Jeanne (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 18

Jeanne (illustré, Hetzel 1852)
JeanneJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 63-68).
◄  XVII.
XIX.  ►

XVIII.

LA FENAISON.

Des jours et des semaines s’écoulèrent dans un calme apparent. Sir Arthur chérissait la campagne et ne s’était pas fait beaucoup prier pour passer tout l’été à Boussac. La châtelaine, comptant qu’il avait beaucoup d’influence sur son fils, avait espéré qu’il le déciderait à sortir de son apathie et à faire choix d’une carrière. Guillaume montrait chaque jour plus d’éloignement pour les divers états qu’on lui offrait, et sa mère n’espérait plus lui faire conquérir un sort brillant qu’à l’aide d’un bon mariage. Elle le promenait dans les châteaux d’alentour, et attirait chez elle ses nobles voisines ; mais, à son grand déplaisir, Guillaume, loin d’admirer leurs charmes, n’était porté qu’à remarquer leurs défauts ; et comme elle faisait part de ses soucis à la sous-préfette, celle-ci insinuait avec acharnement que Guillaume devait avoir quelque déplorable inclination pour une personne d’un rang inférieur, qu’il ne pouvait avouer. Elle nomma même Jeanne plusieurs fois ; mais comme rien, dans l’apparence, ne justifiait cette accusation, madame de Boussac ne voulut point y croire.



Marie, impressionnable comme une âme de poète, ne pouvait s’empêcher de l’admirer. (Page 63.)

M. Harley était un mauvais auxiliaire pour ses projets ambitieux. Il essayait parfois de se conformer à ses intentions ; mais lorsque Guillaume lui demandait pourquoi il lui donnait un exemple si contraire à ses conseils, le bon Arthur restait court, souriait, et finissait par avouer qu’en fait de mariage, il ne connaissait d’autre considération que l’amour. Il était de ces Anglais qui épousent qui bon leur semble, une comédienne, une cantatrice, une danseuse même, pourvu qu’elle leur plaise ; et comme Jeanne lui plaisait par des qualités moins brillantes, mais plus essentielles, il pensait faire un acte de haute raison en même temps que de goût, en persistant à l’épouser.

Cependant il l’aimait avec patience. Il ne voulait plus l’effaroucher par des offres soudaines. Il s’était résigné à l’étudier de loin, afin de se rapprocher d’elle peu à peu, à mesure qu’il trouverait, dans les habitudes de la vie champêtre, les occasions de lui inspirer de la confiance, et de lui parler une langue qu’elle put entendre. Il s’ingéniait avec une rare maladresse, mais avec une bonne foi touchante, à deviner les moyens de lui plaire et d’en être compris. Il s’informait de ses parents, de son pays, de ses amis toullois. Il avait été à Toull, faire connaissance avec le curé Alain pour lui parler de son projet et le mettre dans ses intérêts ; mais sous le sceau du secret, et à la condition que le bon desservant n’en parlerait à Jeanne que lorsque les manières de la jeune fille lui auraient donné quelques espérances. Il s’était fait, dans cette occasion, le messager de Jeanne pour porter, de sa part, l’argent qu’elle avait gagné, à sa tante la Grand’Gothe, et comme il avait quadruplé cette petite somme sans en rien dire à personne, et sans s’inquiéter si cette femme n’était pas une des plus riches du pays sous sa misère apparente, il lui avait donné à penser, sans s’en douter, qu’il était l’amant heureux de Jeanne, et que celle-ci avait enfin compris le parti qu’elle pouvait tirer de sa jeunesse et de sa beauté. Puis, Jeanne ayant dit un jour devant lui à mademoiselle de Boussac qu’une des choses qu’elle regrettait le plus de son pays, c’était son chien qu’elle avait été forcée de laisser au père Léonard, parce qu’elle voyait qu’il lui faisait plaisir, sir Arthur avait été pour acheter et ramener ce chien. Le sacristain l’eût cédé de bonne grâce à Jeanne, mais il n’avait pas refusé l’argent du mylord, et tout le hameau de Toull avait été en révolution pour savoir ce que signifiait une si étrange affaire, un beau monsieur achetant fort cher un vilain chien de berger. Enfin, comme on n’entendait venir de la ville aucun bruit fâcheux contre les mœurs de la fille d’Ep-Nell, on avait conclu que l’Anglais était imberriaque, c’est-à-dire un peu fou ; et chaque Toulloise qui, venant au marché de Boussac, deux fois la semaine, y rencontrait Jeanne faisant les provisions du château, ne manquait pas de lui parler de M. Harley en termes fort moqueurs. On rendait pourtant justice à sa générosité : car il semait l’argent sur ses pas, et cherchait à se faire rendre, par les pauvres habitants de ces landes arides, mille petits services inutiles : comme de lui tenir son cheval pendant qu’il allait à pied un bout de chemin, de lui donner un renseignement dont il n’avait que faire, de lui aller cueillir une fleur ou de lui vendre un oiseau, le tout pour avoir l’occasion de payer d’une manière exorbitante ces malheureux déguenillés. Mais le paysan est si rarement assisté dans ces contrées sauvages, qu’il s’étonne et s’alarme presque de la charité, comme d’une folie ou d’un piège, bien qu’il en profite avec joie.



Le sacristain l’eût cédé de bonne grâce. (Page 65.)

Jeanne n’était pas moqueuse de sa nature, et les railleries dont sir Arthur était l’objet, lui inspiraient une sorte de compassion respectueuse. « Ce pauvre homme, se disait-elle, on se moque de lui parce qu’il est bon ! » Elle lui parlait avec une considération particulière, et l’entourait, dans son service, de prévenances filiales. Mais elle ne paraissait pas plus énamourée de lui que le premier jour, et il attendait avec une admirable résignation, un jour d’abandon ou d’émotion qui n’arrivait pas.

Bien qu’il n’eût confié son secret qu’à Guillaume et à sa sœur, et qu’il se fût laissé plaisanter sur sa lettre à madame de Charmois, sans paraître y avoir attaché la moindre intention sérieuse, ses assiduités à la prairie, au jardin où Jeanne ramassait les folles herbes pour ses vaches, à l’étable où il venait faire, sans aucun progrès, des études d’animaux d’après nature, tout cela ne pouvait manquer d’être commenté par Claudie, et même par Cadet, qui était bien un peu épris et un peu jaloux de Jeanne, quoiqu’il ne fût pas certain d’être précisément amoureux d’elle ou de Claudie. Claudie avait commencé par dire que Jeanne avait bien de la chance, que la mère Tula avait eu grand’raison de prédire qu’elle trouverait le trou-à-l’or, vu que l’Anglais avait plus d’écus qu’il n’en pourrait tenir sous la montagne de Toull ; mais ne voyant pas arriver le grand événement de ce mariage qu’elle avait prédit la première, Claudie ne savait plus que penser, et elle eût cru que sir Arthur voulait agir avec Jeanne comme Marsillat avait agi avec elle, si Jeanne, dont elle ne pouvait suspecter la sincérité, ne lui eût assuré que jamais l’Anglais ne s’était permis de lui dire « un mot d’amourette. »

Mais Marsillat qui, revenait passer presque tous les samedis et les dimanches à Boussac, voyait parfaitement M. Harley filer ce qu’il appelait le parfait amour, et il n’avait pu se refuser le plaisir d’en faire des gorges chaudes avec deux ou trois de ses amis de la ville, qui avaient répété la nouvelle en plein billard… d’où elle avait été circuler sur la place du marché d’où enfin elle avait été, à cheval et en patache, se promener et se répandre dans les villes et villages des environs. Si bien qu’au bout d’un mois, on savait dans tout l’arrondissement et même au delà, qu’il y avait au château de Boussac un original d’Anglais, millionnaire, et assez beau garçon, qui s’était coiffé d’une servante, au point de vouloir en faire sa femme. Les dames de la province, qui sont, par nature et par position, fort jalouses de la beauté des villageoises et des grisettes, étaient indignées contre l’Anglais. Leurs maris abondaient dans leur sens, disant qu’on pouvait bien faire sa maîtresse d’une servante, mais que l’épouser était une preuve d’aliénation, voire d’immoralité. Les jeunes gens étaient curieux de voir cette beauté qui faisait de pareilles conquêtes, et qui, disait-on, jouait la cruelle pour être plus sûre d’être épousée. On venait de Chambon, de Gouzon, de Sainte-Sévère, et même de la Châtre, où le public est plus malin et plus flâneur que partout ailleurs, pour voir la belle Boussaquine ; et comme on la voyait fort rarement, il y en avait qui, ne voulant pas passer pour avoir fait inutilement le voyage, affirmaient qu’elle n’était pas du tout jolie, et que l’Anglais était un libertin blasé, incertain s’il devait se couper la gorge ou épouser une maritorne pour se désennuyer.

Tous ces propos n’entraient que furtivement dans le château de Boussac, grâce à Claudie et à Cadet, qui se gardaient bien d’en rien dire tout haut, défense expresse leur ayant été signifiée de jamais rapporter les sottises du dehors à l’oreille de mademoiselle de Boussac ou de son frère. Jeanne levait les épaules quand sa compagne de chambre les lui racontait, et seule, dans toute la ville, elle ne voulait ou ne pouvait croire qu’elle fût l’objet de toutes les conversations et le point de mire de tous les regards. La Charmois en assommait madame de Boussac, criait au scandale, et réclamait fortement l’expulsion de Jeanne. Mais madame de Boussac, qui menait à cinquante ans, dans son vieux castel, la vie d’une jolie femme de l’Empire, se levant lard, passant trois heures à sa toilette, sommeillant sur sa chaise longue et dorlotant ses migraines, était peu clairvoyante, haïssait les partis extrêmes, et trouvait d’ailleurs beaucoup plus vraisemblable que sir Arthur songeât à épouser sa fille que sa servante. L’amitié franche et ouverte de Marie et de M. Harley l’un pour l’autre, pouvait donner le change, et la Charmois elle-même s’y perdait quelquefois. Guillaume aussi la jetait parfois dans l’erreur des douces illusions, en se montrant fort empressé auprès d’Elvire. Il est vrai que quand il était las de se contraindre et de railler, il cessait brusquement ce jeu amer, et c’est alors que la Charmoise, comme on l’appelait dans la ville (où déjà elle était détestée pour ses grands airs, son caractère intrigant et sa dévotion hypocrite), retombait dans ses soupçons et dans ses colères concentrées.

Tout ce roman de sir Arthur produisit pourtant des résultats sérieux sur deux personnes dont l’une le raillait avec aigreur, et dont l’autre paraissait le blâmer tristement. La première fut Léon Marsillat, qui, piqué au jeu et irrité dans ses instincts de lutte, eût donné son meilleur cheval, et peut-être sa plus belle cause, pour prélever sur Jeanne les droits que l’Anglais prétendait acheter de son nom et de sa fortune. Marsillat regrettait avec dépit d’avoir contribué à amener Jeanne à Boussac, où il ne pouvait l’obtenir que de sa bonne volonté, à quoi il n’avait pas réussi. Si elle eût été encore bergère à Ep-Nell, et qu’Arthur et Guillaume fussent venus la lui disputer, il l’aurait poursuivie dans le désert, et il se flattait qu’elle n’eût pas été rebelle à d’audacieuses tentatives de corruption. Mais il fallait désormais changer de moyens, ruser, attendre… Marsillat n’en avait pas le temps. Il se disait qu’il était bien fou de penser à cette péronnelle stupide, lorsqu’il avait tant d’autres affaires et tant d’autres plaisirs. Et cependant il rêvait quelquefois la nuit qu’il la voyait revenir de l’église, au bras de son époux, M. Harley, et il s’éveillait en jurant et en haussant les épaules, furieux de n’avoir pas réussi à rendre ridicule le personnage de ce mari. Son orgueil en était mortellement blessé.

L’autre personne sur qui rejaillissait toute l’émotion du roman de sir Arthur, c’était Guillaume. Ce jeune homme avait pour Jeanne ce qu’en style de roman on peut appeler une passion. C’était cela et rien que cela, car, pour un amour profond, capable de dévouement et de courage, il était bien loin de sir Arthur, qu’il accusait pourtant dans son âme d’aimer avec un calme philosophique, et de ne pas connaître l’amour exalté. On se trompe ainsi : on prend pour l’attachement ce qui n’est que l’émotion du désir, et on traite de froideur ce qui est la sérénité d’une affection à toute épreuve. Guillaume n’eût jamais songé à épouser cette fille des champs. Il s’était laisser frapper l’imagination par sa beauté peu commune, par sa candeur touchante et par les événements romanesques de leur première rencontre à Toull. Le dévouement qu’elle lui avait montré dans sa maladie avait flatté ensuite son innocente vanité. Il avait cru, il croyait encore n’avoir qu’un mot à dire pour la voir tomber dans ses bras. Il s’était abstenu par piété, par délicatesse ; et, à force d’admirer sa propre vertu, il en était venu à s’éprendre fortement de l’objet d’un si grand sacrifice. Cependant il avait eu la résolution de se guérir de cette folie. Il s’était éloigné ; il avait guéri, il avait même oublié : mais la vue de Jeanne, encore embellie et poétisée par l’affection de sa sœur, l’avait troublé dès l’instant de son retour. Et maintenant l’amour de sir Arthur réveillait le sien. Jeanne, inspirant des sentiments si profonds et des projets si sérieux, acquérait à ses yeux un nouveau charme et un nouveau prix ; et comme il s’imposait le devoir de ne pas empêcher son mariage, il s’excitait lui-même d’une manière vraiment puérile et maladive à la désirer, tout en s’imposant de renoncer à elle. Sa fantaisie devenait une idée fixe, une perpétuelle rêverie, une souffrance fiévreuse, une passion en un mot, puisque nous l’avons nommée ainsi, faute d’un nom qui peignit cette affection à la fois brutale et romanesque, particulière à la situation et à la nature d’esprit de notre jeune personnage. Il voulait parfois s’en distraire sérieusement, en essayant de faire la cour à mademoiselle de Charmois ; mais Elvire, avec ses talents frivoles, ses toilettes effrénées, et son caquet frotté à l’esprit des autres, était si inférieure à Jeanne, que Guillaume avait bientôt des remords d’avoir cherché à comparer la demoiselle à la paysanne. Elvire était tout à fait dépourvue de charme. On n’avait développé en elle que les instincts égoïstes, les goûts d’ostentation et les préjugés étroits. La bonne Marie elle-même, tout en blâmant les cruelles railleries de Guillaume sur son compte, ne pouvait réussir à l’aimer.

Un jour l’agitation amassée dans le cœur de Guillaume devint si forte, qu’elle faillit déborder. On était au temps des fauchailles et on rentrait le foin de cette belle et grande prairie voisine du château, où Jeanne avait gardé ses vaches dans les bordures seulement, durant toute la jeune saison des herbes. Ce fut un grand amusement pour toute la jeunesse du château, maîtres et serviteurs, de grimper sur le char à bœufs, et de manier avec plus ou moins d’adresse et de légèreté la fourche et le râteau. Cadet conduisait les convois, l’aiguillon à la main, fier comme un empereur d’Orient. Sir Arthur, comme le plus robuste, occupait le haut de l’édifice savamment équilibré et tassé par lui-même sur la charrette. Le bon Anglais était un peu vain de la facilité avec laquelle il avait acquis ce talent rustique, en regardant comment s’y prenaient les garçons de ferme. Il avait endossé une blouse de grosse toile bleue, et, coiffé d’un chapeau de paille tressé aux champs par les petits pastours, il déployait complaisamment la vigueur de ses muscles, et se réjouissait de hâler ses belles mains, dont il avait eu tant de soin jusqu’alors, mais dont il craignait que Jeanne ne méprisât la blancheur efféminée. « Vous travaillez trop bien ! lui disait Jeanne, naïvement émerveillée de sa force et de son ardeur ; jamais je n’ai vu un bourgeois se prendre (s’en acquitter) si bien. Vois donc, Claudie, si on ne dirait pas que ce monsieur est un homme comme nous ? »

Aucune parole ne pouvait être plus douce à l’oreille de sir Arthur. Déjà il se rêvait propriétaire d’une bonne ferme de la Marche ou du Berri, vivant à sa guise, en bon campagnard, loin du monde dont il était las, serrant lui-même ses récoltes, travaillant comme un homme, avec ses métayers, enrichissant ses colons, faisant le bonheur de sa commune, et goûtant lui-même la plus grande félicité auprès de sa belle et robuste compagne. Voilà la vie que j’ai toujours rêvée, pensait-il, et Dieu me la doit, pour être resté fidèle à ces goûts simples et à l’amour de la nature embellie par le travail de l’homme. Tandis qu’Arthur, le front baigné de sueur, et les yeux brillants d’espérance, échangeait avec Jeanne des regards bienveillants, des paroles enjouées et de grandes fourchées de foin, les bœufs, enfoncés jusqu’aux genoux dans le fourrage qu’on leur livre à discrétion ce jour-là pour les distraire de la mouche qui les harcèle, secouaient de temps en temps leurs belles têtes accouplées sous le joug, et imprimaient au charroi un mouvement de tangage qui faisait tomber souvent sur ses genoux l’aimable Marie perchée, auprès de sir Arthur, sur l’avant de l’édifice. Cette jeune fille, trop frêle pour supporter la chaleur, folâtrait autour des travailleurs, grimpait ou descendait légèrement, en posant ses petits pieds sur les épaules de son frère, allait donner un ou deux coups de râteau auprès de Claudie, puis, tout d’abord essoufflée, se laissait tomber en riant sur les petites meules d’attente appelées miloches, en termes du pays. Claudie, alerte et court vêtue, était vermeille comme une cerise, et mettait, comme sir Arthur, de la coquetterie à montrer sa prestesse et son ardeur. Elvire était aussi robuste qu’une villageoise ; mais trop serrée dans son corset pour avoir les mouvements libres, elle était, à chaque instant, rappelée par sa mère qui, assise sur le foin, et grillant sous son ombrelle, trouvait que la pauvre fille devenait rouge comme une pivoine et ne paraissait pas à son avantage, ainsi fardée plus que de raison par le soleil de juin.

Guillaume avait mis veste bas, et, faisant luire au soleil l’éclat de sa chemise de batiste, découvrait son cou rond et blanc comme celui d’une femme. Il était vraiment le plus beau jeune homme qu’on pût voir ; mais Claudie le trouvait trop mince, et l’air de tendre commisération avec lequel elle lui disait : « Vous vous échaufferez, monsieur Guillaume », l’humiliait par la comparaison qu’il faisait de sa frêle organisation avec la taille carrée de l’Anglais. (S’échauffer, c’est prendre un coup de soleil et la fièvre.)

Rebuté de voir que Jeanne ne quittait pas le travail de passer le foin au rangeur, et qu’elle était ainsi en rapport continuel de regards et de paroles avec sir Arthur, il prit une branche, et, se plaçant à la tête des bœufs, il s’amusa, sous prétexte de les soulager des mouches, à leur faire secouer rudement le char, et par conséquent son rival. Sir Arthur ne s’en impatientait pas, et rien ne put lui faire faire une chute ridicule. Il riait et assurait, avoir le pied marin.

Madame de Boussac se tenait à l’écart sous un massif d’arbres, et causait avec Marsillat d’une affaire d’intérêt. Ce dernier se rapprocha enfin de Guillaume, et lui demanda ce qu’il trouvait de si intéressant dans le visage des bœufs, pour rester là, insensible à d’autres visages, beaucoup plus intéressants dans leur animation.

— Vous n’êtes pas assez artiste, lui répondit le jeune homme, affectant de ne pas comprendre, et cherchant à se distraire du véritable sujet de ses préoccupations, pour admirer ces faces bovines si bien coiffées dans notre pays, et si calmes dans leur puissance. Oui, je comprends que Jupiter ait pris cette forme dans un jour de poésie. Il y a du dieu dans ce large front si bien armé, et dans cet œil noir à la fois si fier et si doux. Il y a de l’enfant aussi dans ces naseaux si courts et dans le poil fin et blanc qui entoure proprement cette lèvre délicate. Il y a du paysan dans ces genoux larges et rapprochés, dans la lenteur de cette démarche tranquille. Il y a du lion dans cette queue vigoureuse qui fouette l’échine toujours noueuse et sèche. Oui, c’est un bel animal ! Le fanon est magnifique et le flanc a un développement immense. On prétend que la face est stupide : c’est faux ; elle exprime la force et l’innocence ; elle a du rapport avec la physionomie de l’homme qui cultive la terre et soumet l’animal. Voyez comme nos paysans entendent bien l’art sans le savoir ! Quel peintre, quel sculpteur eût imaginé cette coiffure d’un style si large et si simple ! Ce frontal de paille tressée, qui ressemble à un diadème, et cet entrecroisement ingénieux des courroies qui embrassent les cornes et le joug ! vraiment ceci doit être de tradition antique, et jamais le bœuf Apis n’a été plus majestueusement couronné.

— C’est très-joli, ce que vous dites là, répondit Marsillat en souriant. C’est de la poésie, c’est de l’art ; mais il y a de la poésie ailleurs, et mon sentiment d’artiste préfère d’autres modèles, tenez, Guillaume, regardez Jeanne ! cette belle fille si douce et si forte aussi ! Forte comme un homme ! Voyez ! Elle enlève cinquante livres de foin au bout de la main, et cela toutes les trois minutes, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher.

— Oh ! je crois ben ! s’écria Cadet, qui avait écouté avec stupéfaction les belles paroles que Guillaume avait dites sur les bœufs, mais qui comprenait beaucoup mieux l’éloge de Jeanne par Marsillat. Monsieur Léon, c’est la fille la plus forte que j’asse pas connaissue. Elle lève six boisseaux de blé et alle se les fiche sur l’épaule aussi lestement que moi, foi d’homme ! Ah ! la belle fille que ça fait !

— Eh bien, Cadet a le sentiment poétique à sa manière, reprit Léon ; mais ne sauriez-vous rien trouver, Guillaume, pour louer Jeanne aussi agréablement que vous l’avez fait pour ces grandes bêtes cornues ? Est-ce qu’il n’y a pas dans Jeanne une meilleure part de la divinité ? Puissante comme Junon ou Pallas, fraîche comme Hébé, gracieuse comme Isis, la messagère des dieux. Voyons ! je ne suis pas poëte, moi, je ne fais pas de ces métaphores-là quand je plaide ; mais si j’étais vous, j’aurais remarqué, dans cette créature rustique, mille beautés auxquelles vous ne daignez pas prendre garde. Comme elle est bien vêtue ainsi ! Le bon Dieu devrait toujours secouer sur nous les rayons du soleil d’été, afin que toutes les femmes adoptassent ce costume élémentaire. Rien qu’une courte jupe et une chemise ; convenez que c’est charmant ! Vous parlez d’antiques ! Ceci est chaste et voluptueux comme l’antique : on ne voit rien et on devine ce torse admirable : la chemise monte et agrafe au cou, les manches au poignet ; l’étoffe n’est ni fine ni transparente ; mais ce gros tissu de chanvre usé a la blancheur et le moelleux des draperies grecques. Et quelle statue de Phidias que Jeanne ! Ses belles formes se dessinent dans ses mouvements libres et agiles. Regardez, si la jeune Charmois n’a pas l’air d’une poupée de cire à côté d’elle ! Oui, oui, je vous dis que cela est plus beau qu’un bœuf, car il y a là aussi de la déesse et de l’enfant. Rappelez-vous la druidesse des pierres jomâtres ; c’était Velléda, et pourtant c’était Lisette ! Les jolis naseaux courts et la lèvre délicate du bœuf n’attirent ni mon souffle, ni mes lèvres, je vous jure, au lieu que ce profil olympien et ces lèvres de rose…

Guillaume tourna brusquement le dos à Léon sans écouter le reste de sa phrase. Il courut offrir son bras à sa mère, qui regagnait le château. Marsillat lui était odieux. Tout le temps qu’avait duré sa brûlante description, il avait eu un sourire et des regards diaboliques. Tout cela semblait dire à Guillaume : Tu vois ce chef-d’œuvre de la nature, cet objet de tes secrètes pensées !… Admire et convoite ! c’est moi qui triompherai de sa pudeur sauvage, et tu échoueras misérablement en faisant de la poésie qu’elle ne comprendra pas.

Guillaume ne retourna pas au pré. Il monta à sa chambre, et, penché sur le balcon qui domine une si effrayante profondeur, il se livra aux plus sombres rêveries, tandis que les rires des faneuses et le cri des bouviers se perdaient dans l’éloignement.