Montréal : Comité des fondateurs (p. 5-12).

I


Vocation extraordinaire


Nous sommes à la mi-mai 1642. Voyez-vous, là-bas, sur le fleuve ? Une flottille composée de deux chaloupes, d’une pinasse et d’une gabare, se hâte vers ce qui sera Ville-Marie, faisant peut-être de ses rames, comme eût dit Dante, « des ailes au vol fou ». L’île commence d’apparaître. Le long des rives défilent lentement des prairies naturelles qui portent déjà les fleurs sauvages du printemps canadien. En maints endroits, dans la crue des eaux, la forêt vient baigner sa futaie vierge. Au loin, de plus en plus net, se dessine le cône arrondi du mont Royal. Tout à coup, la petite troupe des voyageurs sent passer sur elle un souffle de lyrisme sacré. Enfin, c’est le jour si impatiemment attendu. Des joies, des espoirs trop longtemps refoulés explosent en chants d’hymnes, en chants de psaumes. Une petite femme, aux yeux dévorés par une flamme ardente, met, dans sa voix, j’imagine, plus de chaleur, plus d’émotion que les autres. Cette femme, vous l’avez reconnue. Mais comment se trouvait-elle dans cette barque ? Qui l’avait amenée là ?

Qu’est-ce alors que la Nouvelle-France ? Quelques Français, une poignée, encore mal agrippés à deux points du Saint-Laurent : deux rassemblements de baraques ou de maisonnettes en torchis qu’on appelle Québec, Trois-Rivières. Et à cette poignée de Français ne demandez pas ce qu’elle est venue faire dans le Nouveau Monde. À peine le sait-elle. Toujours hésitante entre le type de la colonie-comptoir et de la colonie-peuplement, l’entreprise piétine, végète. Pendant que ces pionniers ont, dans le dos, une guerre atroce, la guerre iroquoise, de l’autre côté de la mer, la France, les yeux braqués sur ses frontières, encore mal sûre de sa vocation coloniale, se donne l’air de faire de la colonisation comme par distraction. L’étonnant, c’est qu’un frisson mystérieux, un ébranlement extraordinaire n’en secoue pas moins, au vieux pays, les couvents et les monastères de femmes. On y lit les Relations des Jésuites. Les cœurs sont remués, les imaginations travaillent. Un jour treize religieuses signent le vœu de passer en Nouvelle-France si leurs supérieures y consentent. « Il y en a tant qui nous écrivent, note en 1635 le Père Le Jeune, et de tant de monastères, que vous diriez que c’est à qui se moquera la première des difficultés de la mer, des mutineries de l’Océan et de la barbarie de ces contrées. »

Enthousiasme à la rigueur explicable de la part de religieuses, entraînées par état aux choses de l’apostolat. Le cas de Jeanne Mance est autre. Nous avons affaire à une laïque. Et cette jeune laïque n’est pas née aux ports d’embarquement pour l’Amérique où le vent du large, la simple vue des voiles en partance invitent à l’aventure. Elle est née dans une province terrienne, à Langres, en Champagne. La tradition veut qu’elle ait étudié dans une maison d’enseignement de sœurs cloîtrées : les Ursulines de sa ville natale. Rien donc pour lui ouvrir, sur le monde, de larges fenêtres, les appels tentateurs. Au reste, à l’heure de son aventure canadienne, elle a passé, au sens vulgaire du mot, l’âge du romanesque, crise qui guette toute femme, ai-je entendu dire, vers les vingt-cinq ans, alors que, dans les rêveries féminines, sainte Catherine agite, tel un spectre, la coiffe inexorable. En 1640, Jeanne est âgée de trente-quatre ans et elle serait capable de l’avouer avec la franchise coutumière de ces dames en pareil cas. Dans sa vie de famille, rien non plus qui l’ait préparée à la révolution brusque et totale où elle va s’engager. Ses parents appartiennent à la bourgeoisie de robe, gens qui d’ordinaire n’ont l’humeur ni voyageuse ni aventureuse. Au surplus, la demoiselle aurait vécu « en grande dévotion dans la maison de son père ». Et l’on pense, malgré soi, à une vie de semi-recluse. Bientôt, d’ailleurs, la mort prématurée de ses parents va faire de Jeanne une mère de famille. Douze enfants : six garçons, six filles, sont nés sous le toit des Mance. Puis la guerre, les épidémies passent au pays de Langres. Jeanne se serait enrôlée, d’aucuns nous l’assurent, dans un bataillon d’infirmières bénévoles, sans pourtant bouger de sa contrée. Et voilà toute sa vie : vie, si l’on ose dire, entièrement faite de ce qu’il y a de plus « chez soi », de plus pot-au-feu, jusqu’au jour du souverain appel, jusqu’à l’heure où les « voix » se font entendre. Mais, encore une fois, qui ? quoi ? quelles voix mystérieuses viennent arracher cette paisible fille de France à son foyer, à son petit pays, pour la jeter sur le chemin de la grande aventure ?

Il y a des époques, comme chacun sait, où des échos, des appels diffus mais puissants, flottent dans les airs, se jettent aux trousses d’une génération, l’ensorcellent et l’entraînent. Parmi les voix du temps de Jeanne Mance encore jeune femme, est-il défendu de discerner la voix ou l’esprit cornéliens ? Et pourquoi pas ? Remarquons les dates. Le Cid est de 1636, Horace, Cinna, tous deux de 1640 ; la fondation de Montréal, de 1642. Corneille n’a pas seulement créé un climat héroïque. Pour créer ce climat, il a fallu qu’il fût un peu lui-même le fils de son époque : époque encore agitée par les fièvres révolutionnaires de la Renaissance, réexcitées par les fièvres encore plus morbides de la Réforme, puis des « Frondes », mouvements aussi profonds que la Révolution avec un « R » majuscule. Ces cataclysmes intellectuels et religieux ont laissé derrière eux une génération d’esprits bouleversés, labourés par l’épreuve, esprits impatients, qui piaffent, cherchent une évasion dans l’action, l’aventure, l’exhaussement de la personnalité. N’oublions pas que l’œuvre cornélienne annonce, dans la littérature, selon un critique, le « triomphe du romanesque », besoin éternel de l’homme de se modeler sur des personnages surhumains. Et que l’on ne dise pas que le succès de Corneille, succès de Paris, n’atteignit pas la province. On nous l’a appris :

Tout Paris pour Chimène eut les yeux de Rodrigue.

Au vrai, toute la France pour Chimène eut les yeux du Cid. Lors de la Querelle, M. de Balzac l’écrira à Scudéry : « toute la France entre en cause » avec Corneille. Le chef-d’œuvre fut, du reste, traduit presque aussitôt dans toutes les langues de l’Europe, « hormis la turque et l’esclavone ». Et, nous le savons encore, tous les enfants de France se mirent à apprendre par cœur les vers du jeune auteur. Il faut savoir, en effet, que le Corneille du Cid ne fut pas seulement l’un des coryphées de la jeune littérature, le prince des premiers chefs-d’œuvre ; ce fut le poète de la jeunesse. Elle se prit à aimer le sonore dramaturge parce qu’il mettait à la mode l’Espagne des romanceros et la Rome héroïque, c’est-à-dire le culte du devoir, la passion de l’honneur, le sacrifice chevaleresque.

L’esprit cornélien eut le bonheur de se conjuguer avec un autre esprit qui le tira à soi sur un plan supérieur : un esprit religieux, puissant, qui s’appelle : l’âge mystique, l’élan mystique. Autre réalité qu’on ne peut ignorer quand on a lu l’Histoire de l’Église ou le grand ouvrage d’Henri Bremond : l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Et qu’est-ce que cet élan mystique ? L’élan d’une élite pour l’exhaussement, non pas du moi, mais, ce qui est bien autre chose, l’exhaussement humain ! Le départ d’une chevalerie spirituelle pour la conquête d’un graal qui, à la suite d’ascensions généreuses, presque toujours héroïques, ne sera autre que la conquête du parfait Amour, l’amour de Dieu dans l’embrassement ineffable de la charité. Les mystiques de France se sont groupés, pour une part, en une association qui porte le nom de « Compagnie du Saint-Sacrement ». Et il se trouve que quelques-uns des plus grands mystiques sont aussi quelques-uns des plus grands personnages du royaume. Serez-vous étonnés d’apprendre que la demoiselle Mance s’est trouvée bel et bien mêlée à cet autre mouvement religieux ? Ses père et mère sont affiliés à la Compagnie, et depuis 1616. Autre voix qui se fera donc entendre dans une maison de Langres et qui nous fournit, sur la vocation de notre héroïne, une indication précieuse et plus précise.

Je vous prie d’observer en effet que ces mystiques de la « Compagnie du Saint-Sacrement » compteront tout à l’heure, pour une bonne part, c’est-à-dire vingt et un d’entre eux, parmi les Associés de Notre-Dame de Montréal. Une œuvre, un idéal, entre autres, séduit à ce moment l’élite catholique de France : l’idéal missionnaire. Après les effroyables déchirures du protestantisme, ces âmes ardentes éprouvent le besoin de recoudre la robe du Christ. Pour tant de pertes subies, elles brûlent de reconstituer le patrimoine de l’Église par l’annexion d’autres terres. Et voilà qui les fait se tourner, avec les plus beaux espoirs, vers les nouveaux mondes, vers les missions. La conscience d’une particulière et pressante responsabilité, d’un devoir plus exprès, plus exigeant, les y pousse : porter la foi à des peuples plus malheureux, leur semble-t-il, que les peuples d’Asie ou d’Afrique, parce que restés, depuis quinze siècles, non seulement en dehors de toute atteinte de la Rédemption, mais en dehors de l’humanité. Ces peuples nouveaux se présentent, en effet, à l’Europe avec une séduction toute particulière : l’attrait de peuples millénaires dont la soudaine découverte, dans leur grande île continentale, éveille autant de surprise que l’eût fait la découverte d’un astre habité.

Beaucoup d’illusions, ai-je besoin de le dire, viennent nourrir, fortifier les aspirations des mystiques missionnaires. Hors de l’Europe meurtrie, lasse de guerres, de carnage, de misères, et jugée, dès lors, comme un monde chancelant, sinon fini, — eh oui, en ce temps-là, — l’on n’est pas loin de se représenter le continent américain, resplendissant de mystère et de jeunesse, comme un champ d’évasion, une terre vierge où repiquer, pour quelque nouvelle renaissance, la flore humaine. Dans ce Nouveau Monde, on se flatte de recommencer le monde. Voyageurs et chroniqueurs se font complices de l’illusion, la grossissent, la propagent. Ils parlent d’un pays aux espaces illimités, plus grand que l’Europe, ce qui était vrai. Ce qui l’était moins, c’était d’imaginer ce pays densément peuplé. L’on avait trouvé cinquante millions d’indiens dans les autres Amériques. Pourquoi pas autant dans la vaste Amérique du Nord ? Avant de s’embarquer, Jeanne Mance ne parle-t-elle pas d’un « million » de sauvages à convertir ? Cartier, Champlain, les premiers missionnaires récollets et jésuites n’ont-ils pas cru découvrir des peuplades innombrables ? Et ce sauvage du Canada, — autre illusion non moins tenace, — tous le croient un peu le « bon sauvage », et non seulement facile à convertir, mais propre à devenir, par un décrassement superficiel, un excellent Européen et voire un bon Français. Là-dessus les imaginations brodent, s’échauffent et l’on se prend à rêver d’une Nouvelle-France bâtie en partie à l’aide des missions indiennes. Et les mystiques voient se lever, au-dessus du désert américain, l’image exaltante d’une Église rajeunie. Presque la douce vision apocalyptique : Vidi civitatem sanctam, Jerusalem novam descendentem de coelo…

Tels sont les mirages et les « voix » qui, aux approches de 1640, viennent troubler, au fond de sa province, la petite Champenoise de Langres. Elle a trente-quatre ans, avons-nous dit. Elle est maintenant libre de sa personne. Son rôle de mère est fini. La famille Mance est élevée. Que fera de sa vie Mlle Jeanne ? Sera-t-elle de ces dévotes vieilles filles, vénérables Catherinettes, qui font dériver vers les bonnes œuvres le dévouement maternel dont la Providence les a frustrées ? Ou sera-t-elle de ces autres Catherinettes, un peu moroses, qui, pour se venger du dédain de ces affreux hommes, n’achèvent plus d’évoquer les beaux partis qu’elles ont refusés ? L’aspiration de Jeanne se situe plus haut. Comme tous les mystiques dont elle est, elle veut aller jusqu’au bout de son âme. Un cousin, docteur en Sorbonne et futur chanoine, Nicolas Dolbeau, intervient ici. Et, comme quoi les chanoines peuvent parfois servir à quelque chose, ce cousin, dont le frère Jean, jésuite, passera bientôt en Canada et qui serait même né à Langres, parle à Jeanne de la colonie française d’outre-mer, du dévouement des premières hospitalières de Québec, parties pour là-bas, précisément en 1639. Propos de peu d’importance apparemment, mais qui ouvraient quel horizon à la cousine ! En ce lointain Canada, on accueillait donc la collaboration des femmes ; des femmes y pouvaient aller, y étaient allées ! À elles aussi l’apostolat missionnaire ! De ce jour, pour Jeanne, l’Esprit de Dieu avait soufflé. Ce fut plus que l’étincelle. Ce fut le coup de foudre. Être hospitalière en Nouvelle-France, prendre sa part du mouvement mystique et missionnaire, s’associer à la fondation de la Jérusalem nouvelle ! Ce rêve devenait le sien !

Alors une autre voix se fit entendre : voix lointaine, voix d’un pays immense et beau, vêtu de jeunesse, mais aussi d’infinie misère et qui disait : Ô Jeanne, depuis si longtemps j’attends la croix, j’attends le baptême, la parole de vie, la charité inconnue sous les traits des femmes blanches et vierges. Qu’attends-tu ? Passe la mer, fille de Dieu… Et Jeanne, la cornélienne et la mystique, remuée au plus creux de son âme, répondit : J’irai !

Quoique soudaine, la décision ne laissa pas de s’accompagner de prudence, de raison, en cette tête de petite Française. Car elle a l’esprit lucide et vigoureux. Sœur Morin nous apprend qu’elle s’entretenait des problèmes de la spiritualité avec M. de La Dauversière, par exemple, « comme un séraphin » eût pu le faire, « et bien mieux que plusieurs Docteurs ne sauraient faire ». Son hésitation n’en fut pas moins de courte durée. Elle consulta quelques-uns des plus célèbres directeurs spirituels de l’époque, entre autres le Père Saint-Jure. Et Jeanne décida sans plus de s’embarquer pour le Canada. Décision presque fougueuse, qui s’expliquerait, à défaut d’autres raisons, par ce qu’il y avait, dans le caractère de la jeune femme, de décisif et d’absolu. Et nous voilà conduit, après l’examen de sa vocation extraordinaire, à l’examen de sa personnalité, qui, elle aussi, va nous apparaître, je crois, un peu extraordinaire.