Montréal : Comité des fondateurs (p. 23-28).


III

Vie extraordinaire


Une vocation extraordinaire, une personnalité extraordinaire appellent d’elles-mêmes une vie de même dimension morale. La vie de Jeanne Mance se partage en deux parts presque égales : la vie à Langres ; la vie au Canada. Deux parts aussi opposées que possible : l’une vécue au rythme calme, presque monotone, au fond d’une petite ville de province ; puis, sur un plan nouveau et après un changement de décor presque instantané, une autre vie, au rythme heurté, héroïque, toute en mouvement, en voyages, en fondations, en luttes, en épreuves à broyer l’âme.

Voyons d’abord Mlle Mance dans le rôle apparemment imprévu pour elle de fondatrice d’hôpital. Ville-Marie est née, nous n’avons plus à l’apprendre, autour d’un projet d’hôpital. Autour de cette idée première, comme autour de lignes maîtresses, s’ébauche et s’organise le plan de La Dauversière, à mesure que les « voix » du mystique de La Flèche le lui dessinent. Pour cet hôpital rêvé, conçu dans le ciel, n’est-ce pas une première merveille que la personne prédestinée à le fonder soit Jeanne Mance ? N’en est-ce pas une autre que la personne choisie ne soit pas une religieuse, mais une laïque ? Observation que l’on peut faire d’ailleurs pour l’œuvre entière de Ville-Marie. Les Associés de Notre-Dame de Montréal, groupés en France et qui ont conçu cette entreprise d’apostolat sans pareille dans l’Histoire missionnaire et même dans l’Histoire coloniale, ces associés sont en grande majorité des laïcs. Ceux et celles qui s’en viendront fonder la ville mystique, en jeter sur le sol montréalais les pierres d’angle : Maisonneuve, Marguerite Bourgeoys, Jeanne Mance, Lambert Closse, sont des laïcs. Éclatant exemple d’action catholique dont la Providence voulut illustrer les premières pages de l’histoire de notre jeune pays ! Dans cette œuvre d’apostolat, Jeanne Mance n’a pas été l’élue de la moindre part. Mais comment devint-elle hospitalière ? Où a-t-elle pris son amour des malades et des miséreux ? Dieu a sa manière à lui de préparer aux grands rôles. Comme il entre peu d’improvisation dans les entreprises divines, d’ordinaire la Providence s’y prend d’assez loin. Elle fait surgir dans la vie de menus événements dont la portée échappe. À nos esprits myopes, ils peuvent paraître des hors-d’œuvre, des diversions fâcheuses. Ils sont le noviciat préparatoire à de plus hautes tâches. Lors de l’épidémie qui affligea sa petite ville de Langres, Jeanne s’est-elle enrôlée dans le régiment des infirmières bénévoles ? Le fait paraît discutable. La vraisemblance historique semblerait exiger qu’il fût vrai. Sinon, d’où serait venue à Mlle Mance, petite femme perdue au fond d’une province de France, d’où lui serait venue la pensée de s’offrir à M. de La Dauversière en qualité d’hospitalière ? Lui-même, M. de La Dauversière, comment eût-il pu accueillir si chaleureusement, pour une œuvre difficile entre toutes, une personne qui fût venue à lui sans titre, sans la moindre préparation ? Que si l’on écarte l’hypothèse de l’« infirmière bénévole », ne faut-il pas se rabattre sur un apprentissage d’infirmière dans la maison familiale ? Chez les Mance, on paraît avoir été de santé débile. Les parents sont morts jeunes. Jeanne, nous l’avons vu, était de complexion maladive. La santé des autres enfants valait-elle mieux ? Serait-ce alors dans son rôle improvisé de mère de famille que Mlle Mance aurait appris les rudiments de sa future fonction ? « Infirmière bénévole » ou infirmière dans sa famille, s’est-elle jamais doutée que, par ce dévouement obscur, Dieu préparait en elle la future fondatrice d’hôpital, et d’un hôpital en Canada, à l’autre bout du monde, en pleine sauvagerie ?

L’hospitalisation, l’Église à peu près seule l’assume alors dans le monde, comme l’une de ses principales fonctions, l’un de ses services sociaux. Il est bien remarquable que, parmi les cinq fondateurs de l’Église canadienne, deux sont des hospitalières. Au Canada l’hospitalisation prenait le caractère d’un acte de suprême charité : ce qui, pour le dire en passant, nous explique un peu l’étrange naissance de Ville-Marie autour d’un projet d’hôpital. Rares à l’époque les arrivées de voiliers transatlantiques qui n’apportent point dans la colonie canadienne des épidémies. Les épidémies sévissent, à l’état chronique, parmi les sauvages. Quelle tragédie, par exemple, que l’histoire des Hurons ! De 30,000 environ qu’ils étaient, au début des missions des Récollets et des Jésuites, ils ne sont plus, vers 1650, lors de la destruction de la Huronie par les Iroquois, que 10,000 à 12,000 âmes. La guerre les a décimés, sans doute, mais plus affreusement les épidémies, impitoyables faucheuses de vies humaines, au milieu de ces nations ignorantes de toute hygiène. Du reste, Ville-Marie s’écarterait notablement du dessein de ses fondateurs. La ville-missionnaire allait devenir, par la force des choses, la ville guerrière. L’hospitalisation n’y prendrait qu’une place plus considérable. Pour un temps, nulle autre forme d’apostolat, ou peu s’en faut, n’y pourrait être exercée. Autre circonstance qui élève le rôle de l’Hôtel-Dieu de Montréal et celui de Jeanne Mance.

Ce rôle, Jeanne l’allait pourtant largement dépasser. D’aucuns persistent à s’étonner que Ville-Marie ait pris naissance autour d’un projet d’hôpital. Ceux-là ne trouveront pas moins à s’étonner que ce soit par l’hospitalière et grâce au concours de l’hôpital que, trois fois, en trois heures critiques, Ville-Marie sera sauvée. Une première fois en 1650. Le regroupement s’impose des Associés de Notre-Dame passés de quarante-cinq à neuf. Il faut remonter leur foi en l’œuvre canadienne discréditée par des envieux, jugée chimérique par les pusillanimes. Pour hâter les travaux de colonisation, ressaisir l’œuvre menacée, il faut trouver des hommes, des capitaux. La petite femme de Montréal risque une autre traversée, part pour la France ; elle y remonte les courages défaillants, trouve les capitaux, amène des défricheurs. Une autre fois, en 1652, l’heure se fait encore plus critique. Cernée, harassée par les hordes iroquoises, Ville-Marie est aux abois et, avec elle, toute la colonie du Saint-Laurent. L’angoisse, la panique étreint les cœurs des plus forts, fait hocher les têtes les plus froides. À quoi bon rester plus longtemps en ce bagne de toutes les misères ? Pourquoi ne pas ramasser rêve et bagage et se rembarquer pour la France ?

Heure tragique ! L’œuvre des Associés de Notre-Dame pourrait peut-être échapper à la faillite et à la mort. Mais il faudrait encore passer la mer, se rendre en France, y lever une recrue considérable, cette fois, de militaires et de défricheurs ; et, pour cette levée, trouver des capitaux. Mais ces capitaux, où les prendre ? Et qui ira chercher le renfort ? Cette fois toujours, une petite femme ne perd pas la tête et c’est Jeanne Mance. Les capitaux, elle les prendra sur le fonds de l’hôpital. « Il vaut mieux qu’une partie de la fondation périsse que le total », dit-elle. Pressé par elle, Maisonneuve s’embarquera pour la France ; et c’est lui, le gouverneur, qui ira chercher les hommes. Et c’est ainsi qu’il reviendra en 1653, ramenant avec lui cette recrue de cent hommes dont l’on célébrait, en 1953, le troisième centenaire de l’arrivée au Canada, recrue exceptionnelle pour l’époque, qui a sûrement sauvé Ville-Marie et qui, en sauvant ce poste stratégique, a peut-être sauvé la Nouvelle-France. Une troisième fois, en 1662, à la mort de La Dauversière, et à la suite de la débâcle financière du pauvre homme et des Associés de Notre-Dame, Jeanne Mance repasse les mers. Pour ce coup, elle obtient « en partie par ses instances », reconnaît Faillon, l’acte de mutation qui passe l’œuvre aux Messieurs de Saint-Sulpice. Dernier acte sauveur.

Telle est la vie active, toujours en alerte, de l’humble Champenoise. Ce rappel des grands événements ne doit pas nous faire oublier les tracas de la vie quotidienne : la fondation et l’administration d’un hôpital en un milieu colonial, l’extrême indigence de toutes choses, les épreuves toujours renouvelées, les angoisses d’une guerre sans fin, le risque de la capture, de la mort terrifiante au poteau iroquois.

Entre toutes les épreuves, je ne sais néanmoins si la plus cruelle, pour les fondateurs de Ville-Marie, ne fut pas la désillusion que leur ménageait leur entreprise. Il y a pire chose, nous le savons tous, que les obstacles, les traverses dans les œuvres ; il y a l’appréhension de l’avortement, la conscience par trop acquise et lancinante de l’inévitable faillite. Des hommes et des femmes de France avaient conçu l’un des plus beaux rêves qu’une élite coloniale ait jamais portés en son esprit. Dès les premières années, et l’on peut dire jusqu’à leur mort, Ville-Marie prit figure, pour ses fondateurs, d’un échec éclatant, inéluctable. Elle ne serait ni la ville-missionnaire ni l’école de civilisation pour lesquelles on avait tout sacrifié. Elle serait le poste entouré d’un cercle de feu et de sang, le bastion avancé de la Nouvelle-France. Position asphyxiante qui nous explique l’explosion de jeunesse téméraire, ou, si l’on préfère, le coup de tête chevaleresque de Dollard pour briser le cercle infernal. Position ruineuse où s’engouffreraient les finances des Associés de Notre-Dame ; position périlleuse, véritable épouvantail d’où s’écarteraient les nations indiennes, emportant avec elles le rêve mort-né de l’école de civilisation et de la cité missionnaire. Les Indiens apporteraient aux fondateurs une déception non moindre. À ceux qui pour eux avaient rêvé si grand, ces sauvages se réservaient d’apprendre et leur endurcissement spirituel presque incurable et leur répugnance invincible à se laisser civiliser. Échec douloureux qui tient à bien des causes, comme l’on sait, et que la guerre iroquoise, elle seule, ne saurait expliquer. Un jour, M. de Belmont essaiera de reprendre, sur la Montagne, à l’emplacement actuel du Grand Séminaire, l’œuvre première des fondateurs : en particulier l’école de civilisation. Le riche sulpicien y mettra plus qu’une large partie de son patrimoine ; il y dépensera des trésors d’ingéniosité, pour aboutir, lui aussi, à un lamentable avortement.