Jeunes gens d’autrefois et jeunes gens d’aujourd’hui

Jeunes gens d’autrefois et jeunes gens d’aujourd’hui
Revue pédagogique, second semestre 191363 (p. 234-235).

Jeunes Gens d’autrefois
et Jeunes Gens d’aujourd’hui
[1].


… On a mené grand bruit, ces derniers temps, autour des enquêtes faites sur les grands courants d’idées et de sentiments qui inspirent vos camarades, ceux qui vous précèdent de quelques années à peine et qui, hier encore, étaient comme vous sur les bancs d’un lycée.

On a applaudi vigoureusement aux déclarations recueillies et on a cru voir — non sans raison peut-être, — se lever l’aurore de temps nouveaux. Voici enfin, s’est-on écrit Joyeusement, une « jeunesse jeune » ! une Jeunesse qui demande à agir et qui se prépare à l’action par l’amour et la pratique assidue des sports ; une Jeunesse « patriote » qui attend avec impatience le moment de remplir le devoir militaire et qui l’accepte d’avance, gaîment, dans toute sa durée, dans toute sa rigueur ; une jeunesse vraiment « française » enfin qui veut renouer la tradition française, non-seulement dans le devoir patriotique et militaire, mais aussi dans la production littéraire où elle témoigne une aversion marquée à l’égard des littératures étrangères pour revenir avidement à la tradition classique, à la littérature nationale, à la littérature du sol et de la race.

Et l’on ajoute aussitôt, car la comparaison s’impose : combien différente apparaît la jeunesse d’aujourd’hui de celle qui l’a précédée et qui est sortie des lycées de 1885 à 1890 : en littérature, elle s’éprend des œuvres septentrionales et slaves et s’applique, par contre, à railler les grands types classiques du génie français ; désabusée et sceptique, elle néglige l’idée et le sentiment et s’attarde à ciseler des mots étincelants mais souvent vides de sens ; indifférente et-lassée, elle semble se désintéresser du devoir patriotique et de l’action. Sans sourciller, elle entend parler de la supériorité des autres races et de la décadence prochaine des races latines ; elle s’associe par snobisme et dilettantisme à ces décourageantes prophéties, comme si elle eût voulu donner elle-même un témoignage de cette décadence ! Il faut se défier de ces portraits tracés à si larges traits. Rarement ils s’appliquent entièrement à la réalité vraie, rarement ils la reproduisent telle qu’elle est…

 

Jeunes amis, c’est surtout à vous que je m’adresse en terminant. Vous n’oublierez pas que, dans l’ordre des faits nationaux, la génération qui vous cède la place, a fondé et consolidé la République, et que la République a relevé la France, et de ce relèvement vient la renaissance de l’orgueil français que vous sentez bouillonner dans vos jeunes artères.

Vous n’oublierez pas que, dans l’ordre social, cette génération a eu le culte de la liberté ; elle l’a d’autant plus aimée que ses aînés immédiats venaient à peine de la conquérir et de la lui transmettre encore bien jeune et bien chancelante ; plus assurée aujourd’hui après quarante ans de durée, c’est grâce à elle que la jeune génération a pu se développer dans le sens qui lui a plu et vers lequel elle se sentait attirée. Elle a eu aussi le souci de la justice sociale et de la fraternité. Elle vous lègue donc un idéal et cet idéal a sa beauté, sa grandeur, sa noblesse.

Vous n’oublierez pas que, dans l’ordre de la culture littéraire, elle vous a appris la tradition nationale, que l’on semble « découvrir » aujourd’hui comme une Atlantide mystérieuse et lointaine ; elle a conservé la tradition classique dans toute sa pureté. Dans l’ordre scientifique elle a porté au plus haut degré de perfection ses méthodes de recherche et de découverte. C’est grâce aux découvertes scientifiques de ses aînés que la jeune génération a pu produire et utiliser les hardis marins qui dirigent les submersibles dans l’obscurité insondable des mers et les héros audacieux qui lancent éperdument les avions dans la lumière radieuse du ciel infini, par delà les frontières les plus reculées.

Vous n’oublierez pas enfin que si cette génération a beaucoup réfléchi et critiqué, elle a préparé l’action par l’exercice même de la pensée : « Agir, agir », on n’entend plus que ce cri ! Mais qu’est-ce que l’action sans la pensée ? sinon une vaine et stérile agitation ? Agissez donc, rien de mieux, mais pensez aussi, gardez les yeux grand ouverts, et méfiez-vous de ceux qui voudraient vous Jeter dans l’action en nouant un bandeau épais sur vos yeux candides et confiants !

  1. Extraits du discours prononcé à la distribution des prix du lycée de Chambéry, par le Président, M. F. Alengry, recteur de l’Académie.