Jeanne (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 03

Jeanne (illustré, Hetzel 1852)
JeanneJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 11-15).
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III.

LA MAISON DE LA MORTE.

Une forte odeur de résine s’échappait de la chambre unique qui remplissait avec une étable en appentis à plusieurs divisions, toute cette pauvre masure, couverte de mousse et de plantes vagabondes ; cependant l’intérieur était propre et annonçait des habitudes d’ordre et d’activité. Trois lits en forme de corbillards et garnis de lambrequins jaunes fanés occupaient deux faces de la muraille. Sur celui du milieu, on voyait le corps de la morte, entièrement recouvert d’un drap blanc, le plus fin et le meilleur de la maison. Quatre chandelles de cire vierge brûlaient aux quatre coins du lit. Deux ou trois vieilles femmes, de celles qui, au fond de la Marche comme dans les montagnes de l’Écosse, assistent avec un zèle mêlé de superstition à toutes les funérailles, priaient autour du lit, et au milieu d’elles, une grande jeune fille, d’une beauté remarquable, agenouillée tout près du cadavre, pleurait en silence, les yeux fixés à terre et les mains entr’ouvertes sur ses genoux, dans une attitude qui rappela au jeune homme la Madeleine de Canova.

L’apparition de Guilaume ne fut remarquée de personne dans le premier moment, et il put contempler cette figure angélique qu’il s’imagina connaître, bien que, depuis ses premières années, il l’eût oubliée au point d’ignorer jusqu’à son existence. Le teint pur de Jeanne, pâli par la douleur et la fatigue, avait la blancheur mate du marbre ; ses yeux blancs, ouverts et fixes, tandis que des larmes qu’elle ne songeait point à essuyer ruisselaient sur ses joues ; la pureté des lignes sévères de son profil, et l’immobilité de sa consternation : tout contribuait à lui donner l’apparence d’une statue.

La première personne qui s’aperçut de l’arrivée de l’étranger fut la sœur de la défunte, une grande virago à l’air dur et bas à la fois. Elle fit un signe de croix comme pour clore méthodiquement sa prière, et, se levant, elle s’approcha de Guillaume.

— Qu’est-ce que vous demandez, Monsieur ? lui dit-elle d’une voix forte qui semblait profaner le silence respectueux dû au sommeil des morts.

— Je venais savoir, dit Guillaume embarrassé, des nouvelles de la malade.

— Êtes-vous médecin de campagne, Monsieur, reprit la Grand’Gothe. Je ne vous ai jamais vu par ici… Il n’y a rien à gagner pour les médecins chez nous… Ma sœur est morte depuis une heure.

— Je ne suis pas médecin, dit Guillaume.

— En ce cas, vous êtes un homme de la justice ; vous êtes bien pressé de venir mettre les scellés chez nous. On n’a pas besoin de vous ; la fille est majeure ; et puisque je n’ai rien à prétendre, ajouta-t-elle d’un ton aigre, je n’en veux rien détourner. Allez, allez ! passez votre chemin. On connaît la loi, et on ne veut pas faire de frais inutiles.

Guillaume, voyant qu’il risquait fort d’être éconduit brutalement, se résigna, non sans honte, à se faire connaître. Il le fit en baissant la voix, craignant de la part de cette maîtresse-femme, des apostrophes plus dures que les précédentes. Mais, au lieu de lui reprocher de venir trop tard, elle changea tout à coup de manières et de langage.

— Vous saviez donc que ma sœur était malade, mon cher Monsieur, dit-elle d’un ton patelin ; et vous veniez pour l’aider un peu ? C’est bien trop de bonté à vous de vous être dérangé pour du pauvre monde comme nous. On a honte de n’avoir rien à vous présenter pour vous rafraîchir. Que voulez-vous ! ma pauvre soeur ne fait que de trépasser, et on n’a pas eu seulement le temps de ranger la maison. Mais asseyez-vous donc sur une chaise et pas sur ce mauvais banc, Monsieur : je vais mettre un linge blanc dessus pour que vous ne gâtiez pas vos habillements.

— Je ne suis pas venu pour vous être importun au milieu de votre chagrin, répondit le jeune baron choqué de l’aisance et de la présence d’esprit qui trahissaient chez cette femme une profonde sécheresse de cœur. J’espérais adoucir les derniers moments de ma pauvre nourrice, en accueillant et en exécutant ses dernières intentions. Puisque je viens trop tard, je vais me retirer pour ne pas vous déranger dans un pareil moment, et cependant j’aurais voulu adresser à ma sœur de lait quelques paroles de consolation et quelques offres de service. Mais, dans ce dernier cas, je viens trop tôt, car il est impossible qu’elle songe à autre chose qu’à la perte qu’elle vient de faire.

— Oh ! si fait, Monsieur, il faut lui parler, répliqua la Grand’Gothe d’un air décidé, elle peut bien vous écouter : c’est bien trop d’honneur que vous lui faites. Jeanne ! Jeanne ! viens donc parler à ce Monsieur.

— Ne la dérangez pas de sa prière, reprit Guillaume d’un ton ferme. Je ne le veux pas. J’attendrai qu’elle soit en état de m’entendre.

En repoussant la tante, qui voulait réveiller l’attention de Jeanne, il s’approcha du cadavre, et resta absorbé dans les pensées graves et pénibles que lui inspiraient ce lit de mort, et cette orpheline abandonnée à l’autorité d’une nature grossière et acariâtre, caractère fortement empreint sur les traits repoussants de la tante.

Jeanne leva les yeux sur l’étranger, et les baissa aussitôt, ne comprenant pas, et ne pouvant songer à comprendre le motif de sa présence. Les autres femmes ne pensaient plus à marmotter leurs prières. Elles le regardaient avec étonnement, et se levèrent une à une pour aller demander à la Grand’Gothe ce que pouvait vouloir ce jeune monsieur.

Guillaume, se trouvant ainsi seul près de Jeanne, résolut de lui adresser la parole. Mais la muette et religieuse douleur de cette jeune fille le frappa d’un respect qu’il ne put surmonter. Il s’éloigna lentement, et tandis que les vieilles femmes, malgré son refus, s’empressaient à dresser une table pour lui servir du laitage, il alla tristement s’accouder contre l’étroite fenêtre envahie par le feuillage qui jetait un jour verdâtre sur le linceul de la morte.

Mais sa triste rêverie fit place à la surprise, lorsqu’il vit, à travers les rameaux de la ronce grimpante, Léon Marsillat assis auprès de Claudie, sur le banc adossé au bas de cette lucarne. Ils parlaient d’un ton animé ; et, moitié sans le vouloir, moitié dominé par la curiosité, Guillaume entendit le dialogue suivant :

— Faut que vous soyez joliment effronté tout de même, disait Claudie d’une voix étouffée par la colère, de venir comme ça au moment où sa mère tourne l’œil. Vous croyez donc que vous allez l’emmener tout de suite derrière votre chevau ? Oh ! vous aviez beau vous cacher, je l’ai vu de loin, votre chevau, attaché derrière la maison, à un arbre et je me suis dit : voila le loup.

— Tu es une sotte, Claudie, répondait Marsillat à demi-voix. Je ne pense ni à me cacher ni à me montrer. N’est-il pas tout simple que, passant tout près d’une maison, et sachant que la pauvre femme était au plus mal, j’aie voulu demander de ses nouvelles ?

— Eh pourquoi-t-est-ce que vous n’entriez pas, et que vous vous rangiez derrière c’te buisson, là ou ce que vous avez été bien surpris d’être surpris par moi ? oh ! j’ai vu votre manège, allez ! je vous voyais de là-haut, et vous ne me voyiez point, vous ; vous étiez trop occupé d’attendre si Jeanne ne sortirait point par la petite porte de la bergerie ; eh bien ! vous venez trop tard, mon galant ; d’abord la Jeanne ne peut pas vous souffrir ; elle m’a dit plus de cent fois, et je vous le redirai autant de fois, qu’elle aimerait mieux se jeter dans le puits que de se laisser seulement embrasser par un coureur de filles comme vous. En second lieu, il y a là dedans un jeune monsieur, bien plus joli que vous, qui vient la chercher pour l’emmener à Paris.

— Quels contes me fais-tu là, Claudie ? et que m’importe, d’ailleurs ? je n’ai jamais songé à Jeanne, je n’aime que toi ; ne fais donc pas semblant d’en douter. Allons, je m’en vais, faisons la paix.

— Non pas ! vous ne m’embrasserez pas. Ça n’est pas la peine. D’ailleurs vous n’allez pas loin.

— Sur ma parole, je m’en retourne à Boussac.

— Oui, quand vous aurez venu à bout de parler à la Jeanne, quand vous lui aurez dit : « Viens chez nous, ma petite Jeanne, ma sœur est très-douce à servir, je te ferai donner tout ce que tu voudras. » Il y a plus d’un mois que vous lui chantez cette chanson-là ; mais elle n’est pas si bête que de vous écouter.

— Elle m’écouterait tout comme un autre, si je voulais ; mais je ne lui ai jamais dit cela que pour rire. Elle n’est pas déjà si belle, ta Jeanne !

— Bon ! je lui dirai cela de votre part, pas plus tard que demain.

— Tout de suite, si tu veux ! Mais qui est donc ce jeune homme qui est là dedans, à ce que tu dis ?

— Ah ! ça vous inquiète ! Je le connais-t-i, moi ? allez-y voir. Ça vous donnera l’occasion d’entrer dans la maison.

— Tu as raison, répondit Marsillat d’un ton ironique, et il quitta le banc, suivi de Claudie qui ne voulait pas le perdre de vue.

Avant la fin de cet entretien, Guillaume s’était éloigné de la fenêtre, dégoûté de tout ce contraste de préoccupations cyniques et grossières avec le respect dû à la présence d’un cadavre et aux saintes larmes de Jeanne. Il s’était rapproché d’elle et lui avait dit quelques mots de condoléance et d’intérêt qu’elle avait à peine entendus. Puis, se débarrassant, avec un peu d’humeur, des importunités obséquieuses de la tante, qui voulait absolument le faire manger auprès de ce lit de mort, il se disposait à partir, avec l’intention de s’occuper du sort de Jeanne dans un moment plus opportun, lorsque, au seuil de la porte, il se trouva face à face avec Marsillat.

L’étonnement et la confusion de Marsillat furent extrêmes ; mais, grâce à l’effronterie enjouée de son caractère, il eut bientôt pris le dessus, et il secoua la main de son ancien camarade de chasse avec une familière cordialité.

— Que diable venez-vous faire ici ? lui demanda-t-il sans lui donner le temps de l’interroger lui-même.

— Ma présence ici est mieux motivée que la vôtre, répondit Guillaume avec un peu de sévérité dans le regard. Ne savez-vous pas que cette femme qui vient de mourir était ma nourrice, et mon devoir n’était-il pas d’accourir auprès d’elle aussitôt que j’ai connu sa position ?

— C’est juste, Guillaume, c’est très-bien de votre part. Eh bien ! mon pauvre ami, vous n’avez pas pu la sauver, et votre mère enverra des secours à sa famille. Retournez-vous à Boussac ce soir ?

— Je ne crois pas, répondit Guillaume avec intention.

— Ah ! vous comptez passer la nuit à Toull ? C’est un mauvais gîte.

— Peu m’importe, je m’accommode de tout en voyage.

— Vous êtes donc en tournée d’amateur ? Moi, je viens de voir un parent à Chambon.

— Vous avez pris la plus mauvaise route !

— Oui, mais la plus courte ! Retournez-vous maintenant à Toull ? Voulez-vous que je vous attende pour faire ce bout de chemin avec vous ?

— Vous êtes à cheval et moi à pied. Nous ne pouvons pas suivre le même chemin, à moins que je n’allonge beaucoup le mien, et l’orage menace.

— En ce cas, je pars, répondit Marsillat, visiblement contrarié de laisser le jeune baron auprès de Jeanne. À revoir ! Avez-vous quelque chose à faire dire à madame votre mère ? je m’en chargerai.

— Vous m’obligerez beaucoup, répondit Guillaume, et, déchirant un feuillet de son carnet, il se mit à écrire quelques lignes au crayon pour sa mère. Pendant ce temps, Marsillat pénétra dans la maison, parla amicalement à la Grand’Gothe, s’apitoya un instant de bonne foi sur la mort de sa sœur, et avala sans façon le lait de chèvre que Guillaume avait refusé, moins pour se désaltérer que pour gagner du temps, et trouver l’occasion d’adresser quelques paroles à Jeanne.

La Grand’Gothe provoqua cette occasion, soit à dessein, soit par suite de son caractère actif et tracassier.

— Allons donc, Jeanne, cria-t-elle de sa voix âpre et discordante ; viens donc remercier ces honnêtes messieurs qui viennent te voir, et qui te veulent du bien dans ton malheur… Allons, te lèveras-tu ?… Faut pas s’écouter comme ça… Les morts ne nous entendent plus, ma pauvre fille ; nous ne pouvons pas les empêcher de s’en aller. Le bon Dieu le commande comme ça, et quand le malheur nous en veut, il n’y a pas de prières qui servent…pleurer ne sert de rien non plus : ça n’a jamais fait revenir personne… Veux tu donc rester comme ça sur tes genoux jusqu’à demain matin ?… C’est des bêtises ; tu te rendras malade, et puis, qu’est-ce qui te soignera ?… Moi, je t’avertis que je suis à bout de mes forces, et que je ne peux pas en faire davantage… En voilà assez comme ça… Faut du courage, faut se faire une raison, pardi !… faut penser à l’ouvrage, qui ne va pas être petite, pour l’enterrement… Ah ! que ça coûte, ces vilaines affaires-là !… Ah çà ! vous autres, mes braves femmes, faudra m’aider et m’assister un peu, car je ne sais plus où j’en suis, et je n’ai rien du tout à la maison, pas un sou d’argent pour ma pauvre semaine… Jeanne ! Jeanne ! allons donc, parle donc à ce jeune monsieur, qui est ton frère de lait, et qui vient pour t’empêcher d’être malheureuse. Tu vois bien qu’ils pensent à toi au château… Ta mère disait toujours : « Ils m’ont oubliée ! ils sont bien durs pour moi. » Tu vois bien qu’elle avait tort : ils ont pensé à nous… Et d’ailleurs, voilà aussi M. Léon qui y a toujours pensé, et qui nous a rendu bien des petits services… Regarde-le donc, parles-y donc ! demandes-y donc ses portements[1]. Va donc vite lui chercher un fromage de notre chèvre… Tu vois bien qu’il a appétit, et qu’il mangerait bien un morceau. Allons, m’écoutes-tu ?… Faut donc que je fasse toute l’ouvrage, moi ?… J’en ferai une maladie, bien sûr… Cette enfant n’a jamais été bonne pour sa tante !… Ah oui ! c’en est un de malheur pour moi d’avoir perdu ma pauvre sœur. Je peux bien dire que j’ai tout perdu aujourd’hui.

En terminant ce dialogue, que Marsillat voulut en vain interrompre, et que Guillaume entendit avec indignation, la Grand’Gothe se mit à sangloter d’une manière criarde et forcée, qui eût été risible si elle n’eût été révoltante. Jeanne, habituée à l’obéissance passive, s’était levée comme une machine poussée par un ressort. Elle essayait de satisfaire sa tante, mais elle ne savait ce qu’elle faisait, et elle laissa tomber une assiette qu’elle voulait offrir à Marsillat, bien qu’il se fût levé pour échapper à l’hospitalité hors de saison de la virago. Au bruit que fit cette mauvaise assiette de terre en se brisant, les petits yeux noirs de la Gothe devinrent étincelants de colère, et, n’eût été la crainte de déplaire à ses hôtes, qu’elle voyait disposés à prendre le parti de l’orpheline, elle l’eût accablée d’invectives.

— Allons, ma pauvre Jeanne, dit Marsillat en lui ôtant des mains les débris de l’assiette qu’elle ramassait, et en les jetant dehors, je ne veux pas que tu t’occupes de moi, et je trouve très-mauvais qu’on te tourmente ainsi : cela est insupportable. Écoutez, Gothe, nous cesserons d’être bons amis, vous et moi, si vous faites du chagrin à Jeanne, surtout un jour comme celui-ci. Il faut que vous ayez le diable au corps.

La liberté avec laquelle Léon parlait à la virago, et l’ascendant qu’il exerçait sur elle (car aussitôt elle se calma et prit d’autres manières) prouvaient assez qu’elle ne voyait pas d’un mauvais œil les assiduités de ce jeune homme auprès de Jeanne, et qu’elle comptait mettre à profit son goût bien connu pour les belles filles du pays de Combraille. Guillaume, en toute autre circonstance, eût dédaigné d’apercevoir de si honteuses intrigues ; mais sa sollicitude, éveillée par le malheur de Jeanne, et le pur lien qui existait entre elle et lui, le rendaient très-clairvoyant. En ce moment il ressentait contre le jeune légiste une indignation véritable et cessa de se reprocher l’espèce d’éloignement qu’en dépit de leurs fréquentes relations Marsillat lui avait inspiré depuis quelques années. Léon Marsillat, plus âgé de quatre ou cinq ans que Guillaume, n’était pas un homme ordinaire, bien que le sans-façon de ses manières et de son langage ne laissât pas souvent paraître les facultés éminentes dont il était doué. Fin, laborieux, actif, entreprenant et persévérant, égoïste et libéral, c’était le Marchois modèle. Sa puissante organisation se prêtait également au plaisir et au travail, à la jouissance et aux privations. Sa santé physique et morale, la lucidité de son cerveau, la volonté infatigable d’être heureux, libre et fort, en faisaient un être supérieur dans le bien et dans le mal. Capable des plus nobles et des plus lâches actions, viveur effréné, travailleur prodigieux, il passait de l’excès de l’étude à celui de l’insouciance, et de la fièvre des affaires à celle des passions. Vindicatif comme un paysan (son grand-père avait porté le mortier aux maçons), il était généreux comme un prince, et après avoir persécuté amèrement et transpercé de ses cruelles épigrammes les victimes de son dépit, dans un jour de mansuétude, il les réhabilitait et les couvrait du manteau de son ostentation. Vain à certains égards, il proscrivait certaines autres vanités qui eussent semblé plus excusables à son âge et dans sa position. Il raillait le luxe puéril des jeunes dandys qu’il eût pu imiter et qui se privaient des satisfactions nécessaires pour s’en donner de factices. Il méprisait souverainement la mode, et ne s’y conformait pas ; il professait le dédain des habits bien faits qui gênent les mouvements, des chevaux fringants qui n’ont que l’apparence et ne résistent pas à la fatigue, des femmes qui font fureur dans les salons et qu’on ne saurait regarder sans effroi en plein soleil ; en conséquence de quoi il avait toujours le linge le plus fin, les draps les mieux tissus, les habits les plus souples, le cheval le plus robuste et le plus cher, les maîtresses les plus vulgaires, mais les plus belles et les plus jeunes. À vingt-cinq ans, déjà riche dans le présent par héritage, et dans l’avenir par son talent d’avocat qui annonçait une brillante carrière, il avait arrangé hardiment sa vie pour la satisfaction de tous ses instincts nobles et bas, généreux et pervers. Il aimait son métier, et savait s’y absorber tout entier ; mais après des efforts surhumains qu’il faisait pour regagner le temps donné aux plaisirs, il lui fallait l’ivresse de nouveaux désordres pour retremper ses forces. Sceptique et même un peu athée, il avait pour toute espèce de religiosité une haine d’instinct ; cependant il comprenait la poésie des grandes croyances, et les inspirations enthousiastes se communiquaient à lui comme par un choc électrique. Il pouvait pleurer le lendemain de ce qui l’avait fait rire la veille, et réciproquement. Bouillant et calme, tour à tour esclave et vainqueur de ses appétits, il y avait deux ou trois hommes en lui, comme dans toutes les natures puissantes, et il inspirait en même temps à ceux qui rapprochaient ces sentiments divers de l’admiration et du mépris, de l’engouemenl et de la méfiance.

Quoiqu’il affectât un langage vulgaire et qu’il foulât aux pieds l’esprit dépensé en petite monnaie, dont on fait tant de cas dans le monde, il n’avait pas fréquenté Guillaume de Boussac sans que ce dernier s’aperçût de son instruction, de la force de son intelligence et de la fermeté de son caractère. Ces deux jeunes gens, natifs de la même ville, s’étaient rencontrés au collège ; puis, durant les vacances, et quelquefois ensuite à Paris, non dans le monde, ils ne recherchaient pas la même société, mais au spectacle, au boulevard, au bois, au tir, au manège, à la salle d’armes. À cette époque, grâce au retour des Bourbons et à la réorganisation du faubourg Saint-Germain, le mélange qui s’était heureusement établi entre les gens de mérite de toutes les classes n’était encore qu’un fait exceptionnel. Aussi Guillaume de Boussac croyait-il faire acte de courage et de libéralisme en attirant quelquefois à Paris son ancien camarade, le licencié en droit, à la table et dans le salon de sa mère. Mais, malgré ses avances, le jeune baron s’était refroidi chaque jour davantage à l’égard de son ancien camarade.

Lorsqu’il était encore enfant, et jusqu’au sortir du collège, il s’était senti dominé par lui. Doué d’un cœur confiant et d’un caractère faible, il avait subi l’ascendant de cette nature indépendante et forte. Il avait été souvent puni au collège pour avoir écouté ses mauvais conseils, et Marsillat n’avait fait que rire de ces mortifications que le jeune homme, plus sensible, prenait au sérieux. Plus d’une fois Guillaume avait senti avec honte que la nature l’avait fail meilleur et moins fort que Marsillat, et qu’en se laissant aller à la fantaisie de l’imiter un instant, il avait péché en pure perte, sans recevoir l’assistance du puissant démon qui protégeait son camarade. Nous l’avons vu, au début de cette histoire, suivre encore un peu les errements du sceptique Léon, et railler avec lui sir Arthur, qu’au fond du cœur il estimait infiniment. En avançant dans la vie, en se mûrissant par la lecture et la réflexion, Guillaume avait compris que sa voie était trop différente de celle de Léon pour ne pas devenir bientôt l’objet de ses critiques et de ses sarcasmes. Il avait donc cessé brusquement d’être expansif avec lui, et l’ironie contenue du jeune avocat avait causé au jeune baron une sorte de souffrance dans ses relations avec lui. Il nourrissait de plus en plus une antipathie secrète pour sa personne, antipathie parfaitement déguisée, d’ailleurs, sous des manières polies et bienveillantes. Les nobles de cette époque ne se croyaient pas le droit de manquer sous ce rapport à une sorte d’hypocrisie. Ils se regardaient encore comme supérieurs par leur naissance aux autres hommes, et ils pratiquaient l’accueil protecteur comme une charge de leur position.

Marsillat avait l’esprit trop pénétrant pour ne pas comprendre à merveille les gracieusetés et les répugnances du jeune patricien. Il s’en amusait, et se plaisait souvent à le faire souffrir, en feignant de prendre à la lettre les témoignages de sa courtoisie forcée. Il en usait et en abusait, se disant en soi-même : Mon camarade, tu voudrais plaire, être aimé, respecté et craint, tout cela à la fois. L’honneur de ton nom te condamne à nous caresser, nous autres roturiers. Tu voudrais passer pour un bon garçon sans préjugés, pour un aimable seigneur sans morgue ; et avec la plupart de mes pareils tu y réussis, parce qu’ils manquent de tact et ne voient pas percer ton mépris sous ton adorable sourire. Mais tu ne me tromperas pas ; je te forcerai à être franc, brutal même avec moi, et, dans ce cas-là, je t’aimerai beaucoup mieux, ou bien je ferai saigner ton orgueil en le traitant, comme tu feins de me traiter, d’égal à égal.

En pensant ainsi, Marsillat s’exagérait beaucoup la vanité de Guillaume ; mais il y avait dans cette petite guerre d’escarmouche qu’il lui livrait des points où il touchait malheureusement assez juste.

En se rencontrant dans la chaumière de Jeanne, il ne fallut pas bien longtemps à ces deux jeunes gens pour voir qu’ils s’observaient l’un l’autre, que Léon désirait écarter un rival dangereux, et Guillaume un ennemi des vertueuses intentions qu’il avait à l’égard de l’orpheline. Le plus habile des deux en prit le premier son parti. Marsillat fit ses adieux, et alla détacher son cheval pour partir, mais il eut soin de casser une courroie, ce qui le força de demander une ficelle à la Gothe, un couteau à Jeanne, un mot à Claudie, et de bouriner[2] et de fafioter[2], comme disait cette dernière, huit ou dix minutes autour de la maison. La pluie cependant commençait à tomber et le tonnerre à élever la voix.

De son côté, Guillaume était bien résolu de partir, mais il mettait un peu de malice à partir le dernier et à voir trotter devant lui la vigoureuse jument de l’avocat. Il avait fait ses adieux aussi, promettant de revenir bientôt, et il attendait le départ de Marsillat, tout en causant avec lui, à quelques pas de la chaumière, de choses étrangères à ce qui s’y passait. Claudie, meilleure mouche que lui, surveillait d’un œil enflammé tous les mouvements de son infidèle, lorsque la voix retentissante de la Grand’Gothe qui les croyait déjà partis vint les forcer à prêter l’oreille.

— Allons, grande lâche, sotte, sans cœur, disait-elle à Jeanne, prendras-tu ta cape ! Partiras-tu ? Veux-tu attendre à demain pour aller à Toull ? Qu’est-ce qui invitera nos parents à la çarimonie ? Qu’est-ce qui apportera les provisions pour le repas de demain ? Vas-tu chimer comme ça longtemps ? Ta mère ne t’entend plus, va ! et tu ne peux pas lui porter tes plaintes contre moi. Allons ! allons ! en route, mauvaise troupe ! ajouta-t-elle d’un ton soldatesque, et si tu n’es pas revenue avant soleil couché, nous aurons affaire ensemble. Vrai Dieu ! il faudra bien que tu marches, à présent !

— Chez qui faut-il que j’aille ? répondit Jeanne d’une voix plaintive, en paraissant sur le seuil de la cabane.

— Tu iras chez, la mère Guite, chez le père Léonard, chez la Colombette, chez la grosse Louise, chez ton oncle Germain, chez… Eh bien ! la voilà qui se sauve à présent, sans m’écouter ! Qu’est-ce que tu vas apporter ? Imbécile !

— J’apporterai ce que vous voudrez, dit Jeanne d’un ton résigné.

— Tu prendras trois oies chez la mère Guite, deux pains chez la Gervoise et un demi-sac de pois chez M. le curé. Si tu ne peux pas apporter le tout, tu diras au garçon à Léonard de t’aider ; c’est un garçon complaisant. Tu diras que nous paierons ça à la Saint-Martin, et si tu ne trouves pas de crédit chez l’un, tu iras chez l’autre. Allons, sauve-toi. »

Jeanne sortit d’un air abattu, mais armée de la suprême patience, qui est la seule grandeur laissée en partage au pauvre et au faible ; elle vint se joindre au petit groupe qui l’attendait, et, sans dire un mot, elle se mit à marcher à côté de Claudie. Celle-ci, attendrie à sa manière de tant de souffrance muette et profonde, passa son bras sous le sien, et se mit à lui parler à voix basse pour la consoler de son mieux.

Marsillat, s’entretenant avec Guillaume, maintenait son cheval au pas ; mais, à une très-petite distance d’Épinelle, le sentier escarpé des piétons venant à couper le chemin ferré, Guillaume prit congé de lui. « C’est grand dommage que vous n’ayez pas votre cheval, dit Marsillat. En dix minutes vous auriez été rendu à Toull, au lieu que vous allez supporter une demi-heure de pluie battante.

— Ma foi, oui, c’est grand dommage ! s’écria Claudie. Vous auriez pris chacun une de nous en croupe, et nous ne nous serions pas trempées si longtemps.

— Veux-tu monter derrière moi, Claudie ? je peux te conduire jusqu’à la Croix-Jacques, et puisque Jeanne est avec M. Boussac, il n’a plus besoin de toi pour retrouver son chemin.

— Ah ! ça, mon petit Léon, ça me va ! Vous êtes un bon enfant, tout de même. Arrêtez donc votre chevau au droit de cette grosse pierre pour que je puisse monter.

— Attends, attends, ma fille, dit le malin Marsillat, je te prendrais avec plaisir ; mais je crois que je ferai mieux de prendre cette pauvre Jeanne, qui a passé tant de nuits et qui peut à peine se traîner.

— Non, Monsieur, non, grand merci, répondit Jeanne d’un ton assez ferme.

— Ah ! vous voilà pris ! grommela Claudie en transperçant de son regard furieux la figure impassible de Marsillat. Jeanne n’ira pas avec vous, j’en réponds.

— Comment ! toi, Claudie, qui as si bon cœur, tu ne l’engages pas à profiter de mon cheval pour se reposer ? Ah ! Claudie, je ne te reconnais plus.

— Es-tu lasse, Jeanne ? Veux-tu aller à chevau ? dit Claudie, faisant un grand effort de générosité.

— Non, ma vieille, non, grand merci, répondit Jeanne avec le même calme ; montes-y, toi, si ça te fait plaisir. Et, prenant le sentier sans retourner la tête aux invitations de Marsillat, elle dit à Guillaume : Allons, mon parrain, je vas vous conduire.

Les jeunes filles de mon pays ont assez l’habitude de donner au fils de leur marraine le titre de parrain, et réciproquement celui de marraine à la mère du parrain. Cette douce et confiante appellation dans une bouche si pure émut doucement le cœur du jeune baron, et un sentiment paternel attendrit ce visage imberbe.

Claudie avait réussi à se hucher sur la croupe du chevau de Marsillat, et ce dernier, un peu dépité de n’avoir pas réussi dans son projet détourné, voulut châtier la jalouse en enfonçant les éperons dans le ventre de Fanchon et en la faisant ruer et bondir sur le bord du précipice. Claudie, effrayée, fit de grands cris ; mais elle se cramponna vigoureusement au cavalier, et un terrible éclair venant à sillonner le ciel, Fanchon, effrayée, prit le galop, et emporta le jeune couple bien loin de Jeanne et de Guillaume, demeurés ainsi en tête-à-tête au milieu de l’orage.

  1. Comment il se porte
  2. a et b Muser, perdre du temps pour en gagner.