après le thé que nous prenons dans la galerie ombreuse, et après une promenade avec papa, dans l’exploitation, je m’enfonce à ma vieille place, dans le fauteuil Voltaire, et en écoutant la musique de Katenka ou de Lubotchka, je lis et en même temps, je rêve comme autrefois. Resté seul au salon, quand Lubotchka joue un morceau de musique ancienne, il m’arrive quelquefois, de laisser involontairement mon livre, et par la porte ouverte du balcon, de regarder les branches chevelues et penchées des hauts bouleaux sur lesquels tombe déjà l’ombre du soir, et le ciel pur dans lequel, lorsqu’on le regarde fixement, se montrent subitement de petites taches poussiéreuses, jaunâtres, qui disparaissent bientôt. Et en écoutant les sons de la musique au salon, et le grincement des portes, et les voix des femmes, le bruit du troupeau qui rentre au bercail, spontanément, je me rappelle avec acuité Natalia Savichna et maman, et Karl Ivanovitch et pour un instant je deviens triste. Mais mon cœur est alors si plein de vie et d’espoir que ce souvenir me frôle seulement comme une aile et s’envole plus loin.

Après le souper ou après une promenade de nuit dans le jardin, avec quelqu’un — j’avais peur de marcher seul dans les allées obscures — je m’installais seul, pour dormir sur le plancher de la galerie, et malgré les milliers d’insectes nocturnes qui me dévoraient, j’éprouvais un grand plaisir. Au moment de la pleine lune, souvent je passais des nuits entières assis sur mon matelas, et je regardais les lumières et les ombres, j’écoutais le silence et les sons, rêvant à diverses choses, surtout au bonheur poétique, voluptueux, qui me semblait alors le plus grand bonheur de la vie, et que je regrettais de ne pouvoir jusqu’ici que m’imaginer. Parfois, dès que tous s’étaient dispersés, que les lumières du salon étaient dans les chambres d’en-haut, qu’on entendait les voix des femmes et le bruit des fenêtres s’ouvrant et se fermant, j’allais dans la galerie et je marchais là, en écoutant avidement tous les bruits de la maison qui s’endormait. Tant qu’il y a un faible espoir, le moins fondé, d’obtenir, même incomplet, le bonheur dont je rêve, je ne puis encore, avec calme, construire pour moi ce bonheur imaginaire.

À chaque bruit de pas nus, à chaque toux, à chaque soupir, à chaque bruit de fenêtre, à chaque frou-frou de robe, je saute du lit, j’écoute en cachette, je fixe mes regards et sans aucune cause évidente je commence à être ému. Mais voilà les feux qui disparaissent des fenêtres, le bruit des pas et des conversations fait place au ronflement ; le gardien de nuit commence à frapper ses planchettes, le jardin est devenu plus sombre et plus clair dès qu’ont disparu les lignes de lumière rouge des fenêtres. La dernière lumière de l’office vient dans l’antichambre et projette une raie lumineuse dans le jardin rosé, et à travers la fenêtre j’aperçois la figure courbée de Foca, qui, en robe de nuit, la chandelle à la main, va se coucher. Souvent je trouvais d’agréables sensations émotives, marchant furtivement dans l’herbe mouillée, dans l’ombre noire de la maison, à m’approcher des fenêtres de l’antichambre, et retenant mon souffle, à écouter le ronflement du garçon, les soupirs de Foca, qui ne pense pas que quelqu’un l’écoute et les sons de sa voix cassée quand il lit longtemps, longtemps les prières. Enfin sa chandelle, la dernière, s’éteignait, la fenêtre se refermait, je restais tout à fait seul, et me tournant timidement de côté, je regardais s’il n’y avait pas quelque part, près d’un massif ou près de mon lit, la femme en blanc, je courais au galop dans la galerie. Et seulement alors, je me mettais au lit, le visage tourné vers le jardin et en me garantissant le plus possible des mouches et des chauves-souris, je regardais dans le jardin, j’écoutais les sons de la nuit, je rêvais d’amour et de bonheur.

Alors tout recevait pour moi un autre sens : la vue des vieux bouleaux dont les branches chevelues brillaient du côté du ciel éclairé par la lune, et qui, de l’autre côté, couvraient de leurs ombres noires les buissons et la route ; l’éclat tranquille du lumineux croissant ; l’étang brillant ; le reflet de la lune sur les gouttes d’eau des plantes placées devant la galerie, qui mettaient aussi des ombres gracieuses dessinées par des touffes de fleurs ; et le cri de la caille derrière l’étang, et la voix d’un homme marchant sur la grand’route ; et le bruit léger, à peine perceptible des deux vieux bouleaux qui se frôlent, et le bourdonnement des moustiques que j’entends à travers les couvertures, et la chute d’une pomme qui est restée accrochée à une branche et qui est tombée sur les feuilles sèches, et le saut des grenouilles qui parfois viennent jusqu’aux marches de la terrasse et dont le dos verdâtre brille mystérieusement au clair de lune : tout cela prenait pour moi une signification étrange, un sens de beauté trop grande, de quelque bonheur infini. Et voici qu'elle paraît. Elle a une longue tresse brune, la poitrine forte, elle est toujours triste et belle, ses bras sont nus, ses caresses voluptueuses. Elle m’aime, et pour un moment d’amour je sacrifie toute ma vie. Mais la lune monte de plus en plus haut et devient de plus en plus claire ; l’éclat superbe de l’étang augmentant également devient aussi de plus en plus brillant ; les ombres se font plus noires ; la lumière plus transparente, et en regardant et en écoutant tout cela, quelque chose me dit qu’elle, avec ses bras nus et ses chaudes caresses, est loin d’être tout le bonheur ; que l’amour pour elle, est loin d’être tout le bien. Et plus je regardais l’astre de la nuit, plus la vraie beauté et le bien me semblaient plus purs et plus près de Lui, source de toute beauté et de tout bien, et des larmes, d’une joie non satisfaite mais émue, se montraient dans mes yeux.

Et toujours j’étais seul, et toujours il me semblait que la nature mystérieuse, majestueuse, que la beauté brillante de la lune qui s’approchait et s’arrêtait sur un endroit haut, indéfini du ciel bleu clair et qui en même temps semblait être partout et emplissait tout l’espace et moi-même, humble vermisseau déjà souillé de toutes les passions, pauvre, petit, humain, mais avec toute la force puissante et immense de l’amour — il me semblait en ce moment même que la nature, la lune et moi n’étions qu’un.