J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 71-75).
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XX.

ADIEU À LA VILLE.

Guillaume s’était levé dans la soirée. Il s’était beaucoup raisonné, il paraissait mieux. Mais quand il apprit que sir Arthur était parti, il comprit la conduite généreuse et délicate de son ami, et ressentit de grands remords de la sienne propre. « Qui sait, pensait-il, jusqu’où peut aller la magnanimité sublime d’Arthur ? Il voit que je l’aime, et il croit que je suis, comme lui, capable de l’épouser ! L’épouser !… Eh ! si elle m’aimait, si elle pouvait être heureuse avec moi, pourquoi donc n’aurais-je pas, moi aussi, ce courage et cette loyauté ? Malheureux insensé ! j’ai tenté de l’égarer, de la séduire, et la pensée de lui offrir un amour digne d’elle et de moi n’ose se fixer dans mon esprit inquiet et lâche ! Et d’ailleurs, pourrais-je accepter le sacrifice de mon ami ? Après avoir été le confident de son amour, irais-je combattre et détruire à mon profit ses espérances ? Irais-je offrir à Jeanne un cœur incertain et tourmenté ; l’indignation de ma mère, mille obstacles à braver, mille persécutions à endurer peut-être, en échange de l’avenir sans nuage que lui offre le noble Arthur ? »

En proie à toutes les anxiétés de sa faiblesse et à tous les reproches de sa conscience, le triste enfant alla dévorer ses larmes et son agitation sur son chevet. On fut encore inquiet de lui. Le médecin vint encore, et, ne le trouvant pas réellement malade, insinua que quelque cause morale produisait ce désordre. Guillaume fit des efforts inouïs pour cacher son supplice. Interrogé tendrement par sa mère et sa sœur, au lieu d’épancher son âme, il rendit, par sa feinte, tout aveu ultérieur à peu près impossible. Il les conjura de ne plus s’occuper de lui, espérant qu’on lui enverrait Jeanne pour le veiller encore, et qu’il pourrait réparer sa faute en rétractant sa conduite insensée et en l’attribuant au délire de la fièvre. Mais, à la place de Jeanne, Claudie vint s’asseoir dans le grand fauteuil ; Jeanne était, disait-elle, trop fatiguée pour veiller encore cette nuit. Guillaume, qui l’avait vue infatigable durant des mois entiers, comprit son arrêt et s’y soumit avec une amère douleur.

— Mon amie, vous me voyez accablée de chagrin, disait le lendemain matin madame de Boussac à la sous-préfette. Mon fils a l’esprit décidément frappé de je ne sais quelle idée noire. Le médecin ne lui trouvant pas de maladie réelle, s’étonne, et parle de désordre moral. Suis-je condamnée à voir Guillaume tomber peu à peu dans un état pire pour lui que la mort ? Plaignez-moi, rassurez-moi, et vous, qui pénétrez et découvrez tant de choses, éclairez-moi, enfin, si vous le pouvez.



C’est-il vrai ce que vous dites là… (Page 71.)

— Ma chère, je vous l’ai dit cent fois, répondit la sous-préfette, le remède nécessaire à votre fils, c’est le mariage. Vous l’avez élevé comme une demoiselle, vous l’avez fait pieux et sage, c’est fort bien ; mais si vous prolongez l’état de célibat où il feint de s’obstiner à vivre, il deviendra fou très-certainement.

— Ne prononcez pas ce mot affreux, et dites-moi si, en effet, vous croyez, comme vous me l’avez dit souvent, Guillaume amoureux à mon insu.

— Cela se pourrait ; mais depuis que je l’observe jour par jour, il me semble qu’il est plus amoureux en général qu’en particulier.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il est, comme un jeune novice cloîtré, amoureux de toutes les femmes qu’il voit. Je ne serais pas étonnée que cette belle Jeanne, que vous gâtez si fort, et que l’on traite ici comme une égale, ne lui trottât par la cervelle. Vous ne voulez pas me croire, vous avez une taie sur les yeux. Guillaume brûle pour cette fille d’un feu très-peu chaste dans l’intention… bien qu’il le soit peut-être dans le fait ; je ne me prononcerai pas là-dessus. Mais voyez l’exaltation de ce jeune homme ! Il aime sir Arthur comme un frère d’armes du moyen âge. Il aime sa sœur presque comme un amant… et il aime ma fille aussi.

— Vous le croyez ?

— Cela vous contrarie, et pourtant cela est. Oh ! je sais bien que sous votre air humble et modeste vous cachez beaucoup d’ambition pour vos enfants. Vous espérez que Marie épousera M. Harley. Quant à Guillaume, vous comptez lui découvrir une grosse dot dans quelque coin de votre province. Je suis moins riche que vous, et pourtant Elvire est fille unique, et je puis vous répondre qu’avant six mois une préfecture nous donnera au moins trente mille livres de rente. Que Guillaume embrasse la même carrière, et un jour il sera plus riche que s’il reste à cultiver ses terres : mince revenu qui n’a que de l’apparence.

— Mon amie, vous vous trompez sur mon compte, répliqua madame de Boussac. Si j’ai fait parfois quelque rêve brillant pour lui, je n’en suis pas moins occupée avant tout de son bonheur et de sa santé. Si j’étais certaine qu’il fût épris d’Elvire, je n’hésiterais pas à vous la demander pour lui.



Jeanne rougit et baissa les yeux. (Page 74.)

— Eh bien ! il en est épris certainement. Mais, pour vous parler vrai, cela est traversé par des bizarreries et des caprices. Vous voyez bien qu’il s’en occupe des jours entiers, et puis tout à coup il songe à autre chose : il fait des vers, il lit des romans avec sa sœur, il regarde la lune, il regarde Jeanne ; il voit que votre cerveau brûlé d’Anglais en est amoureux, et, dans ce mauvais air, il perd la raison. Tenez, ayez une volonté, renvoyez-moi vos deux péronnelles. Prenez deux servantes ayant cent cinquante ans entre elles deux, faites jeter au feu tous ces romans, exigez qu’au lieu d’aller se promener seul le soir à travers champs, Guillaume nous fasse compagnie assidue, et je vous réponds qu’avant deux mois il vous avouera qu’il aime ma fille. Mariez-les, faites-les voyager un peu, tête à tête, et vous m’en direz des nouvelles.

— Je vois bien, reprit madame de Boussac, que vous regardez Jeanne comme un obstacle à ce projet, et, si j’en étais sûre, quoiqu’elle m’ait rendu, en le soignant, de grands services… je la renverrais.

— Faites-lui un sort, mariez-la à un paysan, à votre balourd de Cadet, et tout sera dit.

— Je le veux bien ; mais si cela exaspère Guillaume ? je n’ose rien. Toute la nuit il a demandé Jeanne, et je vous avoue que cela m’a donné à penser que vous ne vous trompiez pas. La beauté de cette créature l’agite un peu trop.

— Eh bien ! dit la Charmois après quelques instants de silence, donnez-lui Jeanne pendant quelque temps, et il se calmera.

— Que je lui donne ! Mais ce que vous dites là est contraire à toute morale, à toute piété !

— Quand je vous dis de la lui donner, cela veut dire : laissez-la lui prendre. Une bonne mère doit veiller à tout, et quand un excès de sagesse est funeste, elle doit fermer les yeux sur certains égarements toujours inévitables et parfois nécessaires.

— Comment pouvez-vous me conseiller une pareille chose, quand vous venez de me parler d’un mariage avec Elvire ?

— Cela vous prouve que je suis fort peu acharnée à mes intérêts dans tout ceci, et que ma seule préoccupation est de vous voir sauver votre fils. D’ailleurs, que m’importe à moi, que mon futur gendre ait une maîtresse avant le mariage ? si cela doit arriver, mieux vaut Jeanne que toute autre ; elle est jeune et d’une belle santé. Elle n’a pas d’intrigue, elle ne saura pas le passionner ; sa stupidité le lassera bien vite ; et comme elle est douce et soumise, elle se laissera évincer sans murmure. Ce sera à vous de la payer assez cher pour qu’elle n’élève pas une plainte. C’est un sacrifice que nous pourrons faire à nous deux, quand Elvire et Guillame seront mari et femme. D’ailleurs, quand on voudra, M. Léon Marsillat vous en débarrassera…

— Taisez-vous, ma chère, répondit madame de Boussac effrayée. Il me semble que tout cela est rempli de perversité et que vous avez un esprit diabolique.

La sous-préfette railla les scrupules de la châtelaine. Celle-ci se défendit faiblement, et ces deux dames causèrent encore longtemps, mais si bas, que Claudie eût vainement écouté par le trou de la serrure.

Aussitôt après cet entretien, Jeanne fut mandée par sa marraine sous la charmille, et n’y trouva que madame de Charmois seule. Cette infâme créature agissait à l’insu de madame de Boussac, et, conformément à ses instincts cyniques, elle se disait avec raison qu’elle allait frapper un coup décisif. « Jeanne, dit-elle à la jeune fille, étonnée de se voir citée devant un tel juge, vous allez apprendre une chose grave. Préparez-vous à la franchise, vous trouverez tout le monde disposé à l’indulgence. Votre marraine sait tout. »

Jeanne rougit et baissa les yeux. Mais un instinct de dévouement qui lui tenait lieu de finesse et de prudence, l’engagea à se taire. Si celle-là plaide le faux pour savoir le vrai, pensa-t-elle, elle ne tirera rien de moi. Je ne trahirai pas le secret de mon parrain. Je ne me plaindrai pas de lui. J’aime mieux être renvoyée que de le faire gronder.

— Nous savons que vous avez la tête tournée par les folies de M. Harley, reprit la Charmoise, et que vous avez pensé qu’il serait aussi facile de vous faire épouser par M. de Boussac que par lui. Croyez, ma chère, que l’un est aussi impossible que l’autre ; qu’on vous trompe, qu’on se moque de vous. M. Harley est marié en Italie, je le sais, et quant à M. le baron, jamais sa mère ne le permettrait. Lui-même rougirait d’en avoir la pensée.

— Si M. Harley est marié, et qu’il ait une brave femme, ça me fait plaisir de l’apprendre, répondit Jeanne avec la froideur d’un mépris concentré. Quant à mon parrain, comme je ne suis pas folle, je n’ai jamais pensé, pas plus que lui, à ce que vous me dites.

— Vous mentez, Jeanne, reprit la sous-préfette en essayant, mais en vain, de terrifier Jeanne avec ses gros yeux noirs. Nous savons tout, il l’a avoué dans le délire de la fièvre. Il vous a promis de vous épouser pour vous faire consentir…

— En ce cas, mon parrain est bien malade, car il a dit ce qui est faux !

— Vous ne niez pas, du moins, qu’il vous fasse la cour ?

— Je n’ai rien à vous dire là-dessus, Madame.

— Mais je vais vous conduire devant votre marraine, qui vous confondra.

— Comme je n’ai ni pensé au mal ni fait aucun mal, je ne crains rien, Madame.

— Vous avez beaucoup d’aplomb, mademoiselle Jeanne, et vous voudriez peut-être faire du scandale. Eh bien ! cela ne sera pas ; on ne fera aucune attention à vos semblants de vertu, ôtez-vous de l’esprit la chimère d’être épousée, et on fermera les yeux sur le reste, pourvu que cela ne dure pas trop longtemps, et que vous y mettiez beaucoup de prudence et de mystère, comme vous l’avez fait jusqu’ici.

Jeanne fut si indignée, qu’elle ne put répondre. Je vais parler à ma marraine, dit-elle, et elle tourna brusquement le dos à la Charmois, sans vouloir entendre un mot de plus.

Malheureusement pour Jeanne, madame de Boussac était en cet instant dans la chambre de son fils, et Jeanne n’osa aller l’y trouver. Elle l’attendit dans les corridors, mais madame de Charmois sut prévenir à temps sa trop faible amie. « J’ai fait merveille, lui dit-elle, en l’entraînant sur le balcon de la chambre de Guillaume. J’ai parlé à Jeanne, je l’ai effrayée : si elle est coupable, elle sera soumise ; si elle est sage, elle se soumettra.

— Que voulez-vous dire ? qu’avez-vous fait ? dit madame de Boussac ; vous me faites trembler.

— Vous tremblez toujours, vous, et vous n’agissez jamais ! laissez-moi faire. Exigez que Jeanne veille votre fils cette nuit. S’ils s’entendent, elle lui apprendra qu’il n’y a pas moyen de vous tromper, et ils aviseront à se séparer à l’amiable. S’ils ne s’entendent pas encore, d’après ce que j’ai fait comprendre, ils s’entendront, et ce commerce sera sans danger pour l’avenir. Vous verrez ! Si Guillaume n’est pas calme et doux demain matin, n’écoutez jamais mes conseils.

— Mais tout cela est criminel ! Tel fut le dernier cri de détresse de la conscience de cette mère insensée. La Charmois étouffa le remords sous les menaces. — Eh bien ! dit-elle, si vous laissez les choses aller d’elles-mêmes, attendez-vous à ce que votre fils retombe dans l’état où il était avant son départ pour l’Italie, ou bien préparez-vous à le faire partir. Peut-être le voyage et la distraction le guériront encore. Il ne faudra, pour cela, qu’un an ou deux d’absence.

— Ah ! c’est affreux ! s’écria madame de Boussac, le perdre encore, passer toute la vie loin de lui, ne pouvoir compter sur sa santé qu’à ce prix, c’est au-dessus de mes forces.

— Je le savais bien ! pensa la Charmois. Mon cœur, dit-elle, croyez-en donc mon expérience de la vie et mon affection pour vous. Laissez-vous guider, refusez surtout, pendant toute cette journée, de parler à Jeanne ; ménagez-lui ce soir un tête-à-tête avec l’enfant, et je vous promets que demain, ni lui ni elle ne vous tourmenteront.

Madame de Boussac céda. Jeanne demanda par trois fois une audience. Elle fut repoussée avec une apparente dureté.

Jeanne alla affener ses vaches, et après avoir veillé à ce qu’elles ne manquassent de rien jusqu’au lendemain, elle caressa une petite génisse blanche qu’elle aimait particulièrement : elle lui choisit les herbes les plus tendres, comme pour lui donner une dernière douceur ; puis elle rangea tout avec soin, et s’arrêtant un instant sur le seuil de cette étable où elle avait consacré de douces heures aux humbles occupations qui lui étaient chères, elle fit un grand signe de croix comme pour clore religieusement une phase de sa vie de travail.

Elle monta ensuite à sa chambre, dans la tourelle, fit un petit paquet des hardes les plus nécessaires, plaça dans le coffre de Claudie quelques atours que sa marraine lui avait donnés, et dont elle voulut faire cadeau à sa compagne. Elle n’emporta qu’une seule richesse, une croix d’or que Marie lui avait donnée le jour de sa fête. Elle monta ensuite à la chambre de Marie, bien qu’elle eût aperçu, par la meurtrière de la tourelle, Marie au fond du jardin. Elle savait bien qu’elle ne pouvait rien lui confier, et elle ne se fût d’ailleurs pas senti la force de lui dire adieu. Mais elle voulut revoir au moins le prie-dieu et le lit de sa chère mignonne. Elle s’agenouilla une dernière fois devant la madone d’albâtre à laquelle elles avaient adressé ensemble tant de douces et chastes prières. Elle détacha une fleur flétrie de la guirlande qu’elles y avaient suspendue la veille, et la mit dans son sein avec son chapelet. Puis, au moment de sortir, elle trouva sous sa main une robe et un châle de sa chère demoiselle, et elle les baisa longtemps en versant des larmes amères…

En descendant, elle trouva Claudie sur l’escalier, et l’embrassa sans lui rien dire.

— Où vas-tu donc ? lui dit sa compagne, étonnée de ses yeux rouges et de son triste sourire.

— Aux champs, répondit Jeanne.

— L’heure est passée, dit Claudie.

— Non, non, l’heure est venue, répondit Jeanne ; et elle descendit précipitamment.

À la grande porte de la cour, elle se trouva face à face avec Cadet.

— Tu vas donc te promener, ma Jeanne ?

— Je m’en vas au pays de chez nous, mon vieux… Ma tante est bien malade, et j’aurais dû partir ce matin.

— Tu t’en vas comme ça toute seule, ma mignonne ? la nuit te prendra en chemin.

— Oh ! je le connais, le chemin, et je suis avec Finaud.

— Le chien Finaud est une bonne bête, mais si tu rencontrais du mauvais monde, te défendrait-il ben ?

Oui bien, va, n’aie pas peur.

— Mais pourquoi que tu ne m’as pas dit ça, à ce matin ? J’aurais demandé permission d’aller te conduire…

— Deux de moins à l’ouvrage de la maison, ça ferait trop d’embarras pour Claudie. Allons, bonsoir, mon Cadet, ne me détemses pas.

— Tu reviendras demain, Jeanne ?

— Le plus tôt que je pourrai, dit Jeanne en lui adressant un sourire. Mais aussitôt qu’elle eut le dos tourné, elle se prit à pleurer de nouveau, en se disant qu’elle ne reviendrait jamais.

Dix minutes après le départ de Jeanne, on frappait furtivement à la porte du cabinet de Léon Marsillat.

— Qu’est-ce ? dit-il avec son ton brusque.

— Êtes-vous seul, monsieur l’avocat ?

— C’est encore vous, chenapan ? Que voulez-vous ?

— C’est pour un petit bout de consultation, monsieur l’avocat.

— Maître Raguet, je suis las de vos sales affaires. D’ailleurs, ce n’est pas mon heure. Allez au diable.

— Vous êtes trop honnête, monsieur l’avocat ; mais vous m’écouterez bien.

— Nullement. Sortez, vous dis-je, je ne plaide plus pour vous : vous êtes incorrigible.

— Oh ! quand vous m’aurez entendu, vous me trouverez blanc comme neige.

— Oui, comme à l’ordinaire ! Encore un vol de nuit, n’est-ce pas, ou une vengeance de coquin ?

— Non, rien du tout. Les méchants m’en veulent toujours. Ne se sont-ils pas mis dans la tête à présent que je m’habille en femelle, et que je vas de nuit avec cette pauvre chère femme de Gothe, pour faire la lavandière autour des fosses ?

— Je vous crois sujet à caution, et même à jeter des pierres aux gens qui veulent vous corriger.

— Du tout, Monsieur, jamais ! Ce n’est pas moi. Dans le temps que la maison de la Jeanne a brûlé, j’ai écouté dire que de mauvais monde avait fait cette farce-là pour aller voler la ferraille de la ruine ; mais je me doute bien qui c’est, et on m’a mis ça sur le corps.

— On ne prête qu’aux riches… d’autant plus que je vous ai reconnu, maître Raguet ! ainsi, taisez-vous.

— Oh ! vous croyez ? mais vous vous serez trompé !… Tant qu’à la Jeanne…

— Taisez-vous, encore une fois !

— Elle vient de partir du château, vous le savez donc ?

Marsillat tressaillit. Raguet vit d’un œil de vautour son incertitude, sa répugnance à l’interroger, son désir de l’entendre, et il continua :

— Oui, Monsieur, oui ! toute seule avec son chien… Elle s’en va à Toull… Elle doit être maintenant à la sortie de la ville… Elle marche vite !

— Qu’est-ce que tout cela me fait ? dit Léon. Vous me fatiguez, allez-vous-en !

— Je m’en vas, et je dirai à votre valet d’arranger vot’ chevau bien vitement.

— Le misérable, se dit Marsillat en le voyant se diriger vers l’écurie, il le fait comme il le dit.

Cinq minutes après, Marsillat mettait le pied à l’étrier, maudissant la mauvaise influence qui ramenait auprès de lui ce complice immonde de ses turpitudes, et ne luttant pas cependant contre l’instinct farouche qui le poussait.

Il franchit la ville au grand trot ; puis pensant qu’il devait laisser prendre de l’avance à Jeanne, afin de la rejoindre à la tombée du jour, il se ralentit et gravit au pas le chemin rapide par lequel on sort de Boussac dans cette direction. Arrivé à l’endroit où la route se bifurque, il trouva Raguet accoudé sur un de ces petits murs transparents et fragiles qui remplacent, par une dentelle en pierres sèches, les buissons dont cette terre stérile est dépourvue.

— Elle a pris le chemin de Saint-Silvain, lui dit ce misérable, au moment où Léon allait prendre celui de Savau.

Et comme Marsillat profitait de son avis sans paraître l’entendre, il se plaça devant la tête de son cheval en disant : « Ça mériterait pourtant quelque chose un service comme ça ! — Garez-vous, répondit Léon, ou bien vous allez savoir de quel bois est fait le manche de mon fouet ! — Jésus, mon Dieu ! murmura le bandit stupéfait ; il n’y a donc que des ingrats dans ce monde !