Jeanne Bijou : pièce en trois actes
Chez tous les libraires (p. 29-43).

ACTE III


Foyer de l’Opéra.
(Habits noirs et dominos circulent constamment.)





Scène I


Jeanne Bijou, le Major, Friedmann
JEANNE

Eh bien ! major, j’apprends qu’il s’est passé des événements tragiques depuis quelques heures. On parle soufflets, duel, adultère, mort !

LE MAJOR

Pas tant que cela. Un valet de chambre de la comtesse de Morteroche assure qu’Albert a fait une scène bruyante à Gaston de Cléry. Jusqu’ici, il n’y a pas de soufflets en cause. De l’office au Boulevard, il n’y a pas loin, et le bruit court avec une rapidité vertigineuse. Au reste, les deux adversaires ne peuvent manquer de venir au bal de l’Opéra, et nous saurons bientôt…

FRIEDMANN

Je crains bien que nous ne sachions rien du tout.

JEANNE

Que si !

FRIEDMANN

Rien du tout.

JEANNE

Dussé-je me réconcilier avec M. de Cléry pour connaître l’histoire.

FRIEDMANN

Comment, vous êtes brouillés ?

JEANNE

Un peu ; je crois l’avoir mis à la porte il y a deux mois, dans un moment de… vivacité.

FRIEDMANN

Il vous avait donc blessée ! Je ne permettrai pas…

JEANNE

Laissez donc, c’est insupportable d’avoir sans cesse des défenseurs d’office.

LE BARON

D’office est bien dur, Jeanne !

JEANNE

Eh oui ! laissez-nous donc nous défendre nous-mêmes ; les hommes gâtent vraiment nos vengeances. L’un tue l’autre pour nous servir, et c’est presque toujours… l’autre que nous regrettons. N’ouvrez pas de grands yeux, baron, et surtout laissez-moi faire. Major, tâchez donc de me trouver Gaston de Cléry.

LE MAJOR

J’y vais, madame (Exit.)

FRIEDMANN (à Jeanne)

C’est un défi, vraiment !…

JEANNE

Là, là, encore de grands mots ! Mais au bal de l’Opéra il n’y a que les petits qui comptent, mon ami. On ne se fâche pas ici ; je désire parler à Gaston, ce n’est pas un péché ; cela vous déplaît-il ?

FRIEDMANN

Cela m’inquiète. Depuis que vous croyez que la comtesse Christine a Cléry pour amant, il me semble que vous voulez le lui prendre.

JEANNE

Tiens, tiens, tiens, en quelques heures vous avez vu cela ; mais, savez-vous bien que vous êtes très fort !

FRIEDMANN

Pendant le dîner vous parliez avec un tel dédain et une telle colère de la jeune comtesse…

JEANNE (à part)

Oh ! oui ! (Haut) N’ayez pas peur, cher ami, il n’y a aucun danger… pour aujourd’hui.

FRIEDMANN

Mais pour demain ?

JEANNE

Oh ! demain ! ce mot là, dit à une femme, est presque inconvenant d’indiscrétion.

FRIEDMANN (impatienté)

Vous me ferez perdre la tête.

JEANNE

Ne vous gênez pas. Voici Gaston.

FRIEDMANN

Je vous laisse.

JEANNE

C’est très beau de votre part. Je note, à l’actif.



Scène II


JEANNE, GASTON.
GASTON

Le major Barine m’a dit que vous désiriez me voir, madame.

JEANNE

Oui, pour faire la paix. Voulez-vous ? il y a deux mois j’ai été vive…

GASTON (souriant)

Très vive.

JEANNE

Mais être mis à la porte par une femme, ce n’est pas un affront, n’est-ce pas ?

GASTON

C’est quelquefois un honneur.

JEANNE

Encore mauvais ! Décidément vous ne m’estimez pas du tout.

GASTON

Je n’ai pas dit cela.

JEANNE

Vous le prouvez ; chacune de vos paroles est une ironie, chacun de vos gestes un dédain. Si vous vouliez cependant, nous serions bons amis. Vous n’êtes pas bête comme les autres, vous !

GASTON (méfiant)

Merci beaucoup, mais être moins bête que les autres, ce n’est pas encore extraordinairement flatteur !

JEANNE

Prétentieux !

GASTON

Donc, nous faisons la paix, comme cela, tout simplement ?

JEANNE

Mais oui, vous souperez avec moi.

GASTON

Et le baron Crésus ?

JEANNE

Non, nous deux, avec Albert de Morteroche, si vous voulez !

GASTON

Avec monsieur de Morteroche, c’est difficile.

JEANNE (naïvement)

Pourquoi ?

GASTON (embarrassé)

Mon Dieu, je ne sais ; l’histoire est un peu longue…

JEANNE

Ah ! il y a une histoire, dites-la moi ! oh ! dites-la moi !

GASTON

C’est la suite de ce que vous me disiez, il y a deux mois, vous savez… le bruit qui court…

JEANNE

Eh bien ?

GASTON

Eh bien ! à force de courir, il a pris le mors-aux-dents, et Albert l’a reçu dans les jambes.

JEANNE

Et vous sur la joue !

GASTON (stupéfait)

Quoi ! vous saviez !

JEANNE

Non, j’ai deviné, mais je voulais apprendre de vous le détail. Vous vous taisez ?

GASTON

Puisque vous connaissez l’histoire ; sauf le soufflet, elle est vraie.

JEANNE

Alors, vous l’aimez beaucoup, la petite comtesse ?

GASTON

Beaucoup.

JEANNE

Et vous allez l’enlever ?

GASTON

Que non ! d’abord on n’enlève pas les femmes ; ce sont presque toujours elles qui commandent la voiture !

JEANNE

Le souper tient-il ?

GASTON

Sans le comte.

JEANNE

En tête à tête, à nous deux.

GASTON

Et des écrevisses ?

JEANNE

Sans le moindre Coquelin. Est-ce dit ?

GASTON

Oh ! dit !

JEANNE

Et fait ?

GASTON (silence. Regarde un domino qui s’approche. Jeu de scène)

C’est dit et fait. À tout à l’heure (Exit Jeanne).



Scène III


CHRISTINE (masquée), GASTON
GASTON

Vous ici ?

CHRISTINE (se démasquant)

Oui, qu’allez-vous faire ? Avez-vous vu mon mari ?

GASTON

Pas encore. Ce que je vais faire, c’est à vous de me l’ordonner, Christine.

CHRISTINE

Quelle était cette femme à qui vous parliez ?

GASTON

Ce n’était pas une femme, ce n’était qu’un domino.

CHRISTINE

Qui se nomme ?

GASTON

Père et mère inconnus. Mais il ne s’agit pas d’elle. Dites moi vite, qu’allons-nous faire ? Vous avez frappé un coup terrible. J’ai suivi le courant où vous m’entraîniez, je me livre à vous ! Cette scène qui me fait rougir, on sait qu’elle a eu lieu.

CHRISTINE

Mon Dieu !

GASTON

Un valet a vu, a entendu, a parlé : à l’heure qu’il est, sans en être sûr, on ne conte que cela dans le bal ; aujourd’hui l’on bavarde ; demain l’on s’étonnera s’il n’y a pas de dénouement. Tous les drames ont cela — même les comédies.

CHRISTINE (effrayée)

Comment ! un dénouement ?

GASTON

Pauvre naïve ! Vous oubliez les barbaries de notre monde !

CHRISTINE

Vous allez provoquer Albert ?

GASTON

Lui me provoquera.

CHRISTINE

Mais vous ne pouvez pas vous battre ; c’est de la folie ; Gaston, je vous en supplie, aidez-moi, trouvons un moyen, une idée ; je ne veux pas que vous vous battiez, je ne veux pas, je ne veux pas !

GASTON (vivement)

Masquez-vous vite, on vient. (Christine se dérobe.)



Scène IV


Le major, FRIEDMANN, GASTON
FRIEDMANN (à Gaston)

Encore en bonne fortune. Quel est ce joli masque ?

GASTON

Connais pas.

LE MAJOR

Cachotier !

GASTON

Décachotier !

FRIEDMANN

Ça se prononce indiscret. Je saurai bien trouver moi-même. (Il va pour suivre Christine.)

GASTON (le retenant par la manche)

Non, baron, inutile.

FRIEDMANN (se dégageant)

Comment inutile ! Mais laissez-moi donc !

GASTON

Que non, je vais vous dire qui c’est.

FRIEDMANN

Bon, je l’ai perdue de vue !

GASTON (à part)

J’y compte bien.

LE MAJOR

Eh bien, c’est ?

FRIEDMANN

C’est ?

GASTON (emphatiquement)

« N’avez-vous pas remarqué que ce doit être une grande dame ? »

LE MAJOR

Comme dans la Tour de Nesle.

GASTON (au major)

« Avez-vous vu dans vos amours de garnison beaucoup de mains aussi blanches, beaucoup de sourires aussi froids ? »

FRIEDMANN

Farceur ! elle avait un masque et des gants !

GASTON

C’est vrai, « Avez-vous vu ces riches habits, avez-vous entendu cette voix si douce, c’est une grande dame, une très grande dame, je vous le répète. »

FRIEDMANN

Tout le rôle de Buridan, alors ? Je crois que vous vous moquez agréablement de nous, monsieur le séducteur !

GASTON (à part)

Tiens, il a vu cela ! (Haut.) Agréablement, certes.

FRIEDMANN

Voyons, qui est-ce ?

GASTON (grosse voix)

C’est Marguerite de Bourgogne ! (il s’enfuit en riant aux éclats)



Scène V


FRIEDMANN, Le Major
FRIEDMANN

Qu’il aille au diable ! Il n’y a même pas moyen de se fâcher Il vous dit tout cela si drôlement.

LE MAJOR

Nous sommes roulés.

FRIEDMANN

Je suis de votre avis, mais il me le paiera cher, le Gaston !

LE MAJOR

Et l’affaire de ce matin ?

FRIEDMANN

J’espérais obtenir un mot de ce gaillard, mais il nous a à peine laissé le temps de respirer ; l’affaire est… enfin elle est mystérieuse. Si Jeanne était ici, elle nous expliquerait.

JEANNE (entrant)

Me voici, messieurs, comme sortie d’une boîte à surprise.

LE MAJOR

À surprise agréable, belle dame.

JEANNE

Et l’on parlait de moi ?

LE MAJOR

De qui parlerait-on, sinon…

JEANNE

Oui, je connais la suite. Et vous disiez ?

FRIEDMANN

Nous disions que vous alliez prendre place dans ce canapé, que vous alliez faire votre plus joli sourire, et nous conter les incidents qui ne peuvent manquer d’être tombés dans votre oreille mignonne.

JEANNE

Ah ! des indiscrétions ; un petit récit bien corsé avec les noms en blanc.

FRIEDMANN

Oh ! en blanc ! ce n’est pas nécessaire.

JEANNE

Avez-vous vu Gaston de Cléry ?

LE MAJOR

Il sort d’ici.

JEANNE

Il ne vous a rien raconté ?

FRIEDMANN

Si : la Tour de Nesles.

JEANNE

Ah ! pour vous distraire ?

FRIEDMANN

Non, pour ne rien dire.

JEANNE

Il est discret ; c’est une leçon ; j’en profite.

FRIEDMANN

Ah ! c’est trop fort ! (suppliant) Mais c’est le secret de Polichinelle.

JEANNE (ironiquement)

Et vous ne le savez pas !

FRIEDMANN

Par hasard, mais demain les journaux en seront pleins !

JEANNE (riant)

Eh bien, lisez-les !

LE MAJOR

Nous nous jetons à vos pieds.

JEANNE

Restez à mes pieds, cher major, mais comme je n’ai pas envie de les laisser là, demandez au baron de vous prêter les siens ! (Elle fuit en riant).

FRIEDMANN (riant)

Et de deux ; décidément nous n’avons pas de chance ce soir.



Scène VI


JEANNE, GASTON
(Jeanne a été arrêtée au fond du théâtre par Gaston qui la ramène, après s’être un instant caché).
GASTON

Laissons-les partir, je voudrais vous parler. (À part) Attends-toi, c’est mon tour !

(Le major et Friedmann se retirent. — Jeu de scène).
JEANNE

Je vous écoute, vous ne craignez pas le monde ?

GASTON

Non ; puis, vous pourrez toujours vous masquer. J’ai beaucoup pensé à notre conversation de tout à l’heure. Je ne sais pas ce que vous voulez de moi, mais il y a au fond de votre esprit quelque chose que vous ne dites pas, qui me trouble et que je ne puis saisir.

JEANNE

Ah !

GASTON (s’approchant)

Oui, vous me parliez plus doucement et il me semblait…

JEANNE

Il vous semblait ?

GASTON

Que sous votre froideur il y avait un peu de bienveillance ; vous ne me traitez pas comme les autres…

JEANNE

Je vous ai dit pourquoi.

GASTON

Vous m’avez dit aussi : soyons camarades. C’est si difficile d’être camarade, avec vous !

JEANNE

Tiens, mais c’est une déclaration. Gare à l’homme d’esprit ! (À ce moment entre Albert qui reste caché derrière un bouquet de palmiers.)

ALBERT, (à part, effaré)

Jeanne Bijou !

GASTON (à Jeanne)

Il n’y a pas d’homme d’esprit, il y a un homme qui vous aimait au point de vous détester, qui se mentait à lui-même et qui se rend aujourd’hui, vaincu !

JEANNE

Que dirait la comtesse de Morteroche si elle vous entendait ?

GASTON

Ne parlons pas de la comtesse, je ne l’ai jamais aimée, parlons de nous-mêmes ; laissez-moi vous aimer, Jeanne, pensez que vous n’avez aimé personne jusqu’ici ; oubliez que le passé existe…

JEANNE

Mais vous parlez comme un collégien !

GASTON

Eh bien, oui, si vous voulez ! je parle comme je sens, comme je puis, écoutez-moi.

JEANNE

Je veux bien vous écouter, mon ami, mais notre souper… de garçons ?

GASTON (se penchant vers elle)

De garçons ? pas trop n’est-ce pas ? (ils sortent)



Scène VII


ALBERT (sortant de sa cachette)

J’étais fou, j’étais fou de la soupçonner. Et lui qui acceptait la dangereuse complicité de Christine et qui ne disait rien, pour lui obéir. Tout cela n’était qu’une épreuve pour me punir ; mais elle reviendra, elle pardonnera, je le sens, j’en suis sûr.



Scène VIII


Le même, le major (dans le fond, Christine masquée au bras de Friedmann).
LE MAJOR (à Albert)

Ce don Juan de Friedmann a des chances étonnantes, mon cher. Il vient de lever une petite femme exquise ; non, mais regardez-moi cela. Si Jeanne Bijou les rencontrait !

ALBERT (très gai)

Jeanne Bijou s’en moque un peu, major ! elle est… en lecture.




Scène IX


CHRISTINE, FRIEDMANN, ALBERT (Christine, au bras de Friedmann, s’approche ; aussitôt qu’elle a parlé, Albert la reconnaît).
CHRISTINE (continuant une conversation)

Eh bien, baron, puisque vous le voulez, je vais vous la dire cette chose extraordinaire : figurez-vous que j’ai vu ce soir, au bal de l’Opéra, une grande dame qui avait perdu son mari depuis deux mois, et cette perte l’ennuyait beaucoup.

FRIEDMANN

Cela m’étonne.

CHRISTINE

Moi aussi. (À la cantonnade) Et vous, messieurs ?

ALBERT

Certes, d’autant plus que j’ai précisément rencontré, moi, le mari de la dame en question qui faisait la même recherche et la même trouvaille.

FRIEDMANN

Ce qui fait qu’ils sont contents tous deux ?

CHRISTINE

Non.

FRIEDMANN

Je ne comprends pas !

CHRISTINE

Voilà : la jeune femme ne veut pas faire le premier pas ; oh ! elle a un orgueil invraisemblable.

ALBERT

Eh bien, cela s’arrange à merveille. Le mari, qui est la docilité même, est disposé à faire un, deux, trois, mille pas ; il m’a soumis son programme ; il s’approchera ainsi, (jeu de scène) prendra la main de sa femme ainsi, et lui dira d’une voix qu’il tâchera de rendre très douce : « Veux-tu me pardonner, je t’aime ». Elle lui tendra la main qu’il baisera, puis…

CHRISTINE

Puis elle prendra son bras (regardant Friedmann et se démasquant) et le baron finira peut-être par comprendre !