Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 45-52).


X

L’EXAMEN D’HISTOIRE


Le 16 avril, j’entrai pour la première fois, chaperonné par Saint-Jérôme, dans la grande salle de l’Université. Nous y allâmes dans notre très élégant équipage. J’étais en habit pour la première fois de ma vie, et, depuis l’habit jusqu’au linge et aux chaussettes, tout ce que je portais était neuf et beau. Quand, en bas, le valet me débarrassa de mon manteau et que j’apparus devant lui dans toute la splendeur de mon habit, j’eus même un peu honte d’être si beau. Cependant, à peine entré dans la salle au parquet clair, pleine de gens, j’aperçus des centaines de jeunes gens en uniforme de collégien et en habit, dont quelques-uns me regardèrent avec une complète indifférence, et, à l’autre extrémité, les professeurs, très imposants, quelques-uns marchant librement autour des tables, et d’autres assis dans de larges fauteuils ; à ce moment même, je perdis l’espoir d’attirer sur moi l’attention générale, et mon visage qui, à la maison et même dans le vestibule, exprimait comme le regret de ne pas avoir un aspect noble et imposant, prit l’expression d’une très grande timidité et d’un certain ennui. Bientôt, même, je tombai dans l’autre extrémité et pris plaisir à remarquer sur le banc le plus proche un monsieur très mal habillé et malpropre, pas encore vieux, mais presque tout à fait gris, qui, loin des autres, était assis sur le dernier banc. Je m’assis aussitôt près de lui et me mis à observer les candidats et à faire mes réflexions sur eux. Ici, il y avait beaucoup de personnes et de types différents, mais tous, selon ma conception d’alors, se partageaient facilement en trois catégories : les uns étaient venus comme moi avec leurs gouverneurs ou leurs parents, pour subir l’examen ; de ce nombre, le cadet des Ivine avec une de mes connaissances, Frost, et Ilinka Grapp avec son vieux père. Tous ces jeunes gens avaient du duvet au menton ; on apercevait leur linge, et ils étaient assis tranquillement, sans ouvrir les livres et les cahiers qu’ils avaient apportés avec eux ; ils regardaient les professeurs et les tables d’examen avec une timidité évidente. Les aspirants de la deuxième catégorie étaient des jeunes gens en uniforme de lycéens, beaucoup parmi eux avaient déjà la barbe rasée. La plupart se connaissaient entre eux, parlaient à haute voix, nommaient les professeurs par leurs noms, préparaient les questions, se passaient des cahiers, enjambaient les bancs, apportaient du dehors des gâteaux et des sandwichs qu’ils mangeaient sur place, en baissant seulement la tête au niveau des bancs. Enfin, les candidats de la troisième catégorie, peu nombreux, étaient tout à fait âgés, en habit, la plupart en redingote, et l’on n’apercevait pas leur linge. Très sérieux, ils étaient assis isolément et avaient un aspect très sombre. Celui qui m’avait consolé, parce qu’il était sûrement plus mal habillé que moi, appartenait à cette dernière catégorie. La tête appuyée dans ses deux mains, des mèches grisonnantes, ébouriffées, passant entre ses doigts, il lisait dans un livre ; pour un seul moment il jeta sur moi un regard de ses yeux brillants, pas tout à fait bienveillants, fronça sévèrement les sourcils et avança de mon côté son coude luisant afin que je ne pusse m’approcher plus près de lui. Les lycéens, au contraire, étaient trop familiers et j’en avais un peu peur. L’un d’eux, me fourrant un livre dans la main, m’ordonna : « Passez à celui-là » ; un autre, en passant devant moi, me dit : « Laissez-moi passer, mon vieux » ; un troisième, pour enjamber le banc, s’appuya sur mon épaule comme sur du bois. Tout cela m’étonnait et m’ennuyait. Je me croyais coup plus que tous ces collégiens, et je ne pensais pas qu’ils pussent se permettre avec moi de telles familiarités. Enfin on commença à appeler les noms. Les lycéens s’avançaient hardiment, en général, répondaient très bien et s’en retournaient gaiement.

Notre catégorie était beaucoup plus timide, et, comme il me semblait, répondait plus mal. Parmi les vieux, quelques-uns répondaient remarquablement, d’autres très mal, Quand on appela Semenov, mon voisin, aux cheveux gris et aux yeux brillants, me poussa grossièrement, passa par-dessus mes jambes et s’approcha de la table. À l’air des professeurs, on remarquait qu’il répondait très bien et avec assurance. Revenu à sa place, sans même s’inquiéter de la note qu’il avait obtenue, il prit tranquillement ses cahiers et sortit. Plusieurs fois déjà, j’avais tressailli au son de la voix qui appelait les noms, mais ce n’était pas encore mon tour par ordre alphabétique, bien qu’on eût déjà appelé des noms commençant par I. — « Ikonine et Teniev, » cria subitement quelqu’un du coin des professeurs. Un frisson courut dans mon dos et dans mes cheveux.

— Qui a-t-on appelé ? Quel Barteniev ? — disait-on autour de moi.

— Ikonine, va, on t’appelle ; mais qui est Barteniev, Mordeniev ! — Je ne sais pas, ma foi, — fit un lycéen grand et rouge qui était derrière moi.

— À vous, — dit Saint-Jérôme.

— Mon nom est Irténiev — dis-je au lycéen rouge — a-t-on appelé Irténiev ?

— Mais oui, pourquoi n’allez-vous pas ?… En voilà un freluquet ! » ajouta-t-il plus bas, mais assez haut pour que je l’entendisse en sortant du banc. Devant moi marchait Ikonine, un grand jeune homme de vingt-cinq ans, qui appartenait à la troisième catégorie, celle des vieux. Il portait un frac olive, une cravate de satin bleu, sur laquelle tombaient, derrière, de longs cheveux peignés soigneusement à la moujik. Je l’avais déjà remarqué sur les bancs. Il n’était pas mal et assez causeur ; chez lui m’avaient surtout frappé les étranges poils roux qu’il se laissait pousser sous la gorge, et encore plus, l’habitude bizarre qu’il avait de boutonner sans cesse son gilet, et de se gratter la poitrine, sous la chemise.

Trois professeurs étaient assis à la table de laquelle je m’approchais avec Ikonine. Pas un seul ne répondit à notre salut. Un jeune professeur battait comme un jeu de cartes, les billets où les questions étaient écrites, l’autre professeur, avec une étoile sur son habit, regardait un lycéen qui récitait très vite quelque chose sur Charlemagne en ajoutant à chaque mot « enfin » ; et le troisième, un vieux en lunettes, baissait la tête, nous regardait derrière ses lunettes et nous montrait les billets. Je sentis que son regard pesait également sur moi et sur Ikonine et qu’en nous quelque chose lui déplaisait (peut-être les cheveux roux d’Ikonine), car, nous regardant de nouveau tous deux ensemble, il fit de la tête un mouvement d’impatience pour que nous prissions plus vite les billets. J’avais quelque dépit et j’étais blessé ; premièrement, parce que personne n’avait répondu à notre salut, et, deuxièmement parce qu’on m’englobait avec Ikonine dans la catégorie des aspirants, et que déjà on était prévenu contre moi à cause des cheveux roux d’Ikonine. Je pris le billet sans crainte et m’apprêtai à répondre, mais le professeur montra des yeux Ikonine. Je lus mon billet, je savais très bien la question, et en attendant tranquillement mon tour, j’observai ce qui se passait devant moi. Ikonine n’avait nullement peur, et même trop hardiment, s’avança de tout son corps pour prendre le billet, secoua ses cheveux et lut très distinctement ce qui était écrit sur le papier. Déjà il ouvrait la bouche, à ce qu’il semblait pour répondre, quand, subitement, le professeur décoré, ayant congédié avec des félicitations le lycéen, le regarda. Ikonine, comme se souvenant de quelque chose, s’arrêta. Il y eut un silence général qui dura environ deux minutes.

— Eh bien ! — fit le professeur aux lunettes.

Ikonine ouvrit la bouche et de nouveau se tut.

— Vous n’êtes pas seul, voulez-vous répondre, oui ou non ? — dit le jeune professeur.

Mais Ikonine ne le regardait même pas, il fixait le billet et ne prononçait pas une seule parole. Le professeur aux lunettes le regarda derrière ses lunettes, par-dessus ses lunettes et sans ses lunettes, car pendant ce temps, il avait réussi à les ôter, à en essuyer soigneusement les verres et à les remettre. Ikonine ne prononçait pas une seule parole. Subitement un sourire passa sur son visage, de nouveau il secoua ses cheveux, s’avança de tout son corps vers la table, posa le billet, regarda tour à tour tous les professeurs, ensuite moi, et d’un pas ferme, en agitant la main, il revint vers son banc. Les professeurs se regardèrent.

— Il est bien, le pigeon ! — dit le jeune professeur : — et c’est un élève libre !

Je me rapprochai de la table, mais les professeurs continuaient, presque en chuchotant, à parler entre eux, comme si aucun d’eux n’eût soupçonné ma présence. J’étais alors fermement convaincu que les trois professeurs étaient extrêmement préoccupés de savoir si j’allais passer l’examen, si je le passerais bien, et pour la forme seulement feignaient d’étre indifférents et de ne pas me remarquer.

Quand le professeur aux lunettes s’adressa à moi avec indifférence en m’invitant à répondre à la question, je le regardai en face, et j’eus un peu honte pour lui de son hypocrisie. En commençant à répondre, je bafouillai un peu, mais ensuite l’affaire devint de plus en plus facile, et comme c’était une question d’histoire russe, que je savais très bien, je finis brillamment, et j’étais si encouragé que pour bien montrer aux professeurs que je n’étais pas Ikonine, et qu’on ne pouvait me confondre avec lui, je proposai de tirer un autre billet. Mais le professeur, en penchant la tête, me dit : « C’est bien », et marqua quelque chose sur le registre. En revenant à mon banc, j’appris des lycéens, qui, Dieu sait comment, connaissaient tous la note qu’on m’avait donnée, que j’avais cinq.