Jeanne d’Arc dans la littérature - Poésie et vérité
On peut dire de Jeanne d’Arc qu’elle est entrée dans notre histoire comme les divinités de l’ancien monde entraient dans le mythe : la terre tremble sous le choc des batailles, les tueries se succèdent sans intervalle, remparts démantelés, donjons incendiés, assauts livrés et repoussés, villes perdues et regagnées, et, du milieu de ces horreurs, de ces paniques, de cet abandon universel dans le désespoir, ses ivresses et ses folies, une jeune fille armée en guerre surgit tout à coup, valeureuse et simple, indomptable, inspirée, bonne au pauvre monde. Deux ans à peine lui suffisent pour retourner la fortune du pays, et, sa mission achevée, elle disparaît dans les flammes d’un bûcher. Envisagée du point de vue providentiel, c’est un épisode de la Divine Comédie que cette histoire, un mythe dantesque. Il était une fois une bergère, et cette bergère sauva la France. Dieu nous avait frappés pour nos péchés, mais il ne voulait pas la mort du royaume, car les peuples ont à ses yeux des fonctions diverses que chacun d’eux doit remplir en son lieu et à son heure : l’expiation ayant duré son temps, celui qui avait envoyé le fléau suscita la délivrance, et la Pucelle vint à son tour châtier et chasser les Anglais. La cause étant d’humilier l’orgueil des grands, celle en qui renaquit la France naîtra parmi les humbles, sous le chaume, et prendra sa première inspiration dans la mystérieuse clairière où se dressait, vieux de mille ans, l’arbre des fées, arbre éloquent, mais d’une éloquence à double entente ; car, s’il lui parlait de la patrie saignante, il lui parlait aussi des oracles druidiques et du gaélique Merlin, le nécromancien. Aussi, parfois, s’enfuyait-elle au grand air de la campagne pour y respirer plus à l’aise, ou dans la solitude de sa chapelle pour prier Dieu ou consulter ses saintes. Ce qui très souvent arrive en ces périls communs, en elle se concentraient toutes les souffrances et toutes les énergies d’une multitude. Son âme était le foyer de résonance ; pauvre âme d’enfant, ignorante, ignorée, que pouvait-elle ? Se dévouer, offrir sa vie ! Mais que vaut pour la France un tel sacrifice ? Elle interroge, et ses voix lui répondent ; les voix qui sont en elle, voix subjectives, qui seules avaient déjà le secret de cette destinée dont l’étrangeté fait la force. Les femmes qui changent de sexe ne sont point rares ; combien en a-t-on vues qui se soient impunément tirées de la métamorphose, menant de front deux héroïsmes qui se contredisent, conservant sous l’armure la chasteté, l’humilité d’une sainte ; mais les saintes ont ce privilège de ne pas toucher la terre, elle, au contraire, se meut au milieu de ce que les passions humaines ont de plus féroce et de plus trivial. Commise au salut d’une nation, elle ne permettra pas au plus brave de la dépasser en valeur masculine, et, de son côté, la femme s’imposera par sa mansuétude et sa modestie, intrépide et timide, belliqueuse sans cruauté, paisible sans faiblesse, impétueuse et circonspecte, d’âme et de corps bien équilibrée, ne quittant pas le ciel et cependant toujours à son affaire : « Tous s’émerveilloient que si hautement et sagement elle se comportât en fait de guerre, comme si c’eût été un capitaine qui eût guerroyé l’espace de vingt ou trente ans, et surtout en l’ordonnance de l’artillerie. » (Déposition du duc d’Alençon.) — « Quand elle doit en venir aux mains avec l’ennemi, elle conduit l’armée, choisit la position, forme les lignes de bataille et combat en brave soldat après avoir ordonné en habile capitaine. » (Lettre d’Alain Chartier.) — Il a fallu Voltaire pour oser gambader autour d’un pareil idéal. Mal lui en prit ; c’est que la Pucelle est une sainte comme il n’y en a guère dans le calendrier, une de ces saintes de l’humanité dont la mission pratique et nationale n’a rien à redouter de la science moderne et de ses découvertes. Le siècle peut venir des chemins de fer, du télégraphe électrique et de la philosophie expérimentale, les négations qu’il amènera ne la touchent point, car sa prière n’exclut pas l’action, et son extase a des résultats que les plus sceptiques sont forcés d’admettre. Elle vit à la fois dans le réel et le surnaturel : double existence qui, après avoir été sa gloire aux jours heureux du siège d’Orléans, se retournera contre elle et sera sa perte aux jours du procès. Le surnaturel n’a-t-il pas en effet double visage ? Ce que les bien intentionnés acceptent comme venant de Dieu, les autres ne se croiront-ils pas en droit de l’attribuer au diable ? Le procès de Rouen tout entier roule sur cet argument, et peut-être allons-nous trouver quelque intérêt à nous rendre compte de ce que peut valoir au théâtre la thèse de la procédure interprétée par un homme de génie. « Shakspeare n’y a rien compris, » disait Michelet, il faudra voir.
Généralement inconnue du public, la Jeanne d’Arc de Shakspeare reste une énigme même pour ceux qui ont pénétré le plus avant dans l’étude de ses caractères. C’est dans la tragédie-chronique de Henri VI qu’on la rencontre ; encore n’y figure-t-elle qu’au second plan, comme à l’état d’un marbre à peine dégrossi. L’œuvre date de la première jeunesse du poète, et les commentateurs lui en contestent même la propriété. Cependant, tous ne sont pas d’accord sur ce point : les uns, Coleridge, Collier, disent non ; les autres, également bien renseignés, Tieck, Ulrici, disent oui. Partageons le différend et reconnaissons, pour être dans la réalité des faits, qu’il s’agit ici d’un drame de Robert Greene ou de Marlowe, remanié par Shakspeare. Dans ces sortes de pièces, le plan d’ailleurs importait peu, on se bornait à mettre en dialogue le récit du chroniqueur, besogne des plus simples au premier coup d’œil, mais capable de s’élargir à des proportions extraordinaires sous la main même encore inexpérimentée d’un Shakspeare ; car, de ces dialogues vont sortir des caractères, et de ces événemens repris, coordonnés, documentés, nous verrons par la suite, dans Richard III, dans Richard II, dans Henri IV (première et seconde partie), dans Henri V et le Roi Jean, se dégager un prodigieux tableau d’histoire nationale.
Essai chaotique si l’on veut, cet Henri VI offre encore bien des sujets de réflexion ; c’est moins un spectacle qu’un précis chronologique des événemens ; l’ordre poétique y cède le pas à la loi des revendications morales, vous assistez à des écroulemens d’avalanches, à je ne sais quelle mêlée de loups se dévorant entre eux ; le crime chasse le crime à découvert, et la Némésis vengeresse aboie aux trousses de chacun. C’est beau, mais sans enchevêtrement ni symétrie ; beau, dans des conditions autres que celles d’une œuvre d’art. D’incessans défilés de personnages qui traversent la scène pour s’apostropher et s’entr’égorger, un Josaphat de destinées humaines ; mais tout cela, grandiose, puissant.
Il est certain que cette dramaturgie, voisine de l’enfance, diffère beaucoup de la nôtre. Ce premier théâtre de Shakspeare touche à celui de George Peck, de Greene, de Massinger, de Ford et de Marlowe au point de s’y confondre. Voulons-nous un exemple qui nous montre comment ce réalisme grossier s’achemine pas à pas vers la poésie historique des types et des caractères ? Henri VI va nous le fournir. Robert Greene écrit grosso modo sa tragédie, Shakspeare arrive et la remanie. Maintenant, prenez l’œuvre du précurseur et regardez le personnage principal, quel est-il ? Il est ce que la chronique nous l’indique : un zéro. Mais ce qui suffisait à Robert Greene ne suffit déjà plus à Shakspeare, reproduire en son effarement cette pâle figure de roi n’est point assez. Il faut que de ce néant même il tire une moralité que les autres n’ont pas entrevue : ce saint homme de monarque rêvant de n’être qu’un sujet comme le dernier de ses sujets rêverait d’être roi, ce bénédictin couronné perdra l’Angleterre ; la débonnaireté engendre les brigands, tel sera le proverbe qui servira de conclusion au poète, philosophant désormais sur les choses qu’il raconte. Que cette philosophie soit toujours impartiale quand il s’agit de la France, ce n’est pas moi qui l’affirmerai ; bien des préjugés s’y mêlent et bien des colères dont ni le temps ni le progrès des mœurs n’avaient eu raison. Un siècle et demi s’était écoulé depuis le jour où les Anglais avaient mis le feu au bûcher de Rouen, et la sainte fille passait encore aux yeux du plus grand nombre pour une infâme sorcière pertinemment et justement suppliciée. Que dis-je ? du plus grand nombre ! C’est de tous ; car, de l’autre côté du détroit, l’opinion à cette époque est unanime : sorcière, hérétique et relapse, tout le monde en tombe d’accord. Sentiment au fond très sincère, et dont l’orgueil britannique s’accommodait trop bien pour ne pas y persévérer. D’où qu’elle vint, elle était un instrument de terreur, ils n’admettaient pas qu’elle fût envoyée de Dieu, mais, même venant du diable, ils voyaient en elle un pouvoir surhumain. Il y avait donc ici double type et partant double fascination, double magie. Il faut que Jeanne d’Arc soit ange ou démon : le surnaturel en elle a supprimé la femme ; là peut-être est la raison qui l’a rendue impropre à la vie dramatique, il lui manque l’éternel féminin. Étant donné ce double courant, il en résultera qu’elle sera diversement et arbitrairement jugée par les uns et par les autres. Cette force supérieure, qui l’aide à vaincre, nous l’attribuerons, nous Français, à sa mission providentielle, tandis que les Anglais crieront à la sorcellerie, à l’enfer, à la possession démoniaque ; et qui sait s’il n’arrivera pas un moment où elle-même, trahie par les événemens et par les hommes, se laissera tenter et doutera ? Où, après s’être interrogée, tâtée, remuant les souvenirs incertains du passé, reniée dans le présent, livrée à toutes les confusions de l’âme, à tous les désespoirs, elle écoutera les ténèbres. C’est ainsi que Shakspeare l’a vue et que je m’explique le personnage bizarre, hétéroclite, poétique, fantastique et troublant créé par lui.
L’action parcourt un espace de vingt et un ans (1422-1443) ; elle a pour thème le prologue de la guerre des Deux Roses, qui se poursuit et bat son plein dans les deux autres parties de la trilogie et trouvera son dénoûment dans Richard III. Il suit de là qu’en nous plaçant au point de vue français, nous n’avons affaire qu’au prologue chargé de nous représenter le moment où la fortune de l’Angleterre commence à décroître. C’est dire que Jeanne d’Arc paraîtra cette fois, non plus à l’état de protagoniste absolue, comme cela se voit d’ordinaire dans les tragédies, et qu’il ne sera question d’elle que de façon épisodique. Shakspeare a ses chroniqueurs à lui, Holinsheed, Hall, tous naturellement antifrançais et ne reculant ni devant l’obscène, ni devant l’absurde, mais il a surtout son génie pour convertir l’obscène en beautés dramatiques. Au début, tout se passe, d’ailleurs, selon les règles. Jeanne arrive à la cour introduite par Dunois : « Je vous amène le secours, n’hésitons pas, car c’est le ciel qui nous l’envoie pour forcer les Anglais à lever le siège et les chasser du pays : la jeune fille que voici a des visions, l’esprit de prophétie l’anime, et mieux que la sibylle antique, elle sait ce qui fut et ce qui sera. » La Pucelle va droit au dauphin caché parmi les courtisans et l’emmène à l’écart : « Interroge-moi et je te répondrai ; éprouve-moi et tu me trouveras au-dessus de mon sexe. » Le dauphin propose alors le jugement de Dieu ; on croise les épées, il est vaincu et se rend à la sainte guerrière, dont la reine du ciel guide le fer : « Qui que tu sois, tu viens pour me sauver, ce n’est plus le dauphin de France qui te parle, c’est ton esclave ; commande et je t’obéirai. » Tout cela, galant, aisé, chevaleresque, les dames et seigneurs servant de fond au tableau et ponctuant de mots d’esprit le dialogue. La scène est charmante. Le poète nous conduit ainsi jusque sous les murs d’Orléans, où Jeanne et Talbot s’accostent pour la première fois. Talbot n’est pas seulement pour la Pucelle un ennemi redoutable, implacable, il est ce que j’appellerais « son contraire, » la force qui la nie et la redoute. Vainement il se monte la tête et grossit la voix. Il se sent en présence d’un inconnu qu’il peut défier, lui, sous sa double cuirasse de héros et de penseur, mais qui déjà, de proche en proche, gagne l’armée et la terrorise. Ni vaillance ni ses insultes ne retarderont l’heure de la délivrance. Jeanne d’Arc a tenu sa promesse : le siège d’Orléans est levé, et le dauphin, ivre de joie et de reconnaissance, l’en remercie en un discours dont l’emphase seule suffirait pour nous indiquer la période de prime jeunesse où furent écrits ces vers : « Créature des dieux, fille d’Astrée, comment honorer ton mérite ? Ta parole ressemble à ces jardins d’Adonis qui fleurissent aujourd’hui, et, demain, donnent des fruits. O France, glorifie-toi en ta prophétesse, Orléans est reconquis ! Jamais plus grand service n’échut à ce pays, et celle qui nous l’a rendu, c’est Jeanne ; nous n’y sommes pour rien. Qu’elle partage avec moi la couronne et que tous les prêtres et moines du royaume aillent en procession, chantant ses louanges. Je lui veux élever une pyramide plus haute que celle de Memphis ou de Rhodope et j’entends, qu’après sa mort, ses cendres recueillies dans une urne plus précieuse que la cassette de Darius, soient vénérées aux jours de grande fête par les rois et les reines de France. Que saint Denis cesse d’être invoqué, notre patronne est désormais Jeanne la Pucelle. Venez tous, et qu’un royal banquet couronne ce jour doré par la victoire ! » Je donne ce morceau, parce qu’il a, selon moi, double intérêt et comme échantillon du style shakspearien en ses débuts et comme document pour servir à la philosophie de l’histoire. Rapproché du tableau de la fin, cet air de bravoure vous met la mort dans l’âme ; on songe à ces précieuses cendres qu’une urne de diamant doit recueillir et qui seront un jour dispersées aux quatre vents du ciel : promesses du dauphin que le roi de France oubliera sans un remords, sans une larme de pitié, sans même regarder le temps qu’il fait, comme tel de ses successeurs, exactement modelé à sa ressemblance et qui du moins regrettait, lui, que sa pauvre marquise eût de la pluie pour son dernier voyage. Shakspeare commence par idéaliser à l’excès le personnage, quitte à le ramener ensuite plus bas que terre. La Pucelle, à son entrée, est à l’unisson du lyrisme ambiant ; le hâle de la fille des champs a disparu de son visage, qu’une blancheur céleste illumine. C’est aussi le caractère de l’héroïne de Schiller de se présenter à nous dès le prologue sous les traits d’une prédestinée : « Souvent il m’arrive de la contempler du fond de la vallée et de m’étonner à la voir, au milieu de son troupeau, grande et sérieuse, abaisser son regard vers le sol. Je crois alors saisir en elle quelque chose de surhumain et comme venant d’un autre temps. » Ainsi parle déjà son fiancé, et cette impression est celle que l’apparition de Jeanne provoque dans l’armée et chez le roi. Il semble qu’un rayon d’en haut l’enveloppe ; Danois, Lahire sont émus, attirés par cette fille des anges dont le front rayonne d’une auréole plus brillante que toutes les couronnes de ce monde, et c’est à qui des deux obtiendra sa main d’un roi si transporté de gratitude. Mais Jeanne, toute à sa mission, reste insensible à ces hommages ; aux propos invitans d’Agnès Sorel elle répond par des paroles prophétiques, et quand le dauphin, appuyant sur la galanterie, essaie de la convertir à des sentimens plus humains et s’amuse à lui prédire qu’après avoir assuré le salut de tous, elle voudra faire le bonheur d’un seul : « Sire dauphin, s’écrie-t-elle, es-tu donc déjà las du secours que le ciel t’envoie que tu cherches à l’avilir ? Gens de peu de foi, le miracle vous environne et vous fermez les yeux pour n’y pas voir. Est-ce l’œuvre d’une femme de se vêtir de fur et de batailler dans la mêlée ? Malheur à moi si, lorsque Dieu confie à ma main l’épée vengeresse, je pouvais laisser mon cœur s’éprendre d’un amour terrestre ! Mieux me vaudrait n’être jamais née ! Trêve à de tels discours qui m’exaspèrent, car, je vous le dis en vérité, l’homme qui me regarde à pareille intention est un sacrilège ! »
On le voit, Shakspeare, comme Schiller, ont au début même donnée ; l’un comme l’autre invoquent le surnaturel d’où qu’il vienne ; étant, d’ailleurs, bien compris d’avance, que le surnaturel sera diversement interprété par les deux camps : lumière ici, là ténèbres, l’ange ou le démon, selon qu’on se retournera du côté de France ou d’Angleterre. Personne ne doute du pouvoir de Jeanne, mais on doute et surtout on doutera de plus en plus de la nature de ce pouvoir. A ne considérer les choses que du côté français, au départ, tout le monde est d’accord : Jeanne vient de Dieu. Que l’horizon se rembrunisse, que les mécomptes se succèdent, et le parti du diable aura beau jeu. Il y a de ces dévoûmens auxquels l’entourage d’un prince ne se résigne pas et qui, lorsque le prince est mesquin et déplorable, comme c’était ici le cas, l’importunent lui-même à la longue. Charles VII rechignait à tant de services rendus ; Jeanne le sauvait trop, et c’est peut-être dire la vérité que de prétendre qu’il eût préféré être roi de Bourges, avec son La Trémoille, plutôt que le roi de France par la Pucelle. Il est le continuel obstacle et ne demande qu’à douter, car son doute servira d’excuse à son apathie. Pauvre Jeanne ! tout le monde doute d’elle autour d’elle. Baudricourt, qui l’avait d’abord crue folle, est tenté maintenant de la croire sorcière. Abandonnée devant Paris, livrée à Compiègne, comment ne finirait-elle pas par douter ? Voilà ce que Shakspeare, en manipulant ses chroniques, a merveilleusement saisi, rendu. L’histoire reconnaîtra plus tard que les événemens avaient pu ébranler cette grande âme ; il entrevoit cette version et l’adopte en y mêlant, et son orgueil anglais, qui refuse de s’humilier sous la main de Dieu, et sa superstition, qui accuse l’enfer de la défaite. Rappelons-nous les invectives de Talbot devant Orléans, où se heurtent les deux antagonismes : Jeanne, l’âme de la France, et Talbot le prototype de l’Anglo-Saxon, l’homme de fer et de vertu stoïque qui sent que sa cause est perdue et s’y dévoue jusqu’à la mort. On me reproche d’aimer trop les digressions : s’il m’était permis d’en oser une, quel plaisir j’aurais à citer cette scène qui nous montre Talbot et son fils expirant dans les bras l’un de l’autre ! C’est du Shakspeare de la première heure, fleur de jeunesse et d’élégie, drame, poésie, tout y est en abondance, plus la rime continue, qui nous signale la date du morceau : « Enfant, s’écrie Talbot, que viens-tu faire ici ? Malheureux ! tourne bride et va-t’en au galop le plus rapide de ton cheval.
— Moi, fuir quand je m’appelle John Talbot ?
— Fuis, te dis-je ; si je meurs, tu me vengeras.
— Qui serait capable de vous obéir jamais ne vous tiendrait parole.
— Rester, c’est mourir tous les deux.
— A vous alors, à vous, père, de quitter ce champ de carnage où la trahison du régent nous a poussés. Qu’importe que je tombe ici ou là, moi que nul mérite ne recommande ? Ma mort pour les Français ne serait pas un sujet de jactance, tandis qu’à vous, votre gloire vous permet de fuir ; mieux encore, elle vous l’ordonne, puisqu’en fuyant vous porterez la victoire sur un autre point.
— Enfant, je t’adjure de t’éloigner.
— Soit ! fuyons tous les deux.
— Abandonner ces braves gens, cette flétrissure sur ma vieillesse !
— Et ma jeunesse à moi, voulez-vous donc que je la déshonore ?
— Viens, alors, cher enfant, viens mourir et que ton âme s’envole avec la mienne. »
L’instant d’après, nous retrouvons au pied d’un arbre Talbot blessé et finissant d’expirer sur le cadavre de son fils.
« Si York et Somerset fussent venus à la rescousse, la journée eût été plus sanglante pour nous, dit le roi Charles au bâtard d’Orléans, qui lui répond par le récit de la furieuse rencontre où le jeune Talbot a succombé : « Il s’est élancé vers moi, brandissant sa chétive épée ruisselante de sang français. » Et la Pucelle, intervenant, continue, le poing sur la hanche, et de cet air de virago dont Shakspeare l’affuble : « Je le voulais pour moi et m’écriais : « Viens, jeune gars, viens ici qu’une fille te désarçonne ; » mais lui, ironique et superbe : « Le fils du grand Talbot, reprit-il, n’est point un gibier de ribaude ; » et, se jetant dans l’épaisseur des rangs français, il me laissa de côté comme indigne de sa colère. » Cette mort de Talbot, que Shakspeare a poussée aux dernières limites du pathétique, affecte dans Schiller un tout autre caractère, et les gens qui s’intéressent aux parallèles académiques auraient là de quoi discourir. Le Talbot de Shakspeare n’est pas, comme celui de Schiller, un homme de Plutarque. C’est un Anglais, un grand Anglais, rien de plus, mais rien de moins, et, par conséquent plus près de l’histoire que le héros du poète allemand, que préoccupe un idéal universel. Tous les deux finissent en stoïciens, sur le champ de bataille, où ils ont vécu : « Ainsi l’homme arrive à son but, et le plus net profit que nous emportions du combat de la vie, c’est la conscience de son néant et le cordial mépris de tout ce qui nous parut désirable et beau ! » C’est le Talbot de Schiller qui s’exprime de la sorte, et celui de Shakspeare : « O mort, spectre narquois, quelle ironie est la tienne ! »
Dès le début du second acte, de cette première partie d’Henri VI, l’action se relâche et se fractionne ; à chaque instant, la scène se déplace. Nous étions en France tout à l’heure, nous voici, d’un coup de baguette, transportés en Angleterre. Paris, Londres, Rouen, Bordeaux, Angers, les tableaux se succèdent sans transition et c’est le diable de se reconnaître au milieu de tout ce décousu. Il y a des momens où la figure de Jeanne d’Arc ne tient pas ensemble. Passé les premières scènes, le caractère se trouble et s’assombrit, la pure étoile s’embrouille dans les nuages, vous la perdez de vue, et la voilà tantôt qui reparaît éblouissante comme dans la scène avec le duc de Bourgogne. Que la Pucelle, en un de ses plus beaux élans, ait jamais fait ce miracle de détacher des Anglais le duc de Bourgogne, l’histoire ne nous en dit rien, elle parle simplement d’une lettre de Jeanne adressée au duc et dont l’héroïne de Shakspeare reproduit les propres termes dans son adjuration. Quant à l’acte politique par lequel le duc de Bourgogne se détacha de l’Angleterre, il est évident qu’on ne saurait le rapporter historiquement à l’initiative de Jeanne, son martyre ayant eu lieu en 1431, et la paix entre le duc de Bourgogne et le roi Charles étant de 1435 ; de même, pour la mort de Talbot, survenue en 1453, c’est-à-dire plus de dix ans en dehors du cycle où se meut le drame ; mais qui donc voudrait reprocher de tels anachronismes au penseur capable de les exploiter au vrai sens philosophique des événemens ?
Comment Shakspeare s’y prendra-t-il pour amener cette scène capitale ? Aucune préparation, une fresque barbare brossée à la manière des primitifs. Rouen est tombée, l’armée en déroute bat la campagne ; le roi se retourne éperdu vers Jeanne d’Arc, qu’il somme d’avoir recours à ses moyens les plus surnaturels pour le tirer d’affaire lui et son monde, — vous croyez entendre un bourgeois penaud implorant la somnambule du coin, — et la Pucelle condescend à jouer ce rôle de thaumaturge, où l’ont insensiblement amenée le mépris des uns et le doute des autres. Justement les troupes anglaises et bourguignonnes passent de ce côté, fanfares au vent, bannières déployées. Charles VII hèle son beau cousin, mais celui-ci restant sourd à l’appel, Jeanne s’élance et l’apostrophe, un genou à terre. Ces colloques homériques sur un champ de bataille, ces armées qui se croisent et s’interpellent, on sourit à l’idée d’une pareille mise en scène quand on songe aux ressources techniques du théâtre de Blackfriars ; c’est aussi l’enfance de l’art que cette scène entre Jeanne d’Arc et le duc de Bourgogne. Shakspeare ne s’arrête pas aux transitions et moins encore que partout ailleurs dans ses pièces historiques, où les faits étant supposés être connus de tous, il les enjambe et va droit au moment psychologique. Ainsi de cette volte-face du duc de Bourgogne qu’il néglige de motiver. Les événemens se pressent, la place manque ; vous trouverez en quarante vers, pleins de rudesse, la colère du duc, ses remords, son hésitation, son retour : « Adieu, Talbot, ta cause n’est plus la mienne, » et Jeanne, au spectacle de ce revirement subit qu’elle vient de provoquer, ne peut s’empêcher de sourire : « O Français, dit-elle à part en s’éloignant, cœur de Français, inconstant et léger ! » Car, elle n’a pas seulement pour elle sa valeur et sa pénétration, la grande Lorraine, elle a aussi son naïf scepticisme à l’endroit de tout ce qui n’est pas la charge qui lui incombe[1], ce que Shakspeare, bien avant Michelet, avait saisi d’inspiration et consigné dans cette scène. Schiller, à deux cents ans de distance, reprenant le thème, ne pouvait manquer de l’élargir. Fort des connaissances historiques modernes, n’ayant plus à compter avec l’esprit de parti, on comprend avec quels avantages le poète d’Iéna abordait la situation. Après la gravure sur bois, voici le tableau : Jeanne d’Arc tenant le milieu, et les autres figures groupées autour d’elle. La scène, cette fois, n’aura rien de l’invraisemblable soudaineté dont nous fûmes témoins tout à l’heure ; préparée dès l’acte précédent, elle éclatera également sur un champ de bataille, mais toujours s’avançant par degrés. Le duc de Bourgogne aperçoit Jeanne dans la mêlée et fond sur elle, sa visière baissée, l’épée haute et l’insulte à la bouche. La Pucelle, qui le reconnaît, hésite à se mettre en défense ; se démasquant alors, il s’apprête à l’égorger, quand Dunois et Lahire arrivent au secours de la jeune fille. La lutte s’engage d’homme à homme, Jeanne intervient, les sépare et c’est dans l’intervalle du combat que le dialogue se pose, politique d’abord, puis s’animant, passant de l’exaltation au pathétique et finissant dans une accolade : « Bas les armes ! Cœur contre cœur ! .. Victoire ! il pleure, il est à nous ! »
Bergère inspirée et guerrière, l’idéal n’a désormais plus qu’à décroître ; du moins, avec Schiller, la transition est-elle ménagée, mais avec ce Shakspeare inexpérimenté du premier âge, quel effroyable effondrement ! Le type en un clin d’œil se décompose ; la visionnaire tourne à la sorcière, l’héroïne sainte dégénère en fille à soldats ; vous voyez instantanément ce beau corps de vierge se plaquer de léprosités infernales. Il y a en nous, au plus profond de l’être, une vie occulte et nocturne sur laquelle notre volonté perd ses droits et qui fait que, dans certains désordres de l’âme, une obscénité de corps de garde peut monter aux lèvres les plus pures. Ophélie est abandonnée, sa raison s’égare et la voilà qui fredonne de vils refrains, perceptions vagues et lointaines que l’inconscience du délire rend manifestes. Ainsi de la Jeanne d’Arc de Shakspeare : elle succombe à la contagion d’un siècle où les maléfices et les empoisonnemens sont à demeure. Sous l’action des événemens, sa nature s’altère, ses traits, sa voix changent d’accent, son humilité devient jactance. Adieu, grâce, pudeur : l’ange est parti, la femme s’écroule à son tour, glisse au plus bas cynisme et devant que la catastrophe suprême s’accomplisse, elle aura insulté le cadavre de Talbot, renié son père ; elle aura, prise de terreur en face du bûcher, imploré le sursis qu’on accorde aux femmes grosses. Tout cela certes est fort repoussant, mais ne doit pas être imputé au seul Shakspeare, qui, d’ailleurs, ne l’a point inventé. Shakspeare suit pas à pas son chroniqueur ; il y voit que Jeanne recula. « Le matin, Cauchon lui envoya un confesseur, frère Martin Ladvenu, pour lui annoncer sa mort et l’induire à pénitence, et quand il annonça à la pauvre femme la mort dont elle devait mourir ce jour-là, elle commença à s’écrier douloureusement : « Hélas ! me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement qu’il faille que mon corps net et entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd’hui consumé et rendu en cendres ! Ah ! ah ! j’aimerais mieux être décapitée sept fois que d’être brûlée… Ah ! j’en appelle à Dieu, le grand juge des torts et ingravances qu’on me fait ! » Shakspeare lit également dans les rapports de son annaliste quelle vertu talismanique les Anglais attribuaient à la virginité de Jeanne. Lui ravir cette virginité qui faisait sa force, c’était la faire descendre au degré des autres femmes. À cette tâche patriotique, nous savons que plus d’un Anglais s’y essaya, ce tailleur malotru, par exemple, qui, lorsque la duchesse de Bedford lui envoya mie robe de femme, mit sans façon la main sur elle et à qui elle appliqua un si beau soufflet, et ce noble lord entreprenant de violer une fille enchaînée et, qui n’y parvenant pas, la roue de coups : « Elle révéla à son confesseur qu’on l’avait tourmentée violentement en sa prison, molestée, bastue et deschoullée et qu’un millourt anglais l’avait forcée ! » Comment Shakspeare n’eût-il pas tenu compte de tous ces dires ! Mettons-nous à sa place, il était Anglais dans l’âme, il travaillait sur des documens anglais pour un public anglais : comment sa conception d’un pareil sujet serait-elle autre que celle de son peuple alors que, même à ne consulter que l’histoire, ce sujet se présentait à lui sous les deux espèces du bien et du mal ?
Jeanne d’Arc, en effet, a double vie ; dès l’origine des choses, s’étend au-dessus d’elle une double influence de paganisme et de christianisme dont elle ne se défera plus jamais : cet arbre des fées plein de sortilèges, placé près de la chapelle, et dont l’ombre la berce endormie pendant que des voix lui parlent, cette source que hantent les sirènes et qu’elle écoute bruire en filant au frais sa quenouille, ne dirait-on pas les deux principes apostés là dès le commencement à cette fin de fournir plus tard à la discussion des armes pour et contre ? Secours du ciel ou de l’enfer, miracle, en deçà du canal, sortilège au-delà !
Le merveilleux ! Mais il n’y a que cela dans cette histoire ; elle est la vierge de délivrance promise depuis des siècles ; sainte Brigitte de Normandie, sainte Catherine de Sienne l’ont annoncée et comme il faut toujours que la magie s’amalgame au sujet, le vieux Merlin, du fond de sa nécromancie, l’avait prédite. Sans prétendre, en aucune façon, me piquer de théologie, il m’a toujours paru que, même en dehors de la raison politique, cette circonstance a dû compter aux yeux de l’église pour empêcher la canonisation officielle. Tout le monde sait que l’évêque d’Orléans en avait fait sa cause et que son zélantisme n’a rien produit. Cela devait être ; nous admirons et vénérons Jeanne d’Arc, elle est pour nous plus qu’une sainte, mais il nous faut bien aussi tenir compte des scrupules qui conseillent aux âmes croyantes l’abstention en présence du double courant où cette grande mémoire fut et sera toujours ballottée. Il y a du louche et de l’oblique, et comme si ce n’était pas assez du renom de magicienne qui l’atteignit dans le passé, voici maintenant que les clubs révolutionnaires s’emparent d’elle et vont achever de la compromettre.
À peine elle arrive à la cour, le surnaturel l’accrédite. Quatre mots à l’oreille du dauphin ont suffi pour attester son caractère prophétique. Toutes ces histoires de visionnaires se ressemblent, vous trouverez la même scène dans la Catherine d’Heilbronn d’Henri de Kleist. À ne nous occuper que de Jeanne et de sa première révélation : « Je viens, dit-elle, t’apprendre de par Dieu mon Seigneur que tu es vraiment fils du roi et, de ce chef, héritier du royaume. » Comment le sait-elle ? Qui l’informa des doutes secrets que le jeune prince nourrit sur la légitimité de sa naissance ? Qui ? Vous demandez qui ; et l’un vous répond : C’est le ciel ; l’autre : C’est l’enfer, un troisième : C’est le magnétisme ; ce dernier, un enfant du siècle qui jure in verba magistri et se croit nécessairement beaucoup plus fort que les deux autres. Maintenant, si vous pouvez, tirez-vous de là. Ce qu’il y a de certain, c’est que le merveilleux reste inhérent à ce sujet ; quoi que vous fassiez, vous ne l’en ôterez pas, il est là, comme ces végétations dont se festonne une tour séculaire ; essayez de les arracher, vous dégradez le monument. Aujourd’hui tout mysticisme nous répugne et nous avons nos frénésies en sens inverse, je devrais plutôt dire : nos dadas ; cette idée, par exemple, d’enlever à Jeanne d’Arc son nimbe d’or et de la coiffer en cadenettes à la mode des volontaires de 92.
J’ai relu, au cours de cette étude, bien des vieux livres dont on ne veut plus, celui de Guido Görres nommément. Eh bien ! je défie le plus sceptique de sortir d’une pareille épreuve sans un certain trouble. L’auteur est un croyant, je vous l’accorde, mais beaucoup moins suspect d’illuminisme qu’on ne l’assure, et d’ailleurs, aux documens qu’il cite, que répondre ? Parmi ces pièces très nombreuses, il en est une concernant la blessure que Jeanne reçut au siège d’Orléans, et dont, en dehors du cercle de la cour, plusieurs, parait-il, furent informés d’avance, entre autres, un gentilhomme flamand qui, dans une lettre écrite de Lyon à l’un de ses amis, prédit l’événement : « Ici, comme dans la révélation au dauphin, comme dans toute l’histoire de la Pucelle, se manifeste l’action indéniable de la Providence et le ferme propos de confondre les incrédules. » Ce gentilhomme s’appelait le sire de Rostlaër ; il mande qu’à la cour du roi Charles se trouve en ce moment une jeune fille qui s’est engagée à délivrer Orléans, annonçant qu’elle-même sera blessée dans une des sorties, mais qu’elle n’en mourra pas, que le roi sera sacré à Reims, l’été prochain, et bien d’autres choses dont le roi seul a connaissance. Or, cette lettre est datée de Lyon, le 22 avril, et c’est seulement quinze jours plus tard, le 7 mai, que Jeanne fut blessée. Les archives de Königsberg en Prusse possèdent aussi un document qu’on suppose avoir été adressé à François Sforza, duc de Milan, et contenant d’intéressans détails sur la physionomie de la Pucelle : « Avenante de figure, apte aux exercices masculins, et d’une étonnante justesse de jugement. Elle parle peu, mais d’une voix claire et féminine, et déteste les grands discours. Les belles armures, les beaux chevaux richement caparaçonnés sont ce qu’elle aime ; patiente, endurante, infatigable, gaie à la peine et capable de rester six jours et six nuits sous le harnois sans autre nourriture qu’un peu de pain trempé de vin et d’eau. Au combat, son entraînement ravissait des milliers d’âmes, sa lumière éclairait à la fois les deux armées. Au siège d’Orléans, les prisonniers anglais racontèrent avoir vu soudainement des légions innombrables tourbillonner autour d’eux et au-dessus. Leur cohorte emplissait l’espace, une nuée de radieux adolescens sur des cavales blanches indomptables ; ils croyaient voir l’archange Michel en personne guidant les Français sur le pont. » L’archange, c’était elle, l’héroïque et sainte fille, sa bannière victorieuse à la main et le cri de guerre à la bouche : « Glacidas, Glacidas, rends-toi ! rends-toi au roi du ciel ! tu me traites de ribaude et j’en ai grand’pitié pour toi et pour ton âme. » Pris de terreur, le chef anglais se disposait à la retraite, quand une bombe emportant le pont, lui et les siens disparaissaient dans le gouffre. Ainsi devait s’accomplir la prophétie de Jeanne : « Je forcerai les Anglais à lever le siège, mais, ce jour-là, ni toi Glacidas, ni bon nombre des tiens ne le verras ! » Et c’était elle maintenant qui s’apitoyait sur le sort du vieux guerrier, oublieuse de sa propre blessure et de tant d’outrages reçus de lui, pour ne se souvenir que du châtiment dont ces outrages allaient être payés dans l’autre monde.
Nature attendrie et sublime, pleurant l’injure qu’on lui fait et pleurant celui qui la fait ! L’idée de sa mission jamais ne la quitte ; pendant qu’elle dort, l’esprit veille pour l’avertir. Un jour, vers midi, causant avec son hôtesse, le sommeil la gagne ; dans la chambre à côté, son gentil servant d’armes, lui aussi reposait, tombant de fatigue. Tout à coup, elle se réveille en sursaut, demande ses armes, saute sur son cheval et part. Son page et le chevalier d’Aulon la rejoignent à la porte de la ville, comme elle était en train de couper la retraite à une troupe de Français tournant le dos à l’ennemi et qu’elle ramenait au combat. Une sortie commandée à son insu avait causé ce grand tumulte. Mais la voix d’en haut l’avait avertie, elle accourait d’ordre divin et l’échec était réparé. Miraculée du ciel ou de l’enfer, le surnaturel partout éclate. Avant elle, 400 Anglais faisaient fuir 600 Français, elle arrive et les rôles à l’instant sont intervertis : les 600 Français qui fuyaient se ravisent et font à leur tour fuir 1,200 Anglais. Que dire aussi de ces conseils de guerre où l’on voit les chefs militaires les plus expérimentés, un Dunois, un Sainte-Sévère, un Retz, un Lahire, un Gaucourt, se ranger aux plans de bataille d’une fille des champs et recevoir d’elle des ordres donnés parfois de très haut et toujours sans réplique ?
Non ! rien de tout cela ne saurait s’expliquer dans l’ordre ordinaire des choses ; je vais plus loin, si vous en ôtez le merveilleux, ce grand fier sujet ne tient plus. Qu’est-ce que cette gardeuse de moutons qui s’avise de vouloir faire marcher le roi de France ? Une légende ! mais il n’y a pas de légende sans miracle, et des miracles, le diable aussi passe pour en faire. Entre le faux et le vrai qui prononcera ? L’église ? Elle-même ne sait que résoudre, juge blanc à Poitiers et noir à Rouen. De parti à parti, la question se pose et s’envenime ; les Anglais reconnaissent le miracle, en y mettant cette condition de l’attribuer au démon et l’idée peu à peu gagne la France, cheminant, avançant toujours, fût-ce au plein du triomphe. A Reims, Jeanne retrouve son frère et l’interroge : « Que dit-on de moi au pays ? — Ils t’accusent de n’être qu’une sorcière. » Encore et partout l’arbre des fées, l’arbre damné dont l’ombre s’étendra jusqu’à la fin des siècles sur cette vie et cette gloire !
Il existe en Allemagne un document bien curieux à ce propos ; c’est l’écrit d’un prêtre de Landau rédigeant ses observations par ordre de l’évêque de Spire. On y apprend tout ce que ce brave homme avait recueilli de renseignemens sur Jeanne d’Arc à la date de 1429. Après avoir longuement et très savamment disserté de la sorcellerie en général et des antiques sibylles en particulier, l’auteur aborde ainsi le chapitre de la Pucelle : « On s’occupe en ce moment, beaucoup en France d’une visionnaire dont les prophéties sont en grand renom, personne de mœurs très pures et de maintien comme de conduite irréprochable, fort experte dans l’art de la guerre ; le peuple la tient en odeur de sainteté et se fie à ses prédictions, mais de tout cela que faut-il croire ? Le vulgaire, qui n’en sait rien, s’adresse naturellement à nous, gens d’église, qui n’en savons pas davantage, et l’on nous presse de questions auxquelles, pour mon humble part, j’ignore quoi répondre. » Notre sceptique se tire d’affaire comme il peut, usant et abusant de l’équivoque et coupant court aux indiscrets ; bientôt pourtant, cette espèce de persiflage lui semble malhonnête. Il descend dans sa propre conscience, instruit à fond le procès et finit par sortir convaincu de l’intervention divine. Il se dit, lui aussi, qu’une femme ayant précipité la France dans l’abîme, il devait être dans les desseins de Dieu qu’une vierge vint l’en retirer. La femme est, de sa nature, humble et pieuse, douce et compatissante aux affligés, et le ciel, en effet, l’aura choisie pour nous ramener au bien par la grâce ineffable de l’amour plutôt que par la terreur du châtiment. « La France, poursuit-il, — et c’est peut-être ici le lieu de méditer sur cette page écrite jadis par un brave homme de moine que nulle méchante colère n’agitait et qui, à quatre cents ans de distance, articule contre nous les mêmes reproches que ses arrière-petits-neveux devenus nos plus acharnés ennemis nous décochaient pendant d’autres désastres, — la France, poursuit-il, dominait toute la chrétienté par la puissance de ses armes, et maintenant, la voilà humiliée, écrasée, sans pouvoir se relever ni par force ni par vaillance et réduite à ne plus rien attendre que de la miséricorde de Dieu, qui se réservait, après l’avoir tant abaissée pour l’exemple des nations, de la sauver par un miracle. Il se peut que cette jeune fille ne trouve point dans le peuple le crédit et la foi qu’elle mérite. Elle n’en est pas moins une élue, une vraie visionnaire, sa vie et ses actes nous en portent témoignage. Malheureusement la nation est oublieuse et légère, et j’ai lieu de craindre que la fille de Dieu, ayant accompli sa mission et ses prophéties, ne soit un jour payée d’ingratitude. » N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans ces prévisions d’un contemporain placé loin des événemens et philosophant au jour le jour sur des informations qu’il recueille, si je puis dire, à la pipée, tout cela naturellement bien hasardeux et bien divers ? Une fois au manoir seigneurial, il rencontre un Anglais et devient perplexe en entendant cet insulaire raconter que la prétendue vierge est une drôlesse vendue au diable et qui n’opère qu’avec l’aide de l’enfer. Allez donc débrouiller de tels mystères ! Le bonhomme y perd son latin. Et vous voudriez qu’à ces bruits partout répandus en Europe, Shakspeare fermât ses oreilles, lui que la démonologie passionne, lui le dramaturge de tous les préjugés et de toutes les superstitions populaires ? Eh quoi ! pareils événemens au lendemain de Crécy et d’Azincourt, des bataillons chassés, balayés de province en province par une jeune fille, tous les territoires sur le sol français reconquis, Calais seul excepté, et vous voudriez que pour expliquer, pour excuser ce prodige, on n’allât pas remuer l’enfer ! Mais alors Shakspeare ne serait plus Shakspeare et l’orgueil anglais cesserait d’être l’orgueil anglais !
On s’est demandé si Shakspeare croyait aux sorciers, aux revenans ; qu’importe ! Son public y croyait, et c’était assez pour l’effet dramatique. Il s’en faut d’ailleurs que, dans le répertoire de Shakspeare, le surnaturel soit jamais ce que nous le voyons aujourd’hui au théâtre, un simple jeu de fantasmagorie et de lumière électrique. Ses spectres sont des personnages ayant part à l’action, qui marche, évolue, s’arrête, s’embrouille et se dénoue à leur gouverne. Ils font la pluie et le beau temps, les ténèbres et le clair de lune, soit que, comme Jules César et Banquo, ils nous apparaissent sous les traits d’individus que nous avons connus vivans, soit que, comme dans la Tempête, Macbeth ou le Songe d’une nuit d’été, ils nous arrivent d’en haut et d’en bas par légions joyeuses ou sinistres que guident Puck, Ariel ou l’horrible Hécate ; les Elfes de Shakspeare sont un petit monde très vivant, très mignon, très concret, ayant la gentillesse de l’enfant, le clignotement de l’étoile, les caresses embaumées de la fleur et la sveltesse fuyante du lézard. En 1584, la croyance aux esprits était presque universelle ; on n’aurait pour s’en assurer qu’à lire le livre de Reginald Scot (Discoverie of Wichcraft) et les élucubrations du roi Jacques, grand docteur, comme on sait, en matière de sorcellerie. J’ignore si Shakspeare croit au surnaturel, mais j’admire son art de symboliser, de fondre ensemble le corporel et l’incorporel, de nous rendre tangibles des êtres qui, purement imaginaires, vont prendre rang dans le réel et se mêler à notre vie. Ces êtres avec qui nous entrons par lui en contact, d’où les tire-t-il ? N’étant du ciel ni de l’enfer, d’où viennent-ils ? Probablement des régions proches de notre atmosphère ; le tonnerre et les éclairs qui les accompagnent à leur venue et les nuages qui les emmènent à leur départ nous le donnent à supposer. L’air, l’eau, le feu, leur sont soumis ; ils nous entourent, mais sans agir sur nous autrement que dans cette sorte d’état crépusculaire où la vie nerveuse prédomine. Que la raison cesse de laisser la place libre à l’imagination, qu’elle se réveille et fonce sur eux, ils disparaissent. Susciter en nous le trouble et les désirs pervers, nous conduire insensiblement jusqu’au seuil de l’irréparable, et, quand nous l’avons franchi, nous empêcher de revenir sur nos pas, c’est tout ce que peuvent ces forces intermédiaires au service du Malin : impuissantes à frapper des coups directs, elles procèdent par enguirlandages vertigineux, hurlant en nous et tournoyant à la manière des derviches. Ce monde supérieur et inférieur de la démonologie shakspearienne a son organisme si bien défini que Jeanne d’Arc elle-même, la Jeanne d’Arc de l’antithèse, y trouve à s’encadrer. Plus vous irez au fond de la controverse historique et moins la dégénérescence du type poétique vous étonnera : « Mon but, disait Voltaire, est toujours d’observer l’esprit du temps ; c’est lui qui dirige les grands événemens du monde. » Nous avons vu que l’esprit du temps avait deux opinions sur Jeanne d’Arc, la bonne et la mauvaise. Viennent les jours du procès et les deux opinions n’en feront qu’une, car la France reniera son Messie. « L’instrument de ces victoires, Jeanne d’Arc, fut prise et blessée en défendant Compiègne ; un homme tel que le prince Noir eût honoré et respecté son courage ; le régent, Bedford, crut nécessaire de la flétrir pour ranimer ses Anglais : elle avait feint un miracle, Bedford feignit de la croire sorcière. » C’est encore Voltaire qui parle ainsi. Honte et misère ! dans Paris, à la nouvelle de la catastrophe de Compiègne, on chanta des Te Deum, on tira des feux d’artifice : la sorcière était prise.
Il y eut là pourtant deux protestations indignées dont l’histoire s’est souvenue : le cri du légiste Jehan Lohier : « C’est un procès contre l’honneur du prince dont cette femme tient le parti… » et le beau mouvement de ce grand seigneur anglais qui l’aurait voulue pour sa compatriote : « Voilà certes une brave et vaillante femme ! que n’est-elle Anglaise ! » Tout le monde se déshonore, à commencer par le roi de France, qui n’a seulement pas l’air de se douter que sa destinée à lui s’enchevêtre avec celle de cette pauvre fille, car il n’y a pas à dire, si Jeanne vient du diable, sa couronne à lui vient de l’enfer, et c’est une sorcière qui l’a conduit à Reims se faire sacrer. Abandonnée, honnie, emprisonnée, exposée à tous les outrages, quelle âme ne succomberait ! Au cours de ses succès, lorsqu’elle entra à Troyes, le clergé lui jeta de l’eau bénite pour s’assurer si c’était une personne réelle ou une vision diabolique ; elle sourit et dit : « Approchez hardiment, je ne m’envolleray pas. » Shakspeare fait comme ce clergé, il use de circonspection et commence par jeter de l’eau bénite ; toute la partie d’entrée en scène est dans la lumière et très française, mais à mesure qu’il avance, le fantastique l’entreprend, et le procès de Rouen, avec ses douze articles, devient peu à peu le scénario de son adoption, si bien que vous finissez par vous trouver devant un de ces miroirs cabalistiques où l’idéal le plus divin se répercute en horribles grimaces. Tout ce qui chez Jeanne d’Arc est vérité, pureté, grâce et gentillesse, vous revient en laideurs convulsives ; pas une de ses vertus, de ses beautés que la glace infâme ne vous renvoie en péchés mortels : vous êtes devant l’œuvre de l’évêque de Beauvais.
Un jour, Jeanne frappa de l’épée de sainte Catherine, du plat seulement, une de ces femmes de mauvaise vie que traînaient après eux ses soldats, et l’épée, souillée au contact, ne se laissa plus reforger. Ce n’est qu’un détail, mais ce détail peut se prendre au sens symbolique, et songez alors quel champ d’inspiration pour le penseur qui plus tard créera lady Macbeth ! Quel poème, cet ange du bon Dieu, tombé en proie à la pestilence morale d’une telle époque ! Une âme capable de respirer impunément tous ces miasmes existe-t-elle même au ciel ? Rien ne fausse plus l’esprit de l’histoire que d’y chercher des types complets, absolus. Revenons à cette épée mystique trouvée sous une dalle de l’église de Sainte-Catherine, à Fierbois. Il suffit d’un seul contact impur pour qu’elle se brise et ne se laisse plus reforger ; ne se peut-il que l’âme de Jeanne d’Arc, ainsi trempée, se brise ainsi au contact du siècle ? Shakspeare se pose la question et la résout en homme de son temps. Il prend le personnage avec ses nombreuses contradictions, fort odieusement sans doute exploitées dans le procès, mais qui n’en sont pas moins notoires. Nous l’entendons à son départ dire qu’elle ne veut se servir de son épée pour tuer personne, et plus tard elle parlera avec plaisir de l’épée qu’elle portait à Compiègne, excellente pour frapper d’estoc et de taille : « Bonne ad dandum de bonnes buffes et de bons torchons. » Michelet, qu’il faut toujours citer quand on s’occupe de Jeanne d’Arc, prétend que le poète anglais n’y a rien compris ; il se trompe, et je me charge, son Histoire en main, de reconstituer le personnage de Shakspeare. Comment, par exemple, le type primitif va s’altérer, comment la vierge de dix-huit ans va tourner à la sorcière, lui-même ne se fait pas faute de le raconter : « A dater de l’échec devant les murs de Paris, qu’on l’accusait d’avoir amené en conseillant l’attaque, la figure change, elle revient maudite des siens comme des ennemis, elle ne s’était pas fait scrupule de donner l’assaut le jour de la Nativité de Notre-Dame… » Chef de soldats indisciplinables, sans cesse affligée, blessée, elle devenait rude et colérique. Autre part, c’est le prisonnier Franquet d’Arcs qu’elle livre, un coquin fieffé qui méritait cent fois la corde ; néanmoins, d’avoir livré un prisonnier, consenti à la mort d’un homme, c’était assez pour altérer, même aux yeux des siens, son caractère de sainteté. Elle s’élance de la tour des Lions pour s’échapper et n’en meurt pas, sorcellerie ! Elle guérit de toutes ses blessures, ses voix, ses saintes, sacrilège ! Tout cela Shakspeare l’a résumé dans un moment tragique. La scène est grandiose et farouche, archaïque de goût et de style : imaginez une de ces invocations infernales a la Marlowe, un de ces pactes du désespoir humain avec l’Achéron : nous sommes sur un champ de bataille devant Angers, et l’évocation, monologue à la fois et pantomime, se déroule au bruit du tonnerre.
L’Anglais victorieux et les Français en fuite !
O vous que jusqu’alors je traînais à ma suite,
Et qui semblez, hélas ! asservis désormais
Au monarque puissant du Nord, — vous que j’aimais,
Vous tous qui m’assistiez de votre prescience,
Oracles, avec qui J’avais fait alliance,
Accourez de partout, Esprits des anciens jours,
Et même de l’enfer, — si les cieux restent sourds !
(Les Esprits du mal apparaissent.)
Très bien ! Je reconnais votre zèle à m’entendre.
La France est en péril, parlez, que dois-je attendre
De vos efforts unis aux miens ? — Parlez, mes Voix,
Pouvons-nous la sauver encore cette fois ?
(Les Esprits se consultent entre eux sans répondre.)
Vous vous taisez, démons ! Qu’exigez-vous, quel gage ?
Une once de mon sang, est-ce assez ? Je l’engage.
Vous faut-il un des doigts de ma main, ou le bras,
Et ma bannière avec ?
(Ils baissent la tête.)
Ils ne répondent pas !
Ainsi, vous refusez ? Pourtant, les sacrifices
De sang humain souvent ont payé vos offices.
(Ils font un signe négatif.)
Soit ! Vous ne voulez plus… Prenez mon âme alors,
J’y consens, prenez tout, soit ! et l’âme et le corps,
Mais faites qu’à ce prix pas un Anglais ne reste
Sur le sol de la France…
(Les Esprits disparaissent.)
O présage funeste !
Ils s’éloignent… Plus rien que la honte et les fers !
Pauvre France ! Ta perte est jurée aux enfers
Comme au ciel !
(Elle se dépouille de ses amulettes)
Loin de moi, talismans et magie !
Sur la terre des lis, de flots de sang rougie,
Que l’affreux léopard désormais règne seul,
Et que mon étendard me serve de linceul !
Au théâtre, je n’en doute pas, cette fantasmagorie aurait de la terreur. Ce n’est pas encore du Macbeth, mais on y sent déjà la main du metteur en scène incomparable. Quoi de plus éloquent que le silence de ces fantômes à vol de chauve-souris ? Personne, je le répète, n’a connu, comme Shakspeare, les catégories du surnaturel. Il sait les spectres qui parlent et ceux qui se taisent ; ceux qui chantent et ceux qui dansent : le père d’Hamlet bat l’estrade et converse tantôt sur le sol, tantôt au-dessous ; Banquo muet, livide, étale ses blessures, les victimes de Richard III gémissent et maudissent ; dans le Songe d’une nuit d’été, c’est la forêt d’Athènes tout entière qui tressaute d’incantation, et ces contrastes, si variés qu’ils soient, n’ont rien d’accidentel ni d’arbitraire, ils tiennent à la situation sans que le spectacle empiète sur le drame. — À cette scène de conjuration sibylline en succède une autre non moins antihistorique, où la Pucelle est capturée, non par les Bourguignons devant Compiègne, mais par les Anglais devant Angers. Il faudrait ici traduire Holinsheed, que Shakspeare suit pas à pas, pour tout le reste de sa pièce et dont la chronique ne se complaît qu’à enregistrer les calomnies du procès. « Le régent ayant ordonné une enquête, il se trouva que cette malheureuse avait manqué à tous les devoirs de la pudeur et de l’honneur, reniant son sexe dans ses vêtemens comme dans ses gestes, et plus tard se livrant à la sorcellerie et poussant les peuples à s’entr’égorger. Traduite en justice et condamnée, elle abjura ses crimes et fit acte de repentir et d’humilité, si bien que, sous serment de ne pas recommencer, elle en fut quitte pour la prison perpétuelle ; mais possédée du démon comme elle était, elle ne tarda pas à retomber, et cette fois, prise de terreur devant le supplice, et ne pensant qu’à sauver sa vie, elle se déclara en état de grossesse, ce qui lui valut, par grâce du régent, un sursis de neuf mois au bout desquels il fallut reconnaître qu’en ce cas-là, comme dans tous les autres, elle avait menti. Un nouveau jugement fut rendu et, condamnée alors comme relapse, elle fut livrée au pouvoir séculier, brûlée vive à Rouen sur la place du Marché et ses cendres jetées au vent hors des murs de la ville. » Charles VII n’avait-il pas dit : « Quand tu mourras, tes cendres seront recueillies dans une urne plus précieuse que la cassette de Darius ? » Ainsi devait s’accomplir sa prophétie. Cette chronique d’Holinsheed mérite d’être lue et méditée ; c’est de l’histoire au même titre que les douze articles du procès. On y voit que le roi de France abandonna sa libératrice à l’Angleterre et ne fit pas un geste pour la secourir ; on y voit un Bedford, un Warwick tuer par sentence de prêtres (de prêtres français ! ) celle qui les avait humiliés par l’épée, son long martyre pendant les débats, la prison, le bûcher ; on y voit jusqu’à la colombe s’échappant des flammes vers le ciel. Il est vrai que, sur ce dernier point, le chroniqueur se montre sceptique[2], il refuse de croire au prodige, et la colombe miraculeuse n’est à ses yeux qu’un vulgaire pigeon du voisinage qui s’invite à la fête en curieux.
De ce matériel, moitié historique et moitié légendaire, est faite l’œuvre de Shakspeare, étrange, confuse, monstrueuse ébauche, souvent cynique, mais où s’entre-choquent en puissance toutes les tragédies du moment. En citant le texte du chroniqueur anglais, j’avais pour intention d’excuser Shakspeare dans la mesure du possible, mais je relis la dernière scène et je m’aperçois que, pour cette fois, il y faut renoncer. Le cœur se lève au spectacle d’un pareil avilissement. Nous avons vu la Pucelle arguer d’une grossesse imaginaire : il y a plus ; voilà maintenant qu’interrogée par le duc d’York sur la provenance de son enfant, elle embrouille trois noms sans savoir bien juste auquel se fixer. « La justice informe, » répondait jadis une comédienne dans un cas semblable ; pris au tragique, et surtout appliqué à Jeanne d’Arc, le mot fait horreur ; ce n’est plus un sourire qu’il provoque, c’est le dégoût : la Pucelle de Shakspeare finit comme celle de Voltaire commence, en caricature.
Voltaire était de ces esprits qui ne peuvent comprendre l’âme humaine que sous une forme de raffinement social. « Quel parti voulez-vous que je tire d’un tel sujet ? l’entendons-nous répondre inter pocula aux jeunes seigneurs qui cherchent à le piquer d’émulation. — Qu’est-ce qu’une héroïne qui court les champs déguisée en lansquenet et finit sur un bûcher après avoir débuté dans une étable ? Que faire, à moins de la travestir, d’une fable où le grotesque se marie au trivial, l’odieux au rebutant ? »
La travestir ! palsambleu, voilà une idée que n’avaient eue ni ce cuistre de Chapelain,
- Qui lit de mauvais vers douze fois douze cents,..
ni ce singe de Scarron, qui s’amusait innocemment à déchiqueter l’Enéide. On peut être un homme de génie et manquer de goût, Voltaire l’a prouvé maintes fois, mais jamais avec tant d’éclat et de récidive. Se moquer de la religion, c’était une manière de philosopher ; une chose restait encore intacte, le sentiment national, il la turlupine dans la plus pure et la plus noble de ses incarnations. Et voyez le progrès accompli depuis un siècle ! Voltaire a pu écrire la Pucelle aux applaudissemens de toute la société de son temps. Qu’un de ses fils essaie aujourd’hui de renouveler ce vilain jeu, et c’est Gambetta qui lui crie : « Halte là, monsieur ; on ne touche pas ici à Jeanne d’Arc ! » Une épopée, même burlesque, une tragédie, une œuvre quelconque de l’imagination ou de l’esprit n’est jamais un accident qui se produise uniquement par le bon plaisir de l’auteur, il faut que le public s’en mêle, et le public s’en mêla si bien que, le soir de la fameuse apothéose de Voltaire, on criait autour de sa voiture : Vive la Pucelle ! en même temps que : Vive la Henriade ! et : Vive Mahomet ! Même de nos jours, la Pucelle est un document, une de ces raretés de derrière les rideaux, qu’un siècle enferme dans le cabinet secret de sa culture littéraire pour n’être vus et maniés que de certains lecteurs ; mais alors, il n’était bruit en Europe que de ce chef-d’œuvre. Chez nous, Richelieu en faisait son bréviaire ; à Berlin, la reine mère en sollicitait de l’auteur des lectures à haute voix, que la jeune princesse Wilhelmine écoutait derrière une tapisserie.
Commencée en 1730, la Pucelle ne devait paraître qu’en 1762 : trente-deux ans de gestation dans la plainte, la colère, les dénonciations et les convulsions, pour un si piètre résultat ! Il se démène comme un beau diable, crie aux manuscrits dérobés, à la contrefaçon, amoncelle les justifications sur les calomnies et, pendant qu’au dehors amis et ennemis se gourment pour sa plus grande gloire, il rature un chant, en ajoute un autre et lance frauduleusement dans le public des vers qu’il désavouera d’un front d’airain. Nulle part Voltaire n’est plus Voltaire que dans la Pucelle, ou, pour mieux dire, que dans ce vacarme de trente ans mené autour de la Pucelle. Il sait quel est sur le public l’attrait du fruit défendu, et dans l’art de mystifier les peuples et les rois et de faire qu’un livre se vende, nous ne l’avons pas dépassé. Aborder seulement l’analyse d’un pareil scénario, qui l’oserait aujourd’hui, eût-on même pour excuse de se dire : Legimus aliqua ne legantur ? Aucun plan, rien que des épisodes qui se ressemblent tous, une suite de tableaux selon les règles de l’épopée du temps, le matériel allégorique ayant déjà servi dans la Henriade ; temple de la Renommée où se prélassent les rois et leurs maîtresses :
- L’amour, aux yeux des peuples éblouis,
- D’un lit de fleurs fait un trône à Louis ;
palais de la Sottise où sont logés tous les ennemis du poète ; le vieux jeu mythologique avec des saints et des saintes de la légende, remplaçant les dieux et les déesses, un tissu d’allusions, d’injures, de flagorneries, de personnalités obséquieuses ou grossières, des morceaux venus au hasard, tantôt allongés et tantôt raccourcis, un recommencement sans fin, tel est le style. Je cherche en France et à l’étranger un type à ce genre de littérature et je n’en trouve aucun : ce n’est ni de la satire humoristique comme le Lutrin, ni de la fantaisie bourgeoise comme Vert-Vert, ni même tout simplement de la parodie comme l’Enéide de Scarron. Arioste, trop souvent invoqué par Voltaire et ses amis, n’a pas ce vil sarcasme dans l’obscène ; son sensualisme est plein de gaillardise, un rayon du midi le réchauffe : bien plutôt faudrait-il parler d’Arétin. Chose étrange ! la langue elle-même vous rebute. Le vers de dix syllabes, partout ailleurs si facile, si déluré, si pimpant dans les poésies légères de l’auteur, se néglige, s’avachit et perd toutes ses grâces naturelles en voulant imiter le naturel des Contes de La Fontaine. Qui sait si celui-là n’était point le seul à pouvoir se tirer d’un tel pas ? Un conte de La Fontaine, une gauloiserie, mais ne dépassant pas le fabliau, l’imagination n’entrevoit au-delà rien de possible, et Voltaire s’évertue à faire tout le contraire, plaçant son drame sur les tréteaux du siècle ; libertin et sacrilège de parti-pris, ennuyeux surtout et vulgaire sans la moindre invention dans la mise en scène ni dans les personnages. Ses saints sont d’immondes pourceaux d’Épicure, ses héroïnes et ses héros ne songent qu’à la bagatelle, la Pucelle est :
- La grosse Jeanne au visage vermeil,
une robuste fille d’écurie, active, adroite, vigoureuse, et distribuant à la ronde les brocs de vin et les soufflets. Peut-être serait-ce intéressant de comparer ici la bonhomie du poète du temps de Charles VII au malicieux persiflage de Voltaire. Voyons-les, par exemple, nous raconter tous les deux la célèbre anecdote de l’arrivée à la cour et du piège tendu à Jeanne et tout aussitôt déjoué. Martial d’Auvergne, dans ses Vigiles de Charles VII, dira :
- Le roy par jeu si alla dire :
- Ah, ma mye, ce ne suis pas !
- A quoi elle répondit : Sire,
- Ce estez-vous, je ne faulx pas.
Et, pour appuyer son discours, elle continue :
- Au nom de Dieu, se disoit-elle,
- Gentil roy, je vous mènerai
- Couronner à Reims qui que veuille,
- Et siège d’Orléans lèveray.
Nous savons que le roi la prit alors à part et qu’après un moment d’entretien tous deux changèrent de visage. Elle lui disait, comme elle l’a raconté depuis à son confesseur : « Je te dis de la part de Messire que tu es le vrai héritier de France et fils de roi. » Maintenant, voulez-vous connaître le tour que Voltaire donne à la chose :
- Sus ! lui dit Charle, ô vous qui savez tant,
- Fille de bien, dites-moi dans l’instant…
J’allais donner toute la citation, mais je m’arrête en pensant que le lecteur veut être ménagé et c’est grand dommage, car, cette fois, par rareté, les vers sont charmans.
Un détail curieux à noter dans cette histoire de la Pucelle, c’est en remuant ce fumier d’Ennius que Schiller trouvera l’idée de sa Jeanne d’Arc. On ose à peine y croire, et cependant rien de plus vrai[3] : la conception de Voltaire qui n’est autre que de nous représenter sous des traits burlesques la virginité de Jeanne comme servant à la France de palladium, cette conception, prise au sérieux, à l’idéal par le poète d’Iéna, deviendra le motif générateur de sa tragédie. Dans la pasquinade de Voltaire, le beau Dunois, amoureux de Jeanne, renonce à la posséder, se disant que la déchéance de la Pucelle entraînerait la ruine de la France ; même donnée dans le drame de Schiller : la virginité de Jeanne est sa force talismanique ; elle chasse les Anglais devant elle, conduit la chevauchée royale jusqu’à Reims, tout cela par grâce spéciale de chasteté. Mais que son cœur ait sous sa cuirasse un battement de tendresse humaine, qu’elle soit femme un seul instant, adieu sa destinée ! la voilà maudite et ne pouvant plus rien ni pour la France ni pour soi.
Doué comme il l’était du sens historique, Schiller avait dû naturellement peser les objections que ce point de vue allait prêter à la critique. Aussi ne place-t-il la péripétie extrahistorique de sa pièce qu’au moment où la mission providentielle de Jeanne d’Arc est accomplie : « O gentil roy, maintenant est faict plaisir de Dieu, qui vouloit que je fisse lever le siège d’Orléans et que je vous amenasse en votre cité de Reims recevoir votre saint sacre, montrant que vous êtes vrai roy et qu’à vous doit appartenir le royaume de France. » Tous ceux qui la virent en ce moment, dit la chronique, crurent mieux que jamais que c’était chose venue de la part de Dieu. Et c’est alors, à l’issue de la grande scène de la cathédrale, que le poète va faire éclater sa péripétie. Après la chose venue de la part de Dieu, voici la chose venue de la part du diable. Jeanne rencontre le chevalier Lionel, un coup d’insolation la rend amoureuse, et de son amour en antagonisme avec les lois psychologiques et physiologiques de sa vocation, procédera la catastrophe. Étant admise cette interprétation tout arbitraire, il faut reconnaître le grand art du poète à manœuvrer son évolution. Le couronnement vient de s’accomplir, la Pucelle d’Orléans a fait en ce monde ce qu’elle avait à faire. Et comme elle sort de l’église au milieu des acclamations de tout un peuple, elle se retrouve en présence de son père. Le vieux Thibaut n’est point pour nous une nouvelle connaissance ; Schiller nous l’a déjà montré dans le prologue, mécontent de sa fille, lui reprochant son commerce avec la nature, ses longs entretiens avec les esprits sous l’arbre mal famé. Le bonhomme flaire une vague odeur de magie autour de son enfant. Trois fois, il l’a vue en songe assise à Reims sur le trône de France, une couronne d’étoiles à son front et dans sa main, un sceptre d’or à trois fleurs de lis blanches, et c’est au moment où le songe se réalise, où la bergère de Domremy sort de la cathédrale au milieu d’un cortège d’archevêques et de princes, c’est alors, là, sur le théâtre de sa gloire que le vieillard se dresse devant sa fille et l’avertit des menaces du destin. A l’éblouissement triomphal de tout à l’heure succède un effet de nuit et d’orage ; le père incrimine et répudie cette grandeur entachée de sortilège, les parens, les amis d’enfance font chorus : Jeanne baisse la tête et se tait, et pendant ce temps, le tonnerre gronde…
Venant à la suite du couronnement, annonçant la chute, cette scène est capitale dans Schiller ; dans Shakspeare, elle est secondaire et grossière. Il la place au pied du bûcher et semble n’avoir d’autre objectif que de noircir d’un dernier coup de brosse le caractère, déjà si barbouillé, de l’héroïne. Jeanne, insolemment, renie son père ; à chaque remontrance du pauvre diable la fille dénaturée riposte par une arrogance odieuse tellement que York et Warwick, témoins de l’entrevue, sont indignés et que le vieux s’éloigne en la recommandant à leur colère : « Une fille renier son père, fi l’horreur ! Brûlez-la, milords ! brûlez-la, ce serait trop doux de la pendre ! »
S’il me fallait tirer une moralité de ce parallélisme, je dirais que les deux poètes, ayant eu chacun sa conception particulière à l’endroit du père de Jeanne d’Arc, sont tombés d’accord sur ce point que le père de Jeanne, quel qu’il fût, avait dû ne rien comprendre à sa fille. Le personnage de Shakspeare est un manant, une espèce de brute avec de bons instincts ; celui de Schiller un paysan d’ordre plus relevé, mais ni l’un ni l’autre n’est capable de lire dans l’âme de la Pucelle. Jeanne le sait et ne répond que par le silence ou le dédain ; à cette voyante du ciel ou de l’enfer les protestations, objurgations et malédictions sont de peu, elle regarde autre part et laisse dire. Jeanne d’Arc, que les gens de son village accusaient de ne point assez ressembler à ses sœurs, la Pucelle, a dans l’Oberland une sœur de son nom et de sa ressemblance, la Jungfrau, qui, la tête noyée dans l’azur ensoleillé et planant au-dessus des montagnes d’alentour, représente, elle aussi, un idéal d’éternelle poésie.
C’est donc faire une ascension vers le bleu que de quitter Voltaire pour Schiller. Sa tragédie fut écrite de 1800 à 1801, comme il venait de terminer Marie Stuart. Qui voudrait même y regarder de près trouverait là plus d’une teinte restée sur sa palette encore chaude et vibrante du récent travail. Toujours est-il qu’il a baptisé sa Jeanne d’Arc du nom de tragédie romantique, et nous savons que Schiller prend très au sérieux les qualificatifs dont il accentue ses divers titres. C’est ainsi que Fiesque s’intitulera tragédie républicaine, Amour et Intrigue, tragédie bourgeoise, ainsi que Don Carlos et Wallenstein s’appelleront des poèmes dramatiques, et que les Brigands et Guillaume Tell seront des « pièces de théâtre. » Tragédie romantique, ces mots nous instruisent d’avance du point de vue où l’autour entend se placer entre l’histoire et la poésie. Schiller, s’il connaissait bien son Voltaire, connaissait également son Shakspeare. « Je lisais ces jours-ci ses pièces se rapportant à la guerre des Deux Roses, écrit-il à Goethe (28 novembre 1797) et j’arrive à la fin de Richard III, l’esprit frappé d’admiration. Quelqu’un qui se chargerait de remanier dans le sens de la critique moderne cette étonnante série de huit pièces rendrait un grand service à l’art dramatique ; on reconstituerait ainsi toute une époque. » Noble tâche à tenter le génie méditatif d’un Schiller, la Suite des premiers Henris, où figurent Falstaff et sa bande, avait dû moins l’attirer que cette imposante trilogie d’Henri VI, en qui le spectacle se résume. Je vois le grand poète remuer ces champs de bataille, interroger les blessés, relever les morts et, parmi tant de héros, choisir son héroïne, celle-là même que Shakspeare lui présente : Joan of Arc. Ici, nouvel effort, autres tendances, mais la vérité vraie n’y gagnera rien ; avec Shakspeare et ses chroniques dialoguées, c’était le parti-pris du patriote anglais contre la France ; avec Schiller, nous aurons le subjecticisme romantique, dommage, à mon sens, fort préférable. Cependant l’imagination n’exclut point l’histoire dans ce drame, bien s’en faut ; si, par certains côtés, il se rapproche trop de l’opéra, l’action chemine et s’étend sur un terrain au demeurant très solide : deux grands peuples y sont aux prises ; on parlemente, on se bat et, de ce milieu soldatesque et strapassé, se détache la bergère amazone dans une demi-transfiguration et comme flottante entre ciel et terre, au gré de sa double extase religieuse et nationale. Le malheur est que ce chemin solide ne conduise Schiller qu’à une impasse : on connaît le dénoûment de sa pièce. Jeanne d’Arc, tombée aux mains des Anglais et leur prisonnière, se précipite du haut d’une tour ; remise aussitôt de sa chute, elle court à la bataille et, blessée à mort en sauvant le roi, vient expirer sur le théâtre, sa bannière triomphante à la main et les yeux tournés vers le ciel, qui s’ouvre pour la recevoir. L’histoire est généralement bonne fille avec les poètes ; elle a, comme on dit, la manche large, mais il ne faut pas en abuser, car autrement elle se venge.
Je voudrais bien savoir ce que Schiller eût pensé lui-même d’un auteur qui, traitant le sujet de Marie Stuart, se serait mis en tête d’épargner l’échafaud à la reine d’Ecosse et de la faire mourir par le poignard d’un assassin ou par un simple suicide ? De telles déviations sont inexplicables ; cela s’appelle pécher contre le Saint-Esprit ou du moins contre l’idée universelle que représente tout grand fait historique. En pareil cas, le droit de l’histoire prime tous les droits de l’imagination et, sans le procès de Rouen, sans le bûcher, il n’y a point de Jeanne d’Arc. Schiller, du reste, n’avait pas attendu qu’on le lui dit ; une de ses lettres, et bien curieuse, va au-devant de l’objection : « J’avais, dans l’origine, conçu trois plans sur le sujet, écrivait-il après la publication de son drame (20 novembre 1801) et, n’étaient le manque de temps et les pressantes exigences de la vie, j’eusse aimé les exécuter tous les trois, l’un après l’autre. L’époque est si passionnante : ces mœurs barbares dans le peuple, cette cour dissolue, ces Anglais, ces Bourguignons-Anglais, toujours à l’attaque, ce dauphin toujours au plaisir ; misère, brigandage, affolement, et, dominant tout de sa résolution, de son inspiration, la plus belle âme qui soit sortie des mains de Dieu ! — Je sens aujourd’hui les défauts de ma pièce. Je n’ai pas assez insisté sur les contrastes ; mon dauphin n’est qu’un efféminé, j’ai mal fait de vouloir le rendre intéressant dans sa mollesse, je me reproche aussi l’absence du bûcher : il eût fallu que Jeanne fût brûlée à Rouen… » C’est seulement par ces coups d’ensemble qu’on se juge ; en se lisant imprimé, s’il s’agit d’un livre, et s’il s’agit d’une œuvre de théâtre, en se voyant « aux chandelles. » Là, plus d’illusion possible, les fautes vous crèvent les yeux, mais la Némésis des poètes veut qu’alors il ne soit plus temps pour les corriger. Un Allemand de beaucoup d’esprit et de littérature, Dingelstedt, a relevé les diverses indications de Schiller et tracé même, en les fusionnant, une sorte de programme pour servir à la confection d’une tragédie-modèle de Jeanne d’Arc.
On nous montre Schiller modifiant son style dès le prologue d’un sentimentalisme idyllique désormais hors de saison. C’est en robuste compagnonne que la Pucelle nous doit apparaître. Un loup sorti de la forêt des Ardennes ravageait la contrée. Jeanne, à grands coups de sa houlette, l’a tué ; et, mordue au bras, la bête féroce étendue raide sous ses pieds, des bergers l’entourent, admirant, incertains : héroïsme ou sorcellerie ? La question se pose dès l’entrée. Elle, pourtant, farouche, ensanglantée, n’hésite pas ; dans ce loup elle voit l’Anglais, et ses moutons sont les Français. L’esprit l’enveloppe et la sollicite, ses voix clament. Vainement son père intervient ; prières, menaces, rien n’y fait. Un jour, elle s’échappe à la nuit tombante avec un villageois nommé Claude, qui s’offre à lui servir de guide et la conduit jusqu’au dauphin à travers les défilés de la montagne et les postes anglais. « Je ne crains que la trahison, » disait-elle souvent. L’histoire nous parle d’un traître qui la vendit : faites attention à ce Claude, un mauvais gars, sous air de paysannerie, et qui l’aime depuis longtemps. La cour du dauphin sera ce que voulait Schiller, une sarabande in extremis ; le royaume s’en va par lambeaux. Puissance, honneur, tout est perdu : Vive la joie ! Après nous le déluge ! On se tue à danser, à chanter. N’est-ce pas le caractère le plus tragique des temps que ces alternatives de gaîté frénétique dans les momens les plus sombres ? A côté du chlorotique Charles est sa maîtresse, non plus l’aimante et gentille Agnès Sorel du premier drame, la dame de beauté et de bienfaisante influence donnée à Charles VII par la mère de sa femme[4], mais l’altière Vasthi, l’ennemie née de toute Jeanne d’Arc. Autour de la favorite se groupent les divers antagonismes : c’est le duc d’Alençon, grand meneur d’intrigues, c’est un évêque, un confesseur, se pourléchant à la seule idée d’un bon procès en sorcellerie, puis la tourbe ordinaire des courtisans en sous-œuvre. Jeanne a pour elle le bâtard d’Orléans, une partie de la noblesse qui veut la guerre, et le peuple ; que le poète réussisse à nous peindre ces deux camps, et nous avons aussitôt devant nous ce tableau du temps que Schiller rêvait après coup. Agnès Sorel tient sa cour d’amour ; elle règne entourée de chevaliers, de ménestrels et de jongleurs, quand, au plein d’une fête, parait Talbot, l’homme de fer ; il vient au nom de l’Angleterre sommer le dauphin de renoncer à ses droits sur la couronne. Charles hésite, c’est la fin de la France. — « Non pas, mais son relèvement ! » s’écrie Dunois, accourant hors d’haleine et annonçant la première victoire de Jeanne d’Arc. Elle-même entre sur ses pas, acclamée du peuple et de l’armée, et froidement, ironiquement accueillie de la cour. Charles l’aborde, captivé d’étonnement, peut-être aussi de convoitise ; et là, prend place le mystérieux dialogue rapporté par la chronique ; là se déclare également la rivalité des deux femmes, ou, du moins, la haine jalouse d’Agnès Sorel. Cependant, la Pucelle, Dunois et ses preux défient Talbot, et le cri de : « Mort aux Anglais ! » jaillit de toutes les poitrines. Le troisième acte s’ouvre dans le camp anglais ; un conseil de guerre, où figurent la reine Isabeau, le régent Bedford, Talbot, Lionel, nous montre la discorde parmi les chefs. Un coup de main de la Pucelle interrompt les débats ; le camp est incendié, une lutte horrible s’engage, où Talbot succombe. La Pucelle est restée maîtresse du champ de bataille, mais sa destinée l’y cherchait et va l’atteindre. Jeanne croise le fer avec Lionel, et c’est assez de l’avoir vaincu pour qu’elle l’aime : la guerrière s’arrête court, la femme s’éveille. Qu’on se rassure, je n’ai nulle envie de recommencer ici les critiques dont cette foudroyante insolation fut et sera toujours l’objet ; tout au plus voudrais-je les atténuer dans une certaine mesure. Un maître tel que Schiller peut se tromper, mais comment ne pas y regarder de plus près quand on sait que son erreur était à ce point calculée ? Car, il n’y a pas à dire, Schiller n’en veut point démordre, et la preuve, c’est que, dans ce programme d’un autre drame in posse sur ce sujet, nous le voyons maintenir sa première idée et faire de cette évolution soudaine le pivot de sa nouvelle mise en œuvre ; serait-ce qu’ayant à se décider entre l’histoire et la psychologie, et que, comme Allemand, se croyant moins obligé de se conformer à la lettre d’une de nos traditions nationales les plus révérées, il aurait opté pour la psychologie ? La fièvre du champ de bataille surexcite toutes les cordes du cœur de l’homme, à plus forte raison de la femme. Qui empêche qu’en de telles conditions et dans un sujet de dix-huit ans[5] qui s’ignore, le cœur et le sexe se révèlent par éclosion spontanée ? Il y a dans ce fait toute une question de psychologie et de pathologie, et, si antihistorique qu’elle soit, la version n’est pas antiscientifique, ce qui, du moins, doit compter à Schiller comme circonstance atténuante. « Robuste, montant chevaux à poil et fesant autres apertises que jeunes filles n’ont point accoutumé de faire, » cette bergère était une personne physiquement bien constituée. On se la figure souple, élancée, un corps d’acier trempé dans le Styx. Femme par l’émotion, par les larmes et sa grande pitié du royaume de France, elle ignorait, — le procès nous l’apprend, — certaines servitudes de son sexe :
- La femme enfant malade et douze fois impur !
C’était, si l’on veut, au sens pathologique, un être d’exception ; mais ne saurait-on admettre que, le paroxysme du champ de bataille opérant, cet être d’exception puisse être, par révélation soudaine, ramené aux conditions naturelles de son sexe, jusqu’alors inconnues de lui ?
La cérémonie du sacre, son prologue et son épilogue rempliront tout le quatrième acte : d’abord, une scène entre Agnès Sorel et Claude, dont la trahison va se démasquer. Attaché à Jeanne comme son ombre, la suivant pas à pas, l’épiant, il a surpris la scène avec Lionel pendant le combat, et sa haine jalouse ne se contient plus. La Pucelle a rompu son vœu de : « Mort aux Anglais ! » Agnès le fait parler ; il raconte alors la jeunesse de Jeanne, son commerce avec les esprits, l’arbre des fées. Peu à peu les mécontens se groupent, la noblesse, l’église, tous ceux que la gloire de Jeanne importune, et la conjuration, commencée avant le couronnement, éclate au sortir de la cathédrale. C’est au moment où le peuple acclame sa libératrice que l’accusation se déclare : sortilèges, magie, sourdes intelligences avec le camp anglais, plus, le nom de Lionel qu’on lui jette au visage : l’infortunée se tait, baisse la tête sous sa honte et s’éloigne. Comment, en fuyant, elle tombe aux mains des Anglais, nous l’apprenons au dernier acte qui s’ouvre dans la tente de Lionel ; c’est lui qui l’a prise, mais, pour la protéger et la sauver des griffes du léopard : une scène poussée à l’extrême pathétique : « la scène à faire » nous peint la lutte du devoir et de l’amour, mais en toute explosion et sans aucune des réticences que Schiller s’était d’abord imposées. Ce crime d’aimer un ennemi de son pays, cette déchéance suprême, rien que la mort n’est capable de les expier. Lionel supplie, implore, il essaie de parler en maître, peine perdue ! perdue aussi la démarche du bâtard d’Orléans, qui vient en négociateur réclamer aux Anglais leur prisonnière pour la ramener au roi de France repentant, au pauvre peuple qui la pleure ! La Pucelle reste inébranlable en sa résolution d’être jugée, et le drame se réconcilie avec l’histoire, au moins par son dénoûment, où figurent le procès, le bûcher et la colombe symbolique du Légendaire.
J’ai reproduit ce document pour servir un jour ou l’autre à la littérature de l’avenir sur Jeanne d’Arc, car il n’est guère à supposer qu’en cette matière la poésie s’arrête au point où nous la voyons. Ni Shakspeare, ni Schiller n’ont dit le dernier mot, et, si quelque chose a droit d’étonner le monde, c’est que ce dernier mot, la France ne l’ait pas dit elle-même et depuis longtemps. Il y a en poésie une Jeanne d’Arc anglaise, une Jeanne d’Arc allemande, il n’y a point de Jeanne d’Arc française ; la tragédie de Davrigny, celle de Soumet et son épopée, puis çà et là d’autres reproductions successives, d’autres dithyrambes et d’autres guitares : ecce thésaurus omnis !
Ce n’était pourtant pas un vulgaire assembleur de rimes que cet Alexandre Soumet, l’auteur de Saül, de Norma, d’Elisabeth de France[6]. On ne se figure pas ce que le répertoire de Schiller aura ainsi valu à la patrie française de poètes tragiques et d’académiciens. Talent réflecteur, effarouché de lyrisme et de mysticisme, Soumet ne vivait que de rêvasseries ; son idée, longtemps bercée et caressée dans l’abstraction, se symbolisait en toute sorte de personnages incroyables qu’il lâchait en pleine histoire à l’état de types. Son épopée de Jeanne d’Arc nous offre les divagations et l’embrouillement de son cerveau sous des costumes du moyen âge ; ses idées ont des griffes aux pieds et se promènent blasonnées de toute espèce d’animaux héraldiques et coiffées de gigantesques hennins échafaudés de cornes. La reine Isabeau, liguée avec l’enfer contre Jeanne d’Arc, vient trouver son nécromant de service qui répond au nom fantastique de Trémoald :
- Je viens me confier, Trémoald, à ton art.
- — Parle donc, que veux-tu de moi ?
- — Je veux connaître
- Si le beau Noémé, depuis neuf jours parti,
- Pour tuer Jeanne d’Arc et venger mon parti,
- A tenu son serment. Je l’attends et je l’aime !
Trémoald, Noémé, Mac-Eldor, Hermengard, ces noms suffisent pour nous indiquer où nous sommes. L’ère des Chapelain est close, celle de l’ossianisme va commencer. Nous touchons à ce moment crépusculaire qui sépare le vieux passé classique du présent qui demande à naître ; art facile à ridiculiser, mais dont il faut tenir compte ; art des Soumet, des Guiraud, des Delphine Gay et, pourquoi ne pas le dire ? aussi des Chateaubriand dans le Génie du christianisme. Un goût retardataire de la périphrase et de l’emphase en même temps qu’un faux lyrisme qui mettra dix ans à s’amender. Les poètes que je viens de nommer ont eu ce tort d’être tout ensemble des épigones et des précurseurs. Épigones, quand nous les comparons aux grands classiques, ils nous semblent n’en être que la caricature ; novateurs, ils se noient et disparaissent dans l’apothéose, dans la double apothéose de Lamartine et de Victor Hugo. Tel sera le sort d’une foule de talens plus ou moins tapageurs que l’heure présente voit naître et qui baguenaudent entre hier et demain. Revenons à Madame Isabeau. Trémoald, — puisque Trémoald il y a, — reçoit l’ordre d’évoquer le jeune et beau Noémé, lancé à la poursuite de Jeanne d’Arc et dont la reine s’inquiète de n’avoir pas de nouvelles. Mais le nécromant, mal inspiré, se trompe de fantôme : au lieu de Noémé qu’on demande, apparaît Charles VI, que naturellement on renvoie à tous les diables :
- Fuis, spectre, et, pour jamais sous le marbre enfermé,
- Emporte Charles VI et rends-moi Noémé.
A quoi l’ombre du monarque répond en montrant à la reine son jeune Arabe aux pieds de la Pucelle :
- Reine, ton Noémé, noble enfant de la lyre,
- Expie en l’abhorrant un instant de délire.
- Il aime Jeanne d’Arc……
Dryden prétendait que le Polyeucte de Corneille lui faisait l’effet d’une musique d’orgue ; que dirait-il de cette psalmodie, dernier soupir de l’épopée de Chapelain ? Les vers sont romantiques ou du moins voudraient l’être, et le moule reste classique. Jeanne d’Arc est une Iphigénie, Isabeau de Bavière une Clytemnestre, Agnès Sorel une Ériphyle. Quand le nom d’un personnage sonne mal, comme celui de l’évêque Cauchon par exemple, on l’appelle : Hermengard pour ménager les amateurs du style noble et des pendules du temps de la restauration. Au baptême du Sarrasin Noémé, le casque de Jeanne d’Arc sert de bénitier. — N’importe, à certains frémissemens d’ailes, vous sentez venir le renouveau ; la rime est plus soignée, presque savante, le vers a des audaces de coupe et d’enjambement où se trahit l’influence d’André Chénier et, de loin en loin, il vous arrive de rencontrer tel passage qui ne serait pas déplacé dans un poème du Victor Hugo de la première époque.
A l’heure où sous le chaume, au chant de la cigale,
Le laboureur s’assied à sa table frugale,
Jeanne d’Arc, au milieu de cinq cents palefrois,
Sur un des chevaux blancs qu’on réservait aux rois,
Par la porte de l’Est, de ses armes couverte,
Entra dans Orléans, cité de sainte Euverte.
Ainsi le grand poète dira plus tard dans les Burgraves :
Othon de Wittelsbach, palatin de Bavière,
Poussa son cheval noir jusque dans la rivière,
Et, s’offrant seul aux coups pleuvant avec fureur,
Il cria : « Commençons par sauver l’empereur ! »
Vers de race, colorés, martelés, splendides, qui sont pour l’enchantement de l’oreille ce qu’une toile de Véronèse est pour les yeux, et dont on peut dire, à l’honneur de Soumet, qu’il sait, par moment éveiller l’écho !
Victor Hugo, — nul autre que lui ne semblait né pour être le Dante d’une épopée de Jehanne la Pucelle. Pourquoi cela ne s’est-il pas rencontré ? A défaut d’une Notre-Dame de Paris en vers, pourquoi n’avons-nous pas eu même un drame ? Chi lo sa ? Peut-être n’a-t-il manqué que l’occasion et que, si Rachel l’eût voulu ! ., mais Rachel n’avait point la foi qui soulève les montagnes ; elle était de ces talens superbes dont la vie s’use à mettre en action la maxime stérile et néfaste du : « Moi, dis-je, et c’est assez ! » Voulant jouer Jeanne d’Arc, elle prit la tragédie de Soumet, comme elle eût pris celle de Davrigny, sans y regarder davantage. Un beau chapitre d’histoire dramatique à rédiger : l’influence de la comédienne à la mode sur les productions de l’esprit. D’un côté, les femmes d’initiative, les Clairon, les Dorval, les Desclée, celles qui luttent, se dévouent et meurent pauvres, les vraies missionnaires ; de l’autre, les Olympiennes de la personnalité, indifférentes à tout ce qui n’est pas leur propre gloire, et, — finalement, ces énergies brouillonnes et gloutonnes, vampires toujours en quête d’une proie à dévorer, à galvauder, fût-ce Shakspeare. Supposons que Rachel, au plein de son règne, fût venue dire à Victor Hugo : « J’ai le désir de jouer Jeanne d’Arc, mais voici que cette fois la tragédie manque à la tragédienne ; Corneille et Racine ayant négligé d’en composer une sur le sujet, vous allez m’aider, vous, à réaliser mon rêve. » On se plaît à croire que dans ces conditions le poète eût volontiers cédé. La chose ne s’est point faite alors, attendons. Hugo, d’ailleurs, était trop près de Michelet, et l’excuse, dans sa bouche, se pouvait comprendre. Un jour que l’auteur de la Juive, Halévy, reprochait à Rossini de ne plus écrire : « A quoi bon, répondit le maître, quand il y a ça ? » Et se penchant sur le piano, il plaqua les premiers accords du sextuor de Don Juan. Je me demande si Victor Hugo n’aurait pas, dans la circonstance, employé le même argument. Une Iliade, après Homère, à quoi bon ? C’est qu’en vérité le livre de Michelet donnera longtemps à réfléchir aux plus illustres. Les historiens comme celui-là coupent aux poètes l’herbe sous le pied. Ce prodigieux récit de la guerre de cent ans, où s’encadre la légende de Jeanne d’Arc, n’a son égal ni dans le roman, ni dans la poésie ; l’émotion, les larmes, le pittoresque et le dramatique y sont comme en plein théâtre, et que d’imagination, d’intuition dans ce style, qui ne se borne pas à raconter les hommes et les événemens, mais qui les fait vivre sous vos yeux en ce qu’ils ont de plus secret et cela d’un trait de plume nerveux, vibrant, elliptique, souvent sibyllin ! Penser d’original, écrire de même, deux choses qui se commandent. Comme la tapisserie des Gobelins, ce style tient à la fois de l’art et du métier ; il tient surtout de l’âme, et quand les malveillans, Sainte-Beuve en tête, reprochent à Michelet d’avoir faussé les traditions de notre langue, je cherche comment une âme aussi française que celle-là aurait pu mentir à son origine dans l’expression de sa pensée. Sorti du peuple, sans aucun mélange de bourgeoisie, enfant d’une de ces races de travailleurs qui viennent au monde, le sang appauvri et les nerfs surexcités, Michelet avait de nature la finesse, l’acuité de perception, qui font les voyans. Jeanne d’Arc et lui devaient s’entendre. Il est et restera son historien définitif ; il l’a portée en lui et nourrie du meilleur de sa sève, à une époque de vivace maturité, alors qu’il n’était encore question ni de parti-pris, ni d’idées fixes, ni de monomanie pathologique. Assurément, c’est un fait regrettable, dans l’histoire de notre poésie, que cette pénurie absolue en un sujet où nous devrions au contraire n’avoir que l’embarras des richesses ; mais si la Lyre laisse à désirer, si, rien de national ne nous est encore né de ce côté, reconnaissons du moins que la prose a bien mérité et fions-nous à l’étoile de la bergère qui se lèvera tôt ou tard aussi dans notre ciel ; quand on possède les tomes V et VI de l’Histoire de France de Michelet, on peut attendre et voir venir les épopées.
HENRI BLAZE DE BURY.
- ↑ Comme quand elle répond aux bonnes femmes qui lui apportent des anneaux à bénir : « Touchez-les vous-mêmes, cela sera aussi bon. » Religieuse et point dévote, circonspecte, avisée, on ne la prenait point sans vert.
- ↑ Presque autant que Voltaire, qui du moins remplace ce beau flegme par un coup d’indignation sincère : « Voila le ridicule, voici l’horrible. Un de ses juges, docteur en théologie et prêtre, nommé Nicolas L’Oiseleur, vient la confesser dans la prison. Il abuse du sacrement jusqu’au point de cacher derrière un morceau de serge deux prêtres qui transcrivent la confession de Jeanne d’Arc. Ainsi les juges employèrent le sacrilège pour être homicides. Et une malheureuse qui avait eu assez de courage pour rendre de très grands services au roi et à la patrie fut condamnée à être brûlée par quarante-quatre prêtres français, qui l’immolaient à la faction d’Angleterre. » (Voltaire, Mélanges historiques.)
- ↑ Schiller avait beaucoup lu la Pucelle, tout en détestant le plaisir malsain qu’il y goûtait. Lui-même le confesse en quelques vers crayonnés en marge du méchant libelle partout corné :
- Esprit, voilà pourtant comme tu t’émancipes !
- Railler l’humanité dans ses plus divins types,
- Défier, insulter, tout ce qui vient du ciel,
- Poursuivre l’idéal d’un sarcasme éternel,
- Au pauvre cœur qui souffre enlever sa croyance,
- Beau mérite en effet et superbe vaillance,
- Spectacle à réjouir les tréteaux de Momus,
- Mais que les braves gens, de ta légende émus,
- Réprouveront toujours, ô bergère martyre !
- Tu braves des railleurs la stérile satire
- Sous le nimbe étoilé que, pour des jours sans fin.
- La poésie attache au front du séraphin !
- ↑ Celle que chanta plus tard François Ier.
- Gentille Agnès plus de los en mérite,
- La cause étant de France recouvrer,
- Que ce que peut dedans son cloître ouvrer,
- Close nonnain ou bien dévot ermite !
- ↑ Voltaire nie les dix-huit ans, il veut qu’elle en ait vingt-sept et part de là pour nier tout le reste : « On lui fait dire qu’elle chassera les Anglais hors du royaume, et ils y étaient encore cinq ans après sa mort, on lui fait écrire une longue lettre au roi d’Angleterre, et assurément, elle ne savait ni lire ni écrire, on ne donnait pas cette éducation à une servante d’hôtellerie dans le Barrois, etc., etc. » Et cependant, au milieu de ces critiques de détail qu’il prend de toutes mains, même de celles du jésuite Mariana, un beau mouvement d’indignation finit par s’emparer de lui ; en présence de tant de bêtise et de cruauté, le mauvais plaisant cesse de rire et vous retrouvez l’honnête homme du procès de Calas : » On sait assez comment on eut la bassesse artificieuse de mettre auprès d’elle un habit d’homme pour la tenter de reprendre cet habit, et avec quelle absurde barbarie on prétexta cette prétendue transgression pour la condamner aux flammes, comme si c’était dans une fille guerrière un crime digne du feu de mettre une culotte au lieu d’une jupe ! Tout cela déchire le cœur et fait frémir le sens commun. On ne conçoit pas comment nous osons, après les horreurs sans nombre dont nous avons été coupables, appeler aucun peuple du nom de barbare. » (Voltaire, Mélanges historiques.)
- ↑ Elisabeth de France ! pourquoi ne pas dire tout de suite : Don Carlos, comme Lebrun, qui, s’appropriant Marie Stuart, ne jugeait point qu’il fût nécessaire de changer le titre ?