Jeanne (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 22

Jeanne (illustré, Hetzel 1852)
JeanneJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 79-84).
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XXII.

LA TOUR DE MONTBRAT.

Il y avait bien au domaine de Montbrat, comme dans la plupart des métairies éloignées de la résidence du propriétaire, un pied-à-terre appelé la chambre du maître. Mais Marsillat avait préféré s’en arranger un dans le château. Il avait fait déblayer et orner la seule pièce qui fût habitable dans cette vaste ruine ; et il y venait, tantôt s’inspirer dans la solitude pour étudier les effets d’éloquence qu’il improvisait ailleurs, tantôt se livrer à de moins estimables occupations. Sa tourelle de Montbrat était à la fois un cabinet d’études et quelque chose comme la petite maison des champs d’un bourgeois libertin. L’endroit était bien choisi, aucun voisinage indiscret ne pouvait exercer son contrôle sur les mystères de sa conduite, et les métayers, placés eux-mêmes à quatre portées de fusil du château, savaient fort bien qu’ils seraient mal reçus s’ils accouraient au moindre bruit.

— Attends-moi ici, dit Marsillat à la tremblante Jeanne. Je vais chercher de la lumière et réveiller ma vieille servante, qui se couche à la même heure que ses poules, à ce qu’il paraît.

— Je sortirai avec vous, monsieur Marsillat, dit Jeanne qui ne respirait pas à l’aise dans cette tour, et qui commençait à craindre qu’il n’y eût dans le domaine de Léon ni poules, ni servantes.

— Non, non, tu ne connais pas les êtres et tu te heurterais, reprit-il. Ce vieux taudis est plein de trous et d’endroits dangereux. Ne bouge pas d’ici, Jeanne ; je vais revenir…

Il sortit précipitamment et enferma Jeanne, qui commença à trembler sérieusement quand elle se fut assurée que la porte avait reçu à l’extérieur un tour de clef. Cependant elle ne pouvait se persuader que Marsillat fût capable d’un crime, et elle se disait qu’aucune offre, aucune promesse n’aurait d’effet sur elle.

Marsillat n’avait pas, en effet, la pensée de commettre un crime. Il était trop sceptique pour croire qu’en pareille matière l’occasion pût s’en présenter. S’étant toujours adressé à des villageoises coquettes ou faibles, il n’avait pas trouvé de cruelles ; et, comme il affectait un profond mépris pour la vertu des femmes, il ne voulait point se persuader qu’aucune pût lui résister. La sauvagerie de Jeanne lui semblait le résultat d’une extrême méfiance. Il faudra plus de temps et de paroles pour celle-là que pour les autres, se disait-il ; mais voilà enfin l’occasion que je ne pouvais trouver ailleurs. Enfermée quatre ou cinq heures avec moi, à force d’obsessions, j’enflammerai cette froide Galathée, et, à moins qu’elle ne soit de marbre, j’en triompherai sans lutte et sans bruit. Arrière la brutale violence ! se disait encore Marsillat : c’est le fait des butors qui ne savent pas mettre la ruse et l’éloquence, l’esprit et le mensonge, au service de leurs passions. Impatients et grossiers, ils ne peuvent pas imposer un frein à leur volonté ; ils offensent au lieu de persuader ; ils dominent et sont maudits, au lieu de vaincre et de se faire aimer.

— Se faire aimer !… pensait l’avocat, qui se promenait avec vivacité dans le préau, en attendant que son esprit fût calmé ; se faire aimer, de craint qu’on était, et cela dans l’espace de quelques heures ! c’est une cause à plaider, et il faut la gagner !… Si Jeanne pouvait m’échapper, mon entreprise serait misérable et ridicule. Demain je serais, grâce à elle, la fable de tout le pays. Il ne faut donc pas que Jeanne sorte d’ici sans être beaucoup plus intéressée que moi à garder le secret. Allons, c’est un plaidoyer, c’est un duel, et ne pas triompher, c’est succomber. Il ne peut pas y avoir de transaction entre les adversaires.

— Jeanne, lui dit-il en rentrant, ta tante est partie ce matin avec ma servante, qui a voulu la conduire elle-même à Toull.

— Partie ? elle n’est donc plus malade ?

— Elle s’est sentie un peu mieux, et il paraît qu’elle s’ennuyait dans cette vieille maison ; elle avait déjà le mal du pays. Mon métayer l’a prise sur son cheval et l’a menée chez un de tes parents, je ne sais plus lequel. À présent, nous pouvons nous en retourner à Boussac. Donne-moi seulement le temps de chercher mes papiers dans le tiroir de la table.

— Je vas dire qu’on vous apporte une clarté, dit Jeanne un peu rassurée par les dernières paroles de Marsillat. Vous ne pouvez pas trouver vos papiers comme cela dans la nuit.

— Très-bien, au contraire… je sais où ils sont ; je les trouverais les yeux fermés. Ne sors pas, Jeanne ; les métayers sont dans la cour, et puisqu’ils ne t’ont pas vue entrer, j’aime autant qu’ils ne te voient pas sortir.

— Mais c’est peut-être pire ! dit Jeanne. Pourquoi se cacher quand on n’a rien à se reprocher ?

— Ces gens-là ont de très-mauvaises langues, et je t’avoue que si tu ne te soucies pas de leurs propos pour toi-même, je ne serais pas fort aise, quant à moi, qu’ils fissent de l’esprit sur mon compte. Ce sont les imbéciles de cette espèce qui m’ont fait une réputation de mauvais sujet, et tu vois pourtant, ma vieille, que je suis plus raisonnable que ne le serait à ma place ton parrain Guillaume, et peut-être ton épouseur d’Anglais.

— Ne dites pas de ces choses-là, monsieur Léon, et renvoyez vos métayers de la cour pour que je m’en aille.

— Ils sont en train de faire manger un picotin d’avoine à Fanchon. Après cela, ils s’en iront d’eux-mêmes. Je leur ai dit que j’avais à travailler.

— Mais vous n’avez pas besoin de vous enfermer comme ça.

— Si ! la femme est curieuse comme une mouche ; elle viendrait me relancer jusqu’ici, soi-disant pour me parler de ses agneaux ou de ses dindes, mais dans le fait pour voir si j’y suis seul.

— Ça prouve, monsieur Léon, que vous y êtes bien venu quelquefois en compagnie.

— Bah ! une ou deux fois avec Claudie, tu sais bien ! dans le temps, elle était un peu folle !

— Pauvre Claudie ! vous lui avez fait bien des peines, pas moins ! une si bonne fille ! Ça n’est pas bien à vous, monsieur Léon.

— Que veux-tu ? elle aurait eu un autre amoureux que moi, et mieux vaut moi qu’un autre ; car je suis resté son ami, et je ne l’abandonnerai jamais.

— Oui ! vous croyez que l’argent et les cadeaux consolent de tout ? Vous vous trompez. Je vous dis, moi, que Claudie pleure quasiment tous les soirs. Mais en voilà assez, monsieur Léon, allons-nous-en.

— Donne-moi donc le temps de souffler ! N’as-tu pas peur que je te retienne malgré toi ? Tu me prends pour un méchant homme, Jeanne !

— Oh ! non, Monsieur.

— Eh bien ! alors, tiens-toi donc en repos un instant. Nous serons libres dans un petit quart d’heure ; assieds-toi et ne parle pas si haut, je cherche mes papiers.

— Vous les cherchez bien longtemps, monsieur Léon… Vous me ferez arriver trop tard à Toull.

— À Toull ?… Tu ne veux donc pas retourner ce soir à Boussac ?

— Non, Monsieur, puisque je veux voir ma tante !

— Tiens, Jeanne, il y a quelque chose là-dessous. Tu es fâchée avec les gens du château ?

— Oh ! non. Monsieur… vous vous trompez bien ! je les aime trop pour me fâcher jamais contre eux.

— Eh bien ! ils se sont fâchés contre toi ?

— C’est possible, Monsieur… Mais si ça est, ils en reviendront.

— Jeanne, raconte-moi ce qui s’est passé.

— Rien, Monsieur. Je n’ai rien à raconter.

— Tu devrais pourtant avoir confiance en moi. Tu es une bonne enfant, mais tu ne connais pas les gens nobles ; et si tu ne prends pas un bon conseil, tu vas faire, sans le savoir, quelque chose de nuisible à ta réputation ou à tes intérêts.

— Vous me parlez là comme si je voulais plaider contre eux, monsieur Léon. Ne vous donnez pas la peine de me conseiller, je n’ai pas besoin d’un avocat.



Finaud s’arrêta court. (Page 76.)

— Les avocats, comme les confesseurs, sont des gens auxquels on ne cache rien, et qu’on ne se repent jamais d’avoir consultés. Sois sûre, Jeanne, que je sais tous les secrets de la maison d’où tu sors, et que demain on me dira ce que tu veux me taire aujourd’hui. Madame de Boussac me consulte sur toutes choses, et tu verras que je serai envoyé vers toi, demain peut-être, te dis-je, pour te donner ou pour te demander des explications. Si tu m’informais la première de tes sujets de plainte, la réconciliation pourrait marcher beaucoup plus vite, et les intérêts seraient mieux défendus.

— Ah ! mon Dieu, monsieur Léon, voilà que vous faites une affaire de tout cela ! Il n’y a pas besoin d’en chercher si long, je vous assure ; et si c’est vrai qu’on vous dit tout, vous pourrez répondre que je pardonne tout.

— Jeanne, tu es bien réservée avec moi, dit Marsillat, qui lui avait jusqu’alors parlé à distance, et qui se rapprocha insensiblement à mesure qu’il réussit à la distraire de l’empressement de partir. Si je te disais que je sais déjà ce dont il s’agit.

— Si vous le savez, ne m’en parlez donc pas, répondit Jeanne ; j’ai assez de chagrin comme cela.

— Je ne veux pas te faire de chagrin, ma pauvre Jeanne ; ce serait m’en faire davantage à moi-même. Mon intention est de t’en épargner de nouveaux. Je te dis que je sais tout, car il n’y a pas plus de huit jours que j’ai été consulté par madame de Boussac pour savoir si Guillaume te faisait la cour.

— Ah ! mon Dieu ! dit Jeanne blessée dans l’exquise délicatesse de son cœur par cette révélation malheureusement trop vraie, ma marraine a eu le cœur de vous parler de ça ?…

— Elle ne le croyait pas ; mais la grosse Charmois le lui répétait si souvent qu’elle commençait à s’en inquiéter. Cela ne doit pas te surprendre, Jeanne ; une mère s’effraie toujours de voir souffrir son fils, et…

— Mais on veut donc absolument que je sois cause de tout le mal qui arrive à M. Guillaume ?

— La Charmois le prétend ainsi ; mais moi j’ai essayé de rassurer ta marraine, et de lui bien persuader que, dans tout cela, il n’y a pas de ta faute.



Le vagabond.

— Vous pouvez bien encore le dire, monsieur Marsillat. Je ne suis fautive de rien, et ce n’est pas à cause de moi que mon parrain se fait de la peine. C’est impossible !

— Oh ! pour cela, Jeanne, je n’en peux pas répondre. Je sais bien que tu n’es pas coquette ; mais pourrais-tu jurer devant Dieu que tu n’as jamais laissé prendre d’espérance à ton parrain ?

— Oui, Monsieur ; oui, je le jure devant Dieu ; et vous pouvez, en conscience, le jurer aussi !

— Une jeune fille laisse prendre de l’espérance malgré elle, et presque sans le savoir. Tu as de l’amour, Jeanne ; et celui qui l’inspire le voit bien, quelque chose que tu fasses pour le lui cacher.

— Mais c’est faux ! s’écria Jeanne avec l’accent de la vérité. Je n’ai pas eu une minute d’amour pour mon parrain !

— Tu peux m’en donner ta parole d’honneur, Jeanne ? s’écria Léon tout ému.

— Eh oui ! monsieur Léon ! Mais qu’est-ce que ça vous fait à vous ? Vous ne voudrez pas me croire non plus, vous.

— Jeanne, je te croirai ; je t’estime trop pour ne pas te croire. Je suis ton ami, moi, ton seul ami, et je veux être ton défenseur contre ceux qui t’accusent injustement. Tiens, donne-moi ta parole, et mets ta main dans la mienne…

— Et pourquoi ça, Monsieur ?

— Parce que j’engagerai mon honneur pour te défendre, et que c’est une chose grave, ma vieille. Tu ne voudrais pas me faire faire un faux serment ! Tiens, vois-tu, demain matin, je serai auprès de ta marraine. Elle me fera appeler pour m’apprendre ton départ, pour se plaindre de toi, peut-être, et j’aurai l’air de ne t’avoir pas rencontrée ce soir ; mais je pourrai dire que j’étais bien informé de tes sentiments pour Guillaume, et que je puis répondre de ta sincérité. Alors ta marraine me demandera si je veux en jurer, elle me fera mettre ma main dans la sienne, et je ne pourrai pas me décider à le faire, si toi-même tu ne prends avec moi un engagment pareil. Donne-moi donc ta main, Jeanne, comme si nous étions devant des juges, devant un prêtre, et jure-moi que tu n’aimes pas Guillaume de Boussac.

— Si c’est pour l’acquis de votre conscience, dit la candide Jeanne en abandonnant sa main à Marsillat, je le veux bien, monsieur Léon. Je ne veux pas dire que je n’aime pas mon parrain, ce serait mentir ; mais je peux bien jurer que je l’aime comme on doit aimer son frère, son père, son parrain, enfin !

— Bonne et honnête Jeanne ! dit Léon en retenant avec adresse sa main qu’elle voulait retirer, on est bien injuste envers toi, et c’est un crime de te tourmenter ainsi. Ton chagrin remplit mon cœur, et tes larmes me font mal. Je te regarde en ce moment comme ma cliente et ma protégée ; je plaiderai pour toi, non devant un tribunal pour de petits intérêts, mais devant une famille ingrate qui méconnaît des intérêts sacrés, ceux de la reconnaissance et de l’honneur. Quand je pense à tous les soins que tu as pris de Guillaume…

— Je n’accuse pas mon parrain, monsieur Léon. Il ne m’a parlé qu’une fois et je suis sûre qu’il en est fâché à l’heure qu’il est. Mam’selle Marie est un ange des cieux, et je la pleurerai toute ma vie. Ma marraine est bien bonne aussi… et je ne sais pas comment elle a pu croire que je voulais persuader à son fils de lui désobéir et de m’épouser ! Oh ! comment donc que ma marraine, pour qui j’aurais donné tout mon pauvre sang, peut se laisser rapporter des mensonges comme ça !…

La pauvre Jeanne fondit en larmes, et, tout entière à sa douleur, elle ne s’aperçut pas que Léon s’était assis tout près d’elle sur le sopha, qu’il l’entourait de ses bras, prêt à la serrer sur sa poitrine, et que son souffle brûlant effleurait dans l’obscurité son cou d’albâtre penché sur son sein.

— Chère Jeanne, lui dit-il d’une voix tremblante, tu as raison de plaindre Guillaume au lieu de le condamner. Il est assez malheureux de ne pouvoir se faire aimer de toi. Quel homme ne serait amoureux de la plus belle et de la meilleure de toutes les filles ?

— Ne dites pas ça, monsieur Léon, répondit Jeanne en se levant ; je ne suis ni plus belle ni meilleure qu’une autre, et je suis bien malheureuse qu’on prenne comme ça des caprices pour moi. Mais, allons-nous-en, monsieur Léon, je veux m’en retourner à Toull.

— Il pleut à verse, Jeanne. Attendons que la pluie soit passée.

— Oh ! il ne pleuvra pas ce soir, Monsieur ; le temps est couvert, mais le vent n’est pas à l’eau.

— Écoute, Jeanne, l’eau tombe à flots !

Jeanne écouta. Il y avait, à peu de distance de la tour, un petit ruisseau dans le rocher, qui faisait, en bouillonnant, le même bruit que celui d’une grosse pluie.

Jeanne, trompée, insista cependant.

— Je ne vous demande pas de sortir avec moi et d’aller vous mouiller, dit-elle ; mais nous n’allons pas du même côté, et je ne peux pas rester plus longtemps. Bonsoir, monsieur Léon.

— Eh bien ! attends que je te cherche un parapluie…

— Oh ! je ne sais pas me servir de ça… Je vous en remercie, monsieur Léon.

— Alors, Jeanne, charge-toi d’un petit paquet pour le curé de Toull. Je vais le cacheter… Mais il y a une autre accusation contre toi, reprit-il en feignant de chercher de la lumière, et tu ne m’as pas dit ce que je dois répondre.

— Ne répondez à rien, monsieur Léon, et laissez-moi accuser, dit Jeanne. Tenez, le mal est fait, et on me dirait qu’on a eu tort, que je ne voudrais plus retourner au château. On ne m’estime pas, on n’a pas confiance en moi. Ça me suffit : moi, ça m’humilie de me défendre de si vilaines choses.

— Il y a cependant une personne dont le mépris te ferait souffrir et dont tu veux conserver l’estime, c’est mademoiselle Marie.

— Oh ! celle-là ne m’accusera pas !

— À force d’entendre dire que tu es coupable !

— On ne lui parlerait pas de ces choses-là, on n’oserait !

— La Charmois est capable de tout, mets-toi à même de la faire taire et de te justifier auprès de ta jeune maîtresse. Écoute, Jeanne, on dit que l’Anglais aussi te fait la cour, et que la preuve de ton ambition, c’est ta coquetterie et ta sévérité avec lui, qui l’ont décidé enfin à vouloir t’épouser.

— Que voulez-vous que je réponde à tout ça, monsieur Léon ? C’est de l’invention à madame de Charmois. Le monsieur Anglais n’a jamais pu vouloir m’épouser, puisqu’il est marié dans un autre pays…

— Il est marié ?

— Cette dame le dit. C’est donc lui qu’elle accuse d’être un malhonnête homme, si elle croit qu’il veut se marier deux fois. Tant qu’à moi, j’ignore de tout ça, et je sais seulement que jamais l’Anglais ne m’a dit une parole d’amour ni de mariage.

— Peux-tu en jurer aussi, Jeanne ? Peux-tu me donner encore ta main en gage de sincérité ?

— C’est bien assez de poignée de main comme ça, monsieur Léon ; si vous ne voulez pas me croire sur parole, les jurements n’y feront rien.

— Jeanne, tout cela est plus important que tu ne penses. Si un honnête homme voulait t’épouser maintenant, et qu’il vint me consulter comme avocat de la maison Boussac, comme bien informé de leurs affaires et de ta conduite…

— Faudrait lui conseiller de ne pas se tourmenter de ça ; je ne veux pas me marier. Je l’ai toujours dit et je le dis encore.

— Oh ! cela, ma Jeanne, tu n’en jurerais pas !

— Je le jure devant Dieu et devant l’âme de ma chère défunte mère, s’écria Jeanne, poussée à bout par tant de soupçons offensants et absurdes à ses yeux. Oui ! oui ! je le jure aujourd’hui de meilleur cœur encore que les autres jours !

— Tant mieux, mille diables ! pensa Léon. Je n’aurai pas l’ennui de lui faire ce mensonge-là. Eh bien ! Jeanne, dit-il en se rapprochant de nouveau, tu as raison, cent fois raison, de ne vouloir pas t’engager. Tous ces nobles ont espéré te séduire par là, et tu leur montres ta raison et ta fierté en repoussant cette folle ambition… Un paysan, un ouvrier ne seront jamais dignes non plus d’un trésor comme toi… Garde-toi, pour aimer, dans ta force et dans ta liberté, l’homme qui sera assez heureux pour te plaire ; et ne l’afflige pas de ces premiers chagrins qui t’accablent. L’injustice des Boussac et la sottise de l’Anglais ne te déconsidéreront pas auprès de tous. Tu peux être aimée encore, et véritablement, désormais.

— Je n’ai besoin de l’amour de personne, monsieur Léon. Dieu est bon, et il aime tous ses enfants.

— Oui, Dieu est bon, mais il commande à ses enfants de s’aimer les uns les autres. Ton renvoi du château va te faire du tort…

— Je ne suis pas renvoyée, je m’en vais de moi-même.

— N’importe ! on ne le croira pas. Tu vas être accusée, calomniée, persécutée pendant quelque temps. Tu ferais bien de t’éloigner un peu du pays et d’aller te louer, soit à Châtre… soit à Guéret… oui, à Guéret. Le bruit de tes aventures malheureuses au château de Boussac n’a pas été jusque-là. Je pourrais répondre de toi et te faire retrouver une meilleure place que celle que tu quittes. Si tu n’étais pas si méfiante, je t’offrirais de venir chez moi, Jeanne… Mais non, tu refuserais, je le sais ; j’ai la réputation d’un fou, et tu as toujours eu des préventions contre moi… Si tu voulais réfléchir, pourtant, tu verrais que je suis le seul qui t’ait respectée, et qui n’ait fait aucun tort à ta réputation. Je t’ai fait quelques plaisanteries autrefois… Mais quand tu m’as dit que cela t’affligeait, j’ai cessé ; rends-moi justice. Et puis, à mesure que je t’ai connue, j’ai compris que tu n’étais pas comme les autres, toi. Oh ! je te respecte, Jeanne, moi seul je te respecte, parce que je sais ce que tu vaux. Ce n’est pas moi qui irais afficher mon amour pour t’exposer à tous les propos du pays. Conviens-en, je n’ai jamais fait dire de mal de toi ; et dans le temps même où je te traitais avec une légèreté que je me reproche, et dont je te demande pardon du fond de mon cœur, je ne t’ai jamais offensée volontairement.

— C’est vrai, monsieur Léon, répondit la bonne Jeanne, incapable d’une méfiance soutenue, je ne vous fais aucun reproche, et mêmement vous avez eu pour ma tante et pour moi des bontés dont je vous remercie grandement.

— Des bontés, Jeanne !… Eh bien ! prends-le comme tu voudras, et remercie-moi si tu crois me devoir quelque chose. Il y a du moins quelque chose dont je pourrais me faire un mérite à tes yeux : c’est que je ne t’ai pas fait la cour, et que, dans ce moment même où je suis seul avec toi, je te respecte comme si tu étais ma sœur… Et pourtant, Jeanne, moi aussi j’ai été amoureux de toi, autrement et mille fois plus que tous les autres. Tu ne l’as jamais su, je ne te l’ai jamais dit, depuis que cet amour est sérieux et profond, et je ne te le dis maintenant que pour te rassurer. Loin de moi la pensée d’abuser de ton malheur, pauvre orpheline, pauvre abandonnée ! Je ne te demande qu’un peu de confiance, un peu d’amitié, et je serai assez payé de mes sacrifices et de mes souffrances… Car je souffre plus que ton parrain, Jeanne ! Je ne fais pas le malade, moi ; je ne jette pas ma famille dans l’inquiétude comme un enfant gâté ; je ne cherche pas à émouvoir ta pitié en te disant que je me meurs. Non, je vis de mon amour, au contraire, il me transporte, il m’agite ; mais il me donne le courage de te respecter ; et je ne me plains pas d’être malheureux, pourvu que tu ne sois pas malheureuse toi-même !

Jeanne s’était levée encore une fois, et elle essayait d’ouvrir la porte. — Monsieur Léon, dit-elle, vous me parlez très-honnêtement ; mais je ne comprends pas grand’chose à toutes ces histoires d’amour, et, malgré moi, je vous en demande pardon, je me figure toujours que c’est de la moquerie. Ouvrez donc votre porte, je veux m’en aller.

— Tu as forcé la serrure, dit Marsillat feignant de ne pouvoir ouvrir. À présent, je ne sais plus comment faire. Prends patience, je vais essayer. La clef est tombée : cherche-la avec moi.

Jeanne ne pouvait se figurer que Marsillat eût la clef dans sa poche. Elle se mit à chercher naïvement. Marsillat se rapprocha d’elle, et, emporté par l’impatience, il l’entoura de ses bras.

— Laissez-moi, Monsieur, dit Jeanne en le repoussant avec force, ou je croirai que vous êtes le plus faux de tous les hommes.

— Vraiment, Jeanne, je ne te voyais pas, dit Marsillat en s’éloignant, et je trouve ta frayeur un peu ridicule. Que crains-tu donc de moi ? Je ne te demande qu’un peu d’amitié, et tu me réponds par le mépris le plus étrange.

— Oh ! Monsieur, je ne me permets pas de vous mépriser, dit Jeanne ; mais enfin je voudrais m’en retourner à Toull, et vous me contrariez bien un peu de me retenir comme ça !…

— Je te jure que je cherche la clef… Allons, je vais essayer de briser la serrure ! Aye ! je me suis brisé la main… Vraiment, Jeanne, tu es bien cruelle de me presser et de m’accuser ainsi.

— Vous vous êtes fait du mal, monsieur Léon ! oh ! j’en suis bien fâchée ! Comment donc faire pour sortir d’ici ? la nuit s’avance…

Jeanne s’approcha de la fenêtre, et, étendant la main dehors : — Il ne pleut pas, dit-elle, c’est un rio qui coule par là, qui nous a trompés. Tenez, monsieur Léon, je pourrais bien passer par la fenêtre. Ça doit être très-bas, puisque nous n’avons pas monté d’escalier pour venir ici.

— Grand Dieu ! arrête, Jeanne ! s’écria Léon en s’élançant vers elle, et en la saisissant à bras le corps : il y a là un précipice.

— Eh bien, lâchez-moi, monsieur Léon, et ne me serrez pas comme ça, je n’ai pas envie de me tuer.

— Oh ! dit Marsillat en retombant sur le sofa. Tu m’as fait une peur !… Jeanne, Jeanne, tu ne sais pas combien je t’aime, je ne le savais pas moi-même… À la seule idée que tu allais tomber par là, j’ai senti mon cœur se briser : ah ! si tu le sentais battre ! vraiment me voilà comme si j’allais mourir.

Jeanne, embarrassée, de plus en plus soucieuse, garda le silence ; Léon aussi. Au bout de quelques instants, voyant qu’il ne bougeait pas, elle essaya encore d’ouvrir la porte, mais ce fut en vain. Léon était immobile, et rêvait au moyen d’endormir sa prudence par quelque nouveau stratagème !

— Êtes-vous malade ou dormez-vous, monsieur Léon ? dit Jeanne un peu impatientée.

— Je souffre, en effet, répondit-il d’une voix sourde, je souffre beaucoup : je me suis blessé la main en voulant ouvrir cette porte, et je ne peux plus m’en servir. Malheureusement je n’ai aucune force dans la main gauche. Attends, Jeanne, n’en fais pas autant, si tu ne veux me désespérer, il y a un moyen de te faire sortir d’ici : je vais sauter par cette fenêtre, et j’irai t’ouvrir en dehors, si je ne me tue pas en sautant.

— Oh ! ne faites pas cela, monsieur Léon, dit Jeanne effrayée.

— Que faire donc ? Nous ne pouvons pas sortir, et tu ne veux pas rester une minute de plus.

— À nous deux, nous enfoncerions bien la porte, monsieur Léon !

— Nous serions dix que nous ne l’ébranlerions pas ; c’est une ancienne porte de prison, garnie de fer en entier.

— Monsieur Léon, dit Jeanne saisie d’une terreur subite, si vous m’avez trompée pour m’attirer ici, Dieu vous en punira !

— Ah ! ce soupçon est affreux, dit Léon. C’en est trop, Jeanne, ôte-toi de cette fenêtre, et adieu.

Le temps s’était un peu éclairci, et l’approche de la lune blanchissait l’horizon ; mais l’ombre projetée des collines environnantes augmentait l’obscurité, et le sol couvert de bruyères flottait sous les yeux de Jeanne, tellement vague, qu’elle ne pouvait dire s’il y avait dix ou cinquante pieds de profondeur au bas de la tour. Le ton résolu et désespéré de Léon l’effraya. Elle fit un mouvement pour l’arrêter. — Jeanne, lui dit-il, en la pressant sur son sein, adieu pour cette nuit, adieu pour toujours peut-être ! D’autres t’ont fait de belles promesses pour te séduire. Moi, je vais risquer ma vie pour te prouver que je ne veux pas te séduire. Au moins, dis-moi adieu, et donne-moi un seul baiser : le premier, le dernier de ma vie !… Un baiser, Jeanne, tu t’en effraies ! Il y a une heure que je pourrais t’en prendre mille, et je t’en demande humblement un seul, au moment de me jeter dans un abîme pour t’empêcher d’avoir peur de moi… Ne me le refuse pas. Tiens, si je reste ici, ma raison peut s’égarer ; ta méfiance, ta frayeur m’ont bouleversé l’esprit. Oh ! Jeanne, sans tous tes soupçons tu aurais été en sûreté toute cette nuit auprès de moi… Maintenant, chasse-moi… oui, chasse-moi… car, je tremble et déraisonne… Adieu ! Jeanne, mais ce seul baiser !…

— Non, Monsieur, dit Jeanne en se dégageant ; pas de baiser, jamais ! Ce n’est pas que je croie que ce soit un grand crime ; je ne veux pas condamner Claudie. Mais pour moi, ça serait un péché mortel, je ne vous le cache pas ; et si j’y consentais, je sauterais bien vite après par cette fenêtre, non pas tant pour me sauver que pour me tuer.

— Oh ! c’est de la haine contre moi ! une haine mortelle ! ou c’est un défi, dit Marsillat avec une rage concentrée, en voyant échouer tous ses artifices. Jeanne, cela est fort imprudent de ta part, et tu sembles prendre plaisir à jouer avec ma raison et ma volonté.

— Non, monsieur Marsillat, dit Jeanne avec douceur : ce n’est pas de la haine. Je n’en ai pas contre vous. Dieu me préserve d’en avoir jamais contre personne ! Mais c’est un vœu, puisqu’il faut vous le dire, et je serais damnée si j’y manquais.

— Un vœu ! s’écria Marsillat, que cette idée enflamma d’un nouveau délire. Oh ! Jeanne, sans ce vœu tu m’aimerais peut-être. Eh bien, que la damnation retombe sur moi ! Tu ne peux m’accorder ce baiser, je le conçois ; aussi je ne te le demande plus. Mais tu ne peux m’empêcher de le prendre malgré toi, et tout le péché est pour moi seul… Non, non, tu n’es pas coupable de n’être pas la plus forte… Refuse, c’est ton devoir… mais laisse-moi user de mon droit.

Marsillat poursuivait Jeanne, qui fuyait autour de la chambre lorsque des coups violents ébranlèrent la porte de la tour.