Jeanne d’Arc (Hanotaux)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 241-289).
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JEANNE D’ARC[1]

V.[2]
LA CONDAMNATION JEANNE D’ARC A ROUEN


I

Qu’un tel tribunal ait pu condamner une telle femme, voilà le quatrième mystère.

Un cardinal et deux futurs cardinaux, onze évêques ou qui le devinrent par la suite, dix abbés, plus de deux cents, on pourrait dire plus de trois cents prêtres[3], docteurs, maîtres, titrés ou non, mitres ou non, tous « clercs solennels, » selon leur langage satisfait, un corps illustre, révéré comme la lumière de la chrétienté, l’Université de Paris, un autre corps considérable dans la province normande, le chapitre de Rouen, en un mot une quantité extraordinairement imposante d’hommes d’Eglise, non suspects ou déconsidérés, mais, la plupart, de vie discrète et honorée, ont souscrit, de près ou de loin, à la sentence. Ils représentaient, à leur dire, « l’Église militante » et ils ont condamné Jeanne parce qu’elle déclarait entendre, directement, du ciel, la voix de « l’Eglise triomphante. »

Ils la jugèrent sans être juges[4] ; ils ont monté au tribunal, ils se sont portés à cette œuvre de plein cœur, d’une volonté libre, avec entrain et allégresse, quoi qu’ils en aient dit plus tard. Ils se sont prononcés sans hésitation et sans trouble[5]. En présence de l’odieuse exécution, pas un d’eux n’a protesté. Ils n’ont changé, — et encore, — que quand le cours des choses eut changé et qu’ils avaient intérêt à le faire.

Sur l’heure, ils ont collaboré doctement et gravement ace que leur chef, Cauchon, appelait un « beau procès, » un procès copieux, bien nourri d’informations, enquêtes, articles, considérans, sentences et qu’ils ont mis cinq mois à confectionner selon les règles de l’art ; ils ont condamné cette Pucelle au fond et dans les formes, non pas une fois, mais deux, relaps de leur jugement, comme ils la disaient relapse de son crime. Chacun d’eux a été interrogé nommément, a dû se prononcer clairement et à voix haute sur le jugement principal et sur les incidens-Quelques-uns ont hésité, tous ont opiné. Et, quand le compendieux grimoire fut dûment libellé, registre, recopié à nombre d’exemplaires, pour que la postérité n’en ignorât, nul n’ajouta un codicille de timide réserve. Ils auraient dit plutôt, comme l’un d’eux, Loyseleur, s’adressant à Jeanne, à la suite du terrible combat de l’abjuration : « Jeanne, voilà une bonne journée ! »

« Bonne journée, » « beau procès. » belle condamnation, ces gens graves ont jugé consciemment, voilà la vérité et voilà pourquoi le mystère de la condamnation est le plus obscur, le plus occulte, le plus divin des quatre mystères. La « formation, » la « mission, » l’« abandon, » se développent selon une logique vivante dans leur incompréhensibilité ; mais la « condamnation » apparaît isolée, sourcilleuse, sublime, parce qu’au sommet, il y a la mort. Tant de science et tant de titres coalisés pour cela ; tant d’esprits magnifiques contre une seule âme et si simple ; la justice contre Dieu, la loi contre la foi, trois cents hommes prêtres contre une seule femme sainte !

Il faut dire les choses comme elles sont, sans parti pris, en toute loyauté.

Ceux qui argumentent sur le procès ont recouru à divers procédés pour pallier une faute où tant et de telles responsabilités sont engagées.

Le plus simple et le plus commode a été de tout rejeter sur Cauchon. L’évêque, bouc émissaire. Les héritiers de Cauchon l’ont abandonné, lui et sa mémoire, devant le tribunal de réhabilitation ; tout le monde a fait comme eux. Cauchon, traître, vendu, perfide, excommunié[6], âme basse et diabolique, tire à lui le mal, dégrevant les autres de tout ce dont il se charge. Ainsi, le crime commun se noie dans l’erreur individuelle ; la petite lumière tremblante qui éclairait chacun des juges se perd dans l’auréole sacrilège du grand Responsable.

Et pourtant, cet évêque n’était pas seul dans les chambres du château où on harcelait la pauvre fille ; il n’était pas seul sur l’échafaud d’où on surveillait le bûcher ; d’autres prêtres siégeaient auprès de lui, travaillaient avec lui, montraient la victime du doigt. De près et de loin, des diocèses environnans, de Paris, les concours s’offraient ; des approbations, des acclamations s’élevaient, non forcées, certes, mais chaleureuses, cordiales, volontaires. Cauchon, primus inter pares, ne se distingue de cette foule que parce qu’il est le chef. On le reconnaissait homme de forte activité et de grand entendement ; six mois après la mort de Jeanne, le pape Eugène IV, le transférant au siège épiscopal de Lisieux (29 janvier 1432), loue « la bonne odeur de sa renommée » et l’encourage « à la répandre encore plus loin par ses actes si louables : » Vade ac bonæ famæ tuæ odor ex landabilibus actibus tuis latius diffundatur,[7]. Politique Sage et avisé, s’étant fait une idée de la relativité des choses et ne cherchant qu’à s’employer, avec zèle, aux besognes utiles.

Un autre système consiste à tout rejeter sur les Anglais. On ne peut nier, certes, qu’ils aient eu soif de cette condamnation ; maîtres du corps de Jeanne, ils l’ont, par un calcul raffiné, déféré au tribunal ecclésiastique, et n’ont laissé à celui-ci aucun repos tant que le jugement ne fut pas rendu. Ce jugement, qui la livrait au bras séculier, les Anglais l’ont exécuté par la main du bourreau à leurs ordres. Le cardinal Winchester, chef du grand conseil anglais, était là. Il a fait jeter les cendres à la rivière, pensant qu’ainsi tout était fini et que leur conscience serait lavée de cette horreur… Les Anglais sont donc les seuls responsables, les vrais coupables. Que la malédiction retombe sur l’Angleterre ! Et, pourtant, ce sont des clercs qui ont siégé, des clercs français, sauf quelques rares anglais. Les Anglais avaient bien compris que, s’ils exécutaient leur prisonnière, ce meurtre, contraire aux lois de la guerre, n’eût été qu’une violence toute nue, une vengeance piteuse, honteuse et sans portée. La guerre en fait bien d’autres ; et, là même, à Rouen, dans le même temps, des soldats qui défendaient aussi la France, leur patrie, furent massacrés par centaines, et on ne connaît pas leurs noms. Ces torrens de sang qui ont coulé pour la même cause, sur cette même place du Vieux-Marché, le soleil les a séchés, la pluie les a emportés, la mémoire les a oubliés.

Tandis que, d’avoir imaginé le jugement selon les formes ecclésiastiques, d’avoir trouvé des hommes pour inculper, en Jeanne, l’« hérétique, » la « schismatique, » la « menteuse, » la « sorcière, » apposer ce sceau à leur haine et muer leur vengeance en œuvre pie, voilà qui était combiné et digne de ce grand politique qui avait tremblé, — Bedford. Il ne leur suffisait pas de tuer le corps, ils voulaient atteindre lame. Et, pour cela, il leur fallait des clercs. Nul besoin de les chercher ; ceux-ci se présentaient en foule, de Normandie, de Bourgogne et de France, sans les faire venir d’Angleterre. En fait, il y a eu complicité des deux partis, et le martyre en son entier, corps et âme, pèse sur tous deux. Mais les Anglais peuvent dire et ils n’ont pas manqué de dire : « Nous étions des ennemis, vous étiez des compatriotes ; vous fûtes les juges, si nous fûmes les bourreaux. »

Autre biais : un tribunal ecclésiastique a condamné Jeanne d’Arc ; mais ce tribunal n’était pas qualifié. Deux ou trois cents prêtres normands et parisiens se sont égarés, voilà tout. Ces gens étaient doctes et graves, mais non autorisés et dignes. Deux cents, trois cents ont péché ; il reste l’Eglise, les prélats, les cardinaux, le Concile, le Pape. Précisément, Jeanne en a appelé au Concile et au Pape : son appel n’a pas été entendu ; il a été étouffé par le tribunal conscient et criminel, cumulant ce grief sur tant d’autres. Ah ! si l’Eglise et le Pape avaient su !…

C’est vrai ; l’appel au Pape a été omis, négligé, — quoique inscrit au registre, ne l’oublions pas. Il se produisit bien tard pour être entendu à Rome. L’Église, en tant que corps catholique, ne siégeait pas parmi ces prêtres et ces prélats. Mais est-il exact que Rome n’eût rien pu faire, qu’elle ait tout ignoré ? Avant l’appel, Rome n’eût-elle pas pu intervenir ? Ce tribunal ecclésiastique n’opérait pas au fond d’une cave : les séances étaient connues ; toute une ville était agitée d’une angoisse de curiosité et d’horreur dont la clameur retentissait au loin[8]. Plus d’un docteur, au cours du procès, émit l’opinion que, dans ces affaires douteuses, il convenait de recourir à Rome.

L’Eglise est une hiérarchie ; et, dans cette hiérarchie, qui a le pouvoir a le devoir. Or, il y avait là, tout près, le chef consacré de l’évêque de Beauvais, son métropolitain, l’archevêque de Reims, Regnault de Chartres, chancelier de Charles VII. Il n’a pas ignoré l’affaire, pourquoi ne l’a-t-il pas évoquée ? Au cours des interrogatoires, Cauchon a cité, plusieurs fois, le nom de l’archevêque ; il a proposé de le faire venir : Regnault de Chartres s’est abstenu et il s’est tu[9].

L’Eglise de France avait manifesté, par ses voix les plus hautes, une adhésion spontanée à la cause de l’héroïne. Gerson, Coëtquis, d’Harcourt, Pierre de Versailles, Jacques Gelu, les docteurs et les prélats s’étaient prononcés. On avait prêché au nom de Jeanne ; on avait laissé ériger des images sur les autels. On savait ce qui se passait à Rouen : personne ne se leva, personne ne protesta. Tous imitèrent le silence de la Cour : ils se turent.

Et Rome même, Rome a-t-elle ignoré ? Le Saint-Siège se tenait, par ailleurs, exactement au courant de ce qui se passait en France. On recevait constamment, à Rome, des courriers venant de Paris, de Rouen, d’Arras, de Cambrai, et des régions avoisinantes qui, ayant vu passer Jeanne, depuis qu’elle était prisonnière, retentissaient de son nom, de ses victoires et de son malheur.

Ces pays, ces populations n’étaient pas, tant s’en faut, sans communications avec Rome[10]. Pour faire le voyage de Rouen à Rome, il ne fallait pas un mois[11]. Jeanne fut prisonnière un an ; le procès dura cinq mois. Quand Rome le voulait, elle savait faire connaître sa volonté sur des faits ecclésiastiques et politiques, de moindre importance, même sans en être priée[12].

Rome a reçu, pendant que le procès durait, des émissaires nombreux et, tout au moins, une ambassade de la part de la Cour de France[13]. Rome n’est pas beaucoup plus éloignée que Gênes où l’on savait, que Milan où l’on savait, que Venise où l’on savait. Des Italiens entouraient Jeanne d’Arc à Compiègne ; un prélat italien prit part au procès. Auprès du pape Martin V, un clerc français avait noté les exploits de Jeanne à Orléans, quelques semaines après que le siège fut levé. Martin V mourait, il est vrai, le 20 février 1431 ; mais le Saint-Siège ne fut vacant que treize jours. Eugène IV, Vénitien, lui succéda le 3 mars. Il est invraisemblable que Rome ait ignoré. Rome s’est tue.

La vérité est que toute l’époque fut complice de la condamnation. Tous, et surtout les clercs, puisqu’elle fut l’œuvre d’un tribunal ecclésiastique. Les uns errèrent par l’acte et la parole ; les autres par l’abstention et le silence, et nutu. Le véritable mystère est là ; il faut l’accepter dans toute son ampleur.

Qu’un fait aussi considérable en son temps, et pour tous les temps, ait été comme omis et inaperçu aux yeux de ceux qui avaient qualité pour voir et pour agir, le nœud du débat est là. On peut appliquer, à la chrétienté de ce temps, le mot d’un pape du XVIe siècle, à propos de la Réforme : « En vérité, nous avons tous péché ! »


Voilà donc, en présence des sages et des puissans du siècle conjurés contre elle, la pauvre fille enfermée dans la tour « devers les champs, » au château de Philippe-Auguste, à Rouen.

Arrachée soudain à l’enivrement du plein air, au tumulte des camps, à la joie du commandement et des batailles, à peine guérie des suites du saut de Beaurevoir, livrée à ceux qu’elle appréhende le plus sur la terre, les Anglais, la voilà au fond du cachot obscur, enfermée peut-être, d’abord, dans une cage de fer, puis enchaînée par le pied à la muraille, étendue sur un lit, immobile, les yeux ouverts. Elle est seule, sans un conseil, sans un appui terrestre, sans un prêtre, privée des sacremens, toute mince petite fille, obsédée par ces cinq Anglais, ces houcepailliers, qui, le blasphème et l’injure à la bouche, ne la quittent ni jour ni nuit.

Là, pendant près de deux mois (fin décembre 1430-23 février 1431), avant de voir âme qui vive, sauf ses gardiens, elle réfléchit, elle écoute. Elle écoute au dedans d’elle-même ; elle écoute ses voix qui, maintenant, ne la quittent plus.

A la suivre, au cours de ses interrogatoires, on voit bien qu’elle a arrêté une ligne de conduite : elle veut vivre, elle espère et elle attend. Son optimisme essentiel ne l’abandonne pas. Elle a laissé derrière elle des semences de fidélité et d’héroïsme ; elle calcule, elle suppute le temps nécessaire, les chances. Sa mission n’est pas accomplie ; donc l’heure de la délivrance sonnera. Les voix le lui répètent chaque jour ; elles ne mentent pas : elles ne lui ont jamais menti.

Elle luttera. Elle vivra. A ce dessein, elle consacre toutes ses forces, tout son courage, toute sa clairvoyance, toute sa présence d’esprit. Elle ne se laissera pas surprendre ; elle sera vigilante au sujet des deux choses qui lui tiennent le plus à cœur, sa virginité et sa vie, puisqu’elles sont les instrumens de sa mission. Il faut, qu’en cas d’alerte, elle soit pure toujours et prête tout de suite. D’où la nécessité capitale de ne pas quitter l’habit d’homme qui est sa sauvegarde et le symbole vivant, pour elle et pour les autres, de ce qu’elle est et veut être.

Sa mission : elle vivra pour cela, mais elle sacrifiera tout à cela, même la vie. Elle est venue « pour sauver le royaume de France, » et elle est venue « de par Dieu : » ce sont les deux points intangibles : la mission et l’inspiration. De cette double affirmation qui est sa forteresse, rien ne l’arrachera, ni séduction, ni crainte.

Or, c’est justement sur ces deux points que va porter l’effort des juges : abolir la mission, nier l’inspiration ; établir qu’elle n’a pas été envoyée « par Dieu » vers « le Roi ; » redresser la croyance populaire que ses sortilèges ont faussée ; lui arracher cet aveu, ce double aveu.

Si l’on n’obtient pas ce résultat, le procès est manqué : autant la faire périr tout de suite. Si elle n’annihile pas, elle-même, le secours prestigieux que son intervention a apporté à la dynastie des Valois et à l’indépendance française, l’affaire est perdue ; la combinaison échoue.

La ruse et le courage sont aux prises. « Jamais, dit Thomas de Quincey, depuis la création de la terre, il n’y eut un procès comme celui-ci, si on l’exposait dans toute la beauté de la défense et dans toute la diabolique horreur de l’attaque. »

Du fond de sa prison, Jeanne a deviné le plan de ses adversaires ; elle le connaît, elle le voit. Son plan à elle est arrêté par contre.

Elle combattra pied à pied, avec ténacité, avec bonne humeur, avec confiance. Belle et dernière bataille ; défense énergique et superbe, responsio superba, selon le cri que l’émotion et la surprise arrachent à l’annotateur du grimoire.

Tout se passa comme elle l’avait prévu, le caractère des interrogatoires et des réponses va l’établir. Suprême passe d’armes, d’où la noble fille sortit victorieuse.

Certainement, l’espoir qu’elle eut d’une délivrance la soutint longtemps. En fait, ses amis, La Hire, Dunois, Xaintrailles ne l’oublièrent pas. La Hire tenait garnison à Louviers, ville située à sept lieues de Rouen, et de là, il gêna beaucoup les Anglais ; mais, avec sa faible troupe de 500 hommes, il n’était pas en force pour un coup de main[14]. Dunois se rendit secrètement « ès pays de par-delà la rivière Seine, » il arriva jusqu’au pont de Meulan. Mais on ne sait ce qu’il fit au-delà et s’il fit quelque chose. Xaintrailles préparait, à Beauvais, cette campagne où il se faisait accompagner par le petit berger du Gévaudan, dont on ne sait qu’une chose, une tentative sur la ville d’Eu, en juin 1431[15], et qui échoua, aux environs de Gournay, dans les premiers jours d’août. (Procès, V, 169 et suiv.) Jeanne suivait ces efforts, malheureusement bien isolés et dispersés, du fond de la tour du château de Bouvreuil, comme elle avait suivi et vu, du fond de la tour du château de Beaurevoir, les alternatives du siège de Compiègne.

Quant au Roi, dont la pensée ne la quittait pas, il était retourné vers ces châteaux de la Loire où elle avait tant souffert[16] C’est Regnault de Chartres qu’on envoya « outre Seine » avec le maréchal de Boussac. Elle comprit enfin quel était le vrai sens du mot « délivrance, » tant répété par les voix, — à savoir que la délivrance serait la mort[17].

Alors, elle prit son parti vivement et bravement ; elle rompit, en elle, les derniers liens qui l’attachaient à la terre et prononça, devant les juges, le clair et loyal : « J’aime mieux mourir. » Si elle proféra aussi le cri de tous les sacrifiés : « Mon Dieu, mon Dieu, vous m’avez abandonnée, » seuls, les murs de la prison le surent.

Terrible chose humaine que de pareilles secousses d’âme dans une âme de vingt ans ! Avoir été ce qu’elle avait été, l’ange, la messagère, le porte-étendard et le porte-couronne, avoir parcouru le chemin qui mène de Vaucouleurs à Chinon et de Chinon à Reims, avoir eu l’espérance d’une longue vie honorée (comme le prouve le bail qu’elle avait fait d’une maison à Orléans pour cinquante ans), et venir, à Rouen, pour accepter la mort.

Les juges vont se mettre à trois cents pour déraciner cette vie splendide et florissante. Qu’ils lisent dans leurs livres : elle lit dans celui « où il y en a plus que dans tous les autres. » C’est elle qui dira la sagesse, la vérité, la justice, en face de ces hommes sages, doctes et justes, en face de ce tribunal couvert de diplômes et d’hermines, qui prétend savoir et qui ne sait pas savoir. C’est donc elle qui sera la lumière, lumière qui ne s’éteindra jamais !

Par le procès, par la lutte, par la condamnation, Jeanne est essentiellement surhumaine, c’est-à-dire qu’elle s’est donnée à la survie, à l’exaltation de l’humanité, en face de ces gens qui se confinaient aux besognes basses et éphémères : c’est le contraste de cette grandeur et de cette petitesse, le mystère humain et surhumain, qu’il faut essayer de définir et d’approcher.


II

Du moment où Jeanne fut entre les mains de Jean de Luxembourg, tout le monde comprit qu’elle n’échapperait pas aux Anglais. Pourtant, Luxembourg était un très grand seigneur[18] ; le Duc de Bourgogne, son suzerain et son chef, une manière de Roi. D’après les usages du temps, Philippe le Bon eût pu la réclamer, sauf à payer une rançon et à la garder ; mais il préféra la laisser entre les mains de Jean de Luxembourg. On tenait un gage précieux qui pouvait servir le cas échéant, en vue de projets politiques auxquels on n’avait pas encore renoncé[19].

On se contenta donc, d’abord, de mettre Jeanne à l’abri. On fit la sourde oreille aux premières propositions qui vinrent de Paris, de Rouen. Plus tard, l’évêque de Beauvais, Cauchon, vint nu camp de Compiègne. Il insista, auprès de Jean de Luxembourg, en présence du Duc de Bourgogne et de son chancelier Rollin, pour que la Pucelle lui fût remise. Mais, on reconduisit. Ce ne sont pas de ces choses qui se décident à l’esbrouffe. (Procès, I, p. 14, 15 ; IV, 263 ; V, 194.)

Jeanne fut enfermée, d’abord, dans le château de Beaulieu-le-Comte ou Beaulieu-les-Fontaines, non loin de Compiègne, où il y avait un donjon de cinquante mètres de hauteur. Peu s’en fallut qu’elle ne s’évadât. Jean de Luxembourg, pour plus de sûreté, la fit mener au château où il faisait sa résidence, sur la frontière de la Picardie et du Cambrésis, en pleine domination bourguignonne, à Beau revoir.

… Beaurevoir ! ce sont les souvenirs les plus lointains de mon enfance. J’ai vu les restes d’une muraille épaisse, dernier vestige du donjon formidable où Jeanne passa de longs mois. Combien de fois, à la clarté d’un lumignon, me suis-je aventuré dans les souterrains en arceaux d’ogive où la vie terrifiée de nos pères est comme tremblante encore. Le nom de la Pucelle reste dans les mémoires ; sa légende est partout. De la longue histoire tragique de ces pays, jadis couverts de forêts et où les mœurs restent énergiques et résistantes, c’est le seul souvenir précis qui demeure. Pour ces cœurs patriotes, martelés par le travail séculaire de la frontière, la figure de Jeanne est celle de la pairie. On raconte, qu’après sa chute, elle se traîna, les reins brisés, jusqu’à une tour de guette, assez éloignée du château, et qui a gardé le nom de Follemprise…

A Beaurevoir, Jeanne fut reçue par les « dames » de la famille de Jean de Luxembourg. La femme de Jean de Luxembourg, Jeanne de Béthune, avait des tendances françaises ; sa tante, Jeanne de Luxembourg, une vieille demoiselle, propre sœur de l’illustre saint, Pierre de Luxembourg, était la marraine de Charles VII ; elle pouvait servir d’intermédiaire à une négociation que les adversaires de Jeanne crurent déjà commencée de la part du roi de France. Il semble qu’il y ait eu un moment d’espoir.

Jean de Luxembourg continuait à assiéger Compiègne ; en cas de succès, la Pucelle était un gage pour traiter de l’un ou de l’autre côté. On ne peut expliquer autrement le long délai (six mois environ) pendant lequel on tint en suspens la décision[20], puisque, dès le début, l’Angleterre offrit, par l’intermédiaire de Cauchon, la somme qui fut, à la fin, le prix d’achat de la Pucelle : 10 000 livres, une rançon royale. Cette somme devait tenter des seigneurs toujours besogneux ; mais la politique avait la première place dans les Conseils.

Jean de Luxembourg, après avoir laissé s’établir, entre les « dames » du château et la prisonnière, une intimité assez douce pour que la Pucelle en ait témoigné avec émotion au procès, ne fit connaître son intention de la livrer qu’au moment où le siège de Compiègne tournait mal. C’est alors que Jeanne tenta de s’échapper ; elle sent que le sort de Compiègne se décide ; et qu’elle sera livrée aux Anglais : « J’aimasse mieux mourir que d’estre mise en la main des Anglais, » dit-elle. (Procès, 1, 150-152.) Elle se recommande à Dieu, et, se laissant pendre à quelques hardes, se jette par une fenêtre ; on la ramasse à demi morte dans le fossé. La tante de Luxembourg quitte le château et s’en va mourir à Boulogne-sur-Mer[21].

La possession de la Pucelle n’a plus d’intérêt pour le soldat borgne. Conformément à son brutal blason (représentant un chameau pliant sous la charge, avec la devise : « A l’impossible nul n’est tenu »), furieux de son échec, tenté par la rançon royale, il cède la prisonnière. Jeanne est traînée de château en château jusqu’à la forteresse du Crotoy, où elle est mise aux mains d’une escorte anglaise (21 novembre).

Du Crotoy, par Saint-Valéry, Eu, Dieppe, Arques et Longueville, elle est amenée à Rouen ; elle y arrive dans les derniers jours de décembre pour les fêtes de la Noël. Elle est retenue aux portes de la ville et on l’enferme dans la formidable forteresse bâtie par Philippe-Auguste, pour défendre Rouen contre les Anglais, le château de Bouvreuil[22].


Pour les Anglais, la prise de Jeanne d’Arc n’était pas seulement un succès national ; c’était une justification religieuse et morale, indispensable au gouvernement et aux hommes qui détenaient alors le pouvoir.

L’Angleterre, depuis la déchéance d’Edouard II et l’avènement de la maison de Lancastre, était aux mains d’une oligarchie. Cette oligarchie avait fait la révolution en vertu d’un système politique se résumant en ces deux termes : répression des révoltes religieuses et sociales à l’intérieur, guerre à la France au dehors.

La prospérité du pays, vers le milieu du siècle précédent, avait développé l’esprit d’indépendance et de turbulence du peuple. Wyclef avait ébranlé le respect traditionnel de l’Angleterre pour l’Eglise romaine ; les excès d’une aristocratie ecclésiastique, d’origine trop souvent étrangère, avaient provoqué des mécontentemens que Wyclef orienta vers une première « réforme ». En remettant, à chacun des fidèles, une part de « l’autorité, » en reliant chaque chrétien directement à Dieu, en affectant un ton de raillerie à l’égard des puissances établies, et même de la Papauté, « il renversait, par la base, tout l’édifice du clergé médiateur, que l’Eglise du moyen âge avait construit[23]. » Wyclef, après avoir produit, en Angleterre, une secousse sans précédent, mourut paisiblement en 1384. Il avait eu le temps d’assister à la révolte des paysans de 1381, comme, plus tard, Luther assista aux premières secousses sociales en Allemagne.

La « révolte des paysans » est un mouvement révolutionnaire, beaucoup plus qu’une jacquerie[24]. Le peuple s’insurgea, comme sur un coup de sifflet, contre une aristocratie violente, rapace et absentéiste. L’ordre féodal fut attaqué. Les paysans marchèrent en masse, notamment dans les comtés du Sud, mais ils n’étaient pas seuls : les artisans et les bourgeois marchaient avec eux. Wat Tyler, le Tuilier, vétéran des guerres de France, était un des chefs de l’insurrection. « Jack le Meunier » chantait : « Nous avons la force et le bon droit ; nous avons adresse et volonté ; que la force aide le droit : ainsi notre moulin tournera bien. » On répétait le fameux refrain :


Quand Adam bêchait et Eve filait,
Où donc était le gentilhomme ?


Toute l’aristocratie trembla. Richard II n’apaisa l’insurrection qu’en lui faisant des concessions et en allant vers elle.

L’insurrection des paysans, l’hérésie des Lollards furent les événemens qui provoquèrent, directement ou indirectement, l’avènement de la dynastie des Lancastre. Richard II fut débordé. L’aristocratie lui reprochait son esprit inconsistant et ses tendances françaises. Elle réclamait une politique plus énergique au dedans et au dehors. En fait, elle avait soif de vengeance, de sécurité et d’action.

Un homme hardi se leva dans la famille royale, fit glisser du trône le roi Richard, avec des égards infinis, et, non sans remords pathétiques, prit sa place.

Le coup réussit, grâce au concours dévoué de l’aristocratie : mais il n’en parut pas moins odieux. Le Roi et le peuple étaient victimes en même temps. La nouvelle famille régnante se trouvait, par son succès même, condamnée au succès, ne pouvant avoir d’autre ressource ni d’autre justification. Image de cette aristocratie brutale et sanguinaire qui l’avait portée au pouvoir, elle sentait peser sur elle la malédiction de l’évêque de Carlisle : « Si vous couronnez le nouveau roi, écoutez ma prophétie : le sang des Anglais engraissera la terre et les siècles futurs gémiront pour cet acte indigne ; dans ce royaume, séjour de la paix, les guerres tumultueuses mettront aux prises alliés contre alliés et parens contre parens ; le désordre, l’horreur, la terreur, la révolte habiteront ici et cette terre sera nommée le champ de Golgotha et des crânes des morts… Le malheur est à venir ; les enfans encore à naître sentiront ce jour-ci les blesser comme des épines[25]. » La mort de Jeanne d’Arc marque l’époque où cette terrible prophétie va se réaliser.

Henri IV et Henri V exécutèrent, point par point, le programme que la complicité des grands leur avait tracé. D’abord, ils rétablirent l’ordre à l’intérieur. Henri IV promulgua les « Ordonnances des Hérétiques, » « la première loi sanguinaire de persécution religieuse qui ait souillé la législation anglaise. » On se mit à brûler les gens d’opinion suspecte. Un seul exemple : lord Cobham avait protégé les Wyclefistes ou Lollards ; cependant, Henri IV l’avait toujours ménagé. Henri V fit saisir le lord malgré son rang, malgré l’amitié qui les avait unis : on le suspendit vivant au-dessus d’un feu qui brillait lentement jusqu’à ce que mort s’ensuivit[26]. Le bûcher devint un instrument de règne.

Mais, le même Henri V, en exécutant le second point du programme : guerre à la France, sut donner, à la réaction féodale et religieuse lancastrienne, la consécration de la victoire. Azincourt fut l’apogée de la dynastie ; et le meurtre des deux mille prisonniers français, ordonné froidement, fut la barbare rançon de son avènement.

Henri V meurt. Durant la longue minorité de l’enfant Henri VI, l’Angleterre voit lui succéder les épigones ; une famille d’Atrides se dispute le pouvoir. Les fureurs latentes, contenues encore quelque temps par les nécessités d’une situation extérieure extrêmement difficile, éclatent. L’Angleterre est gouvernée à peu près comme le fut la France au temps des oncles royaux, durant la minorité de Charles VI.

L’oligarchie lancastrienne à la fois victorieuse et inquiète, enivrée de ses victoires, mais obligée de les soutenir sans cesse par de nouveaux combats, est maîtresse de l’Angleterre et de la France anglaise, quand Jeanne d’Arc est amenée à Rouen. A ses yeux, Jeanne d’Arc, avec sa réclamation constante de l’inspiration directe, est une Lollard. D’autre part, puisque cette Pucelle avait soulevé le sentiment national français, et que sa venue détruisait le prestige lancastrien, il n’y avait qu’une issue à sa capture, la mort et, si possible, la mort flétrie et déshonorée. Tout le tourment du passé, toute l’anxiété de l’avenir tournaient en fureur et mettaient la torche au bûcher. La logique du système aboutissait à cette heure de Rouen, vengeresse de l’heure d’Orléans.

Il y avait dix ans que les Anglais avaient pris la ville de Rouen après un siège mémorable. Pour ne laisser aucun doute sur le caractère de sa future domination, Henri V avait fait exécuter, d’abord, le glorieux défenseur de la cité, Alain Blanchard. Puis, on avait travaillé, moitié par force, moitié par tempérament, à s’assurer la province et la capitale. En somme, après dix ans, le résultat paraît suffisant pour que le jeune roi Henri VI, précisément au temps de Jeanne d’Arc, se hasarde en son « héritage. »

C’était un enfant de neuf ans, délicat et tendre, mais marqué du signe fatal. Unissant mal, en sa personne frôle, les deux sangs rivaux de son père et de sa mère, le prince anglais et la princesse française, la bataille séculaire se poursuivait en lui. Il était arrivé à Rouen, le 29 juillet 1430 ; on le fit loger dans ce même château de Bouvreuil où Jeanne d’Arc fut, bientôt après, retenue prisonnière. Extraordinaire rencontre, annoncée par elle. Il devait rester à Rouen pendant tout le temps du procès et n’en quitter qu’en novembre de l’année suivante, pour aller se faire couronner à Paris, de la main des évêques, Cauchon, Luxembourg, de Mailly, qui avaient condamné Jeanne d’Arc. Mais ce n’est pas lui qui règne. L’oligarchie lancastrienne veille, et les deux hommes surtout qui sont sur le pavois.

A la mort de Henri V, l’autorité avait passé, d’un commun accord, entre les mains d’un conseil, composé de grands seigneurs et de hauts prélats représentant l’aristocratie, et présida par Henri Beauforl, évêque de Winchester, fils légitime de Jean de Gand et de Catherine Swynford[27]. Celui-ci est donc le chef nominal du gouvernement. C’est « le cardinal d’Angleterre. » Il avait, à Rome, une situation éminente ; car, au Concile de Constance, il avait contribué, plus que personne, à l’élection du pape Martin V (Colonna) ; il avait, en retour, reçu le chapeau en 1427. Il ménagea si habilement les relations de l’Angleterre avec la Papauté qu’il sut se faire accorder, par le même Martin V, sous prétexte de croisade contre les Hussites, la levée des troupes qui opérèrent contre Compiègne. Dans le type lancastrien, il représente la hauteur concentrée, cupide et hypocrite ; « Oie de Winchester ! Je crie, moi, une corde, une corde ! Allons, chassez-les d’ici, pourquoi les y laissez-vous ? Je vais te chasser d’ici, loup revêtu de la peau de l’agneau. Arrière, habits bruns ! Arrière, hypocrite en robe écarlate[28] ! » Winchester présida, en fait, au procès de Jeanne d’Arc ; il pleura devant le bûcher ; mais ce fut lui qui jeta les cendres à la rivière. La querelle atroce avec son neveu, Gloucester, est une des pages tragiques de l’histoire anglaise. Il mourut, quelques jours après son ennemi, à quatre-vingts ans, n’ayant pas renoncé, dit-on, aux choses d’ici-bas et rêvant encore la tiare[29].

Winchester est le pontife du procès ; Bedford en est l’ouvrier résolu et vigilant, — honteux peut-être, car il est très intelligent et sait les conséquences des choses ; on remarque qu’il s’absenta de Rouen, une fois la procédure amorcée, et qu’il apparut à peine dans les actes subséquens. Il aimait mieux ne pas tremper directement dans le méfait ; affaire aux subalternes.

A la mort de Henri V, le commun avis de la Chambre des Lords avait déféré la régence à Bedford : on eût dit que son frère, avant de mourir, l’avait formé pour cela. Selon les historiens anglais[30], Bedford résume le type lancastrien dans ce qu’il a de meilleur : ferme et tenace dans le dessein, mais aimable et conciliant dans l’exécution. Bon général, diplomate avisé, administrateur diligent, ami des lettres et des arts, ménageant les clercs sans se laisser asservir par eux, il n’oublie pas le peuple, et aimerait à alléger la charge que le malheur du temps fait peser sur le plat pays. Peut-être eût-il paru un autre Henri V, s’il fût né roi ; plus élevé, il eût eu, sans doute, plus de largeur dans les vues, plus de chaleur au cœur. Mais les conditions de son existence le diminuent et le rabaissent. Son attitude habituelle est la réserve. Il écoute ; il ménage tout le monde. Sa devise dit, s’adressant à sa femme, la vindicative bourguignonne : « A vous entier ! » Ainsi aux autres. Il écoute son oncle, le Winchester, il écoute sa famille, toujours divisée ; il écoute ce damné et embarrassant Gloucester ; il se donne à cette foule de grands seigneurs qui l’entourent, le harcèlent, usent son temps, sa prudence, sa patience, esclave de leurs ingérences dangereuses ou encombrantes. Il est, par excellence, l’oncle, le tuteur, l’homme qui administre sans plaisir et sans profit, et qu’on éconduit, à la fin, sans remerciemens ; chef qui ne commande qu’en obéissant, régulateur qui ne résiste qu’en pliant.

Il comprend et il devine ; mais il est condamné au silence, sous peine de tout compromettre. Par un mot qu’il laissa échapper lors du siège d’Orléans, il froissa, pour toujours, le Duc de Bourgogne et décida peut-être, ainsi, de la première victoire de Jeanne d’Arc, mère de toutes les autres victoires françaises. Aussi a-t-il voué à la Pucelle une haine mortelle. Il déteste, en elle, ce qu’il y a de plus odieux, pour les gens d’action qui échouent, l’obstacle. Il la lit brûler, mais ne rattrapa pas son mot sur les « oisillons. » Sa faute se développa devant lui, avec toutes ses conséquences, jusqu’à la paix d’Arras. Il périt de cela (car ces hommes intelligens se rongent), frappé au cœur, le lendemain du traité, en septembre 1435, dans ce même château de Bouvreuil, où Jeanne d’Arc avait été enfermée.

On a un portrait de lui, agenouillé devant son patron, saint Georges : le front fuyant, le regard voilé, les lèvres sensuelles et grasses, je ne sais quel aspect arrondi, doucereux et ecclésiastique, qui n’est démenti que par la saillie du nez brusque et volontaire. C’est un homme qui eût aimé l’ordre, les choses bien conduites, et que la discorde et l’anarchie poursuivirent ; l’ambiguïté l’emprisonna toujours en ses cercles obscurs. « Second » malheureux, il eût été, sans doute, un « premier » victorieux. Il s’intitulait, lui-même, dans les chartes : « Jean, fils, frère et oncle de rois, duc de Bedford : Johannes filius, frater et avunculus regum ; sa destinée fut d’être en tangente dans la vie et dans l’histoire : c’est le collatéral,

Auprès de ces hauts personnages, chefs reconnus de l’aristocratie anglaise, faut-il nommer les comparses qui sont encore de très puissans et très redoutés seigneurs ? Warwick (Richard Beauchamp), le père du faiseur de rois ; un autre Beaufort, Edmond plus tard duc de Somerset ; le comte du Stafford, connétable de France pour les Anglais ; William Alnwich, évêque de Norwich ; lord Willougby, capitaine du château ; et puis l’évêque de Thérouanne, Louis de Luxembourg, frère de Jean de Luxembourg, qui, mi-parti de France et de Bourgogne, fait le pont entre les Anglais et les Français « retournés ; » les transfuges, que représentent pleinement deux ou trois évêques, l’évêque de Noyon, de Mailly et l’évêque de Beauvais, Cauchon.

Au Grand Conseil, chargé des affaires de France, on voit ces personnages pêle-mêle avec des gens de la province qu’on y appelle pour ménager les transitions et alléger le poids de la conquête : deux abbés normands, Gilles de Duremort, abbé de Fécamp, Robert Jollivet, abbé du Mont Saint-Michel, le bâtard de Saint-Pol, grand maître de l’hôtel, Jean de Typtot, sénéchal de l’hôtel, Guy Le Bouteiller, Gilles de Clamecy, Raoul Lesage[31].

Tout autour, des Anglais et des Bourguignons de passage se rendant soit à Paris, soit aux armées, Jean de Mowbray, comte de Norfolk, Jean Stuart, Walter Fitz Walter, seigneur de Wodham, le jeune duc de Devonshire, le comte de Duras ; puis Jean de Pressy, seigneur du Mesnil, trésorier de France, conseiller et chambellan du Duc de Bourgogne, enfin le fameux Jean de Luxembourg, qui venait, apparemment, surveiller l’exécution du marché[32].

Ces hommes forment, en quelque sorte, l’opinion gouvernementale autour de Henri VI et de ses tuteurs. Ce sont leurs conseils, leurs avis, leurs propos, qui influent sur les décisions à prendre ; ils représentent, les uns l’esprit de la conquête, les autres l’acceptation de la domination. Tous, à des titres divers, agissent et collaborent : dans les affaires de cette sorte, il n’y a pas que les chefs de responsables.

Par l’effort concerté des vainqueurs et des « ralliés, » la province est soumise, mais elle n’est pas domptée. Tandis que les officiers, les fonctionnaires, les juges, les détenteurs des emplois et des bénéfices, soigneusement triés sur le volet, donnent aux choses une apparence d’ordre et de régularité, on sent, à des soubresauts fréquens, que la masse n’a pas pris son parti et que la terre tremble. S’il était nécessaire d’apporter une preuve décisive, parmi tant d’autres, il suffirait d’indiquer le soin avec lequel le Grand Conseil éliminait des armées anglaises tout ce qui n’était pas anglais, gallois, irlandais ou guyennois ; si, par la suite, faute d’hommes, cette règle reçut quelque tempérament, la proportion des Normands fut toujours extrêmement restreinte et, aux revues, méticuleusement surveillée[33].

Après l’échec devant Orléans, la domination devint plus inquiète et le joug plus lourd. La Pucelle, par son intervention victorieuse, ouvre l’ère des rigueurs dont elle fut bientôt la victime. Par un édit du 3 février 1431, mandement et défense sont faits à tous les sujets de la province, de quelque état qu’ils soient, « que nul ne soit si osé ou hardi, sous peine de la hart, de porter ni envoier couvertement ou en appert (en public) quelconques vivres à nos ennemis, soit pour apâtis (arrangemens) soit autrement. » Le sang se met à couler.

À cette même date (Jeanne d’Arc étant au château de Bouvreuil), il est fait prompte justice de plusieurs « traîtres, brigands et adversaires du Roi » qui sont prisonniers en ce même château ; le 4 avril, d’autres prisonniers « rebelles » y sont amenés des prisons d’Angers et ils auront, probablement, le même sort. Au même moment encore, l’exécuteur des hautes œuvres du bailliage de Gisors met à mort onze « brigands » sur la place de cette ville ; il va en exécuter d’autres à Vernon, lorsqu’il est surpris par un parti de Français. Enfin, pour clore ces horribles listes, quelques mois après la mort de Jeanne, sur cette même place du Vieux-Marché, le bourreau de Rouen, Geoffroy Therage (probablement le même qui avait mis le feu au bûcher de Jeanne d’Arc) exécuta ou fit exécuter cent quatre Français de la garnison de Beauvais, prisonniers de guerre et qui n’avaient commis d’autre crime que de défendre leur pays, « et estoit chose piteuse, dit le chroniqueur, pourtant favorable aux Anglais, à voir en si poy de heure, mourir tant de vaillans hommes et, par meure délibération, telle effusion de sang[34]. »

Rouen, au moment où Jeanne d’Arc arrive à ses portes, pue le meurtre et la trahison. C’est, si j’ose dire, une ville sans patrie, un lieu de passage, une auberge pour les gens de guerre, un entrepôt pour les munitions et le matériel, un lieu de ripaille et de vilenies, où le courage et la vertu se « muchent » et attendent. Le commerce n’y manque pas, certes, mais quel commerce ! Par le concours des étrangers, l’instabilité des survenans, le flux et reflux constant des hommes et des choses, la muabilité des gouvernemens eux-mêmes, par le cosmopolitisme, les rencontres, le va-et-vient des malandrins et des ribaudes entre Londres, Bruges, Calais, Paris, cela ressemble assez à quelqu’une de ces villes méditerranéennes où coule le monde interlope voyageant entre la chrétienté et Mahom ; mais le soleil y manque et le pied glisse dans la boue et le sang.

La noblesse avait fui, les hommes de loi s’étaient écartés ou avaient fait argent de leur science et de leur conscience ; les bons bourgeois vivaient terrés au fond de leurs demeures ou avaient gagné la France ; nombre de maisons ainsi abandonnées étaient attribuées aux Anglais ou à leurs amis. Le petit peuple, les corporations de métiers, attachés à leur travail et à leur salaire étaient restés et, s’accoutumant aux nécessités, avaient fini par prendre leur parti. On les voyait se répandre dans les rues, et poursuivre les pompes de leurs acclamations aux entrées et aux processions.

Quant au clergé, il s’était divisé. Ceux qui étaient fidèles à la cause nationale avaient gagné Poitiers, Rome, ou vivaient dans quelque couvent éloigné ; les autres, attachés, comme le peuple, à leurs affaires ou à leur prébende, s’étaient accommodés. En somme, le roi d’Angleterre était bon catholique, dévoué à l’Eglise et au Pape, plus peut-être que le Dauphin Charles. Bedford et sa femme, les membres du Conseil royal, s’étaient appliqués à gagner le clergé dont l’influence est, de tout temps, si puissante. Le régent avait fondé, de ses propres deniers, le monastère des Célestins ; il avait pris en affection toute particulière le couvent des Carmes et il avait fait, de cette maison, le centre de ses habitudes et de son influence à Rouen. Surtout il avait comblé de ses dons l’église métropolitaine. A la fin d’octobre 1430, au moment même où Jean de Luxembourg se décide à céder la Pucelle, Bedford qui, probablement, prépare les voies, avait décidé de se faire inscrire parmi les membres du chapitre de la cathédrale ; il avait sollicité l’honneur de revêtir l’habit canonical. « Le 23 octobre, agenouillé devant le jubé, il l’avait reçu des mains de Pierre Cauchon, en présence de son épouse Anne de Bourgogne. Les évêques de Thérouanne, de Noyon, d’Avranches et d’Evreux assistaient à la cérémonie, ainsi que le chantre et le trésorier de la cathédrale, les archidiacres d’Eu, du Vexin français et du Petit-Caux. Il y avait là, également, une grande foule d’abbés, de prieurs, d’ecclésiastiques, de chevaliers, d’écuyers, de dames et damoiselles[35]. » Le chanoine Couppequesne (qui devait être un des juges de Jeanne d’Arc) prononça un éloquent discours et, quand le régent se fut humblement agenouillé devant le Christ, il avait révolu son haut et puissant confrère du surplis et de l’aumusse. Cérémonie grandement édifiante !

Ainsi tout était prêt pour recevoir Jeanne d’Arc. Le château solidement muni, les résistances contenues, les consciences terrifiées ou gagnées. Rouen, détachée, en apparence, de la société française, allait entendre la parole douloureuse de celle qui reprenait possession de la ville en lui apportant, par son martyre, non la malédiction, mais le salut : Ah ! Rouen, Rouen, seras-tu ma dernière demeure ? seras-tu ma maison ?

Bedford et Winchester, pour achever le programme si savamment combiné, n’avaient plus qu’à passer la main aux Bourguignons, aux Français « retournés, » au tribunal des clercs.


III

Les clercs et les universitaires savent bien que la régence des âmes leur appartient, et, si les choses étaient comme elles doivent être, ils auraient aussi celle des peuples. Le bon « Bourgeois de Paris, » Jean Chuffart, personnage très docte, chancelier de Notre-Dame et régent de la faculté en décret, s’explique, là-dessus, en toute simplicité : « Un roy doit savoir quels sont les meilleurs clercs de son royaume et universités, et les promouvoir…, et doit le Roi souverainement aimer un clerc preud’homme, et est un grand trésor d’un tel homme… Le Roy devroit avoir avec luy des meilleurs aagés clercs, saiges et experts et bien renommés qu’il pourroit fîner[36]. » Où trouver en effet, ailleurs que dans de tels hommes, la science et la vertu réunies ? Tel Jean Chuffart, chancelier d’Isabeau de Bavière, tel son confrère, Pierre Cauchon.

Le corps des clercs et des universitaires parisiens avait eu, de bonne heure, conscience de son devoir dans le cas de Jeanne d’Arc. Cette fille inculte et maléficieuse, dont le succès avait failli mettre en péril leur autorité et leurs prébendes, leur appartenait. Dès l’année 1429, aussitôt après la levée du siège d’Orléans, un clerc français, répondant au mémoire de Jean Gerson, accuse Jeanne d’hérésie, de superstition et d’idolâtrie, la dénonce à l’Université et insiste pour que l’on mette en mouvement, contre elle, la double action de l’évêque et de l’inquisiteur ; c’est déjà l’ébauche et le schéma du procès, longtemps avant la capture de la Pucelle. Il n’y aurait rien d’impossible à ce que Cauchon fût l’auteur de ce réquisitoire avant la lettre. Nulle part n’est attestée avec plus de précision la vénération que Jeanne d’Arc inspire au peuple et les sentimens inverses qu’elle provoque chez les hommes de l’Université de Paris : « On adore ses images et ses statues, comme si elle était déjà béatifiée » (étonnante prescience de la haine ! ) La Pucelle n’a qu’à se bien garder ; son sort est clair si elle tombe entre leurs mains[37].

Elle s’approche de Paris une première fois, vient tenter un coup sur les murs de la capitale et faire trembler, dans leur lit, les bons bénéficiaires. On répétait, avec horreur, qu’on avait vu s’avancer, sur le dos d’âne des fossés, cette « femme très cruelle, vestue en guise d’homme, les cheveux rondis, chapperon déchiqueté, gippon, chausses vermeilles atachées à foison aiguillettes, » criant : « Rendez-vous ! de par Jhésus, à nous tost ; car se vous ne vous rendez avant qu’il soit nuyt, nous y entrerons par force, veuillez ou non, et tous serez mis à mort sans mercy[38]. » On affirmait que l’intention du Valois, Charles VII, était de raser la ville et de la réduire ad aratrum[39]. Heureusement, cette femme diabolique échoue ; elle s’éloigne. Mais, voilà qu’une seconde fois, au lieu de rester à vivre grassement dans ces châteaux de la Loire, jouissant de la faveur du Roi, des belles armures, des vêtemens somptueux et des titres de-noblesse dont on lui fait litière, elle revient rôder autour de Paris rompant les desseins du cher Duc de Bourgogne sur Compiègne. Cette fois, elle est prise.

La nouvelle de la capture de Jeanne d’Arc arrive à Paris le 25 au matin. Aussitôt, c’est-à-dire le lendemain 26, le greffier de l’Université écrit, au nom et sous le sceau de l’Inquisiteur de France, une sommation au Duc de Bourgogne « d’avoir à remettre la Pucelle ès mains de la justice de l’Eglise pour lui faire son procès deuement sur les idolâtries et autres matières touchant nostre saincte foy et les escandes réparer à l’occasion d’elle survenues en ce royaume[40]. » L’idée mère est là. Tout en découle.

Pierre Cauchon est un ancien recteur de l’Université ; il lui appartient jusque dans les moelles. Évêque de Beau vais, il prétend pouvoir réclamer la Pucelle, comme prise sur le territoire de son diocèse[41]. D’autre part, quelques jours avant la capture de la Pucelle, par lettres datées de Calais, du 14 mai 1430[42], il a été confirmé en son office de conseiller du roi Henri VI aux gages et pensions de mille livres tournois ; à ce titre, il est désigné pour agir au nom du roi de France et d’Angleterre : donc, tous les fils de la négociation aboutissent à lui.

La négociation dure six mois. Sous trois titres on réclame Jeanne d’Arc. L’Université de Paris demande qu’elle soit mise aux mains de la justice de l’Eglise, et le vicaire général de l’Inquisition intervient à ce titre. L’évêque de Beauvais arguant de ce que « cette femme ait esté prinse en son dyocèse et soulz sa juridiction espirituelle, » « somme et requiert Mgr le Duc de Bourgogne, Mgr Jehan de Luxembourg, le bastard de Vandonne de la délivrer à l’Eglise pour lui faire son procès pour ce qu’elle est souspeçonnée et diffamée d’avoir commis plusieurs crimes, comme sortilèges, ydolâtries, invocacions d’ennemis et autres plusieurs cas touchant nostre foy et contre icelle. » Et, enfin, le même évêque de Beauvais, agissant au nom du roi Henri, tout en déniant « qu’elle soit prise de guerre, » prétend l’obtenir pourtant de ce chef. À cette fin, le Roi est prêt à payer jusqu’à six mille francs et à assigner au bâtard de Vandonne, qui l’a prise, une rente pour soustenir son estat jusques à deux et trois cents livres ; si ce n’est pas assez encore, « combien que la prise d’icelle femme ne soit pareille à la prise de roi, princes ou autres gens de grant estat (lesquels, toutes voies, se prins estoient ou aucun de tel estat, le Roy le pourroit avoir en baillant dix mil francs, selon le droit usaige et coustume de France »), l’évêque de Beauvais, toujours au nom du roi Henri VI offre cette rançon royale de dix mille francs. (Procès, t. V, p. 13.)

Pour des raisons qu’il est facile de deviner, le roi d’Angleterre écarte les prétentions de l’Université à faire juger la Pucelle à Paris, et le pacte est finalement conclu dans les termes suivans : La Pucelle sera vendue aux Anglais ; le roi d’Angleterre la livrera officiellement à l’évêque de Beauvais : « Ordonnons et consentons que toutesfois et quantes fois que bon semblera audit révérend père en Dieu, icelle Jehanne lui soit baillée et délivrée réalement et de fait par nos genz et officiers, pour icelle interroger et examiner et faire son procès, selon Dieu, raison, les droits divins et les saints canons. » Mais, par une clause de précaution insigne, il est arrêté, par le même pacte, que si Jeanne n’est pas condamnée par l’évêque et le tribunal ecclésiastique, elle retombera entre les mains du roi d’Angleterre : « Toutes voies, c’est nostre entencion de ravoir et reprendre par devers nous icelle Jehanne, se ainsi estoit qu’elle ne fust convaincue ou actainte des cas dessusdiz ou d’aulcuns d’eux ou d’autres touchans ou regardans à nostre dicte foy… » (Procès, t. V, p. 19.) Voilà qui est bâti à chaux et sable. La Pucelle, livrée, ne pourra échapper à la mort : en justice ou hors justice, elle périra.

Il n’y a plus qu’une difficulté : l’évêque de Beauvais, étant éloigné de son diocèse, ne peut juger sur le territoire d’un autre diocèse. Qu’à cela ne tienne ! Le chapitre de Rouen gère les affaires pendant la vacance du siège épiscopal : ce n’est pas en vain que le duc de Bedford la honoré de son illustre confraternité : par lettres du 28 décembre, le dit chapitre accorde la « concession de territoire » au profit de l’évêque de Beauvais, pour qu’il puisse procéder au jugement de la Pucelle. Enfin, le 3 janvier 1431, une lettre de Henri VI ordonne que Jeanne soit remise à l’évêque de Beauvais, pour être par lui procédé au jugement.

Pour aboutir à ce résultat, il a fallu sept mois ; sept mois pendant lesquels des corps nombreux et bruyans, des juridictions diverses et dispersées sur différens points du royaume, les chancelleries, les cours, les armées, les peuples sont en agitation et aux écoutes. Les exploits de la Pucelle ont retenti dans toute la chrétienté. Le sentiment populaire la suit ; à Tours, à Orléans, à Blois, la nouvelle de sa capture fut un deuil public. Le sort de deux royaumes dépend de son sort. Il s’agit de l’honneur des princes et du soulagement des consciences. Cela se passe au grand jour… Et tout se tait. Les clercs hostiles ont seuls la parole. Ils agissent en pleine liberté. Ils se réunissent, délibèrent, opèrent. Cauchon va et vient, tend ses filets ; personne ne bouge.

De même qu’il a conclu, à sa volonté, le pacte avec les Anglais, il constitue le tribunal et décide de la procédure, à sa façon, avec ses amis de l’Université de Paris.

Jeanne sera jugée à Rouen.


Cauchon était allé à Beaurevoir quand la Pucelle y était prisonnière ; il l’avait vue, sans doute ; en tous cas, il avait interrogé sur elle les dames de Luxembourg. Il savait donc à qui il avait affaire. Ce n’était pas une petite fille qu’on materait en roulant de gros yeux ou en la menaçant de l’enfer. Il comprit qu’il fallait s’entourer, pour le « beau procès, » de gens habiles et dévoués. Homme de précaution (on le vit bien, plus tard, quand il réclama, pour lui et les autres juges, la sauvegarde spéciale du roi d’Angleterre), il préférait n’être pas seul à porter les responsabilités.

Selon les indications données par le clerc anonyme et par l’Université de Paris, il commença par joindre à sa propre juridiction celle de l’Inquisition. Le vicaire de l’inquisiteur à Rouen était un moine assez avisé, mais pusillanime, Jean Lemaître, dominicain. Il essaya de se dérober et demanda à réfléchir. Cauchon, tout en commençant, en son nom propre, la procédure, écrivit à Paris pour que l’Inquisiteur de France, autre dominicain, Jean Graverend, donnât l’ordre à son vicaire à Rouen de se joindre au tribunal de l’évêque. Jean Lemaître fut bien obligé d’obtempérer et de se constituer juge, en vertu d’une commission spéciale, à partir du 12 mars (Procès, I, 123)[43].

Les deux juges sont donc l’évêque et l’inquisiteur. En outre, l’évêque de Reauvais se fera seconder par un promoteur, d’Estivet, et un conseiller instructeur, Delafontaine. Avec trois greffiers et un huissier, ainsi se trouve composé le tribunal proprement dit. Mais, pour lui donner toute l’ampleur et l’autorité nécessaires dans une cause aussi exceptionnelle, l’évêque appellera un nombre considérable de consulteurs et d’assesseurs. On peut dire qu’il mobilise tous les clercs dont il peut disposer.

Sans entreprendre le dénombrement de cette foule, il faut essayer, du moins, d’expliquer les intérêts, les raisonnemens, les sentimens auxquels elle obéissait. Lorsqu’on a une occasion de voir les hommes se réunir pour mal faire, il ne faut pas se détourner de cette étude. La rencontre du génie et de la technique est aussi une intéressante leçon.

Les juges de Jeanne d’Arc se classent, en somme, sous trois rubriques : il y a les politiques, les neutres et les universitaires.

Les politiques, grands ou minces personnages, n’ont pour objet que des intérêts d’Etat, de service ou de carrière. Jeanne d’Arc a contrarié leurs projets, ébranlé leur système ou menacé leur fortune : on la supprime.

Les neutres ou passifs sont l’inévitable foule ; ils figurent toujours dans une opération de quelque importance, parce qu’ils représentent l’opinion avec un simulacre d’intérêt général dont toute affaire publique se réclame : c’est le chœur antique qui chantera l’antistrophe après la strophe, selon les événemens.

Quant à ces universitaires de la vieille Sorbonne croulante, ce sont les sophistes, ceux qui détiennent la sagesse apprise et qui l’exploitent. Ils agissent en vertu de « principes » qui ne sont que leurs intérêts ou leurs sentimens subtilisés en doctrine : formalistes et dogmatistes, de tous les guides humains les plus dangereux parce qu’ils se font un Dieu de leur logique qui est courte et de leur ambition qui est exigeante. Leur orgueil est immense parce qu’ils se croient indispensables. Toute science aboutissant, nécessairement, — à moins de se perdre, — à un enseignement, à une pédagogie, ils se disent maîtres de la science parce qu’ils l’exposent et enferment la vie dans leur automatisme obscur. Tandis que la science, comme la vie, est toute clarté, plein air, liberté…

Cauchon, évêque de Beauvais est né à Reims ou plutôt aux environs de Reims, vers l’année 1371 : il avait donc environ soixante ans lors du procès. On ne sait comment le fils des vignerons champenois s’instruisit. On le trouve licencié en décret, l’année 1398 ; il passe, alors, pour un praticien distingué, mais « partial et dangereux. » L’Université de Paris l’appelle aux fonctions de recteur en 1403[44]. Dès cette époque, il s’est donné à la politique ; il exploite ses propres passions et celles de son temps : c’est un calculateur, un tempérament vigoureux et froid ; pour faire carrière, il se porte aux extrêmes. Ses qualités de dextérité et de savoir faire transforment ce légiste en diplomate, de même que sa résolution et son allant en feront un révolutionnaire et un émeutier. Dans ce Fouquier-Tinville, il y a du Talleyrand et du Marat.

En 1407, on le voit figurer, jeune encore, parmi les ambassadeurs, — évêques et abbés les plus considérables du royaume, — envoyés par Charles VI auprès de l’antipape d’Avignon, Benoît XIII, pour mettre fin au schisme. Il se fait, dès lors, une compétence en ces affaires religieuses qui furent les grandes affaires du temps, et il commence à cumuler, sans vergogne, les bénéfices lucratifs.

Rentré à Paris, il se donne, corps et âme, à la cause bourguignonne et cabochienne, et devient l’homme de confiance de la fameuse corporation des bouchers qui terrorise la ville. Ceux-ci le désignent pour faire partie de la Commission chargée d’ « enquêter » les Armagnacs ; justice sommaire et expéditive : « ne falloit guère faire information, dit Jouvenel des Ursins, et suffisoit de dire : celui-là l’est ! Les riches étoient mis à finance ; ceux qui n’avoient de quoi, on ne savoit ce qu’ils devenoient. » Voilà un juge !

Autre trait : dans ces luttes, il est l’adversaire personnel de Jean Gerson ; en cela, d’accord avec maître Jean Chuffart, confident d’Isabeau de Bavière, qui prit la place de l’illustre docteur, comme chancelier de Notre-Dame. Jean Chuffart, c’est, devant l’histoire, la voix de Pierre Cauchon : nous tenons les deux compères. Mais Cauchon a plus de vigueur et un plus fort coup de gueule : il ne se contente pas de limer des phrases venimeuses dans le secret ; il lui faut les larges résonances de la place publique.

En 1413, il se met à la tête des émeutiers qui, avec Jean de Troyes et Caboche, envahissent l’hôtel de Guyenne et font passer un si mauvais quart d’heure au Dauphin. Il fait partie de la Commission qui rédige la fameuse ordonnance cabochienne : réformateur et législateur, comme il convient[45]. On peut dire que ces journées décident de sa carrière. Ayant choisi son parti, il ira jusqu’au bout : violent et « aigre homme, » habile en procédure, décidé aux derniers moyens pour suivre et pousser sa fortune.

Il est banni avec les autres cabochiens, à la réaction armagnaque de septembre 1413 ; mais il trouve un asile près du Duc de Bourgogne. Celui-ci a besoin d’un homme de cette trempe pour défendre, au Concile de Constance, les doctrines bien compromettantes de Jean Petit. Là, devant les pères du Concile, c’est-à-dire devant la Chrétienté assemblée, Cauchon, ambassadeur du Duc de Bourgogne, retrouve son adversaire, Jean Gerson.

Jean Petit, pour justifier le Duc de Bourgogne de l’assassinat du duc d’Orléans, a soutenu « qu’il est permis de tuer les tyrans sans formalité de justice. » Il y a une logique dans la vie : Pierre Cauchon plaide pour cet apologiste du coup de force, tandis que Gerson réclame la condamnation des thèses de Jean Petit. Mais Cauchon et son collègue, Martin Porée, évêque d’Arras, manœuvrent si habilement qu’ils font traîner les choses jusqu’à la fin du concile, non sans obtenir, des cardinaux délégués, l’annulation de la sentence qui, en France, avait condamné Jean Petit. Dissentiment originaire où s’inscrit toute l’histoire du temps et qui poussa Gerson à défendre Jeanne d’Arc, Cauchon à la brûler[46].

Dans les années qui suivent, Cauchon accompagne un autre des futurs juges de Rouen, maître Jean Beaupère, à Troyes, près de Charles VI, et il est un des conseillers du traité qui livre la France à l’Angleterre. Tout cela se tient ; ce Cauchon n’est pas un homme ordinaire. Au même moment, il est chargé par l’Université de Paris de défendre ses privilèges. En 1423, il se fera nommer conservateur de ces mêmes privilèges et l’Université se personnifiera, pour ainsi dire, en lui[47] : « Sédition » et « ambition, » comme dit l’orateur contemporain[48], agissent sur les deux théâtres. Cauchon tient tous les rôles.

En récompense de tant de services, il est nommé maître des requêtes du Roi. Il sollicite, alors, la prévôté de Lille. L’Université de Paris lui apporte ce certificat, pour aider à ses convoitises simoniaques : « Ceux qui ont fait preuve de courage et de persévérance dans les travaux, les veilles, les souffrances et les tourmens pour le bien de l’Eglise sont dignes aussi des plus grandes récompenses. »

Maître des requêtes, vidame de Reims, archidiacre de Chartres, chanoine de Reims, de Châlons, de Beauvais, chapelain de la chapelle des Ducs de Bourgogne à Dijon, bénéficié à Saint-Clair au diocèse de Bayeux, Cauchon est de tout, touche à tout, touche partout. Nommé, en 1419, référendaire du pape Martin V, qu’avec son collègue, Martin Porée, il a grandement contribué à porter sur le trône pontifical. C’est à lui, sans doute, ainsi qu’à d’autres prêtres simoniaques et politiques que pensait J. Gerson dans un de ces discours où il peignait l’État de l’Église : « N’est-ce pas une abomination de voir tel prélat qui possède deux cents bénéfices ou tel autre qui en possède trois cents ?… Pourquoi les évêques, les abbés et les moines sont plutôt officiers de l’État que de l’Église et ne s’occupent que de siéger dans les Parlements[49] ?… » Cauchon laissait dire ; il attendait ses bulles épiscopales.

Par l’influence du Duc de Bourgogne, il est nommé au siège de Beauvais, et se trouve ainsi « pair ecclésiastique du royaume, » fin 1420. Le Duc de Bourgogne se rend exprès à Beauvais pour assister à l’entrée de l’évêque, sa créature, et s’incline devant la bénédiction épiscopale. Pour le fils des vignerons de Reims, c’était un beau rêve.

Episcopat troublé : qu’importe[50] ! Un évêché est un moyen d’action, une recette. Dans son diocèse, et notamment à Compiègne, Cauchon agit très vivement contre le parti français. Mais il s’emploie, surtout, hors de son diocèse, selon ses aptitudes de juriste, de politicien et de diplomate. Après la mort de Henri V, il se donne au duc de Redford et se lie, en particulier avec Louis de Luxembourg, nommé chancelier du royaume de France. Ce qu’il guette, maintenant, c’est quelque emploi de cette sorte, quelque haute fonction usurpée dans le désordre du royaume. Dès 1423, il est membre du Conseil de Henri VI et chancelier de la reine d’Angleterre. Il est chargé, au nom du parti anglais et bourguignon, des grandes affaires ecclésiastiques et notamment des tractations avec Rome.

Il sait combien il importe de gagner la Papauté à la cause qu’il sert. Nageant entre deux difficultés, c’est lui qui négocie cette délicate ordonnance du 26 novembre 1425 où, sacrifiant, par des concessions apparentes, les libertés de l’Eglise française, il oppose habilement la modération du gouvernement d’Henri VI à la rigidité gallicane de Charles VII et de son entourage. Pierre Cauchon reçoit, à ce sujet, un bref du pape Martin V, le remerciant avec effusion et le comblant d’éloges. Ceci se passe en 1426. Ces services, Rome promet de ne pas les oublier et elle ne les aura pas oubliés, à l’époque prochaine du procès de Rouen[51].

L’Angleterre et la Bourgogne ont recours, bientôt, à ses capacités éminentes et reconnues pour le développement ingénieux de cette « politique des trêves » qui, adroitement ménagée, arrêtera la fortune des armes françaises, à l’époque de Jeanne d’Arc. C’est Pierre Cauchon qui négocie et, le plus souvent, il a pour partenaire Regnault de Chartres. Ainsi, il est en relation presque journalière avec son métropolitain, chancelier de Charles VII, grand ménager, comme on sait, de la cause bourguignonne. Ces deux hommes se connaissent donc à fond, ils s’entendent à demi-mot. Compiègne, Beauvais, Reims, Senlis sont leurs lieux de résidence. Ils ont des rencontres fréquentes, des familiers communs, abbés ou clercs faisant la navette d’une ville à l’autre, tel ce Jean Dacier, abbé de Saint-Corneille, qui réside à Compiègne en même temps que Regnault de Chartres et Jeanne d’Arc, et qui sera un des juges de Rouen[52]. Ces détails minutieux, tirés désormais des archives, permettent de préciser ce que l’on devinait et de deviner ce que l’on ne saurait pas encore préciser sur les démarches obliques de ces deux hommes, qui se recoupent toujours.

Cauchon avait suivi avec une inquiétude qu’il est facile de comprendre la venue et les triomphes incroyables de la Pucelle. A Reims, où il aimait à se retrouver, c’était lui qui avait porté le Saint-Sacrement à la Fête-Dieu, le 26 mai 1429, un mois avant que Charles VII n’y fît son entrée : il avait été, à proprement parler, chassé de sa ville natale par la Pucelle. Elle l’avait aussi chassé de sa ville épiscopale : « En l’an 1429, la ville de Beauvais se rendit au roi Charles VII, en laquelle le Duc de Bourgogne avoit mis pour évêque un docteur de Paris, nommé messire Pierre Cauchon, partial des Anglais le plus obstiné qui fut oncques : contre la volonté duquel les citoyens de Beauvais se donnèrent au Roi et fut ledict évêque contraint de se retirer vers le duc de Bedford[53]. »

Voilà une double fuite que le vindicatif évêque ne pardonnera pas. En poursuivant Jeanne d’Arc, il exécutera son mandat de « bon anglais, » mais il se satisfera aussi lui-même : double joie.

Il voudrait bien obtenir le siège archiépiscopal de Rouen, vacant par le transfert du cardinal de La Rochetaillée au siège de Besançon. Il se fait recommander avec insistance, en cour de Rome, par Bedford. On l’accable aussi, en ce moment, de sommes d’argent. On l’emploie à tous les services, hauts et bas. Il voyage, négocie, perçoit les impôts, palabre avec les chapitres, les cours de justice, les corporations, les Etats provinciaux, homme à tout faire, capable et digne de toutes les besognes. Dans le Conseil anglais, il est le bras droit de Winchester, comme il est, à Paris, le bras droit de Luxembourg. Il met le comble, en enlevant la Pucelle aux mains hésitantes du frère de celui-ci, Jean.

Il la tient. C’est lui qui va présider, maintenant, au procès de condamnation.

Ainsi se développe, dans un milieu favorable, la vie exemplaire de P. Cauchon, évêque. Elle est complète et sans fissure. Il suffit de la connaître pour avoir, par contraste, la mesure de ce qu’il y avait de grand, de pur, de généreux dans la mission de la vaillante fille qui lui était vouée[54].

Rien à dire du collègue de Cauchon comme juge, le vicaire de l’inquisiteur, Jean Lemaître : c’était un moine prudent, poltron et disert, qui eût bien voulu se dérober à l’ordre venant de Paris et qui n’osa pas. Il toucha, tout de même, une indemnité « pour ses peines, travaux et diligences d’avoir esté et assisté au procès de Jehanne qui se dict la Pucelle. » A supposer qu’il ne fût pas mort, on fit comme s’il l’était, au procès de réhabilitation : un pauvre homme !

Rien à dire, non plus, de d’Estivet, dit Benedicite, promoteur au procès ; il est le bras droit et l’âme damnée de P. Cauchon, un sicaire, de langage grossier et ordurier, de zèle violent. On dit qu’il est mort dans un égout.

Voici les personnages politiques : d’abord les hauts prélats, ceux qui étaient cardinaux, évêques ou qui le devinrent par la suite ; le cardinal d’Angleterre, Henri Beaufort, chef du conseil anglais, dont on connaît la figure, l’énergie et la prudence hypocrite. Un autre cardinal, mais qui reçut le chapeau postérieurement, Louis de Luxembourg, évêque de Thérouanne, chancelier de France pour les Anglais dès 1425. Son rôle est capital dans la vie de Jeanne d’Arc. C’est lui qui décida son frère, Jean de Luxembourg, à la livrer aux Anglais ; il assista au procès, en surveilla avec vigilance tous les détails ; il assista aussi à l’abjuration, au supplice ; l’opinion publique le considérait comme particulièrement responsable. (Procès, IV, p. 35.)

Il avait rêvé certainement de se tailler, pour lui et les siens, une principauté indépendante à la faveur des troubles. Pour cela, il joue un jeu analogue à celui de Cauchon, mais plus haut et plus relevé, entre la France et l’Angleterre. On le trouve, commandant partout où Cauchon agit : il commandait à Paris quand Jeanne d’Arc tenta l’assaut ; il y commandait encore quand Charles VII reprit la ville en 1436. Les Parisiens le chassèrent alors en criant : « Au renard ! » C’est dire son caractère. Bedford après la mort de sa première femme, Anne de Bourgogne, épousa la nièce de Luxembourg en 1433, et celui-ci devint ainsi l’oncle-du régent. Il assista, comme Cauchon, aux négociations d’Arras, et, comme Cauchon, conseilla de rompre plutôt que d’accepter les propositions de la France. Il fut archevêque de Rouen, du fait des Anglais, puis cardinal dans la même promotion que Regnault de Chartres et Guillaume d’Estouteville, le 18 décembre 1439, Eugène IV traitant ainsi, exactement sur le même pied, l’homme qui avait abandonné Jeanne d’Arc, celui qui l’avait condamnée et celui qui devait la réhabiliter[55]. Il mourut en Angleterre, en 1443.

Autre cardinal : Jean de Chatillon ou plutôt de Castiglione, Italien, archidiacre d’Evreux, devint, par la suite, en 1444, évêque de Coutances, en 1453, évêque de Pavie, puis cardinal[56]. Ce fut lui qui décida le chapitre de Rouen à souscrire à une condamnation collective contre Jeanne d’Arc ; c’était un suppôt de l’Université parisienne : magistrum doctissimum et antiquum in theologia, in talibus singulariter expertum, clerc solennel, s’il en fut ; on dit qu’il montra, dans la forme, du moins, une certaine modération.

Les évêques maintenant. La province de Normandie comprend, outre Rouen, six diocèses. L’archevêché était vacant. L’évêque de Lisieux, prédécesseur de Cauchon, était Zanon de Castignione, Italien, d’une famille qui occupa plusieurs évêchés en Normandie : habile homme, qui, après s’être montré dévoué à la cause des Anglais et avoir (avec Luxembourg et Cauchon) représenté le roi Henri VI au Concile de Bâle, se retourna à temps et devint un des premiers partisans de Charles VII dans la province. Il fut consulté par Cauchon sur le cas de Jeanne et se prononça contre elle, « attendu, dit-il, qu’il n’était pas à présumer qu’une personne de condition aussi vile eût des révélations et des visions venant de Dieu. »

L’évêque de Coutances, Philibert de Montjeu, bourguignon déclaré, donna une adhésion sans réserve au procès et à la sentence contre Jeanne. Mais il partit bientôt pour Bâle, où il joua un grand rôle jusqu’à sa mort, arrivée à Prague en 1439.

Parmi les autres évêques de la province normande, deux étaient absens, ceux de Bayeux, Nicolas Habart, et d’Evreux, Martial Fournier ; d’ailleurs dévoués, tous deux, à la cause anglaise, ils eussent opiné comme la majorité de leurs collègues ; un autre, l’évêque de Séez, Robert de Rouvres, était auprès du roi Charles VII et avait assisté au sacre de Reims ; naturellement, il ne fut pas consulté. Le quatrième, Jean de Saint-Avit, évêque d’Avranches, interrogé, eut le courage de répondre : « Es choses douteuses qui touchent la foi, l’on doit toujours recourir au Pape et au Concile général. » Son avis ne fut pas inscrit au procès ; on ne le connaît que par le témoignage d’Isambart de la Pierre. Cet homme courageux fut jeté en prison, l’année suivante, comme, soupçonné de vouloir rendre la ville de Rouen aux Français.

Hors de la province de Normandie, d’autres évêques en titre se prononcèrent contre Jeanne : William Alnwich, cvêque de Norwich en Angleterre et garde du sceau privé de Ilenvi VI. Il assista à l’abjuration et au supplice : c’est un Anglais. Jean de Mailly, évêque de Noyon, voisin de l’évêque de Beau vais et, comme lui, pair ecclésiastique du royaume de France ; il eut une part très active au procès, sans se mettre en avant comme son fougueux collègue. Plus habile, également, par la suite, il rentra en grâce auprès de Charles VII et figura au procès de réhabilitation, comme président de la Cour des Comptes, « aussi Français alors qu’il avait été Anglais quand ceux-ci étaient les plus forts[57] ; » il allégua qu’en raison de son grand âge, soixante-dix ans, il ne se souvenait plus qu’il eût été au procès, ni qu’il eût émis une opinion, et il s’en tint à quelques détails non compromettans.

Parmi les autres juges ou assesseurs, six devinrent évêques par la suite et peuvent être, comptés parmi les personnages considérables : c’est Gilles de Duremort, cistercien, évêque de Coutances, en 1439 ; Jean Lefèvre, ermite de Saint-Augustin, évêque de Démétriade en 1441 ; Richard Prati, Anglais, évêque de Chincester en 1438 ; Raoul Roussel, archevêque de Rouen en 1444 ; Pasquier de Vaulx, futur chancelier d’Angleterre, évêque de Meaux en 1435, puis évêque d’Évreux en 1439, et enfin évêque de Lisieux et successeur de Cauchon ; il mourut le jour où Charles VII faisait son entrée dans sa ville épiscopale ; Robert Ghillebert, Anglais, évêque de Londres en 1436.

Au total, y compris Cauchon et les trois cardinaux, quatorze prélats et évêques se prononcèrent, au procès, pour la condamnation de la Pucelle.

Il faut joindre dix abbés des grandes abbayes normandes, mitres comme des évêques : Robert Jollivet, du Mont Saint-Michel, Gilles de Duremort, abbé de Fécamp, Nicolas Leroux, abbé de Jumièges, Jean Moret, abbé de Préaux, Guillaume, abbé de Mortemer dans le Vexin français, Jean, abbé de Saint-Georges de Roscherville, Guillaume Conti, abbé de la Trinité du Mont-Sainte-Catherine, Guillaume Lemesle, abbé de Saint-Ouen, Thomas Fricque, abbé du Rec, Guillaume Ronnel, abbé de Cormeilles. Ces hommes, dont les deux premiers faisaient partie du Conseil royal et comptaient parmi les plus utiles auxiliaires de la domination anglaise, avaient été, pour la plupart, nommés à leurs bénéfices par le nouveau pouvoir. On ajoute qu’ils furent triés avec soin parmi les soixante chefs des abbayes normandes. Ils furent secondés par trois prieurs : Pierre de la Cricque, prieur de Sigy, Guillaume Le Roure, prieur de la collégiale de Saint-Lô de Rouen, Pierre Migiet, prieur de Longueville, un des principaux aides de Cauchon, mais qui, au procès de réhabilitation, eût bien voulu faire croire qu’il avait été favorable à la Pucelle et clama l’innocence de la victime, ne trouvant d’autre excuse pour lui et ses pareifc que la peur. (Procès, II, 300, 360.)

Une soixantaine d’assesseurs forment la foule des neutres et des médiocres qui tourbillonna autour du tribunal et inscrivit aux procès-verbaux des noms, qu’il eût mieux valu laisser dans l’oubli auquel ils étaient destinés. Trente-quatre d’entre eux prirent part aux délibérations. Trois doivent être notés : Erart, prêtre séculier du diocèse de Langres, maître ès arts de l’Université de Paris, chanoine de Laon et de Beauvais, qui dut probablement à cette dernière fonction d’être désigné par Pierre Cauchon, dont il était l’ami intime, pour prononcer le sermon, le 24 mai, sur la place de Saint-Ouen, le jour de la comédie de l’abjuration. Il prit pour texte le passage de saint Jean : Une branche ne peut porter fruit si elle ne reste attachée à la vigne, et sa harangue fut d’une violence insigne. Jeanne d’Arc, du haut de l’échafaud, le rabroua vivement. Erart resta attaché à la fortune de Pierre Cauchon ; il assista avec lui au congrès d’Arras. Il devint chantre de l’église de Rouen et vicaire de l’archevêque. C’était une manière de personnage. Il mourut en Angleterre, doyen du chapitre de Rouen, vers 1439. Il ne faut pas le confondre avec un autre assesseur, portant à peu près le même nom, Guillaume Evrard, qui fut l’une des lumières de l’Eglise gallicane, « un des premiers hommes de son temps, » recteur de l’Université, restaurateur des études du collège de Navarre, qui n’assista qu’à une seule des séances du procès et partit aussitôt pour le Concile de Bâle[58].

Un jeune bachelier, dominicain, frère Martin Ladvenu, est célèbre pour avoir confessé Jeanne, l’avoir accompagnée et soutenue jusqu’au bûcher. Il avait, cependant, adhéré à la condamnation, le 19 mai et le 29 mai. C’est lui qui chargea le plus Cauchon et les Anglais dans sa double déposition en 1450 et en 1452, au procès de réhabilitation, où il est qualifié « spécial confesseur et conducteur de la dicte Jehanne en ses derniers jours. » (Procès, II, 7.) Il était secondé, auprès de Jeanne, par un autre religieux, du même ordre et du même couvent, qui, comme lui, s’était prononcé, à double reprise, pour la condamnation, mais qui assista également Jeanne d’Arc et lui fut d’un réel réconfort, Isambart de la Pierre. C’est lui qui conseilla à Jeanne le recours au Pape et au Concile. A l’audience, il essayait de lui dicter des réponses favorables en lui faisant des signes, jusqu’à mettre en fureur l’évêque Cauchon. Isambart de la Pierre et Martin Ladvenu sont les figures sympathiques de ce groupe, en général effacé et négatif, les assesseurs.

Il n’y a rien de plus à dire des trente-cinq autres assesseurs qui ne siégèrent qu’une fois, ne firent qu’entrer et sortir par prudence ou par curiosité. On compte aussi là des médecins, quelques avocats donnant des consultations par écrit : menu fretin.

L’attitude du haut clergé rouennais, dans son ensemble, ressort d’un fait infiniment plus grave, c’est l’intervention du chapitre de Rouen, en tant que corps délibérant et opinant. Représentant l’archevêque, il accorda la délégation de territoire à l’évêque de Beauvais. Puis, saisi, par celui-ci, des douze articles qui résument, si traîtreusement, les interrogatoires, le chapitre qui est exactement renseigné par ses membres présens au procès et par la rumeur publique, le chapitre après avoir hésité, après avoir même refusé de se prononcer jusqu’à ce qu’on ait reçu l’avis de l’Université de Paris, voit soudainement sa majorité se transformer et il formule, le premier, la sentence mortelle : Nobis videtur fore hæretica ; « à notre avis, elle est hérétique. » Une minorité honorable de huit ou dix membres s’opposa à cette décision ; on pense même que deux membres du chapitre, J. Basset official et J. Leroy promoteur, furent, à cette occasion, tenus en prison.

La majorité, composée de vingt et un membres, n’en donne pas moins avec ensemble, dans tous les actes du procès. Les plus compromis sont (outre les universitaires, Maurice et Beau-père), Barbier, Couppequesne, de Venderès, Raoul Roussel, le futur archevêque de Rouen, qui, plus tard, prépara si bravement le retour de Rouen à la domination française, et celui qui fut, de tous, le plus infâme, Loyseleur.

Nicolas Loyseleur (Aucupis) forme, avec Midy et Beaupère, le groupe qui vit dans l’étroite intimité de Cauchon et travaille avec lui. Né à Chartres en 1390, chanoine de cette ville, il vient à Rouen, en 1421, pour y usurper un canonicat vacant par l’absence de Martin Ravenot, resté fidèle à la France. Le voilà engagé et, selon son caractère, enragé. Il est l’agent de main de toutes les ruses du mauvais juge. C’est lui qui est le faux greffier des premières audiences ; c’est lui qui se déguise et se fait passer pour Lorrain, afin d’extraire les confidences de la Pucelle ; c’est lui qui trahit les confessions de la pauvre fille et qui feint de lui porter intérêt pour lui souffler des conseils perfides ; c’est lui qui la presse, au moment de la prétendue abjuration ; il vote naturellement toutes les sentences de condamnation ; il verse des larmes de crocodile en la voyant mourir. Mais, quand elle est morte, il essaye encore de charger sa mémoire et, dans la déposition évidemment concertée, qu’il fait aux « actes postérieurs, » il déclare qu’elle a désavoué ses voix, reconnu que ses voix l’avaient trompée et qu’elle était pleine de pénitence et de contrition pour les crimes qu’elle avait commis. « Un homme qui s’était acquis de tels titres au mépris public (Procès, III, 162) n’en resta pas moins quelque temps sur la scène. Il fut délégué pour représenter le chapitre au Concile de Bâle avec Midy et Beaupère. Mais là il se porta à des extrémités telles qu’il fut désavoué de Rouen, tandis qu’il continuait à occuper une place considérable dans la confiance des Pères du Concile. Il resta à Bâle et y mourut, probablement après la réhabilitation de Jeanne d’Arc.


Au fond, Loyseleur appartient, déjà, à la catégorie des personnages qui furent, avec Cauchon, les vrais promoteurs du procès et de la condamnation, les Universitaires.

Ceux-ci sont à Paris. Ils n’ont pour raison ou pour excuse à leur intervention, ni la timidité, ni l’ignorance : ils vantent, sans cesse, leur autorité et leur indépendance ; on ne les a jamais vus fléchir quand leurs opinions ou leurs privilèges sont en cause. Ils auraient pu s’abstenir, juger les coups de loin ; rien ne les forçait à descendre dans l’arène. Ils s’y sont jetés de plein gré ; et leur intervention donne à la vie de Jeanne d’Arc tout son sens et toute sa portée : incomplète, si elle n’eût rencontré de tels adversaires. Victime des Anglais, de Cauchon, des Normands à la solde ou terrorisés, sa mort n’eût été qu’un événement local ou, tout au plus, un incident de la défense nationale. Mais elle devient un fait universel pour avoir mis en mouvement. Ces gens de science et de doctrine, à une époque où leur science et leur doctrine erraient et risquaient d’égarer le monde, à leur suite.

La mort de Jeanne d’Arc, couronnant sa mission, fut l’échec le plus grave que subit ce corps plein de superbe : qu’on scrute le sens profond de l’histoire, on verra qu’il ne s’en releva pas et de quelle importance fut cette chute. L’orgueil de la vieille Sorbonne périt à cette date. Le simple bon sens d’une fille du peuple, qui comprenait le devoir social et qui savait mourir, fut plus éloquent que les discours pompeux et les arguties des docteurs.

Il suffit de comparer les dispositions de l’esprit public, en France, de Charles VII à Charles VIII : voilà l’œuvre d’une génération. Jeanne, en suivant son instinct sincère et droit, guérit la France du pédantisme scolastique. Le baralypton périt en la tuant.

A peine Jeanne d’Arc prise, l’Université se met en avant : elle eût voulu voir juger la Pucelle près d’elle, sous son œil et sous sa main, à Paris. Au moindre retard, elle somme le roi d’Angleterre et l’évêque de Beauvais d’en finir. Elle bout d’impatience.

Dès que les interrogatoires sont commencés, l’Université se hâte d’envoyer à Rouen six de ses suppôts les plus qualifiés, pour y assister, y prendre part, y jouer un rôle non moins décisif et efficace que celui des juges. Ce n’est pas tout : elle entend se prononcer elle-même. Elle réclame l’enquête et les interrogatoires, désireuse d’apporter sa voix et sa décision. C’est pour elle que sont rédigés les douze articles, résumé odieux des séances où les faits et les réponses de Jeanne se sont falsifias, adultérés ; et c’est là-dessus que ce corps illustre, consciemment, va se prononcer.

Les émissaires les lui rapportent avec joie. Pourtant, ceux-ci ont assisté aux audiences ; ils pourraient rétablir la vérité : c’est bien de cela qu’il s’agit ! Le corps se réunit aussitôt. Il se saisit de l’affaire. Chacune des Facultés délibère à part ; puis, elles se réunissent en assemblée plénière. Par l’organe du seigneur recteur, on décide de livrer l’affaire à l’examen des deux facultés de théologie et de décret. En quinze jours, celles-ci ont délibéré. Elles apportent leurs conclusions, dictées, comme elles disent, « par un esprit de charité, » et les voici : « La faculté déclare cette femme traîtresse, perfide, cruelle, altérée de sang humain, » etc. ; et l’autre faculté ajoute que cette femme est « schismatique, apostate, menteuse, divinatrice, etc. » Toutes deux concluent : qu’en conséquence, il y aura lieu de « l’abandonner au bras séculier pour en recevoir la peine proportionnée à l’étendue de son forfait. »

Sur ce double avis, le corps de l’Université, « toutes facultés et nations assemblées, » et, par l’organe du recteur, « ratifie et fait siennes les décisions et qualifications des deux facultés de théologie et de décret. »

En hâte, cette délibération est retournée aux juges de Rouen ; elle est accompagnée d’une lettre adressée à l’évêque Cauchon et dont le style n’est pas ordinaire : « Le travail assidu de votre vigilance pastorale, révérend père et seigneur, paraît excité par la ferveur immense de votre très singulière charité ; votre sagesse éprouvée ne cesse d’être l’appui le plus fort de la foi sacrée ; votre expérience toujours en éveil vient en aide à votre pieux désir du salut public. Une lutte virile et célèbre a mis enfin aux mains de votre justice, grâce à l’énergie de votre vigoureuse probité, grâce aussi au secours du Christ, cette femme que l’on proclame Pucelle, dont le poison, répandu au loin, a infecté le troupeau si chrétien dans presque tout l’Occident… » Et cela dure pendant des pages, jusqu’à ce que la lettre se termine (car tout s’achève) par un appel à « une réparation digne de l’offense, qui apaise la Majesté divine, maintienne sans souillure la vérité de la foi orthodoxe et fasse cesser cet inique et scandaleux spectacle, pour tous lesquels services le Prince des Pasteurs accordera, certainement, à votre révérée sollicitude pastorale, une couronne de gloire immarcescible. » (Procès, 1, 409.)

On n’attendait, à Rouen, que cette décision solennelle qui couvrait tout le monde ; et dès qu’elle fut rapportée par les trois maîtres, retour de Paris, c’est-à-dire le 19 mai, la séance décisive est tenue dans la chapelle du palais archiépiscopal. Aucun délai n’étant désormais supportable, au dire du bon maître Nicolas Midy, les juges et les assesseurs passent au jugement. La sentence qui condamne Jeanne n’a besoin ni d’autre autorité ni d’autre base ; elle est empruntée, mot pour mot, aux décisions des deux facultés. La pauvre fille serait immédiatement exécutée si on n’avait besoin, avant qu’elle meure, du simulacre de l’abjuration.

Telle est, donc, la part de l’Université de Paris dans le drame. Qu’un corps si considérable, si imposant, ayant, par lui et par ses membres, une telle autorité devant le présent et une telle responsabilité devant l’avenir ; qu’un corps qui parle au nom de la justice, du droit, de la vérité, de la religion, de toutes les causes idéales qui tendent à élever et ennoblir l’âme humaine ; ait choisi cette attitude, se soit rallié, unanimement, à de telles conclusions et à un tel langage ; qu’il n’ait eu ni bonne foi, ni modération, ni pitié ; qu’il n’ait obéi qu’à des passions presque incomprébensibles dans leur excès même, cela suffirait pour signaler le mystère. Ces hommes n’agissaient pas ; ils étaient agis. Il se passait, en eux, quelque chose dont leur impétuosité était le signe.

Le corps entier ayant délibéré, nulle contradiction n’étant mentionnée, tous les membres des quatre facultés sont solidaires et responsables. Cependant, il est, parmi eux, certains hommes plus particulièrement représentatifs, certaines figures qui font type. Il faut essayer de dire d’où viennent ceux-là, où ils vont, ce qu’ils sont.

Une escouade est particulièrement intéressante, elle se compose des six suppôts qui tirent la navette de Paris à Rouen, de Rouen à Paris, assistèrent aux interrogatoires, y prirent part, apportèrent les douze articles, firent rapport à leurs collègues et obtinrent la décision de l’Université. Tous les six sont des personnages, l’honneur de leur corps et de leur temps. Les voici :

Pierre Maurice fut reçu, le premier, à la licence en théologie et le premier à la maîtrise, le 23 mai 1429 ; des six, il est le plus jeune et le moins important. C’est un fort en thème, empressé de payer sa récente aumusse de chanoine de Rouen. Il fut chargé d’admonester Jeanne, le 23 mai, veille de l’abjuration, et fit un grand discours qui eut le succès que l’on sait auprès de Jeanne : « Si j’étois en jugement et si je voyois le bûcher allumé et les bourrées prêtes, le bourreau mettant le feu et si j’étois dedans le feu, si ne dirois-je pas autre chose que ce que j’ai dit jusqu’ici et je le maintiendrois jusqu’à la mort. » Un tel langage dut étonner le jeune diplômé : il perdit de son assurance : on dirait qu’on le voit s’attendrir, vers la fin ; il visite Jeanne dans sa prison. Mais, dans ces circonstances extraordinaires, les attentions mêmes sont suspectes.

Girard Feuillet, docteur en théologie, assista aux séances de Rouen ; mais il disparut, on ne sait pourquoi, après le voyage de Paris. De même Jacques de Touraine. Celui-ci est cité, parie greffier Manchon, parmi les plus violens. Dans une minute du temps, conservée aux archives de l’Université, on célèbre « l’étendue de sa science et la pureté de ses mœurs. » C’est un professeur.

Voici, enfin, les trois maîtres considérables : Thomas de Courcelles, Nicolas Midy, Jean Beaupère.

Thomas de Courcelles est, peut-être, par l’intelligence, l’autorité et le caractère, l’homme le plus important de l’Université parisienne, dans la génération qui suit J. Gerson. Jeune encore, il paraît avoir fait, à Rouen, office surtout de rédacteur et de secrétaire : c’est un zélé.

Il est partout, lit les articles de l’accusation, travaille au réquisitoire, visite Jeanne avant la mort, dépose encore, à son sujet, après qu’elle a été brûlée ; il traduit les procès-verbaux du procès dans un latin exact et qui paraît honnête, quoique prudent pour lui-même. Sa vie, par la suite, s’écoule dans les services publics et dans l’étude. Comme tant d’autres de ces juges iniques, il fut un des Pères considérables du Concile de Bâle ; il y joua un grand rôle et reçut même le chapeau de Félix V[59]. Il finit par se réconcilier avec la Cour et, trente ans plus tard, ce grand savant, ce grand théologien, fut chargé de l’oraison funèbre de Charles VII, qu’il avait harangué déjà à son entrée à Paris. Il mourut « dégoûté des hommes et tout en Dieu, » simple chanoine de la cathédrale de Paris, en 1469. Il ne lui a rien manqué, pour être une des gloires de l’Eglise gallicane, pas même la vertu et le désintéressement,… Et il fut un des juges de Jeanne d’Arc ! Sa pierre tombale le montre, l’index replié, argumentant jusque dans la mort, comme s’il avait pris à tâche de s’expliquer éternellement et de justifier son cas devant Dieu.

Nicolas Midy ; celui-ci cumule tout : les titres et les bénéfices, les violences et les hontes. Dès 1416, simple bachelier, il apparaît, dans les délibérations du Conseil de l’Université, pour soutenir la cause du Duc de Bourgogne dans l’affaire des thèses de Jean Petit. Il est recteur en 1418 ; le 21 avril 1431, c’est lui qui, au nom de l’Université, parle à Henri VI entrant à Paris. Cette manifestation oratoire trouve aussitôt sa récompense ; quinze jours après, le 4 mai 1431, Henri VI le fait nommer, par droit de régale, à un canonicat vacant au chapitre de Rouen. Son ami, Nicolas Loiseleur, prend possession et lui-même s’installe le 19 mai, onze jours avant le supplice de la Pucelle. Le chapitre lui fait remise des annates « par grâce spéciale, attendu les services rendus par lui à l’Eglise. » En effet, c’est lui qui rédige les douze articles (forfait dans le forfait) ; c’est-lui, avec son camarade Beaupère, qui invective Jeanne le plus violemment et le plus souvent. Après avoir participé à toute la procédure, s’être prononcé pour les partis les plus rigoureux, il est un de ceux qui vont à Paris pour obtenir le décret de l’Université ; de retour, c’est lui qui reçoit la mission de « prêcher Jeanne, » le jour du supplice. Et il ne trouve, devant cette femme qui va mourir, que des paroles de violence et d’outrage. Il parle pour les Anglais qui le tiennent en laisse avec son récent canonicat. Aussitôt après le procès, il part pour Bâle, où il figure, comme recteur de l’Université de Louvain (autre récompense, obtenue de la faveur du Duc de Bourgogne). Mais sa carrière est interrompue : il est frappé de la lèpre ; il est obligé de reconnaître, dans une pétition au pape Eugène IV, qu’il ne peut plus toucher la sainte hostie ni accomplir les fonctions de son canonicat sans faire scandale ; mais il est toujours apte à toucher la pension : « pensione sibi reservata. » Il traîna, longtemps, une vie misérable, perdue, sans doute, sous la cagoule de quelque léproserie.

Le sixième des grands universitaires est Maurice Beaupère, Pulchri Patris. Celui-ci n’a ni l’âpreté de Nicolas Midy, ni la science de Thomas de Courcelles ; mais il a plus d’allure. C’est un homme très illustre et de grande autorité, un « professeur insigne, » eximiæ sacrée theologiœ professor (Procès, I, 50), membre vénéré des deux conciles, Constance et Bâle. Il était recteur de l’Université avant 1413. Attaché, de bonne heure, au parti anglais et bourguignon, il est chargé par l’Université « de donner aide et conseil » au pauvre Charles VI, en 1419, dans la triste affaire du traité de Troyes. Il travaille, dès lors, avec P. Cauchon. Ayant rompu avec le pacte national, il fait carrière par les Anglais qui lui attribuent, comme à son camarade Midy, l’un des canonicats de Rouen en 1430. Il vient en prendre possession en même temps qu’il siège au procès de Jeanne d’Arc. Midy était lépreux ; Beaupère était manchot de la main droite, et ne pouvait, non plus, remplir les devoirs de ses bénéfices. Mais la main gauche restait bonne pour recevoir l’argent. Il obtint une dispense du pape Martin V et en profita pour faire rafle : chanoine de Rouen, Besançon, Sens, Paris, Beauvais, Laon, Autun, Lisieux, archidiacre de Salins, cellerier de Sens, trésorier de Besançon, chapelain de Brie, curé de la paroisse de Grève, chèvecier de Saint-Merri à Paris ; il était, à lui seul, tout un pouillé de bénéfices. La haute confiance qu’on avait en lui fit que Cauchon le jugea digne de le remplacer dans l’interrogatoire de Jeanne d’Arc : cela le consacre.

Il présida donc aux interrogatoires, dans les trois journées des 22, 23 et 27 février. Mais il ne s’y risqua pas longtemps. C’est à lui que Jeanne adresse quelques-unes de ses reparties les plus vives, les plus nobles, les plus dédaigneuses : la fameuse réponse à la question stupide : « Si elle est en état de grâce : » « — Si je n’y suis, Dieu m’y mette, et si j’y suis, Dieu m’y garde ; » l’autre réplique, en ce qui concerne le vêtement d’homme : — « Cela, c’est peu de chose, moins que rien… » Et encore : « — Quand vous avez vu cette voix venir à vous, y avait-il de la lumière ? — Il y avait beaucoup de lumière de toutes parts, comme il convient (s’adressant à maître Beaupère) : Il ne vous en vient pas autant à vous. » Et enfin : « — Quel signe donnez-vous que vous ayez cette révélation de Dieu et que ce soient sainte Catherine et sainte Marguerite qui conversent avec vous ? » — « Je vous ai dit que ce sont elles ; croyez-moi si vous voulez. » (Procès, séance du 27 février, III, 66 et suiv.)

L’homme solennel n’insiste pas. Mais il n’a pas perdu la mémoire de ces heures pénibles. Car il dit, longtemps après, à l’enquête de réhabilitation : « C’était une fille très subtile, de subtilité appartenant à femme. » Il rentre dans le rang et travaille désormais dans la coulisse. Toutes les fâcheuses besognes, il les partage avec Nicolas Midy, voyageant, lui aussi, de Rouen à Paris, de Paris à Rouen : C’est lui qui pontifie devant le corps de l’Université et qui prononce les phrases sentencieuses et mortelles ; revenu à Rouen, il assiste à la séance de l’abjuration au cimetière Saint-Ouen ; il visite Jeanne dans la prison, envoyé par l’évêque de Beau vais, avec Nicolas Midy, pour constater qu’elle est relapse. Fort mal reçu par les Anglais que toutes ces lenteurs exaspèrent, la peur le prend, ou, qui sait, peut-être quelque doute, quelque remords. Ce qui est certain, c’est que, le jour même, ou le lendemain, il quitte Rouen, et sans attendre trois jours, jusqu’au jugement définitif, il part, il fuit sous le prétexte de se rendre au Concile de Bâle. Il n’apprit la condamnation de Jeanne que quelques jours après, à Lille. Ce manchot ne manquait pas d’adresse : il put se vanter, vingt ans plus tard, à la première enquête pour la révision du procès, de n’avoir pas été de ceux qui avaient condamné, tout en répétant, qu’à son avis, les visions de Jeanne d’Arc n’avaient rien que d’humain. Beaupère arriva à Bâle, le 2 août ; comme la plupart de ces universitaires, vil siégea au Concile et y joua un rôle considérable. On le voit parcourant les grandes routes de l’Europe, en quête d’affaires et d’argent, à Bâle auprès du Concile, à Bologne auprès du Pape, à Rouen auprès de ses confrères du Chapitre où il travaille à défendre son canonicat. Il finit par s’arrêter à Besançon où il mourut, en 1462 ou 1463, longtemps après la restauration complète du royaume de France et la réhabilitation de la Pucelle.


Tous ces hauts personnages sont donc réunis autour de Jeanne : les violens d’Angleterre, les habiles de Bourgogne, les doctes de Paris. Un seul fait défaut, Charles VII. Mais Jeanne le représente, plaide sa cause et la maintient. Elle est venue ici pour achever sa mission et reprendre Rouen, — puisqu’elle y meurt.

Le procès va s’engager. Certes les motifs ne manquent pas. Ces clercs savans et nombreux ont compulsé leurs livres : ils y ont trouvé des précédens, des exemples et des raisons ; mais la véritable raison est celle qui n’est écrite nulle part, à savoir que cette femme, en prenant parti pour la cause qu’ils ont quittée, les a jugés : c’est pourquoi ils la jugent.

Il y eut, sans doute, des causes secondes, l’exemple, la servilité, la vénalité. L’argent fut prodigué. On a les comptes de quelques-uns des paiemens faits, notamment à l’évêque de Beauvais, au vicaire de l’Inquisiteur, aux six universitaires. Cauchon toucha, assure-t-on, une somme équivalente à cent mille francs de notre monnaie. Pour les six universitaires, on trouve mention de sept cent cinquante livres tournois, ce qui représente, environ, trente mille francs, valeur actuelle. Il veut aussi les prébendes, les bénéfices, les promesses, les espérances…

Mais tout cela n’est que l’accessoire et n’explique pas l’élan, l’entrain, la passion des clercs français, des évêques, des prélats, des moines, des docteurs, des universitaires : une seule chose l’explique, c’est la mystique influence de la décision prise, par tous ces hommes, une fois, il y avait longtemps, à l’heure décisive, contre la patrie.

Certes, les frontières paraissaient bien incertaines alors, le sentiment national bien diffus, les hiérarchies féodales bien complexes et bien fuyantes. Cependant, parmi ces transfuges, il n’en était pas un seul qui ne sût avoir mal fait en prenant parti pour l’Angleterre.

Puisque cette femme avait osé dire que leur cause périrait, il fallait que cette femme pérît. Ils sont donc là, tous réunis. La tragédie des Lancastre a ses rendez-vous ici ; les drames de France et de Bourgogne ont leur nœud ici ; les alternatives des deux conciles qui décident du sort de la chrétienté se rencontrent ici : ces docteurs, qui se sont connus à Constance, ont hâte de quitter la place du Vieux-Marché pour courir à Bâle. L’évolution des consciences se décide ici ; cette bergère somme les docteurs à sa barre ; les droits de la pensée libre, de la vocation, les limites de l’indépendance et de la soumission, les relations de l’âme avec l’Eglise militante et l’Eglise triomphante, c’est-à-dire avec la terre et avec le ciel, trouveront des définitions d’une précision surprenante et d’un tact incomparable dans les réponses de Jeanne d’Arc.

Ils sont tous là, pour l’accabler, les hommes d’Etat, les conseillers, les prélats, les clercs, les soldats… elle est seule.

Le mercredi 21 février, à huit heures du matin, en la chapelle du château de Rouen, Jeanne d’Arc, qui se nomme, elle-même, Jehanne la Pucelle, vêtue en homme, avec un chaperon noir, cheveux taillés en rond au-dessus des oreilles, chemise d’homme, tunique courte, jaquette, braies, chausses attachées par des aiguillettes, pâle et les yeux brillans du long séjour dans la tour obscure, est amenée devant ses juges.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Copyright by Gabriel Hanotaux.
  2. Voyez la Revue des 15 mai, 1er et 15 juin, et du 1er juillet.
  3. On ne peut préciser absolument le nombre des clercs qui ont condamné Jeanne d’Arc. A Rouen, tant juges que consulteurs et assesseurs, y compris les membres du chapitre, le chiffre total atteint de 120 à 125. Il faut joindre les membres de l’Université de Paris qui participèrent, « en très grand nombre, » aux délibérations et conclusions des facultés et du corps en son entier. — Il ne m’a pas été possible de déterminer le total exact. Mais il s’élève, probablement, beaucoup au-dessus de cent cinquante. En 1414, au concile de Paris, la Faculté de théologie compte 73 représentans, docteurs et licenciés. En 1427, le chiffre des régens de cette seule faculté est de 34. Voyez Denifle et Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis (t. IV, p. 274, 468, 486, etc.).
  4. Les causes de nullité du procès seront exposées dans le prochain article.
  5. Il y a, sur ce point, en dehors des faits mêmes du procès, le témoignage catégorique d’un homme indépendant, qui refusa de siéger, Nicolas de Houppeville : « En ce qui concerne la crainte et l’émotion sous l’empire desquelles les juges auraient fait le procès, il n’y croit pas ; ils l’ont fait volontairement, notamment l’évêque de Beauvais qui, quand il revint de la mission où il était allé la chercher, en parlait joyeusement au Roi et au comte de Warwick. A son avis, juges et assesseurs y étaient, en grande majorité, de plein gré. » Procès (II, p. 325). — Ceux qui refusaient de siéger étaient simplement passibles d’une amende.
  6. L’évêque Cauchon fut excommunié ultérieurement, au Concile de Bâle, pour avoir été de ceux qui refusaient de payer les annates ; cela n’a aucun rapport avec le procès de Jeanne d’Arc. Cauchon ne tint aucun compte de l’excommunication.
  7. Registres d’Eugène IV, n° 306, fol. 120 et suiv. ; cité par Père Denifle et E. Châtelain, Mémoires Société d’Histoire de Paris, tome XXIV (1897), p. 14.
  8. Voir les dépositions des Rouennais, notamment de Pierre Cusquel dans Procès (II, 306 et III, 179).
  9. On n’aura pas le dernier mot sur les principales circonstances de l’histoire de Jeanne d’Arc, tant qu’on n’aura pas élucidé le rôle de Regnault de Chartres. Outre les faits notoires, il y a deux indications décisives : 1° par sa mère Blanche de Nesle, il était le demi-frère de Guillaume de Flavy qui laissa prendre Jeanne à Compiègne ; 2° il était le métropolitain de Cauchon. — Dès 1415, au Concile de Constance, où il fit partie d’une ambassade envoyée par la Cour de France, il passait pour « bourguignon, » parmi ses confrères « armagnacs. » On l’opposait, déjà, à Pierre de Versailles et à J. Gerson, qui furent les principaux soutiens de Jeanne d’Arc. (Voyez N. Valois, le Grand Schisme, t. IV, p. 276 n.). Il y avait donc, là, d’anciennes dispositions qui suffiraient à expliquer la politique plus que suspecte de ce prélat, dans l’entourage de Charles VII. — Je donnerai, ultérieurement, une notice plus complète sur ce personnage,
  10. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir l’important ouvrage du Père Denifle : La Désolation des Églises de France pendant la guerre de Cent ans, 1897. Notamment, pour l’époque de Charles VII, le tome Ier. C’est un recueil des communications entre la France et la Cour de Rome au sujet des affaires temporelles ecclésiastiques. Correspondance touffue et, pour des faits d’importance, souvent, bien médiocre.
  11. La nouvelle officielle de la mort de Grégoire XI fut apportée à Charles V en dix-huit jours. Elle était parvenue à Avignon en quatre jours. Voyez Valois, Grand Schisme (t. I, p. 88). — Une lettre annonçant la victoire de Baugé, écrite fin mars, est reçue à Venise le 18 avril. — En 1421, un courrier vient de Bruges à Venise en dix-sept jours et même (août 1426) cette distance est franchie en treize jours, vitesse, d’ailleurs, exceptionnelle. — Le délai normal des communications, de Paris à Rome, parait être de vingt jours environ.
  12. En 1427, quand le comte de Clermont procède à l’arrestation arbitraire de Martin Gouge, chancelier du royaume et évêque de Clermont, le Pape écrit au comte de Clermont, à la duchesse de Bourbon, au nonce, au Roi, et il obtient satisfaction. En moins de cinq mois, aller et retour, après une très laborieuse négociation, l’affaire est arrangée et Martin Gouge remis en liberté (avril-septembre, 1427). Beaucourt (II, p. 149).
  13. Ce fait considérable a passé jusqu’ici inaperçu, quoiqu’il soit mentionné incidemment par Beaucourt (II, p. 469) et par N. Valois, Pragmatique Sanction (p. 469) ; voyez aussi Denifle et Châtelain, Chartular. Univers. Paris, (t. IV, p. 487), Eugène IV notifia son élection à Charles VII par une lettre datée du 12 mars 1431. C’est en réponse que Charles VII envoya, à Rome, l’ambassade dont était membre Jean Jouvenel des Ursins. Jean Jouvenel était de retour en France le 21 août 1431, date à laquelle il se fait payer de ses débours et services. Le voyage a donc dû se faire, aller et retour, très rapidement, il est probable que l’ambassade partit pour Rome dans les premiers jours d’avril et arriva à Rome dans les premiers jours de mai. Comment supposer que l’on n’ait pas parlé du procès de Jeanne d’Arc, à moins d’admettre qu’on n’ait pas voulu en parler. — Jean Jouvenel des Ursins, après avoir été le successeur de Cauchon au siègo de Beauvais, présida, comme archevêque de Reims, au procès de réhabilitation. Mais, on a remarqué que, dans sa harangue aux États de Blois, il ne fait pas allusion à la Pucelle parmi ceux à qui on était redevable du salut du royaume.
  14. Voyez, sur l’émotion que la présence de La Hire à Louviers causait aux Anglais pendant tout le procès de Jeanne d’Arc, Beaurepaire, Recherches sur le Procès (p. 28).
  15. Sur la prise d’Eu, voyez Germain Lefèvre-Pontalis dans Biblioth. École des Chartes, 1894 (p. 262, n.).
  16. En avril 1430, à la veille de la prise de Jeanne d’Arc, Charles VII est à Jargeau. Le 5 juin, secoué par les événemens de Compiègne, il annonce aux habitans de Reims qu’ils auront bientôt de ses nouvelles qui les réconforteront. Il montre, alors, une réelle activité. Le 18 juillet, il renouvelle ses promesses et s’avance jusqu’à Gien. Mais il passe août et septembre, sans bouger, à Sens. C’est le moment où Jeanne est enfermée à Beaurevoir, Finalement, Charles VII laisse ses lieutenans se débrouiller et il s’en retourne vers la Loire. Il est à Montargis en novembre. Il revient à Gien, à Jargeau. Il y eût, alors, une délibération pour savoir quel parti prendrait le Roi : il est question, le 18 novembre, d’un voyage de celui-ci outre Seine. Mais il y renonce définitivement. C’est le moment précis où Jeanne est livrée aux Anglais (le Crotoy, 21 novembre). Le maréchal de Boussac est nommé lieutenant général des forces au-delà des rivières de Seine, Marne et Somme. Charles VII regagne Chinon où il se trouvait à la Noël de 1430, au moment où Jeanne arrive à Rouen. — Pendant le procès, on trouve le Roi à Saumur, dans la première quinzaine de mars ; de là, en avril, à Poitiers et à Chinon en mai. Dans ces deux dernières villes, tout lui rappelait le souvenir de Jeanne. A Poitiers, le 23 mars, on fait arrêter le frère Richard qui se livrait à des prédications peu agréables. Peut-être parlait-il de Jeanne d’Arc, de façon à émouvoir les populations ; le Roi étant là, on le fit taire. (Voyez document publié par Siméon Luce, dans Revue Bleue, 1892 (p. 201). Juste le 30 mai, Charles VII date, de Chinon, une lettre adressée aux gens de Reims (probablement rédigée par Regnault de Chartres), où il fait le plus grand éloge de Barbazan, « le seigneur de Barbazan qu’on nomme le chevalier sans reproche. » (Sur tous ces faits et ces dates, voyez Beaucourt, Charles VII, t. II, p. 278-280.) A Chinon, Charles VII n’oublie que la Pucelle à qui il doit son royaume. — Dès cette époque, les négociations étaient très actives avec le Duc de Bourgogne pour la reprise des trêves en attendant la paix. Philippe le Bon fait au Roi des ouvertures directes, à partir d’octobre 1430, aussitôt après l’échec de Compiègne. Ces négociations durèrent pendant tout l’hiver. Au mois d’avril 1431, au moment où le procès de Jeanne d’Arc est encore en délibéré, une ambassade bourguignonne, ayant à sa tête Jean de La Trémoïlle, vient trouver le Roi à Chinon ; elle repart aussitôt auprès du Duc de Bourgogne et le rejoint pendant le cours du mois de mai. On eût pu tenter quelque chose de ce côté, sinon auprès des Anglais, du moins près de Cauchon, près de Louis de Luxembourg, créatures du duc. Rien n’est signalé.
  17. Voici ses paroles, à ce sujet, dans la séance du 13 mars : « Sainte Catherine m’a dit que j’aurais secours. Je ne sais si ce sera d’être délivrée de prison ou si, quand je serai en jugement, il viendra quelque trouble par le moyen duquel je pourrai être délivrée. Le secours me viendra, je pense, de l’une ou de l’autre manière. Au surplus, mes voix me disent que je serai délivrée par une grande victoire, et elles ajoutent : Prends tout en gré ; ne te chaille de ton martyre ; tu viendras finalement au paradis. « — C’est probablement à cette date que la seconde interprétation prévalut dans son esprit.
  18. Jean de Luxembourg, de la famille des comtes de Ligny (P. Anselme, t. III, p. 121 et suiv.), sire de Beaurevoir, a reçu de Charles VI le comté de Guise, confisqué sur la maison d’Anjou. Il est, depuis 1422, le commandant en chef des troupes bourguignonnes dans toute la Picardie. Ses mérites militaires, son activité infatigable, son autorité, la violence de ses appétits et sa rapacité en font un des personnages les plus considérables de l’époque. Avec son frère, Louis de Luxembourg (voyez ci-dessous), il rêvait de tailler à sa famille une principauté indépendante dans la région de l’Oise et de l’Escaut.
  19. Le Duc de Bourgogne mettait en demeure, dans des termes péremptoires, le gouvernement anglais de faire les sacrifices nécessaires pour venir à bout des affaires de France, aussitôt après l’échec de Compiègne. Évidemment il se ménage une retraite ou un moyen, de pression : « Et, au regard de moy, de ma part, je vous en avise et averti et votre Conseil, pour ma décharge et acquit. » Voyez les pièces publiées dans Stevenson. Letters and Papers… (vol. II, part I, p. 165).
  20. « Le roy d’Angleterre et son conseil, craignant que la Pucelle eschappât en payant rançon ou autrement, fist toute diligence de la recouvrer. Et, à ceste fin, envoya plusieurs fois vers ledit Duc de Bourgoingne et ledit Jehan de Luxembourg ; à quoi icelluy de Luxembourg ne voulloit entendre et ne la voulloit bailler à nulle fin. » (Procès, IV, 262.) — La somme de 10 000 livres tournois fut votée spécialement, à la réquisition du gouvernement anglais, par les États Généraux de Normandie.
  21. Le siège de Compiègne fut levé le 25 octobre ; Jeanne de Luxembourg fut transportée à Boulogne-sur-Mer ; elle y mourut, le 13 novembre 1430. Le marché livrant Jeanne aux Anglais est probablement de fin octobre ou début de novembre. Vallet de Viriville, Charles VII (II, 115-180).
  22. Pour tout ce qui concerne Jeanne d’Arc en Normandie, il est indispensable de se reporter au bel ouvrage de M. Sarrazin, Jeanne d’Arc et la Normandie ou XVe siècle, Rouen, 1896, in-4o.
  23. Green, Histoire du peuple anglais, traduction Monod (t. I, p. 27).
  24. Voyez l’ouvrage de MM. André Reville et Petit-Dutaillis, le Soulèvement des travailleurs d’Angleterre, en 1381. Paris, 1898, in-8.
  25. Shakspeare, le Roi Richard II (acte IV)) n’a fait que paraphraser les paroles que prête au prélat le chroniqueur Hollinshed.
  26. Lord Cobham, qui s’appelait d’abord sir John Oldcastle, tenait le personnage de Falstaff dans la première rédaction du Roi Henri IV. On a conjecturé qu’il devait sa popularité, près des Lollards, à sa familiarité de bon vivant ; d’où le caractère donné par Shakspeare au personnage. Mais, dans une seconde rédaction, Shakspeare, s’excusant d’avoir ignoré que sir John Oldcastle était un martyr, donna au joyeux drille le nom du vaillant capitaine à qui l’opinion anglaise reprochait si cruellement de s’être replié devant la Pucelle à Patay, sir John Falstaff. Voyez les curieux éclaircissemens donnés par Emile Montégut dans son introduction à la tragédie du Roi Henri IV. Traduction des Œuvres de Shakspeare (t IV, p. 222).
  27. Green, Histoire du peuple anglais (t. I, p. 311).
  28. Le roi Henri VI (acte I, sc. III). Shakspeare ou le pseudo-Shakspeare met ces invectives dans la bouche du grand ennemi de Winchester, le duc de Gloucester.
  29. Lingard, Histoire d’Angleterre, traduction L. de Wailly (t. II, p. 515).
  30. Voyez, notamment, Stefenson, Letters and papers, (vol. I, préface, p. XXX).
  31. Voyez Note pour servir à la famille Saige ou Sage, par M. Gustave Saige, 1874, et Germain-Lefèvre Pontalis, Bibl. de l’École des Chartes, 1894 (p. 267, II.).
  32. Sur tous ces noms, voyez Beaurepaire, Recherches sur le Procès (p. 16).
  33. Beaurepaire, Recherches (p. 35), et Administration anglaise (p. 28).
  34. Voyez A. Sarrazin, le Bourreau de Jeanne d’Arc, d’après les documens inédits. Rouen, 1910, in-8.
  35. Sarrazin, Rouen (p. 168).
  36. Voyez « Advis à la Royne Isabelle, » Bibliothèque de l’École des Chartes. 6e série (t. II, p. 145-150) ; et Cf. Tuetey, Introduction au Journal du Bourgeois de Paris, publié pour la Société de l’Histoire de Paris (p. XXVI).
  37. Noël Valois, Un nouveau témoignage sur Jeanne d’Arc, dans Bulletin Soc. Hist. de France, année 1906.
  38. Journal du Bourgeois de Paris. Édition Tuetey (p. 245 et 268).
  39. Denifle et Châtelain, Jeanne d’Arc et l’Université (p. 6).
  40. Procès (I, p. 9) et Quicherat, Aperçus nouveaux (p. 95).
  41. La compétence de Cauchon, même comme évêque de Beauvais, est niée au jugement de réhabilitation (Procès, III, 282).
  42. Un voyage de Cauchon à Calais est visé dans un reçu de 765 livres tournois que l’évêque touche comme rétribution d’un travail exceptionnel de cinq mois consacrés par lui aux affaires de la Pucelle, à partir du 1er mai jusqu’à la fin de septembre. Ce voyage à Calais mérite d’attirer l’attention : Jeanne était à Compiègne à partir des derniers jours d’avril. Compiègne n’est pas loin de Beauvais-Cauchon, comme évêque, a gardé des attaches dans tout le pays. A Compiègne même, il a des agens, comme l’abbé de Saint-Corneille. Jeanne d’Arc avait les plus grandes inquiétudes au sujet du rôle de ces « Bourguignons » de Compiègne ; elle annonçait qu’elle serait trahie ; des vieillards de Compiègne en ont témoigné devant Alain Bouchard, qui le raconte dans ses Chroniques de Bretagne (f° CCLXXI I°). Elle devinait, elle sentait qu’il se tramait quelque chose autour d’elle. Il n’est pas impossible que Cauchon ait porté à Calais, au moment où Henri VI venait d’y arriver, 23 avril 1430, des nouvelles précises au sujet de quelque complot en voie de formation à Compiègne pour livrer la Pucelle. L’histoire, par un scrupule peut-être excessif, a ménagé Guillaume de Flavy, qui, certainement, est l’agent de La Trémoïlle et, en tous cas, le demi-frère de Regnault de Chartres. Il ne faut pas oublier que des témoignages dignes de foi, comme celui de « l’abréviateur du Procès, » affirment que Jeanne d’Arc était contraire au projet de la sortie où elle fut prise. Cauchon aurait pu apporter ces bonnes nouvelles à Calais, dès les premiers jours de mai, ce qui expliquerait la confirmation des fonctions de conseiller à cette date avec un traitement de 1000 livres tournois, sans compter le cadeau ultérieur de 765 livres tournois pour avoir, comme il le dit lui-même, « vaqué au service du Roi, tant en la ville de Calais comme en plusieurs voyages en allant devers Monseigneur le Duc de Bourgogne et devers messire de Luxembourg, comte de Guise, en Flandres, au siège de Compiengne, à Beaurevoir,… Et aussy en la ville de Rouen pour le fait de Jehanne que londit la Pucelle. » O’Reilly I, 39-40). La quittance est dans Procès (t. V, p. 194).
  43. Graverend était très dévoué à la cause de l’Université et, sans exagérer la thèse de Siméon Luce, il semble bien, qu’en prenant fait et cause pour Jeanne d’Arc, il n’ait pas été fâché de jouer un tour aux Frères mineurs. Dans un sermon qu’il prononça, le 4 juillet 1431, à Paris, il accusa le frère Richard d’avoir été l’instigateur de quatre femmes visionnaires : la Pucelle, Péronne et sa compagne (la Bretonne Perinnaïc) et Catherine de la Rochelle : « Il disoit que ces quatre femmes, frère Richard le cordelier, qui après luy avoit si grande suitte quand il prescha à Paris aux Innocens et ailleurs, les avoit toutes ainsi gouvernées, car il estoit leur beau père (c’est-à-dire père d’affection). » Bourgeois de Paris, édition Tuetey (p. 210). — En sens contraire, voyez le R. P. Chapotin, Jeanne d’Arc et les Dominicains, 1889, in-8o.
  44. Denifle et Châtelain, loc. cit. (p. 17). Les fonctions de recteur ne duraient que trois mois.
  45. Sur tous ces points, voyez Coville, les Cabochiens et l’ordonnance de 1413 ; et l’Histoire de France de Lavisse (t. IV, pages 340 et suiv.).
  46. Noël Valois, le Grand Schisme, IV, p. 330-32.
  47. Voir l’éloge de Cauchon par l’Historien de l’Université Du Boulay (t. V, p. 912).
  48. Discours de Maître Benoit-Gentien, aux États Généraux de 1412, parlant au nom de l’Université de Paris. Il a défini, en deux mots, le mal du temps et du corps.
  49. J. Gerson, Sermo de tribulationibus et defectuoso ecclesiastico regimine.
  50. Un fort parti de Français, commandé par Jeannin Galet, s’était installé, dès 1425, aux portes de Beauvais, et bloquait, pour ainsi dire, la place où il avait des intelligences, notamment au couvent des Cordeliers. Lefèvre-Pontalis, Bib. Éc. des Chartes, a° 1896 (p, 271).
  51. Sur la négociation, voyez N. Valois, Pragmatique sanction de Bourges (p. XXV). C’est à cette occasion que Henri Beaufort fut nommé cardinal dans la même promotion que Jean de Rochetaillée, archevêque de Rouen. La lettre du pape Martin V à P. Cauchon, évêque de Beauvais (juin 1627), est publiée par Valois (ibid., p. 58) : Et nos erga te et ecclesiam tuam, propter hoc fidele obsequium et alias tuas virtutes, semper reperies propicios et benignos. « Tu nous trouveras toujours accueillant et bien disposés en ta faveur et en faveur de ton église, en raison de tes fidèles services et de tes autres vertus. » Le Pape félicita, à cette même occasion, un autre futur juge de Jeanne d’Arc, conseiller du roi d’Angleterre, Jean de Mailly, évêque de Noyon. (Ibid., p. XXXI, note.)
  52. Jean Dacier, abbé de Saint Corneille de Compiègne, au diocèse de Soissons, licencié en droit, ex-aumônier du pape Martin V, mort le 4 mai 1437, après avoir assisté au Concile de Baie, comme représentant des abbés de la province rémoise (c’est-à-dire du diocèse de Regnault de Chartres), (Procès, I, p. 399.)
  53. Belleforest, dans Sarrazin, Pierre Cauchon (p. 88).
  54. La suite de l’histoire de Cauchon prouve que trop d’habileté nuit. Le procès de Jeanne d’Arc, loin d’aider à sa carrière, la brisa. Il avait passé la mesure. Cauchon n’atteignit jamais ni les hauts emplois, ni cette grande fortune qu’il avait rêvés. Ayant manqué l’archevêché de Rouen, il dut se contenter de son transfert à l’évêché de Lisieux. Sa vie s’acheva à la solde de l’Angleterre. En 1435, il était envoyé comme représentant de cette puissance au Concile de Baie ; car il lut, comme la plupart de ses confrères au procès, Beaupère, Thomas de Courcelles, Loyseleur, Midy, Dacier, Evrard, un de ces fameux « conciliaires, » qui, après avoir mis en péril le royaume, mirent en péril la chrétienté. Il est à peu près le seul Français notable qui ait rompu, pour toujours, avec le pacte national. Il négocia encore pour l’Angleterre à la paix d’Arras et c’est son entêtement qui fit rompre les négociations pour la pacification générale sur le point d’aboutir. Ainsi, il rendit, sans le vouloir, certes, le plus grand service à la France ; car, la continuation de la guerre permit à Charles VII de reconquérir tout son royaume. — Il gouvernait Paris, avec Louis de Luxembourg, quand la ville se souleva, en 1436, contre la domination étrangère : ils furent chassés au milieu de la grande huée des Parisiens criant : « A la queue ! Au renard ! » On mit ses richesses au pillage. Il négociait, toujours avec cette fureur anti-française, en 1439, lors du rachat du duc d’Orléans. — Enfin, il alla passer les dernières années de sa vie, oublié et meurtri, dans son évêché de Lisieux. Il y employa ses loisirs et le fruit de ses peines à élever une chapelle en l’honneur de la Vierge, qui est un des plus exquis monumens de l’époque : car cet homme énergique et cruel avait, comme Louis XI, le goût fin et sûr. Il vit les armées françaises s’emparer de Louviers, d’Évreux et menacer Rouen ; mais il n’assista pas à la reprise de la Normandie par Charles Vil. Il mourut, le 14 décembre 1442, dans son manoir de Lisieux, comme on lui faisait la barbe. Il laissa une grande partie de sa fortune aux pauvres ou à des fondations pieuses. Son corps fut enterré honorablement dans l’église cathédrale. Sur sa tombe, en marbre noir, on voyait sa statue en marbre blanc, la mitre en tête et la crosse ù la main. D’après le dessin de Gaignières, la physionomie paraît dure et plate, les traits gros, le nez épaté, la bouche tombante, avec quelque chose de massif et de court dans le visage et dans l’allure. Il n’est pas nécessaire de connaître son histoire pour remarquer qu’il n’a pas l’air d’un bon homme. Les cendres de P. Cauchon furent dispersées en 1793.
  55. Pastor, Histoire des Papes. Traduction Furcy-Raynaud (t. I, p. 326), d’après Ciaconius (t. II, p. 900-919).
  56. Beaurepaire, Notes sur les juges et assesseurs (p. 114). — Denifle et Châtelain, le Procès de Jeanne d’Arc et l’Université de Paris (p. 17).
  57. O’Heilly, les Deux procès de condamnation, Plon, 1868, in-8 (I, p. 31).
  58. Voyez Beaurepaire, Note sur les juges et assesseurs (p. 33) et Denille et Châtelain, loc. cit. (p. 26 et 29).
  59. N. Valois, le Pape et le Concile (II, p. 192)