Jeanne d'Arc et le Culte de saint Michel

Jeanne d'Arc et le Culte de saint Michel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 637-656).
JEANNE D’ARC
ET
LE CULTE DE SAINT MICHEL

Le premier personnage surnaturel qui ait annoncé à Jeanne d’Arc, dans l’été de 1425, la mission qu’elle devait accomplir, est saint Michel. Si la vierge de Domremy fut aussi visitée pendant le cours de cette mission par sainte Catherine et sainte Marguerite, les apparitions de ces deux saintes n’en sont pas moins postérieures à la première et semblent n’avoir exercé qu’une influence assez secondaire sur le rôle politique et guerrier de la libératrice d’Orléans. Les réponses de Jeanne à ses juges de Rouen sont formelles sur ce point : « Interrogée quelle a été la première voix venant à elle lorsqu’elle était âgée de treize ans, l’accusée a répondu que cette voix a été saint Michel qui est apparu devant ses yeux. Il n’était pas seul, mais mêlé au chœur des anges du ciel. » Et ailleurs : « Interrogée laquelle de ses apparitions est la première en date, elle a répondu que saint Michel est apparu le premier. »

En présence de déclarations aussi nettes et aussi fermes, l’historien, sinon le croyant, est amené naturellement à se poser la question suivante : Y avait-il des raisons pour qu’en l’25 l’idée d’une intervention providentielle en faveur de la France s’incarnât dans le chef de la milice céleste plutôt que dans un autre saint ? Le rapprochement de certains incidens, qui jusqu’à ce jour avaient passé à peu près inaperçus, nous met en mesure de faire à cette question une réponse affirmative.


I.

Si l’on embrasse du regard l’ensemble des annales de notre pays au point de vue hagiographique, chaque époque de notre histoire nationale, on pourrait presque dire chaque dynastie de nos rois, paraît avoir eu en quelque sorte un saint de prédilection. Martin, l’apôtre des Gaules, est le saint par excellence de l’époque mérovingienne et de nos rois de la première race. Pendant la période suivante, le culte de saint Pierre jouit d’une vogue exceptionnelle, comme si le rôle de protecteurs de la papauté, pris avec tant d’éclat par les premiers Carolingiens, avait contribué à redoubler la vénération de leurs sujets pour le prince des apôtres. Un troisième saint fait pour ainsi dire son avènement avec les rois de la dynastie capétienne : nous voulons parler de saint Denis, dont l’oriflamme ou bannière devient la bannière même de la France.

Si Martin est le saint des Mérovingiens, Pierre le saint des Carolingiens, Denis le saint des Capétiens, on peut ajouter que Michel est le saint des Valois, du moins à partir de la seconde moitié de la guerre de Cent ans[1]. La dévotion en cet archange, considéré comme le protecteur spécial de la personne et de la couronne de nos rois, est un des traits caractéristiques de l’histoire religieuse de notre pays au XVe siècle. Dès la fin-du siècle précédent, on voit le pèlerinage au Mont-Saint-Michel, expression populaire de cette dévotion, prendre un développement vraiment extraordinaire. Des parties les plus reculées, de la France et, l’on pourrait ajouter, de l’Europe, des bandes pieuses, composées parfois de jeunes garçons qui entraient à peine dans l’âge de l’adolescence, s’acheminaient sans cesse vers l’abbaye bas-normande située, comme on disait alors, au péril de la mer. La vogue singulière de ce pèlerinage à l’époque de Charles V et de Charles VI est attestée par des faits sans nombre. Nous n’en citerons que deux, qui n’ont pas encore été relevés par les historiens du Mont, et qui nous paraissent tout à fait significatifs. Dans l’espace d’une année, depuis le premier août 1368 jusqu’à la fête de Saint-Jacques, c’est-à-dire jusqu’au 25 juillet 1369, l’hôpital de la confrérie de Saint-Jacques à Paris hébergea seize mille six cent quatre-vingt-dix pèlerins allant la plupart au Mont-Saint-Michel ou revenant de ce sanctuaire. Vingt-quatre, ans plus tard, la jeunesse de Montpellier quittait cette ville en masse pour faire le pèlerinage du Mont : « Le dit an 1393, lit-on dans une chronique locale, les enfans de onze à quinze ans se rassemblèrent en grande foule à Montpellier et par tout le royaume de France et aussi dans les autres royaumes et pays pour aller au Mont-Saint-Michel en Normandie. » Ainsi, voilà des bandes d’enfans de onze à quinze ans qui entreprennent de traverser la France de part en part malgré le mauvais état, l’insécurité des routes, la longueur et les difficultés multiples d’un pareil trajet ! Assurément, rien ne prouve mieux l’espèce de fascination que le culte de saint Michel, et la dévotion envers le plus vénéré de ses sanctuaires exerçaient partout sur les imaginations pendant les dernières années du XIVe siècle.

L’infortuné Charles VI semble avoir beaucoup contribué à communiquer un nouvel élan à ce mouvement. Atteint du mal terrible qui devait lui enlever la raison, il fit dans les premiers mois de 1394 au Mont-Saint-Michel un voyage à la suite duquel il recouvra pendant quelque temps toute la lucidité de son intelligence. Il n’hésita pas à attribuer cette amélioration passagère de sa santé à l’intercession du vainqueur de Satan. Dans sa reconnaissance pour le chef de la milice céleste, il décida que la porte d’Enfer s’appellerait désormais porte Saint-Michel. Il voulut, en outre, qu’une fille à laquelle Isabeau de Bavière donnai le jour sur ces entrefaites, reçût le nom de Michelle.

La dévotion à saint Michel avait toujours été très populaire sur les marches de la Champagne, de la Lorraine et du Barrois. Comme dans l’Avranchin, elle s’était substituée dans cette région, dès les premiers siècles du christianisme, au culte du Belenus gaulois ou du Mercure gallo-romain. Aussi, la recrudescence de cette dévotion, qui marqua le règne de Charles VI, ne se fit-elle pas moins sentir dans les diocèses de Langres et de Toul que dans les autres parties de la France. Sous cette influence, Fem de Lorraine, comte de Vaudemont, et Marguerite de Joinville, sa femme, fondèrent, le 30 juillet 1414, une chapelle dédiée à saint Michel sur le penchant de la colline où s’élevait leur château de Joinville. C’est aussi de cette époque que date une chapelle de Saint-Michel qui couronnait, au XVe siècle, la montagne de Sombar dans la banlieue de Toul. L’archange enfin était le patron du Barrois, c’est-à-dire du pays natal de la mère de Jeanne. Le mouvement une fois donné, le concours des circonstances politiques allait bientôt lui imprimer, comme nous le verrons tout à l’heure, une impulsion irrésistible.


II.

La piété personnelle de Charles VI ne suffirait pas pour expliquer le culte patriotique que les bons Français rendirent à saint Michel pendant la seconde moitié de la guerre de Cent ans. Il convient d’y voir surtout l’effet d’un de ces courans d’opinion auxquels les peuples cèdent par une sorte d’instinct, et le plus souvent sans en avoir conscience. Il ne faut pas oublier que les Anglais, qui nous faisaient la guerre depuis le milieu du siècle précédent, se glorifiaient de nous combattre sous la bannière tutélaire de saint George. Jaloux sans doute de lutter à armes égales contre l’ennemi, même dans l’ordre religieux, nos pères du XVe siècle furent amenés insensiblement à délaisser saint Denis, le protecteur spécial du royaume pendant la période capétienne. Ils éprouvèrent le besoin d’opposer au belliqueux patron de leurs adversaires un personnage surnaturel dont les attributs fussent également guerriers, et firent choix pour cela du vainqueur des démons, de l’archange à l’épée flamboyante. Ce besoin devint surtout impérieux lorsque l’occupation de l’Ile-de-France par Henri V eut fait tomber l’abbaye de Saint-Denis et, avec elle, l’oriflamme aux mains des Anglais ; car, dans la croyance populaire de cette époque, on avait des droits privilégiés à la protection d’un saint par le seul fait de la possession matérielle du plus révéré de ses sanctuaires.

C’est en 1419 que les Anglais occupèrent l’abbaye de Saint-Denis. Ce fait de guerre, où les historiens n’ont vu jusqu’à ce jour qu’un revers matériel, fut surtout un échec moral pour la cause du dauphin, échec dont on ne peut apprécier l’importance qu’en se pénétrant pour un moment des idées qui avaient cours au XVe siècle. Une fois maître du monastère où l’on gardait l’oriflamme, Henri V fut convaincu que le patron séculaire du royaume de France était désormais gagné à sa cause et qu’il pouvait compter sur sa puissante intercession pour obtenir le triomphe définitif de ses armes. Nous appelons l’attention sur une question qui fut adressée à Jeanne d’Arc au cours du procès de Rouen. Cette question ne se comprend et n’a de sens que si l’on admet la justesse des considérations qui précèdent. Outre qu’elle est curieuse par elle-même, elle le devient encore davantage quand on considère le personnage à qui l’idée vint de la poser. Ce personnage jouissait de toute la confiance de Bedford, et les Anglais l’avaient initié aux secrets les plus intimes de leur politique : c’était le fameux Pierre Cauchon, évêque de Beauvais. Le lundi 12 mars 1431, l’évêque renégat se rendit dans la prison de l’accusée et lui fit poser, entre autres questions, celle-ci : « Saint Denis vous est-il quelquefois apparu ? — Non, que je sache, » répondit Jeanne, qui parut ne point comprendre l’intérêt que l’on attachait à sa réponse. Cet incident de l’interrogatoire est d’autant plus digne d’attention que Denis est le seul saint au sujet duquel pareille question ait été adressée à l’accusée. Lorsqu’elle avait été blessée à l’attaque de Paris, le 8 septembre 1429, la Pucelle avait déposé ses armes en offrande dans l’abbaye de Saint-Denis, où elle se trouvait alors. Il n’y avait rien là que de très naturel, puisqu’au moyen cage, les hommes d’armes mis hors de combat avaient accoutumé de suspendre ainsi leur harnais en ex-voto dans quelque sanctuaire jusqu’à parfaite guérison. Les juges de Jeanne l’ayant interrogée sur le mobile de cet acte de piété, elle répondit qu’elle avait offert ces objets à saint Denis « parce que c’est le cri de France. » Quelques jours avant cette offrande, les Français, conduits par la Pucelle, avaient repris possession de Saint-Denis, et Charles VII, à peine arrivé dans la célèbre abbaye, s’était empressé de s’y faire « introniser. » La royauté française avait dès lors fait sa paix avec le patron de la dynastie capétienne.

Les Anglais, avons-nous dit, s’étaient établis à Saint-Denis en 1419. C’est précisément à cette date, — il importe au plus haut degré de le faire remarquer, — que le jeune dauphin Charles, régent de France pour Charles VI, prit en quelque sorte officiellement pour patron, pour emblème et, comme on disait alors, pour devise le chef de la milice céleste. Aussitôt qu’il entra en lutte ouverte contre la reine sa mère et le duc de Bourgogne, alliés des Anglais, le futur Charles VII voulut que l’image de l’archange fût peinte sur ses étendards. « Sur les dits étendards, lit-on dans un compte de l’hôtel du dauphin daté de 1419, il y a un Saint Michel tout armé qui tient une épée nue et fait manière de tuer un serpent qui est devant lui, et est le dit étendard semé du mot que porte Monseigneur. » Dans un autre compte, postérieur de deux ans seulement à celui dont nous venons de citer un fragment, il est fait mention « d’un étendard sur tiercelin de trois couleurs à la devise de mon dit seigneur, c’est assavoir un Saint Michel armé. »

Animé de tels sentimens, comment le dauphin n’aurait-il pas attaché le plus grand prix à conserver en sa possession l’abbaye du Mont-Saint-Michel, le sanctuaire le plus vénéré de l’archange ? Dans cette célèbre abbaye, il devait voir plus qu’une position stratégique de première importance ; il y devait voir encore, il y voyait surtout une sorte de palladium à la fortune duquel, suivant la croyance populaire, ses propres destinées et celles de son parti étaient plus ou moins étroitement liées. Aussi, lorsque, vers le milieu de 1419, l’abbé du Mont-Saint-Michel, Robert Jolivet, déserta son abbaye pour faire sa soumission à Henri V, le fils de Charles VI eut soin de confier la garde de cette place à un prince du sang royal, à son cousin Jean de Harcourt, comte d’Aumale, et on le vit bientôt, au plus fort de sa détresse financière, s’imposer de réels sacrifices pour approvisionner de vivres et de munitions la seule forteresse de Normandie qui ne fût pas tombée au pouvoir des Anglais.

Le nouveau capitaine, dm Mont appartenait à une famille où la dévotion à saint Michel était héréditaire, et constituait en quelque sorte un culte domestique. Plusieurs de ses ancêtres figuraient au premier rang des bienfaiteurs du monastère dont le patriotisme normand avait fait son suprême boulevard. Le comte d’Aumale avait deux sœurs, dont l’aînée, Marie de Harcourt, s’était mariée en 1417 à Antoine de Lorraine, comte de Vaudemont et seigneur de Joinville. Marie aimait tendrement le jeune héros qui était son frère. Dès l’instant où elle apprit que Jean était chargé de diriger la résistance et de tenir tête aux envahisseurs, elle dut suivre avec, un redoublement d’attention, du fond de son château de Joinville, la lutte engagée entre les Anglais et les défenseurs du Mont. Et comme la seigneurie de Domremy appartenait alors. à Jeanne de Joinville, qui entretenait d’étroites relations avec son cousin le comte de Vaudemont, il y a lieu de croire que les principaux événemens militaires. où le comte d’Aumale fut mêlé, et en première ligne ceux qui pouvaient intéresser le sanctuaire de Saint-Michel confié à sa garde, furent très vite connus sur les marches de la Champagne et du Barrois, notamment à Joinville et dans le village natal de Jeanne d’Arc,

Une catastrophe qui précéda, de dix jours seulement la mort de Charles VI fournit au dauphin l’occasion de manifester d’une manière éclatante, à la veille de son avènement au trône, sa foi en la protection de saint Michel, en même temps que sa vénération toute spéciale pour le plus célèbre des sanctuaires placés sous l’invocation de l’archange. Le 11 octobre 1422, ce prince, de passage à La Rochelle, présidait une réunion de notables, lorsque le plancher de la salle, située au premier étage, où la séance avait lieu, s’effondra tout à coup. Tous les assistans furent précipités pêle-mêle de la hauteur de ce premier étage dans une pièce du rez-de-chaussée. Plusieurs gentilshommes, notamment Pierre de Bourbon, seigneur de Préaux, Gui de Naillac, périrent dans cette chute, et le nombre des blessés fut encore plus considérable que celui des morts. Le dauphin fut presque le seul qui tomba sans se faire aucun mal, ou du moins il en fut quitte pour quelques contusions, et ses partisans ne manquèrent pas de crier au miracle. Il crut lui-même qu’il avait été préservé du danger dans cette circonstance grâce à la protection toute spéciale de saint Michel. Six mois plus tard, le 14 avril 1423, il donna l’ordre de célébrer tous les ans, dans l’église du Mont-Saint-Michel, le 11 octobre, en souvenir du tragique accident de La Rochelle, une messe solennelle de saint Michel destinée à perpétuer sa reconnaissance envers l’archange qu’il considérait, non-seulement comme son sauveur après Dieu dans le cas dont il s’agit, mais encore comme le protecteur par excellence de sa couronne en général, « afin, pour nous servir des termes mêmes de la charte de fondation, afin que, sous la salutaire direction et grâce à la très pieuse intervention de l’archange que nous vénérons et en qui nous avons la confiance la plus profonde, nous méritions d’assurer la prospérité de notre royaume et de triompher de des ennemis. « La catastrophe de La Rochelle eut beaucoup de retentissement. Dans certaines provinces, comme on le voit par les chroniques du temps, on alla jusqu’à répandre la nouvelle que le dauphin avait été tué, et de la fin de 1422 au commencement de 1424, il ne fut bruit par tout le royaume que du péril auquel l’héritier du trône venait d’échapper grâce au patronage de saint Michel.

Cette nouvelle ne parvint sans doute à Vaucouleurs et à Domremy que dans les premiers mois de 1423 ; Jeannette d’Arc venait d’atteindre sa onzième année. Elle apprit en même temps la mort de l’infortuné Charles VI et le miracle auquel on devait la conservation des jours si précieux de son fils. Avec quelle joie la naïve enfant dut entendre raconter comment le gentil dauphin avait été préservé d’une mort presque certaine et comment l’archange l’avait couvert de sa protection toute-puissante ! C’est alors sans doute que ce cœur virginal, héroïque et tendre à la fois, s’élançant comme d’un bond par-delà le cercle étroit de la famille, commença à battre sous l’empire d’un sentiment nouveau et d’un amour bientôt vainqueur de tous les autres amours, l’amour de la patrie. Cette triple coïncidence de la mort d’un pauvre roi fou, de l’avènement d’un dauphin de dix-neuf ans, du prodige par lequel l’héritier du trône avait échappé à un péril imminent, était bien de nature à laisser dans une telle âme une empreinte ineffaçable et à l’enflammer d’une ardeur qui devait un jour, après avoir couvé pendant six années, enfanter des miracles.


III.

Nous touchons à une date mémorable entre toutes au point de vue du culte patriotique rendu en France à l’archange. Maîtres de la Normandie depuis la fin de 1419, les Anglais n’avaient vu leurs efforts échouer que devant le Mont-Saint-Michel. Au lendemain de la victoire qu’ils remportèrent à Verneuil le 17 août 1424, ils résolurent de frapper un grand coup pour s’emparer de cette forteresse. C’est que, tant que la célèbre abbaye résistait, les Français restés fidèles étaient fondés à croire que saint Michel les couvrait toujours de sa protection. Le jour, au contraire, où les envahisseurs s’en seraient emparés, ceux-ci ne se seraient pas fait faute d’en conclure à leur tour que l’archange abandonnait la cause de leurs adversaires pour se déclarer en leur faveur. La prise du Mont-Saint-Michel n’eût donc pas seulement couronné la conquête de la Normandie, elle eût achevé de démoraliser les partisans de Charles VII. Cela explique l’importance des préparatifs faits en vue de la réduction de cette place, l’acharnement que l’on apporta dans la défense comme dans l’attaque, enfin la curiosité passionnée avec laquelle les deux gouvernemens engagés dans cette lutte suprême en suivirent toutes les péripéties.

À la fin du mois d’août 1424, Jean, duc de Bedford, régent de France pour son neveu Henri VI encore enfant, mit sur pied un corps d’armée relativement important qui devait assiéger par terre le Mont-Saint-Michel ; il en confia le commandement à l’un de ses plus intimes favoris, Nicolas Burdett, bailli du Cotentin, son grand-maître d’hôtel. Ce corps d’armée était composé, en partie de gens d’armes recrutés spécialement pour cette opération, en partie de détachemens fournis par les garnisons anglaises de basse Normandie. Dès les premiers mois du siège, une bastille fut construite à Ardevon pour compléter, avec les forteresses de Tombelaine et d’Avranches, le blocus du Mont du côté de la terre ferme. En même temps, un écuyer anglais, nommé Berlin de Entwistle, lieutenant du comte de Suffolk, amiral de Normandie, fut chargé d’attaquer cette place du côté de la mer. On a conservé le compte des dépenses qui furent faites à cette occasion par les assiégeans, et l’on y voit que ces dépenses se montèrent à un chiffre assez élevé.

Charles VII n’abandonna pas les défenseurs du Mont-Saint-Michel. On ignore, il est vrai, les mesures que prit le roi de France pour venir en aide à ces intrépides champions de la cause nationale en Normandie ; mais on sait avec certitude qu’il envoya trois fois, pendant la durée du siège, Nicolas de Voisines, l’un de ses secrétaires, porter des instructions et des secours aux assiégés. Jean, bâtard d’Orléans, qui allait bientôt s’illustrer sous le nom de Dunois, venait alors de succéder dans la capitainerie du Mont à Jean de Harcourt, comte d’Aumale, tué à la bataille de Verneuil. Le nouveau capitaine avait inauguré son commandement en approvisionnant de vivres et de munitions la place assiégée. Grâce à ces encouragemens et à ces renforts, la garnison placée sous les ordres de Nicole Paynel, lieutenant du bâtard d’Orléans, réussit à repousser toutes les attaques des Anglais. Bientôt même elle prit à son tour l’offensive et, dans les premiers mois de 1425, elle fit une sortie où le commandant en chef des forces assiégeantes, Nicolas Burdett, bailli du Cotentin et capitaine de la bastille récemment construite à Ardevon, fut fait prisonnier.

Les Anglais, de leur côté, ne se laissèrent pas décourager par ce nouvel et honteux échec. Ils chargèrent Robert Jolivet, abbé du Mont-Saint-Michel, de prendre en main la direction des opérations du siège, en remplacement de Nicolas Burdett. L’abbé renégat qui, cinq ans auparavant, avait déserté son poste pour se mettre au service des ennemis de son pays, fut envoyé en basse Normandie avec le titre de commissaire spécial pour le recouvrement du Mont-Saint-Michel. Il fut autorisé à lever de nouvelles troupes et à prendre toutes les dispositions qu’il jugerait convenables pour triompher de la résistance des assiégés. En vertu de ces pleins pouvoirs, Robert eut soin, dès le début de sa mission, de renforcer les gens d’armes employés au blocus du Mont-Saint-Michel du côté de la terre. Les opérations ne furent pas poussées avec moins de vigueur du côté de la mer. Du 17 mars au 20 juin 1425, une flottille imposante fut rassemblée, équipée et amenée devant le Mont pour en compléter le blocus de concert avec les troupes de terre. Cette flottille, qui ne se composait pas de moins de vingt navires, comprenait une « bourque, » deux « barges, » deux nefs, huit baleiniers ou galiotes et six autres bateaux de moindre tonnage. Quelques-uns de ces navires avaient été frétés dans les ports de la haute ou de la basse Normandie, à Dieppe, à Rouen, à Caen, à Granville, à Blainville ; mais d’autres étaient de provenance anglaise et avaient été armés à Londres, à Orwell, à Millbrook, à Winchelsea, à Portsmouth, à Southampton et à Guernesey. L’un d’eux même et le plus considérable, appartenait à la hanse teutonique et avait pour patron un armateur de Danzig. Afin de mieux assurer l’unité d’action militaire, Jean, duc de Bedford, réunit dans la même main, à la date du 21 mai 1425, le commandement de ces forces de terre et de mer et le confia à l’un des plus grands seigneurs d’Angleterre, Guillaume de la Pole, comte de Suffolk. De tels préparatifs indiquaient bien que les assiégeans tentaient cette fois un suprême effort, et l’on voit qu’ils n’avaient rien négligé pour remporter la victoire. Jamais, depuis sept ans qu’elle tenait tête à l’ennemi, la poignée de Français enfermés dans le Mont-Saint-Michel n’avait été serrée de si près ; jamais elle n’avait été attaquée ainsi de tous les côtés à la fois et par des forces aussi écrasantes.

Dans une situation aussi critique, les défenseurs du Mont, stimulés par leurs succès antérieurs et par la haine implacable qu’ils avaient vouée aux Anglais, soutenus par leur foi en la protection de saint Michel, ne désespérèrent pas, et leur courage grandit avec le péril. Entourés par l’ennemi d’un cercle de fer, en proie à une disette croissante de vivres aussi bien que de munitions, ils appelèrent à leur aide les habitans de Saint-Malo, leurs voisins et leurs fidèles alliés. Les Malouins, encouragés sous main par le duc de Bretagne, Jean VI, qui ne craignait rien tant que de voir aux mains des Anglais l’une des clés de son duché, du côté de la Normandie, s’empressèrent de répondre à l’appel des défenseurs du Mont-Saint-Michel. Les marins de Saint-Malo étaient dès lors les premiers corsaires du monde. Avec la connivence de leur évêque, le cardinal Guillaume de Montfort, ils équipèrent une flottille dont Briand de Chateaubriand, sire de Beaufort, amiral de Bretagne, prit le commandement. Sur ces marches de Normandie et de Bretagne, non-seulement la dévotion au sanctuaire de l’archange était alors de tradition dans toutes les classes, mais encore des alliances séculaires avaient établi les liens les plus étroits entre la plupart des familles fixées sur la frontière des deux provinces. Aussi vit-on les plus grands seigneurs bretons, les Goyon, les Montauban, les Mauny, les Coetquen, les Combourg, les La Vieuville, les Tinténiac, les La Bellière, monter à l’envi sur la flottille malouine avec le même élan enthousiaste que s’il se fût agi d’une croisade. En réalité, ils ne prenaient pas seulement les armes pour venir en aide à leurs parens et amis du Mont ; ils voulaient aussi se venger des Anglais, qui, sans tenir compte de la neutralité de la Bretagne, avaient confisqué les importantes seigneuries que beaucoup de grandes maisons de cette province possédaient en Normandie, et notamment dans l’Avranchin et le Cotentin.

Dans les derniers jours du mois de juin 1425, la flottille de secours vint attaquer à l’improviste les navires ancrés dans la baie du Mont-Saint-Michel. Les Bretons eurent fort à faire, car les bâtimens des Anglais étaient plus hauts que les leurs, s’il en faut croire Le Baud et d’Argentré. Par suite de cette infériorité, ils se trouvèrent d’abord en butte au tir plongeant de leurs adversaires, qui les criblèrent de traits et jetèrent sur eux des pots enflammés. Pour échapper à ce désavantage, les Malouins s’élancèrent à l’abordage la hache à la main. « En ces mêlées sur mer, dit le vieil historien d’Argentré, on ne peut reculer d’une semelle, il faut mourir sur la place. » Il y eut des prodiges de bravoure départ et d’autre. Finalement, les assaillans trouvèrent le moyen de cramponner les vaisseaux ennemis, qu’ils envahirent en s’accrochant aux cordages. Enflammés par ce premier succès, encouragés sinon soutenus par les défenseurs du Mont, qui pouvaient du haut de leurs murailles suivre toutes les phases d’une lutte où se jouaient leurs destinées, Beaufort et les siens en vinrent alors aux mains corps à corps avec les hommes d’armes embarqués sur la flotte anglaise. Après beaucoup de sang versé, ces hommes d’armes furent réduits à se rendre, et la flotte elle-même, sauf deux ou trois navires qui prirent le large et se sauvèrent à force de voiles, tomba au pouvoir des Bretons. « Le bruit de cette victoire alla fort loin, dit Bertrand d’Argentré, et de vrai firent ces seigneurs un remarquable service au roi, dont il fut très content et joyeux, car c’estoit un très grand désadvantage pour ses affaires si cette place, qui seule lui restoit en Normandie, eust esté perdue. »

Aucun document contemporain ne donne la date précise de cette glorieuse affaire, mais on voit par un registre de comptabilité du duché de Normandie dont nous avons publié récemment des extraits que la défaite navale des Anglais devant le Mont-Saint-Michel eut lieu certainement vers la fin de juin 1425. Battu par mer comme par terre, Guillaume, comte de Suffolk, chargé par Bedford depuis le 21 mai précédent de la direction générale des forces assiégeantes, perdit tout espoir de succès, et ne songea plus dès lors qu’à se replier en bon ordre. Le 13 juillet 1425, il passa pour la dernière fois à Ardevon la revue des troupes employées au siège du côté de la terre ferme ; puis il alla investir la place de Mayenne, dans le bas Maine, dont la garnison, placée sous les ordres d’un brave chevalier normand, originaire du Val de Vire, nommé le Baron de Coulonces, était venue plusieurs fois au secours de Nicole Paynel et de ses héroïques compagnons d’armes. Ainsi fut levé, au commencement de ce même été de 1425 où saint Michel allait apparaître à Jeanne d’Arc, le siège le plus opiniâtre, le plus coûteux et le plus long que les Anglais aient mis devant le sanctuaire de l’archange, puisque ce siège par terre, accompagné dès le début des opérations d’un blocus par mer, durait depuis les premiers jours de septembre de l’année précédente, c’est-à-dire depuis environ dix mois.

La perte de la bataille de Verneuil, livrée le 17 août 1424, avait été considérée par les adhérens de la cause nationale comme un revers presque irréparable, et les historiens ont signalé avec raison le profond découragement où ce désastre avait plongé le roi Charles VII et les Français restés fidèles à la fortune de ce prince. La victoire navale de la fin de juin 1425, la levée du siège du Mont-Saint-Michel, conséquence de cette victoire, furent les premiers succès remportés contre les envahisseurs depuis cette journée néfaste qui avait coûté la vie à quelques-uns des plus illustres champions du roi légitime, notamment au comte d’Aumale, nommé capitaine de l’abbaye en 1420. On comprend donc le retentissement profond qu’eurent ces succès dans toutes les parties du royaume où les conquérans n’avaient pas encore étendu leur domination. Il suffit, pour se convaincre de l’importance que l’opinion du temps attacha aux faits militaires résumés dans les lignes qui précèdent, d’ouvrir les chroniques du XVe siècle dont les plus importantes ont mentionné, quelques-unes avec un certain détail, le siège mis devant le Mont dès la fin de 1424, les échecs successifs des assiégeans par terre comme par mer, la levée du siège, résultat de la déroute finale des Anglais et couronnement d’une résistance vraiment héroïque. Nous renvoyons donc à l’auteur de la Chronique de la Pucelle, à Jean Chartier, à Monstrelet, au rédacteur de l’Abrégé bourguignon, quiconque nous reprocherait de prêter à la défaite des agresseurs devant le sanctuaire de l’archange un intérêt que cette affaire n’aurait pas eu réellement pour les contemporains.

À vrai dire, le siège mis devant le Mont pendant la seconde moitié de 1424 et la première moitié de 1425 forme comme le point culminant de cette admirable résistance du Mont-Saint-Michel, qui est, après la mission de Jeanne d’Arc, l’un des épisodes les plus glorieux de notre histoire militaire au XVe siècle. Que l’on interroge les annales de tous les peuples, et l’on trouvera peut-être difficilement un second exemple d’une garnison assiégée ou bloquée sans interruption pendant vingt-six ans et triomphant à force de patriotisme de toutes les attaques. Il faut rendre à nos rois cette justice qu’ils apprécièrent dignement ce qu’il y avait eu de sublime dans l’héroïsme de Nicole Paynel, de Louis d’Estouteville et de leurs compagnons d’armes. C’est à Louis XI que revient l’honneur d’avoir voulu éterniser en quelque sorte la reconnaissance nationale. Lorsque ce prince, qui avait des parties de grand roi, fonda, le 1er  août 1469, un ordre de chevalerie destiné à récompenser les actes de vaillance, il l’appela l’ordre de Saint-Michel et en plaça le siège au Mont-Saint-Michel. Dans l’acte de fondation, le fils de Charles VII tint à rappeler dès les premières lignes la résistance victorieuse opposée aux Anglais par les défenseurs de la célèbre abbaye, grâce à la protection de l’archange, « qui, pour reproduire les termes mêmes des lettres patentes, son lieu et oratoire appelé le Mont-Saint-Michel a tousjours seurement gardé, préservé et deffendu sans estre subjugué ni mis ès mains des anciens ennemis de nostre royaume. » Quant au siège de 1425, que l’on peut considérer comme l’époque héroïque de la défense, le souvenir s’en est perpétué jusqu’à nos jours dans la tradition populaire, et maintenant encore le plus beau titre d’un gentilhomme normand ou breton est de compter l’un de ses ancêtres parmi les braves qui contribuèrent à repousser les assauts des envahisseurs.

L’effet moral produit par l’échec des Anglais devant le Mont-Saint-Michel fut plus important encore que le résultat matériel. C’est à partir de ce moment que la croyance populaire, surtout dans les provinces occidentales du royaume, enrôla définitivement l’archange en tête des auxiliaires célestes du roi légitime. Quatre ans plus tard, vers le milieu de 1429, cette croyance se manifesta de la manière la plus étrange en Poitou et même en Bretagne, où l’on voyait d’un fort mauvais œil l’alliance récemment contractée par le duc Jean VI avec les Anglais. Aussitôt après la levée du siège d’Orleans, le bruit se répandit parmi les habitans de ces provinces qu’un cavalier armé de toutes pièces était apparu dans les airs ; il chevauchait sur un grand destrier blanc et brandissait une épée nue. On ajoutait que ce cavalier aérien tournait le dos au midi et s’avançait du côté de la Bretagne. Aux environs de Talmont et dans plusieurs villages du bas Poitou, on l’avait vu passer au-dessus des habitations. Pendant la première quinzaine de juin 1429, l’évêque de Luçon et deux gentilshommes poitevins se rendirent à la cour de Charles VII, où ils certifièrent la réalité de cette apparition.

Le narrateur inconnu qui nous a conservé le souvenir de cet événement ne prononce le nom d’aucun personnage surnaturel ; mais il est aisé de reconnaître le chef de la milice ou chevalerie céleste dans la description du phénomène qui hantait ainsi les imaginations poitevines. Outre que la couleur blanche de la robe du cheval semble être un symbole de la pureté évangélique, la circonstance du feu nous paraît surtout caractéristique. La symbolique chrétienne prête d’ordinaire une épée de feu au vainqueur de Lucifer, et les apparitions de l’archange au Mont passaient au moyen âge pour être toujours accompagnées de flamme. D’un autre côté, on s’explique facilement le rôle complaisant que joua dans cette affaire l’évêque de Luçon, quand on connaît le prélat qui occupait alors ce siège épiscopal. Ce prélat s’appelait Guillaume Goyot, et la vieille famille chevaleresque à laquelle il appartenait, fixée depuis des siècles à Matignon, près de Saint-Malo, dans le voisinage de l’abbaye fondée par saint Aubert, était dévouée entre toutes à l’archange Michel et à son sanctuaire.

La nouvelle de la levée de ce siège fameux dut se répandre d’autant plus facilement et d’autant plus vite parmi les partisans de Charles VII que les pèlerins qui, mus par un sentiment de dévotion, visitèrent à cette date le sanctuaire de l’archange, s’empressèrent sans doute de s’en faire les propagateurs. Une ordonnance de Henri V, rendue dès 1421, avait interdit, il est vrai, le pèlerinage au Mont, mais cette ordonnance ne fut jamais mise à exécution. Un registre des sauf-conduits délivrés par les Anglais aux habitans du Maine nous montre les officiers de Bedford accordant, moyennant finance, de nombreuses permissions de se rendre en pèlerinage au Mont-Saint-Michel vers la fin de 1433, au moment même où la célèbre abbaye était bloquée plus étroitement que jamais et soumise à un siège en règle. Telle était la vogue de ce pèlerinage dans la région de la Meuse, à l’époque de la mission de Jeanne d’Arc, que nous voyons Louis., dit le cardinal de Bar, administrateur de l’évêché de Verdun, ordonner par l’une des clauses de son testament, daté de Varennes, le 30 juin 1430, d’envoyer après sa mort et à ses frais un pèlerin à Saint-Michel du Mont. Grâce à cette ailée et venue, à cette affluence de pèlerins accourus de tous les points de la France et aussi de tous les pays de l’Europe, affluence que le blocus de la forteresse avait pu diminuer, sans l’interrompre entièrement, nul doute que la nouvelle de l’échec subi par les Anglais sur un aussi retentissant théâtre, vers le milieu de 1425, ne se soit répandue avec une rapidité singulière et une facilité exceptionnelle,

Charles VII, d’ailleurs, avait trop d’intérêt à porter ces faits à la connaissance de ses partisans pour ne pas les divulguer par tous les moyens qui étaient en son pouvoir. À cette date de 1425, l’une des plus critiques de son règne, la défaite des Anglais devant le Mont-Saint-Michel, où le fils de Charles VI, d’accord en cela avec ses contemporains, se plaisait à voir un miracle dû à l’intercession de l’archange, protecteur spécial de la personne et de la couronne des rois de France, la défaite des Anglais était plus qu’un succès matériel, c’était une victoire morale. Il y avait là une occasion unique de relever les courages abattus l’année précédente par le désastre de Verneuil, et comment ne pas supposer que la cour de Bourges la saisît avec empressement ? Cette notification est d’autant plus vraisemblable que Charles VII avait l’habitude, toutes les fois que ses armes remportaient un avantage un peu notable, d’en informer aussitôt les habitans de ses bonnes villes et des places qui lui étaient restées fidèles. On a retrouvé et publié, il y a une dizaine d’années, la lettre, datée de Loches, le 29 septembre 1423, qu’il adressa aux bourgeois de Lyon pour leur annoncer la victoire de la Brossinière. Des circulaires du même genre avaient été expédiées, deux ans auparavant, à l’occasion de l’affaire de Baugé. Assurément, vers le milieu de 1425, le vaincu de Verneuil avait plus de raisons encore qu’en 1421 et 1423 de soutenir ou plutôt de ranimer les espérances da ses partisans par l’annonce d’un succès à la fois matériel et moral. Il nous reste malheureusement fort peu d’actes émanés de la chancellerie du jeune roi à la date de la défaite essuyée par les Anglais devant le Mont-Saint-Michel. Toutefois, nous serions surpris si l’on ne retrouvait pas un jour quelque document constatant que l’on prit alors des mesures immédiates pour faire parvenir cette nouvelle à tous les défenseurs de la cause nationale.

Au premier rang de ces défenseurs se trouvaient les habitans de la châtellenie de Vaucouleurs. Comment ces derniers ne se seraient-ils pas intéressés avec une vivacité particulière au sort des Français du Mont-Saint-Michel ? Ils combattaient pour la même cause dans des conditions presque identiques. Sur la frontière orientale du royaume, l’étroite langue de terre que protégeait l’épée de Hubert de Baudricourt formait le pendant exact du rocher, limite extrême de la France au couchant, dont Louis d’Estouteville et ses compagnons d’armes s’étaient constitués les gardiens. Les deux forteresses, cernées l’une et l’autre de tous côtés par l’ennemi ou par les alliés de l’ennemi, étaient les derniers boulevards de la défense du territoire au nord de la Loire ; aussi peut-on dire, en pensant à tant d’analogies matérielles et morales, qu’elles se tendaient en quelque sorte la main à travers toute la largeur de la France anglaise qui les séparait.

Comme une flamme qui brûle d’autant plus que le foyer où on la comprime est plus resserré, le patriotisme acquiert dans ces petits refuges et au milieu de ces crises une intensité inutile. Pour se faire une idée juste de la manière dont on vivait alors dans la châtellenie de Vaucouleurs et au Mont-Saint-Michel, il faut se représenter ce qui se passe d’ordinaire au sein des associations religieuses ou politiques en butte à la persécution. Dans ces conditions, la communauté des épreuves supprime toutes les distances, rapproche tous les âges, confond tous les rangs. L’amour, la haine, la crainte, l’espérance, la foi religieuse, la curiosité, tous les sentimens du cœur humain atteignent leur plus haut degré d’énergie. La peur du danger que l’on redoute, le désir de la bonne nouvelle que l’on attend tiennent l’attention sans cesse en éveil et font prêter l’oreille aux moindres bruits du dehors. On vit de la même vie fiévreuse, haletante, et la passion de chacun s’accroît encore de l’exaltation de tous.

Si quelqu’un pouvait douter de la sûreté et de la promptitude avec laquelle toutes les nouvelles, même les plus secrètes, qui pouvaient intéresser les partisans de Charles VII, étaient alors connues dans la Châtellenie de Vaucouleurs. qu’il lise la déposition de Jean de Metz, dit de Nouillompont, dans l’enquête faite sur Jeanne d’Arc en 1456. D’après cette déposition, si importante à tous les points de vue, dont la haute autorité ne saurait être contestée puisque le témoin de qui elle émane avait été l’un des trois premiers compagnons de la Pucelle, Jeanne aurait dit ceci pendant son séjour à Vaucouleurs en lévrier 1429 : « Il n’y a personne au monde, ni roi, ni duc, ni fille de roi d’Écosse, ni autres, qui puisse recouvrer le royaume de France. » Ces mots que nous avons soulignés « ni fille de roi d’Ecosse » fournissent la preuve que la jeune paysanne de Domremy était dès lors au courant, quoiqu’elle eût quitté son village depuis quelques jours seulement, des négociations échangées entre Jacques Ier et Charles VII au sujet du mariage projeté de Marguerite, fille aînée du roi d’Ecosse, avec Louis, dauphin de France. Or, nous avons, aux Archives nationales, l’original de la procuration donnée par le père de la jeune princesse à Henri, évêque d’Aberdeen, pour traiter de ce mariage, et cet acte est daté de Saint-Johnston ou Perth, le 12 juillet 1428. Par un autre acte du 19 du même mois, Jacques 1er  prend l’engagement d’envoyer sa fille en France. Enfin, l’instrument authentique par lequel Charles VII constitue à sa future belle-fille un douaire de 15,000 livres tournois de rente annuelle, porte la date du 30 octobre suivant. Il en faut conclure, à moins de supposer un miracle, qu’on connaissait déjà dans un obscur village de la châtellenie de Domremy le projet de mariage dont il s’agit quelques mois à peine après que les premiers pourparlers avaient été échangés.

En présence de ce fait et pour les raisons énumérées plus haut, on est amené à croire que l’été de 1425 ne s’est pas passé sans que les habitans de la châtellenie de Vaucouleurs aient été informés, soit par la rumeur publique, soit par des pèlerins, soit par un message spécial de leur souverain, du double échec sur mer aussi bien que sur terre, subi par les Anglais devant le Mont-Saint-Michel vers la fin du mois de juin précédent. On se figure aisément l’enthousiasme mêlé d’espérance que dut y exciter cette nouvelle, enthousiasme d’autant plus vif que, dans ce succès dont une abbaye dédiée à saint Michel avait été le théâtre et dont quelques-uns des plus dévoués partisans de Charles VII étaient les héros, personne n’hésita à reconnaître la main de l’archange protecteur de la France et du roi légitime. Les défenseurs du Mont et leurs alliés avaient combattu, ainsi que le disait plus tard Jeanne d’Arc au sujet de ses propres succès, mais c’est le chef de la milice céleste qui avait remporté la victoire. L’opinion du temps est fidèlement résumée dans ce vers latin composé par un moine du Mont Saint-Michel, contemporain de la Pucelle, à l’occasion d’une autre défaite des Anglais en 1434 :


Pardos jugulavit Cancro, Michael, tua virtus.


On se rappela sans doute avec complaisance que, deux ans et demi auparavant, lors du fameux accident de La Rochelle, les jours du dauphin avaient été miraculeusement préservés, grâce à l’intercession de ce même saint Michel. À une époque où la croyance au surnaturel était enracinée dans tous les esprits, deux marques aussi insignes de la protection de l’archange, se succédant à si peu d’intervalle, étaient de nature à frapper fortement l’imagination des partisans de Charles VII. Dans la châtellenie de Vaucouleurs en général, à Domremy en particulier, ces deux événemens étaient appelés à produire un effet d’autant plus grand que le patriotisme des habitans de cette région et de ce village était alors soumis à de plus rudes épreuves.

Si, comme nous croyons l’avoir rendu au moins très vraisemblable, l’affaire de juin 1425 a déposé dans l’âme de la jeune inspirée la première semence de sa mission, il serait surprenant que notre héroïne n’eût jamais manifesté l’intention de venir au secours du Mont-Saint-Michel. Cette intention, nous allons prouver que Jeanne l’a eue, en effet, et qu’il n’a fallu rien de moins que le mauvais vouloir, l’opposition systématique des conseillers de Charles II, pour l’empêcher de la réaliser. Il est à remarquer d’abord que, dans le cours de ses expéditions militaires, elle témoigna toujours une sympathie spéciale aux capitaines qui s’étaient signalés par leur zèle à concourir à la défense du Mont. De ce nombre étaient Ambroise de Loré, maréchal de Jean II, duc d’Alençon, et Jean de La Haye, baron de Coulonces. De 1418 à 1429, ces deux intrépides partisans n’avaient pas cessé de guerroyer contre les envahisseurs dans l’Avranchin et sur les frontières du Maine. Aussi les trouve-t-on au premier rang dans les plus glorieuses campagnes de la Pucelle, sur la Loire, à la chevauchée de Reims et à l’assaut de Paris. Le bâtard d’Orléans fut aussi honoré de toute la confiance de Jeanne ; or le bâtard, après la mort de Louis de Harcourt et à la suite du désastre de Verneuil, avait été pendant quelque temps à la tête de la garnison du Mont-Saint-Michel. Quant à Arthur de Richemont, dont les efforts tendaient depuis 1426 à dégager la forteresse bas-normande, la libératrice d’Orléans l’accueillit avec empressement lorsqu’il vint offrir son concours, quoiqu’il fût alors en pleine disgrâce, et au risque d’encourir le courroux de La Trémouille, ennemi personnel du connétable.

Mais l’homme de guerre que la Pucelle admit dans son intimité par-dessus tous les autres, ce fut le duc d’Alençon. Le « beau duc » ou le « gentil duc, » comme Jeanne aimait à l’appeler familièrement, fut redevable de cette préférence d’abord à son titre de gendre du duc d’Orléans, prisonnier des Anglais, ensuite à l’appui exceptionnel qu’il avait prêté à la garnison du Mont-Saint-Michel jusqu’au moment où il avait été fait prisonnier à la bataille de Verneuil. Aussi n’est-il pas étonnant qu’aussitôt après la délivrance d’Orléans et le sacre de Charles VII à Reims, Jean II et son amie, forcés de renoncer à leur entreprise contre Paris, aient conçu le projet, en octobre 1429, de porter secours aux défenseurs du sanctuaire de l’archange. Ce projet se comprend d’autant mieux que les Anglais faisaient alors des préparatifs formidables pour soumettre de nouveau le Mont-Saint-Michel à un siège en règle. Voici en quels termes un chroniqueur, particulièrement bien informé sur les faits du duc d’Alençon et de la Pucelle, Perceval de Cagny, parle de l’expédition projetée :

« Le duc d’Alençon avoit toujours été dans la compagnie de la Pucelle et l’avoit conduite en faisant le chemin du couronnement du roi, à la cité de Reims et en venant dudit lieu à Paris. Quand le roi fut venu audit lieu de Gien, ledit duc d’Alençon s’en alla devers sa femme et en sa vicomte de Beaumont et les autres capitaines chacun en sa frontière. Et la Pucelle demeura devers le roi, moult ennuyée du départ et spécialement du duc d’Alençon, qu’elle aimoit très fort et faisoit pour lui ce qu’elle n’eût fait pour un autre. Peu de temps après, ledit duc d’Alençon assembla gens pour entrer au pays de Normandie, vers les marches de Bretagne et du Maine, et, pour ce faire, requit et fit requérir le roi qu’il lui plût lui bailler la Pucelle et que, par le moyen d’elle, plusieurs se mettroient en sa compagnie, qui ne se bougeroient si elle ne taisoit le chemin. Messire Regnault de Chartres, le seigneur de la Tremouille, le sire de Gaucourt, qui gouvernoit alors le corps du roi et le fait de sa guerre, ne voulurent jamais consentir ni faire ni souffrir que la Pucelle et le duc d’Alençon fussent ensemble, et depuis ledit duc ne la put recouvrer. »

Comme le chroniqueur n’a pas désigné expressément le Mont-Saint-Michel, les historiens n’ont pas pris garde jusqu’à présent à ce curieux passage. Il n’en est pas moins certain que ces mots : « entrer au pays de Normandie, vers les marches de Bretagne et du Maine, » indiquent un projet d’expédition dans l’Avranchin. Il est évident que des forces françaises opérant dans cette région devaient avoir pour premier et principal objectif de dégager complètement le Mont-Saint-Michel, afin de s’en faire ensuite une base d’opérations. Combien on doit regretter que la jalousie de La Tremouille ait opposé un obstacle insurmontable à l’accomplissement de ce dessein ! À cette date, la nouvelle des victoires, des succès merveilleux de la Pucelle avait déjà fait courir dans le pays compris entre la Seine et le Couesnon un frémissement d’espérance. Des complots patriotiques avaient éclaté à Rouen et à Cherbourg, aux deux extrémités de la province. Une panique générale s’était emparée des soldats anglais ; il avait fallu leur interdire l’accès des ports du littoral, où ils couraient en foule, affolés par la peur, pour se rembarquer et regagner leur île ; à voir l’effarement de ces déserteurs, il eût semblé qu’ils avaient le diable à leurs trousses. Supposez le corps expéditionnaire rassemblé par « le beau duc, » profitant d’un tel désarroi pour pénétrer dans l’Avranchin et faire sa jonction avec les défenseurs du Mont, qui ne sent qu’électrisée à l’appel de Jeanne, domptée, mais non-soumise, la Normandie tout entière se serait aussitôt soulevée pour chasser les envahisseurs ?

Quoi qu’il en soit, on dirait que, dans la seconde moitié du XVe siècle comme dans la première, dans la gloire aussi bien que dans l’épreuve, Jeanne d’Arc et le Mont-Saint-Michel ont eu en quelque sorte leurs destinées inséparables ; et les deux rapprochemens qui s’offrent à ce point de vue aux réflexions de l’historien, pour être fortuits jusqu’à un certain point, n’en sont pas moins curieux. De 1452 à 1456, quand on procéda à la réhabilitation de la victime de Pierre Cauchon, de la martyre du Vieux-Marché, ce fut un abbé du Mont-Saint-Michel, ce fut un frère de Louis d’Estouteville, capitaine du Mont pendant trente-neuf ans, en d’autres termes, ce fut le cardinal Guillaume d’Estouteville, archevêque de Rouen, qui remplit l’office de promoteur du procès, qui présida les premières enquêtes et eut la gloire d’attacher son nom à cette œuvre réparatrice. Et lorsque, quelques années plus tard, en 1469, Louis XI fonda l’ordre de Saint-Michel et en plaça le siège dans l’abbaye située au péril de la mer, il ne se proposa pas seulement d’honorer le tout-puissant protecteur dont l’invisible épée avait protégé son sanctuaire contre toutes les attaques des Anglais : il voulut aussi, il est permis de le croire, témoigner avec éclat sa gratitude envers l’archange qui avait été le principal inspirateur de la mission de Jeanne d’Arc et par suite le dispensateur du salut de la France.


IV.

Les recherches qui précèdent n’ont eu et ne pouvaient avoir d’autre but que de signaler les origines humaines, historiques de la mission de la libératrice d’Orléans. Ce but a été atteint si, sans amoindrir l’incomparable grandeur de cette mission et de l’héroïne qui a su l’accomplir, nous avons réussi à faire mieux comprendre l’épisode le plus prodigieux de notre histoire et de toutes les histoires. Quant aux origines célestes, divines, dont les biographes de la Pucelle se sont presque exclusivement préoccupés jusqu’à ce jour, c’est Jeanne elle-même qui les a affirmées jusqu’à la mort, et personne n’a le droit de mettre en doute la sincérité de son témoignage. Le seul rôle qui convienne à la critique est de rendre hommage à cette sincérité, en réservant la question de la réalité objective des faits miraculeux attestés par l’accusée de Rouen dans ses dépositions. On admet ou on rejette un miracle, on ne l’explique pas.

Toutefois, si l’histoire doit prudemment se garder de toute intrusion dans le domaine du surnaturel, il ne lui est pas interdit de travailler à en éclairer les abords. Les théologiens qui font autorité semblent convier la science à cette libre recherche, puisque c’est un de leurs axiomes que la grâce bâtit presque toujours sur la nature. Envisagée à ce point de vue, la mission de Jeanne d’Arc est comme un arbre merveilleux dont la cime monte jusqu’au ciel, mais dont les racines plongent dans un milieu réel que la critique a pour tâche de reconstituer. Cette reconstitution patiente, minutieuse, nous avons tenté de la faire dans le cours de ce travail, autant du moins que la pénurie des documens nous l’a permis.

Pour résumer en deux mots cet essai, nous nous sommes efforcé de montrer que les premières apparitions du chef de la milice céleste à la Pucelle ont suivi de très près des faits tels que le miracle de La Rochelle et la défaite des Anglais devant le sanctuaire de l’archange, faits où la foi populaire en la protection spéciale de Dieu sur Charles VII et la cause du roi légitime par l’entremise de saint Michel, venait de trouver une confirmation éclatante. Il est facile d’imaginer l’impression profonde que ce concours de circonstances a pu produire sur l’âme la plus compatissante, la plus croyante, la plus héroïquement enthousiaste, sur le cœur le plus français qui fut jamais. Aussi, sans établir précisément un rapport de cause à effet entre des événemens d’un caractère purement humain et des phénomènes de l’ordre surnaturel, il importait peut-être de constater l’étroite connexité, au moins topographique et chronologique, qui relie les seconds aux premiers. Sans contredit, la partie miraculeuse de la mission de Jeanne d’Arc échappe essentiellement à l’investigation scientifique, et pourtant qui donc oserait affirmer d’une manière absolue que les faits exposés ci-dessus n’ont pas contribué dans une certaine mesure à soulever, sur les sublimes hauteurs où la religion et le patriotisme devaient la transfigurer, la jeune paysanne de Domremy ?


SIMÉON LUCE.

  1. Ces erremens ont été suivis par la dynastie des Bourbons qui, voulant avoir elle aussi son patron spécial, a fait choix de saint Louis.