Jeanne la fileuse/La filature

V

La Filature


Les premiers soins d’Anselme Dupuis, lors de son arrivée à Fall River, furent consacrés à l’installation de sa famille et à l’achat des meubles et des ustensiles qui lui manquaient pour monter son ménage. Les quelques dollars qui lui restaient suffirent à ces premières dépenses, mais il fallut s’aboucher avec les marchands de comestibles afin de faire face aux besoins des premiers mois. Des comptes furent ouverts chez l’épicier, le boucher et le boulanger de qui l’on obtint un crédit de trente jours, comme c’est l’habitude chez les marchands de détail de Fall River.

Des employés passent chaque jour dans les familles pour prendre les commandes et les marchandises sont portées à domicile. Ce système de commerce est général parmi les Canadiens des États-Unis et s’explique facilement par le fait que les émigrants, en général, arrivent aux États-Unis dans un état voisin de la pauvreté. On commence par escompter les salaires du premier mois de travail, et une fois lancées sur la pente du commerce à crédit, les familles continuent généralement à payer leurs fournisseurs de la même manière. On a cependant remarqué, depuis deux ou trois ans, que quelques personnes avaient inauguré le système des achats au comptant et il est à espérer que cet exemple de quelques-uns aura pour effet d’ouvrir les yeux du plus grand nombre sur les désavantages du commerce à crédit.

Toute la famille Dupuis, à l’exception du père, s’était ressentie des fatigues du voyage et il fut décidé que les enfants ne commenceraient leurs travaux que le lundi de la semaine suivante, afin de leur accorder un repos dont ils avaient besoin, et de leur permettre de visiter la ville et de faire des connaissances. Le fils aîné, Michel, obtint un congé de quelques jours afin de pouvoir guider son père dans ses premières démarches et comme toutes les industries étaient alors dans un état florissant, on n’eut aucune peine à régler les détails les plus importants du ménage, en attendant que les salaires réunis de la famille eussent produit les fonds nécessaires pour faire face aux dépenses courantes.

Jeanne, grâce à la bonté toute paternelle de son protecteur et aux égards bienveillants de madame Dupuis et de ses enfants, se trouvait dans un état relativement confortable. Les incidents du voyage avaient eu pour effet de la distraire un peu, et d’éloigner de son esprit malade le souvenir des terribles épreuves qu’elle avait eu à supporter. La jeune fille souffrait encore physiquement des fatigues de la dernière quinzaine, mais elle secouait peu à peu la torpeur dans laquelle elle s’était laissée tomber après la mort de son père. Tout faisait espérer que la vie active de l’ouvrière lui ferait oublier, dans une certaine mesure, ses douleurs et ses peines, et que sa santé robuste aurait promptement raison de sa faiblesse passagère. L’amitié expansive de ses nouvelles camarades qui la traitaient comme une sœur, avait touché profondément la pauvre Jeanne, et son cœur qui avait tant besoin de consolation se laissa bercer doucement par les sentiments de cette affection douce et tranquille. Le fils aîné qui était un brave garçon s’efforça, de son côté, d’être agréable à la jeune fille, lorsque ses sœurs lui eurent raconté les circonstances qui l’avaient forcée à émigrer. Les plus jeunes enfants eux-mêmes s’étaient attachés à l’orpheline et chacun semblait rivaliser de bonté et de prévenances pour lui faire oublier qu’elle se trouvait dans la famille à titre d’étrangère et de protégée.

Les quelques jours qui restaient aux émigrés avant de se mettre au travail furent employés à renouer connaissance avec quelques familles de Contrecœur qui les avaient précédés dans l’exil et qui s’empressèrent de donner aux nouveaux venus toutes les informations désirables. M. Dupuis lui-même s’adressa au gérant de la filature « Granite » où son fils avait fait les arrangements préliminaires, afin de s’assurer dans quelles conditions ses enfants commenceraient à travailler. Il fut décidé que les deux filles les plus âgées, Marie et Joséphine entreraient comme apprenties dans le département du tissage, pendant que Philomène, Arthur et Joseph assisteraient aux cours des écoles publiques pendant le terme prescrit par les lois. Jeanne serait admise dans la salle du filage où se fabriquait la chaîne des tissus sur les métiers à travail continu (ring frame spinning), et M. Dupuis lui-même serait employé dans le hangar au coton où se fait le déballage de la matière brute, avant de la soumettre au procédé du nettoyage et de l’épluchage. Michel, l’aîné, travaillait depuis un an comme fileur sur les métiers adoptés maintenant pour le filage en fin, et connus sous le nom de bancs à filer à travail intermittent (mule spinning). Cette dernière occupation demande des aptitudes spéciales et les ouvriers fileurs reçoivent un salaire supérieur à celui que gagnent les autres employés d’une filature. Michel qui était un garçon intelligent avait eu la bonne fortune de tomber entre les mains d’un contremaître qui s’était intéressé à son avancement, et en moins de six mois le jeune homme était arrivé à obtenir la direction d’une paire de bancs à broches (mules).

Il était évident que les premiers jours de travail ne produiraient qu’un salaire relativement insignifiant, car il fallait d’abord mettre les enfants au courant des devoirs de leurs occupations respectives avant qu’ils eussent acquis l’expérience nécessaire pour qu’on leur confiât, sans contrôle, la direction des machines. Mais comme Michel gagnait déjà de fort bons gages, on pourrait attendre, sans embarras, que le temps eût amené des changements favorables qui permettraient à tous les membres de la famille de contribuer à la prospérité commune. Madame Dupuis serait chargée des soins du ménage, et les jeunes enfants qui iraient à l’école pourraient l’aider jusqu’à un certain point, en dehors des heures de classe, dans les travaux intérieurs de la maison. Tout semblait arrangé à souhait et les enfants eux-mêmes témoignaient le désir de commencer bientôt les travaux qu’on leur avait assignés.

M. Dupuis s’était informé, aussitôt après son arrivée, des facilités que possédaient ses compatriotes pour remplir leurs devoirs religieux et on lui avait répondu que, sous ce rapport, les Canadiens de Fall River n’avaient rien à envier à leurs frères du Canada. Un vénérable prêtre appartenant à une noble famille française s’était dévoué au service de la population franco-canadienne, et un joli temple dédié au culte catholique sous le patronage de Sainte-Anne, s’était élevé comme par enchantement à l’appel de l’évêque du diocèse. Ce fut cependant avec un sentiment d’agréable surprise que M. Dupuis se trouva avec sa famille, le dimanche suivant, au milieu d’une foule de ses compatriotes émigrés comme lui, et qui étaient accourus de tous les coins de Fall River pour assister au service divin. L’église décorée avec goût présentait un aspect gai comme aux jours des grandes fêtes, au Canada, et les cérémonies du culte rappelaient forcément le souvenir de la patrie absente.

Après avoir fait un tour de promenade, pendant l’après-midi, sous la direction de Michel qui leur fit visiter les points les plus intéressants de Fall River, les jeunes filles se retirèrent de bonne heure afin de se préparer au travail du lendemain. Chacun devait être debout à cinq heures et demie du matin, car il fallait prendre le déjeuner avant de se rendre à la filature où les travaux commençaient à six heures et demie précises. Accompagné de Michel qui se rendait lui-même au travail et qui lui servait d’interprète, M. Dupuis conduisit les jeunes filles au bureau du surintendant qui leur assigna leurs emplois respectifs. Jeanne, comme il l’a été dit plus haut, devait être employée dans le département du filage réservé pour les femmes, et Marie et Joséphine dans les ateliers de tissage. M. Dupuis trouverait en attendant mieux, du travail dans le hangar de déballage. Chacun se mit à l’ouvrage et l’on commença, dans des circonstances assez favorables, le premier jour de travail à l’étranger.

L’émigrant canadien qui quitte la charrue et l’air pur des campagnes canadiennes pour le travail mécanique et l’atmosphère raréfié des filatures de la Nouvelle-Angleterre, éprouve, tout d’abord, un sentiment bien naturel de malaise physique et de nostalgie. La cloche réglementaire qui appelle sa famille au travail, lui fait comprendre qu’il se trouve sous la dépendance de l’étranger et qu’une infraction aux coutumes et règlements établis, suffirait pour le placer dans une position difficile au point de vue pécuniaire. Les enfants, élevés dans les campagnes dans toute la jouissance des libertés de la vie pastorale, s’accoutument assez difficilement à cette surveillance toujours sévère de la hiérarchie des directeurs, surintendants, maîtres et contremaîtres des grands établissements industriels. À chaque pas, dans chaque action, on sent la main inexorable du gérant qui veille aux intérêts du capitaliste. Les machines ne savent pas attendre, et l’assiduité la plus rigoureuse est exigée des ouvriers et des ouvrières. Les heures de travail sont réglées et observées avec un soin tout particulier. Une loi de l’état du Massachusetts fixe à 60 heures par semaine la somme de travail que l’on peut exiger des femmes et des enfants, ce qui, en moyenne, forme un labeur de dix heures par jour, quoique les travaux soient répartis de manière à permettre la fermeture des filatures à 3 h de l’après-midi, tous les samedis, tout en fournissant les soixante heures réglementaires. En un mot, il faut que tous les travaux soient faits, tous les devoirs accomplis avec la régularité implacable de la machine à vapeur qui donne la vie et le pouvoir à ces immenses ateliers. Il faut être là pour veiller à la mise en opération des métiers ; il faut être là pour veiller à la perfection du travail des machines ; il faut être là pour assister, chaque soir, à la cessation du mouvement de la « grande roue », comme on appelle généralement, chez les Canadiens, le moteur principal d’une filature. Il est facile de comprendre que la rigueur mécanique de tous les travaux de la filature, produisent, au début, un sentiment de lassitude physique et d’esclavage moral, chez les gens qui n’ont connu jusque-là, que les occupations paisibles et le laisser-aller assez général de la vie des campagnes. Les premières semaines s’écoulent dans un état de mécontentement assez prononcé, mais quand arrive le premier jour de paye, " pay day " comme on dit généralement ici, ce mécontentement se change presque toujours pour la satisfaction bien naturelle de pouvoir toucher régulièrement le prix de son travail. Le payement des ouvriers, à Fall River, se fait régulièrement chaque mois, et quoique les sommes ainsi distribuées atteignent le montant d’un demi million de dollars, nous n’avons pas un seul exemple à citer, où les compagnies aient failli de rencontrer leurs obligations envers les ouvriers. Chaque famille peut ainsi compter avec certitude sur le montant de son salaire et régler ses dépenses en conséquence. Ici, comme ailleurs, se trouvent des gens dont les dépenses excèdent les revenus, mais ces gens-là ne sauraient prendre pour excuses la mauvaise foi des corporations industrielles ou l’irrégularité des paiements mensuels. Tout au contraire ; il n’existe probablement pas, en Europe ou en Amérique, une ville manufacturière dont les établissements industriels soient assis sur des bases plus solides.

L’émigré, après s’être mis au courant des habitudes et du travail des filatures, se fait, peu à peu, à cette vie réglementée. On se familiarise avec les occupations quotidiennes assignées à chaque membre de la famille ; on devient habile, et les salaires sont augmentés en proportion des aptitudes des ouvriers. Pendant les heures de loisir des soirées et des dimanches, on a généralement rencontré, parmi les 6,000 Canadiens qui habitent Fall River, des amis ou des connaissances du pays natal. On a renoué les anciennes relations ou l’on en a formé de nouvelles, et trois mois se sont à peine écoulés que l’on se sent réconcilié aux manières de vivre des villes américaines. Les enfants, avec l’insouciance et la facilité du jeune âge trouvent facilement de nouveaux camarades et se familiarisent avec la langue anglaise.

Chaque corporation industrielle possède un certain nombre de logements (tenements) économiques à l’usage de ses ouvriers, et le prix du loyer est retenu chaque mois, sur les salaires de la famille. Il est loisible aux employés d’occuper ces logements, quoique pleine liberté leur soit donnée de loger où bon leur semble. Ces habitations sont généralement groupées autour des filatures et possèdent tout le confort désirable. Les Canadiens de Fall River n’ont certainement pas à se plaindre à ce sujet.

Tout enfant qui n’a pas atteint l’âge de 14 ans se voit forcé par les lois de l’état, à suivre les cours élémentaires des écoles publiques pendant une période de vingt semaines scolaires par an, et toute infraction à cette loi est sévèrement punie par les tribunaux. Des surveillants sont spécialement chargés de voir à ce qu’aucun enfant n’échappe à l’exécution de ces règlements, et les corporations industrielles sont responsables devant la loi aussi bien que les parents des enfants pris en défaut. Le système des écoles publiques, à Fall River, est organisé avec un soin et une libéralité qui font honneur aux autorités municipales. La ville de Fall River qui compte une population d’à peu près 50,000 âmes, selon les derniers recensements, entretient cent trois écoles séparées pour l’éducation gratuite et obligatoire de ses habitants. Ces écoles sont divisées comme suit : école supérieure 1 ; écoles dites de grammaire, (Grammar Schools) 19, écoles intermédiaires (Intermediate schools) 21 ; écoles primaires, 53 ; écoles mixtes 9. Le nombre des professeurs des deux sexes employés dans ces écoles est de 123 et le nombre des élèves enregistrés, à la date du 1er janvier 1877, était de 8,864. Une somme de $100,000 a été mise à la disposition du bureau des écoles pour l’exercice 1876-77, et un montant supplémentaire de $37,966.73 a été dépensé pour la construction de nouvelles écoles et l’entretien des autres édifices attribués au département de l’instruction publique ; ce qui fait un total de $137,966.73, mis au service de l’instruction gratuite et obligatoire pendant le cours de l’année scolaire 1876-77. L’instruction religieuse dans les écoles ne touche en rien aux formes et aux dogmes des croyances si divisées du christianisme, aux États-Unis. Catholiques et protestants sont traités de la même manière, avec la même libéralité, et un prêtre catholique romain fait partie depuis plusieurs années du bureau des écoles publiques de Fall River. Tous les livres et la papeterie nécessaires sont fournis gratuitement aux élèves sous la direction du surintendant, et riches et pauvres sont traités avec l’égalité la plus démocratique, sur les bancs des écoles publiques. Rien n’est donc épargné pour donner à la jeunesse ouvrière les avantages d’une éducation libérale, et c’est là un bienfait qui se fait nécessairement sentir parmi les Canadiens émigrés. Des écoles particulières sous la direction du clergé, ont aussi été établies dans différents quartiers de la ville, et les personnes qui désirent y envoyer leurs enfants peuvent le faire moyennant une légère contribution mensuelle. On a aussi établi, depuis quelques années, des écoles du soir à l’usage des personnes adultes qui désirent consacrer les longues soirées d’hiver à l’étude des rudiments de la langue et de la grammaire anglaise. Ces écoles sont particulièrement utiles aux émigrés qui désirent apprendre l’anglais. On peut voir par ce court résumé, que les avantages de toutes sortes, ne manquent pas à Fall River, à ceux qui désirent s’instruire tout en vaquant à leurs occupations quotidiennes. Certes, sans aller jusqu’à dire que la position des Canadiens aux États-Unis soit ce qu’elle devrait être, sous tous les rapports, on est forcé d’avouer que si les émigrés ne prospèrent pas selon leurs espérances, il serait souverainement injuste d’en accuser le peuple américain ou les lois qui le régissent. L’étranger qui veut prendre sa part du labeur nécessaire à l’avancement des progrès matériels et intellectuels du pays, est reçu, aux États-Unis, comme un frère ; quelles que soient sa croyance ou sa nationalité. Les portes de toutes les ambitions lui sont ouvertes, et ici comme ailleurs, c’est l’énergie, l’intelligence et l’amour du travail qui obtiennent le haut du pavé. L’ignorance, la paresse et le fanatisme n’ont leur place nulle part, et peut-être encore moins sous le drapeau de la république américaine qu’en aucune autre partie du monde.

On peut donc dire avec vérité que le Canadien-français émigré aux États n’a pas à se plaindre du peuple qui l’entoure, des capitalistes qui lui donnent du travail, ou du gouvernement qui le protège. Comme tout autre citoyen, l’émigré est forcé de faire la part des crises industrielles et commerciales, et si les jours qu’il traverse maintenant sont un peu sombres, il lui faut se consoler par la certitude qu’il doit avoir, de posséder sa part de soleil, lorsque les jours de prospérité ramènent le bonheur et le contentement parmi la classe ouvrière.