Jean qui pleure et Jean qui rit (comédie)


Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Jean qui (...).


PERSONNAGES. Acteurs.
JEAN GUILLERET, père. M. Bosquier.
JEAN LEPITEUX. M. Potier.
AURORE, fille de Jean Lepiteux. Mlle Blondin.
Mad. GUILLERET. Mad. Gontier.
BEAU-SOLEIL, fils de Guilleret. M. Vernet.
Mad. LEPITEUX. Mad. Vautrin.
UN FACTEUR.


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La scène se passe dans un village à quelques
lieues de Paris.

JEAN QUI PLEURE
ET JEAN QUI RIT,
OU
LES DEUX VOISINS,
Comédie en un Acte, mêlée de Vaudevilles.



Le Théâtre représente la campagne. À droite, est la maison de Jean Lepiteux ; à gauche, celle de Jean Guilleret.
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Scène PREMIÈRE.

JEAN GUILLERET, sortant de chez lui, et parlant auprès de la porte.

Eh bien, quoi ! c’est un malheur ! je n’irai pas me pendre pour cela. (Vivement, sur le devant de la scène.) Il y a des gens qui s’affligent de tout, même lorsqu’ils sont heureux……… Moi, je ris, je chante tant que le jour dure : chacun a sa folie, et je crois que la mienne vaut encore mieux que celle de bien d’autres.

Air : S’en revenant au village.

Au chagrin, je fais la guerre,
La gaîté me maintient
Et me soutient ;
Un bon vivant, sur la terre,
Prend le tems comme il vient.

Si je perds un héritage,
Au lieu d’être penaud
Comme un nigaud,
Je me dis avec courage :
C’était écrit là-haut.

Au chagrin, je fais la guerre, etc.

Si j’ai le rhume ou la goutte,
Loin d’appeler soudain
Le médecin,
Je bois ma petite goutte,
Le mal s’en va grand train.

Au chagrin, je fais la guerre, etc.


Scène II

GUILLERET, BEAU-SOLEIL.
BEAU-SOLEIL, accourant.

Ah ! mon dieu, mon père…

GUILLERET.

Qu’est-ce qu’il y a, Beau-Soleil ?

BEAU-SOLEIL.

Voilà encore un de vos mérinos qui vient de mourir.

GUILLERET, riant.

Allons, si la mortalité est sur les bêtes à cornes, me voilà frais. À propos, ce fabriquant d’Elbeuf qui a enlevé nos laines il y a six mois… je l’attendais ce matin.

BEAU-SOLEIL.

Il est venu.

GUILLERET.

M’apporter de l’argent ?

BEAU-SOLEIL.

Non ; il a dit que ce serait pour la semaine qui vient.

GUILLERET.

La semaine qui vient ?… Avec lui, la semaine qui vient ne vient jamais.

BEAU-SOLEIL.

Oh ! il s’acquittera avec le tems ; vous ne perdrez rien.

GUILLERET.

Avec le tems ! avec le tems !

BEAU-SOLEIL.

C’est la formule ordinaire.


Air : de Madelon.

Avec le tems, un débiteur vous lasse,
Il vous paiera, dit-il, avec le tems.
Avec le tems, mon père, le tems passe,
Et puis soi-même on passe avec le tems. (bis)

GUILLERET.

La vie hélas ! n’a qu’un très court espace,
Égayons-en jusqu’aux moindres instans ; (bis)
Avec le tems puisqu’il faut que l’on passe,
Tâchons du moins de bien passer le tems. (bis)
J’aurais pourtant besoin de cette rentrée-là.

BEAU-SOLEIL.

Oui, pour sortir de l’embarras où vous êtes.

GUILLERET.

Oh ! l’embarras… Au fond, ça ne m’inquiète pas beaucoup.

BEAU-SOLEIL.

Ma foi, ni moi non plus.

GUILLERET.

Ça ne m’empêche pas de dormir comme à mon ordinaire.

BEAU-SOLEIL.

Et moi donc, je ne fais qu’un somme.

GUILLERET.

En fait de soucis, vois-tu… (Il chante.) Lon, lan, la, laissez-les passer. Ah ! ah ! Jean Guilleret est connu dans le pays… Je ne ressemble pas à mon cher voisin, M. Jean Lepiteux.

BEAU-SOLEIL.

Ah ! c’est vrai ; il a toujours la larme à l’œil.

GUILLERET, riant.

Et malgré cela, il s’imagine qu’il est gai.

BEAU-SOLEIL, riant.

Oui, il croit qu’il est farce.

GUILLERET.

Et sa digne moitié, madame Lepiteux ? hein ?…

BEAU-SOLEIL.

Oh ! je ne la vois rire qu’une fois dans l’année : c’est le jour où l’on célèbre l’anniversaire de son mariage.

GUILLERET.

Apparemment que ça lui rappelle des souvenirs.

BEAU-SOLEIL.

Des souvenirs joyeux.

GUILLERET.

Et les femmes aiment beaucoup les souvenirs joyeux. Ta mère les aime aussi.

BEAU-SOLEIL.

En vérité ? Cette pauvre mère !

GUILLERET.

Elle n’oublie jamais que c’est le jour de Sainte-Aglaure, sa fête, que nous nous sommes mariés.


Air : Çà fait toujours plaisir.

Quand j’épousai ta mère,
Je n’avais que vingt ans.
À peine la commère
Entrait dans son printems.
Le jour de Sainte Aglaure,
Quand je peux la fleurir,
Elle me dit encore
Avec un doux soupir…
Çà fait (bis) toujours plaisir.

BEAU-SOLEIL.

Dites donc, papa : vous n’avez pas encore vu sortir l’aimable Aurore, la fille de M. Lepiteux ?

GUILLERET.

Aurore ? Tu y penses encore ?

BEAU-SOLEIL.

Plus que jamais…

GUILLERET.

Et ses parens, veulent-ils de toi ?

BEAU-SOLEIL.

Je le présume. Je suis si complaisant pour eux. Ils aiment la lecture : je leur lis tous les jours le Château du Diable, la None sanglante, et autres folies semblables. Me prient-ils de chanter ? je chante des romances qui leur fendent le cœur. Veulent-ils que je raconte une histoire ? je leur dis celle de ce pendu qui revenait tous les soirs crier d’une voix lugubre : rends-moi ma jambe, rends-moi ma jambe.

GUILLERET.

Comment, diable !

BEAU-SOLEIL.

Oui, je me conforme aux goûts de M. et madame Lepiteux pour qu’ils me voient avec plaisir et me donnent leur fille en mariage.

GUILLERET.

Par exemple !

BEAU-SOLEIL.
Air : Vaud. de Partie carrée.

Vous le voyez, je suis un malin drille,
De tous mes soins ils seront intrigués.

GUILLERET.

N’aurais-tu pas, pour obtenir leur fille
Quelques moyens un peu plus gais ?

BEAU-SOLEIL.

Ces bonnes gens, que je plains, que j’excuse,
Aiment ce qui peut les navrer.

GUILLERET.

Allons, morbleu ! puisque ça les amuse,
Fais-les toujours pleurer. (bis)

BEAU-SOLEIL.

Oui, papa. Ah ! laissez-moi faire.

GUILLERET.

Ah ! ça, ce n’est pas tout : il faut que tu ailles sur-le-champ à la ville, porter à M. Ribout, le notaire, ces quinze cents fr. que je lui dois : deux rouleaux de vingt-cinq louis, et cent écus dans ce petit sac ; c’est le reste de mon argent.

BEAU-SOLEIL.

Soyez tranquille. Mais je ne verrai donc pas ce matin ma chère Aurore ?

GUILLERET.

Ton Aurore ? Tu la verras ce soir. Va-t-en.


Air : Bon voyage, cher Dumollet.

Bon voyage,
Mon cher enfant,
Avec courage
Défends ton bagage.
Bon voyage,
Mon cher enfant,
Je te présage un voyage charmant.

De te revoir, j’ai l’ame impatiente ;
Chante, mon fils, tout le long du chemin,
Et puisqu’on dit que toujours va qui chante
Tu dois, mon cher, tu dois aller grand train,

Bon voyage etc.

BEAU-SOLEIL.
Ensemble.

En voyage,
Partons gaiment.
Avec courage,
Gardons mon bagage
En voyage.
Partons gaiment ;
Il me présage
Un voyage charmant.

Pour mon amour, papa, je vous implore
Si mon objet portait ses pas ici,
Ah ! dites bien, dites à mon Aurore,
Qu’elle verra Beau-Soleil à midi.
En voyage, etc.

GUILLERET.
Bon voyage, etc.

Scène III.

JEAN GUILLERET, JEAN LEPITEUX.
LEPITEUX, sortant de chez lui, appercevant Guilleret.

Je m’en doutais.

GUILLERET, gaîment.

Eh ! voilà M. Jean Lepiteux ! Quand on parle du loup…

LEPITEUX.

C’est lui-même en personne naturelle. Je vous dis que je m’en doutais.

GUILLERET.

Et de quoi donc ?

LEPITEUX.

Depuis une heure que j’entends de chez moi rire, chanter, crier ; je me doutais bien que c’était vous.

GUILLERET.

Nous étions deux : mon fils et moi.

LEPITEUX.

Dieu merci, vous parliez comme quatre ; il ne manquait plus que votre femme ici.

GUILLERET.

Au fait, quand nous sommes ensemble, c’est à qui mieux mieux.

LEPITEUX.

Vous êtes bien heureux.

GUILLERET.

Mais il me semble que vous pouvez vous procurer ce bonheur-là.

LEPITEUX.

J’envie tous les jours votre sort.

GUILLERET.

Vous êtes vraiment bien à plaindre.

LEPITEUX.

Je suis peut-être plus à plaindre que vous ne croyez.

GUILLERET.

À qui le dites-vous ?


Air : Où s’en vont ces gais bergers ?

Voisin, vous avez au moins
Dix-mille écus de rente.

LEPITEUX, soupirant.

Eh ! mon ami, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir dix mille écus de rente… je ne vous les souhaite pas.

GUILLERET.

Une femme aux petits soins,
Une fille charmante.

LEPITEUX.

Elles sont intéressantes !

GUILLERET.

Un coup d’excellent vin vieux,
Vous procure un bon somme.

LEPITEUX.

Je dors bien ; mais…

GUILLERET.

Ô mon dieu ! comme il est malheureux
Plaignez donc le pauvre homme.

LEPITEUX.

Allez, allez ; continuez.

GUILLERET.

À vos désirs, à vos goûts,
Jamais rien ne s’oppose.

LEPITEUX.

Oh ! c’est vrai que…

GUILLERET.

Contre quelqu’un plaidez-vous,
Vous gagnez votre cause.

LEPITEUX.

Cela m’arrive presque toujours.

GUILLERET.

Placez-vous des fonds nombreux,
Vous en doublez la somme.

LEPITEUX.

Mais, c’est tout simple ; parce que je sais m’y prendre.

GUILLERET.

Ah ! mon dieu ! comme il est malheureux !
Plaignez donc le pauvre homme. (bis)

LEPITEUX.

Avez-vous tout dit ? Il n’est pas moins vrai…

GUILLERET.

Est-ce que la tranquillité ne règne pas dans votre intérieur ?

LEPITEUX.

Vous allez me parler de mon intérieur : il est clair comme le jour que mon intérieur est calme ; il ne l’est que trop.

GUILLERET.

N’êtes-vous pas à même de faire du bien à tout ce qui vont entoure ?

LEPITEUX.

Faire du bien ? Parbleu, si je voulais, personne ne m’en empêcherait. Mais qui est-ce qui vous dit que je n’obligerai pas des ingrats ?

GUILLERET.

Avec cette crainte-là ; on n’obligerait jamais.

LEPITEUX.

Je veux m’épargner des peines. Je suis doué d’une sensibilité si surprenante. Enfin, je ne peux pas voir couper le cou à un dindon, à une oie, ou autres volatilles semblables, sans que ça me… Hou ! tout mon sang se caille dans mes veines.

GUILLERET.

Cependant, lorsque le dindon est bien rôti, bien cuit à propos, vous le mangez.

LEPITEUX.

Certainement, je le mange, parce que les dindons sont naturellement faits pour être mangés. Eh bien, ça ne me profite pas.

GUILLERET.

Laissons de côté les dindons, mon voisin. Dites-moi : mariez-vous bientôt votre fille ? vous savez que mon fils…

LEPITEUX.

Votre fils… ma fille… je sais… un mariage… encore des soucis par-dessus la tête. Tenez, voici ma femme ; parlez-lui en.


Scène IV.

Les Précédens, Mad. LEPITEUX.
Mad. LEPITEUX, un livre à la main.

Ah ! mon ami, vous avez eu tort de me quitter.

GUILLERET.

Bonjour, madame Lepiteux.

Mad. LEPITEUX.

Je viens de tomber…

LEPITEUX.

T’as tombé, bobonne, t’es-tu fait bobo ?

Mad. LEPITEUX.

Je viens de tomber sur un livre qui vous eut arraché des larmes.

GUILLERET.

Bonjour, madame Lepiteux.

LEPITEUX.

Répond donc au voisin Guilleret qui te dit bonjour.

Mad. LEPITEUX.

Je suis trop vivement émue… ce livre…

GUILLERET.

Oh ! mon dieu, et comment l’appelez-vous, ce livre là, ma voisine ?

Mad. LEPITEUX.

C’est Atala, M. Guilleret.

GUILLERET.

C’est…

LEPITEUX.

Tatala ; vous ne connaissez pas cela, vous.

GUILLERET.

Ma foi non.


Air : Ah vous ne savez-pas encore !

De ces romans à grands succès,
Je n’embrouille pas ma pensée,
Et-je lis la Pipe cassée,
Ou bien le Cuisinier français.
De ces livres-là je vous jure
Que je tire un double profit,
Car je peux avec leur lecture,
Nourir mon corps et mon esprit.

Mad. LEPITEUX.

Ah ! voisin, nous ne sympathiserons jamais ensemble.

LEPITEUX.

Oui, je serais fort étonné que nous sympathisassions.

Mad. LEPITEUX.

Hélas !

LEPITEUX.

Hélas !

GUILLERET.

Est-ce que vous allez vous remettre à pleurer ? Attendez, attendez-moi ; je vais chercher du renfort. (il appelle.) Madame Guilleret, viens vite à mon secours.


Scène V.

Les Précédens, Mad. GUILLERET.
Mad. GUILLERET, très-vite et gaiment.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? Bonjour, mon voisin passé la nuit ? Je vous remercie, je me porte bien, c’est-à-dire, je me porte bien, c’est une façon de parler, telle que vous me voyez, je suis malade… malade, c’est-à-dire qu’il y aurait de quoi le devenir, si je n’avais pas un caractère qui prend le dessus de tout… Depuis que nous avons acheté ce petit domaine, c’est comme une calamité, la fortune nous a tourné le dos. L’autre jour la grêle a ravagé nos vignes. un coup de vent a renversé ie mur de notre verger, et la semaine dernière, l’étang qui a débordé a emporté notre petit moulin.

LEPITEUX.

Si vous avez perdu le moulin, vous n’avez pas perdu le cliquet, car vous parlez…

Mad. GUILLERET.

Je parle, je parle, c’est encore une façon de parler ; tout le monde parle… Vous parlez, votre femme parle, votre fille parle ; vous n’avez pas, il est vrai, ce feu, cette vivacité que je mets dans tous mes discours ; que voulez-vous ? Je ne peux pas dire un mot comme un autre. Le repos, l’oisiveté, le sang froid ne me conviennent pas du tout ; il me faut du tracas, du mouvement, de l’occupation. Vous êtes chez vous comme des gnan-gnan, moi, je vais, je viens, j’entre, je sors, je me couche à minuit, je me lève à quatre heures du matin, je frappe à toutes’l’es portes, et quand j’ai le bonheur de pouvoir rendre un petit service, ça me donne de la joie, de la gaité pour toute la journée. Je saute, je danse, je me trémousse, et l’on ne dirait pas à me voir, que dans huit jours, peut-être, il nous faudra quitter ce pays, et aller chercher fortune ailleurs.

GUILLERET.

Taritata ! voilà ce qui s’appelle une vraie femme. Viens, ma grosse, que je t’embrasse.

M. et madame Guilleret ensemble, et se tenant embrassés tout le tems du couplet.

Air : Courant de la brune à la blonde.

Ah ! quel bonheur est le nôtre !
Nous nous ressemblons en tout ;
Nous sommes faits l’un pour d’autre,
Même humeur et même goût.
Jamais je ne me lamente,
Jamais je n’ai de chagrin.
Notre âme est toujours contente,
Et du soir au matin,
Nous nous aimons,
Nous courons,

Folâtrons,
Nous rions,
Nous chantons,
Nous dansons,
Nous mangeons,
Nous buvons,
Nous disons :
Zeste, arrive qui plante.

LEPITEUX.

Quand je le disais, madame Lepiteux, que nos voisins ne sont pas si à plaindre que nous.


Scène VI.

Les Précédens, AURORE, dans le fond, écoutant.
GUILLERET.

C’est que vous ne savez jamais prendre un parti, morbleu ! tenez, nos enfans s’aiment ; marions-les ; ils seront heureux, et vous jouirez de leur bonheur.

AURORE, accourant.

Serait-il vrai, maman, j’épouserais M. Beau-Soleil ?

GUILLERET, gaiment.

Oui, vous êtes unis.

LEPITEUX.

Un moment ! comme vous y allez ! ils sont unis !… ils sont unis !… non, ils ne sont point unis.

AURORE.

Nous ne le sommes pas, papa ?

Mad. LEPITEUX.

Non, mademoiselle ; vous ne prévoyez pas les suites d’un mariage disproportionné.

M. et Mad. GUILLERET.

Disproportionné !

LEPITEUX.

Du coté de la fortune, s’entend ; si ma fille est plus riche que votre fils, il arrivera ce qui arrive journellement : ce n’est pas que je connaisse parfaitement le caractère de ma fille, mon Aurore aura rarement des boutades ; mais s’ils viennent à se quereller un jour, ils se feront des reproches ; l’une dira : vous n’aviez rien en m’épousant.

AURORE.

Je ne dirai jamais ça, papa, et surtout à M. Beau-Soleil.

LEPITEUX.

Toutes ces paroles là n’empêchent pas que je ne frémisse en songeant au mariage… Tiens, demande à ta mère… je l’aimais beaucoup, assurément, celle là peut se vanter d’avoir été aimée ; eh bien, je ne l’ai épousée qu’en frémissant… Te rappelles-tu, bobonne, comme je frémissais ?

GUILLERET.

Oh, ma foi, M. Lepiteux, si vous frémissez toujours, bonsoir.

LEPITEUX.

Ma foi, mon cher, je voudrais pour bien des choses avoir une constitution comme la vôtre, une bonne constitution.

GUILLERET.

Eh bien, suivez donc notre exemple.

Mad. GUILLERET.

Vous pensez trop à l’avenir.


Air : Vaud. de Fanchon.

Enclins à la tristesse,
Vous ressentez saus cesse
Des vertigots
Nouveaux.
À quoi bon tant d’alarmes ?
Il vaut bien mieux voir tout en beau.
Il faut sécher vos larmes,
Et laisser couler l’eau.

M. et Mad. GUILLERET.

Allons, séchez vos larmes,
Et laissez couler l’eau.


Scène VII.

Les Précédens, BEAU-SOLEIL.
BEAU-SOLEIL, chantant.

Le malheur me rend intrépide,
J’ai tout perdu, je ne crains rien.

AURORE.

Ah ! M. Beau-Soleil, vous faites bien d’être intrépide, car vous saurez que mon papa ne veut pas nous marier.

BEAU-SOLEIL, riant.

Ma foi, mademoiselle, tant mieux.

AURORE.

Eh bien, le compliment est court.

BEAU-SOLEIL.

Mais franc… Oui, j’ai trop de guignon, et pour le bien que je vous veux, je ne vous conseille plus de vous associer à moi.

GUILLERET, riant.

Que t’est-il donc arrivé ?

M. et Mad. LEPITEUX.

Que vous est-il donc arrivé, mon ami ?

GUILLERET.

Est-ce que mes quinze cents francs sont ?..

BEAU-SOLEIL.

Vos quinze cents francs sont ad patres, mon père.

GUILLERET.

Tu ne les a pas portés chez M. Ribout ?

BEAU-SOLEIL.

Bah ! je n’ai pas seulement été à la moitié du chemin.

GUILLERET.

Tu as perdu ton sac d’argent ?

BEAU-SOLEIL.

Non.

Mad. GUILLERET.

On te l’a volé ?

BEAU-SOLEIL.

Je vais vous conter ça. Vous savez bien que j’allais chez M. Ribout ?


Air : Vive une jeune tête.

Pour me rendre à sa demeure,
À pied, trottant sans façon,
Je marchais depuis une heure,
Leste et gai comme un pinson.
Au détour d’une ruelle,
J’apperçois un villageois,
Qui me fait signe et m’appelle.
Moi, je me rends à sa voix.
Affectant un air débile,
Et des moyens épuisés,
Près d’une hotte immobile,
Il était les bras croisés ;
Le malin me remercie
D’arriver fort à-propos
Et poliment il me prie
De la charger sur son dos,
Moi, qui pour rendre un service,
Ne me fais pas prier, crac,
Pour faire ce bon office,
Par terre, je mets mon sac ;
Mon homme des plus ingambes,
Saute dessus lestement,
Es se sauve à toutes jambes,
En emportant votre argent.
Incertain, d’abord je flotte,
S’il faut courir ou crier,
Et je suis, devant la hotte,
Resté sot comme un panier.

GUILLERET.

Diable !

BEAU-SOLEIL.

J’étais là comme baba ; j’ouvrais de grands yeux, de grands bras….

Mad. GUILLERET, rêveuse.

Voilà un accident…

LEPITEUX.

Il faut faire bien vite votre déclaration.

AURORE.

Monsieur Beau-Soleil, vous n’êtes pas heureux.

LEPITEUX.

Mon ami, si vous faites bien, vous ne vous marierez jamais.

Mad. LEPITEUX.

Il y a des gens qui rencontrent une petite pierre et qui se Cassent le cou.

GUILLERET.

D’autres qui tombent d’un quatrième étage et qui retombent sur leurs jambes.

LEPITEUX.

Comme les chats ; ça m’est arrivé étant petit.

(Dans ce moment on entend un coup de fusil du côté de la maison de M. Lepiteux.)

Mad. LEPITEUX.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que cela ?

GUILLERET.

C’est un coup de fusil.

LEPITEUX.

Oui, parbleu ! je vois la fumée.

BEAU-SOLEIL.

Bah ! bah ! c’est votre jardinier qui tire sa poudre aux moineaux. (On entend crier : arrête, arrête.)

LEPITEUX.

Mais voilà un cri qui… ma femme, Aurore, suivez-moi.

(Madame Lepiteux s’accroche à l’habit de son Mari, Aurore à la robe de sa mère, et tous trois rentrent dans leur maison.)

AURORE.

Je ne vous quitte pas, papa.


Scène VIII.

M. et Mad. GUILLERET, BEAU-SOLEIL.
GUILLERET.

Eh bien, ma femme, tu ne dis rien, tu réfléchis.

Mad. GUILLERET.

Écoute donc… cet argent que nous venons de perdre là…

GUILLERET.

Cet argent ?… oui, c’était une dette sacrée… Mais au bout du compte, j’ai voulu la payer, l’intention est réputée pour le fait. M. Ribout, maintenant attendra.

Mad. GUILLERET.

Et s’il ne veut pas attendre ?

GUILLERET.

Eh bien ! il nous actionnera, il fera vendre la maison, la ferme, les bestiaux ; la belle avance. Ma foi, si tu veux m’en croire, nous n’attendrons pas que les choses en viennent là.

Mad. GUILLERET.

Mon pauvre homme ! il n’y a pas moyen de prendre du chagrin avec toi.

GUILLERET.

J’en aurais peut-être si les huissiers venaient ici… Femme, n’ayons rien à démêler avec eux. Vendons la métairie et à la garde de dieu ! Nous irons nous reléguer quelque part, bien loin dans un petit coin, où nous vivrons sans embarras.

BEAU-SOLEIL.

C’est ça, à la garde de Dieu !

GUILLERET.

Est-ce un parti pris ? vendons-nous tout. Tu n’auras pas de regrets, femme ?

Mad. GUILLERET.

Non, ni toi ?

GUILLERET.

Ni moi.

Mad. GUILLERET.

Touche là.

BEAU-SOLEIL.

Je vais tout de suite faire un écriteau et mettre dessus : Domaine à vendre.

GUILLERET.

En grosses lettres, entends-tu ? Que ça se voie de loin.

Mad. GUILLERET.

Et moi, je vais m’occuper de l’inventaire, mettre de côté ce que nous garderons.

GUILLERET.

Va vite… pas de superflu, morbleu !


Air : Vaud. de Phrosine.

Allant de malheur en malheur,
Du sort j’éprouve les caprices.
Mais pour satisfaire à l’honneur
Je ferai tous les sacrifices.
De riche, je deviendrai gueux.
Ah ! du moins, je prouverai comme
On peut bien cesser d’être heureux,
Sans cesser d’être honnête homme.

Mad. GUILLERET.

Sois tranquille, va, les voleurs ne nous tendront plus de pièges, et la nuit, nous pourrons dormir les portes ouvertes.

(Elle rentre avec Beau-Soleil.)

Scène IX.

GUILLERET, LEPITEUX.
LEPITEUX.

Qu’est-ce que vous parliez encore de voleurt ? (se tournant vers sa maison) Fermez tout comme il faut. (À Guilleret) Est-ce qu’ils ont passé par-là ?

GUILLERET.

Non, je ne sache pas du moins, c’est ma femme qui dit qu’elle va s’arranger de manière que la nuit nous puissions dormis les portes ouvertes, sans craindre les voleurs.

LEPITEUX.

Vous êtes bien heureux, je voudrais bien pouvoir en dire autant. Pendant que vous êtes ici à rire, vous ne savez pas qu’il y avait une alerte chez moi.

GUILLERET.

Une alerte !

LEPITEUX.

Oui, le coup de fusil que vous avez ouï, c’en était.

GUILLERET.

Quoi ?

LEPITEUX.

Des voleurs ! et sans mon jardinier j’étais dévalisé.

GUILLERET.

Bah !

LEPITEUX.

Ils ont décroché de la cheminée du salon cette montre, vous savez, à laquelle je tiens tant.

GUILLERET.

Ah ! votre grosse montre d’or ?

LEPITEUX.

D’or ! c’est-à-dire de cuivre doré ; mais on la croirait d’o ; ça y ressemble comme deux gouttes d’eau.

GUILLERET, riant.

La perte n’est pas grande. Une montre de cuivre doré !

LEPITEUX.

C’est égal ; je l’ai réue.

GUILLERET.

Vous l’avez réue ?

LEPITEUX.

Oui, la voilà. (Il la montre a Guilleret) Mais les voleurs en s’enfuyant ont laissé tomber ce petit porte-feuille.

GUILLERET.

Un porte-feuille ! ouvrez donc ; cela vous donnera peut-être quelque indice sur votre voleur.

LEPITEUX.

Vous avez parbleu raison, je trouverai peut-être la carte de sûreté de ce coquin-là. (il ouvre) Il y a des papiers… Que vois-je ! mon voisin ? des billets de caisse !

GUILLERET.

Vraiment ?

LEPITEUX.

Un, deux ; trois, quatre billets de mille francs,

GUILLERET, riant.

Ah ! par exemple, le tour est bon.

LEPITEUX.

Vous croyez ? je ne suis pourtant pas tranquille.


Air : Vent brûlant d’Arabie.

Si ces gens si pleins d’adresse,
Qui viennent de s’enfuir,
Pour leurs billets de caisse,
Tentaient de revenir ?

GUILLERET.

Puisque chez vous ils laissent
De l’argent, par ma foi,
Voisin, s’ils reparaissent,
Envoyez-les chez moi.

LEPITEUX.

Vous riez ; mais cet argent ne m’appartient pas, je me garderai bien de le garder… Oh ! l’idée seule !… Je vais porter ce porte-feuille au greffier de la commune.

GUILLERET.

Oui, oui, déposez le chez le greffier de la commune.

LEPITEUX.

Ça ne sortira pas de ses mains.

GUILLERET.

C’est très-possible.

LEPITEUX.

Dites donc, mon voisin l’expérience rend sage, voulez-vous me permettre d’établir une sonnette de communication de là-là, ça fait que si par hasard, dans la nuit, ou dans le jour, on ne sait pas, vous entendiez din, don, din, don, vous sauriez que c’est moi qui appelle du secours.

GUILLERET.

Je le voudrais de tout mon cœur, voisin, mais c’est que je vais déménager. Tenez, regardez ce que mon fils met là sur ma porte.


Scène X.

Les mêmes, BEAU-SOLEIL, plaçant sur la porte l’écriteau : Domaine à vendre.
LEPITEUX, lisant.

Do… domaine à vendre ! comment ! vous vendez votre maison ?

GUILLERET.

Oui, je veux la quitter avant qu’elle ne me quitte.

BEAU-SOLEIL.

Achetez-la, monsieur Lepiteux, ça vous arrondira.

LEPITEUX.

Oui, je ne demanderais pas mieux que de m’arrondir, je l’achèterai volontiers ; mais de vous, mon voisin, ça me ferait trop de peine.

GUILLERET.

Et moi cela me ferai plaisir que vous l’eussiez plutôt qu’un autre.

LEPITEUX.

Oh ! sans doute, c’est à ma convenance, j’y suis tout porté. Reste à savoir le prix que vous voulez y mettre.

GUILLERET.

Tout le domaine m’a coûté trente mille francs.

LEPITEUX.

Je serais bien fâché de profiter de la gêne où vous êtes. Tenez, mon voisin, je vous en donne vingt.

GUILLERET.

J’y ai dépensé environ deux mille écus pour l’améliorer.

LEPITEUX.

Raison de plus… vingt mille francs, mon voisin.

GUILLERET.

Vingt mille francs ! c’est presqu’à moitié perte.

LEPITEUX.

Je sais bien : j’aimerais mieux en donner quarante à un autre… au moins je n’aurai pas la douleur de vous voir quitter cette petite propriété.

GUILLERET.

Un peu moins de douleur, M. le Piteux, et soyez plus raisonnable.

LEPITEUX.

Non ; j’ai dit vingt, et je ne m’en dédis pas… Voulez-vous à présent que j’aille dire quinze.. douze…

GUILLERET.

Non, non. Eh bien, j’y mets une condition.

LEPITEUX.

Laquelle ?

GUILLERET.

Il me faut du comptant : dix mille francs de la main à la main.

LEPITEUX.

Oui y comme à titre de pot-de-vin.

GUILLERET.

Vous savez qu’il n’y a pas d’hypothèque sur ma maison ?

LEPITEUX.

Je le sais.

GUILLERET.

Voyez, consultez-vous : dix mille francs, et nous faisons sur-le-champ un sous-seing privé.

LEPITEUX, calculant en lui-même.

Attendez, attendez. Dix mille, reste dix… frais de contrat, subvention, purge légale……… tout ça peut aller à……… trois cents… quatre cents… et quelques centimes… c’est une misère. Allons, mon voisin, il m’en coûte ; mais le plaisir de vous obliger…

GUILLERET.

Vous êtes bien bon. Est-ce fait ?

LEPITEUX.

C’est fait.

GUILLERET.

Venez avec moi, nous passerons un écrit


Air :

À mon secours appelons la raison,
Il faut céder au sort funeste.
Tâchons, hélas ! en perdant ma maison,
Que du moins la gaîté me reste. (bis)

LEPITEUX, à part.

De ce marché, pour moi vraiment heureux,
Ma femme sera satisfaite,
Pour la surprendre, en l’achetant, je veut :
Mettre la maison sur sa tête,


ENSEMBLE.
GUILLERET.

À mon secours etc.---------

LEPITEUX.

Vous voyez avec quelle raison
Guilleret cède au sort funeste.
Il est heureux en perdant sa maison
Que du moins sa gaité lui reste.

BEAU-SOLEIL.

Vous voyez avec quelle raison
Mon père brave un sort funeste.
Je suis heureux, en perdant sa maison,
Que du moins sa gaîté lui reste.


Scène XI.

BEAU-SOLEIL, seul.

Quel brave homme que mon père ! Un courage ! une résignation !


Scène XII.

BEAU-SOLEIL, AURORE.
AURORE.

M. Beau-Soleil, vous êtes seul ?

BEAU-SOLEIL.

Non, mademoiselle, je ne suis pas seul.

AURORE.

Cependant, je ne vois pas..

BEAU-SOLEIL.

Vous ne voyez pas ?… Et moi je vois là… toujours là, une personne qui agite furieusement mon cœur.

AURORE.

Quelle est donc cette personne ?

BEAU-SOLEIL.

Vous osez, hélas ! le demander ! C’est vous.

AURORE.

Moi ?

BEAU-SOLEIL.

Oui, vous. Je vous vois partout : en ville, aux champs, chez ; moi, dehors, comme dit la chanson, et pourtant il faut que je vous quitte.

AURORE.

Me quitter !

BEAU-SOLEIL.

Oui, mademoiselle ; j’ai réfléchi au sot rôle que joue un mari qui n’apporte rien à sa femme.

AURORE.

Ne vous tourmentez donc pas l’esprit de ces misères-là, M. Beau-Soleil.


Air : Armé d’un carquois.

Votre amour est tout votre bien,
Je n’en veux pas d’autre en partage,
S’aimer est le plus sûr moyen
De vivre heureux dans son ménage.
Avec tant soit peu de vertu,
Lorsqu’à son époux l’on sait plaire,
On méprise le superflu,
Tant que l’on a le nécessaire.

BEAU-SOLEIL.

Vous pensez comme cela ; mais mon amour aux yeux de vos parens est comme zéro.

AURORE.

Attendez encore ; le moment n’est pas venu.

BEAU-SOLEIL.

Quand le moment sera venu, je serai parti.

AURORE.

Parti ?

BEAU-SOLEIL.

Dans une heure, peut-être, nous serons je ne sais où.

AURORE.

Avec quel air de tranquilité vous me dites tout cela !

BEAU-SOLEIL.

Quand je me tuerais, cela ne me rendrait pas plus heureux.

AURORE, pleurant.

Ah ! M. Beau-Soleil !

BEAU-SOLEIL.

Aurore ? vous pleurez !


Scène XIII.

Les Précédens, Mad. LEPITEUX.
Mad. LEPITEUX.

Ma fille, qu’avez-vous ?

BEAU-SOLEIL.

Madame, nous nous faisions nos adieux.

Mad. LEPITEUX.

Et où allez-vous, jeune homme ?

BEAU-SOLEIL.

Je vais où ira ma mère.

Mad. LEPITEUX.

Et où va votre mère ?

BEAU-SOLEIL.

Ma mère suivra mon père.

Mad. LEPITEUX.

Et où ira votre père ?

BEAU-SOLEIL.

Mon père ira où il voudra. Mais j’aperçois M. Lepiteux ; c’est sûrement une affaire faite.


Scène XIV.

Les Précédens, LEPITEUX, sortant de chez Guilleret avec un air triste, et en ployant une feuille de papier qui est censée la vente sous seing privé.
LEPITEUX, soupirant.

Faite et parfaite. Ce pauvre Guilleret ! Vraiment, ça me saigne le cœur.

Mad. LEPITEUX.

Quoi donc encore ? Vous m’effrayez.

LEPITEUX.

Le voilà forcé de quitter ses pénates et ses larres.

Mad. LEPITEUX.

Comment et pourquoi ?

LEPITEUX.

Pourquoi ? pourquoi ?… ne m’en parle pas. Tiens, serre ce papier, ma bonne ; c’est pour toi. Serre, te dis-je. (Madame Lepiteux serre le papier dans son sein.) C’est une vente sous seing privé. La maison du voisin est à nous.

Mad. LEPITEUX.

À nous ? Vous avez acheté…

LEPITEUX.

La ferme et les bêtes avec ! J’ai eu le tout pour rien, en vérité. Ce qui me bouleverse, c’est de voir avec quelle gaîté il se défait de tout ça. Ces gens-là sont bien heureux. (On entend Guilleret fredonner dans sa maison.) Tiens, l’entends-tu ? comme il chante ! parbleu, comme s’il venait de gagner un quaterne à la loterie. Allons lui chercher son argent. (Il rentre chez lui avec sa femme.)


Scène XV.

M. et Madame GUILLERET, BEAU-SOLEIL.
GUILLERET, sortant le premier.
Air : Et lon lan la landérirette.

La volonté de Dieu soit faite,
Obéissons à ses décrets.
Demain, nous ferons maison nette,
Aujourd’hui faisons nos paquets,

Et lon lan la landérirette,
Et lon lan la landérira.

bis en dansant.
Mad. GUILLERET, sortant ensuite.

Nous allons payer chaque dette,
Ce plaisir nous coûte un peu cher,
Mais aussi dans notre défaite,
Nous voilà libres comme l’air,

Et lon lan la landérirette,
Et lon lan la landérira.

bis en dansant.
BEAU-SOLEIL, sortant le dernier.

Il est un bien que je regrette,
Que j’avais l’espoir d’obtenir ;
Mais depuis un an je végette,
Il est enfin tems d’en finir.

Ah ! mon père ! (il pleure.)

GUILLERET.

Eh bien, quoi ! est-ce que tu vas…

(Beau-Soleil va se joindre a son père et à sa mère, et tous trois dansent bras dessus bras dessous).
M. et Mad. GUILLERET, BEAU-SOLEIL.

Et lon lan la landérirette,
Et lon lan la landérira.


Scène XVI.

Les Précédens, M. et Mad. LEPITEUX, AURORE.
LEPITEUX.

Tenez, mon pauvre Guilleret, voilà votre argent en or.

GUILLERET.

En or ?

LEPITEUX.

Oui ; deux cents doubles louis et vingt-cinq simples. Je les ai tous pesés avec un peson.

GUILLERET.

Oh ! là-dessus, je m’en rapporte bien à vous. Cependant j’aurais pris tout de même des billets.

LEPITEUX.

Non, je ne suis pas fâché de me débarrasser de mon or, surtout après ce qui vient de m’arriver.

GUILLERET.

Vous êtes prudent. Tiens, femme, serre tout ça.


Scène XVII.

Les Précédens, UN FACTEUR.
LE FACTEUR.

M. Guilleret ?

GUILLERET.

Me voilà.

LE FACTEUR, lui remettant une lettre.

Dix sols.

GUILLERET.

Ma femme, paye ; je n’ai pas de monnaie.

LEPITEUX.

Ce n’est pas faute de grosses pièces, à présent.

GUILLERET.

Qui diable m’écrit donc là ? (Il décachète et parcourt des yeux. À chaque moment sa surprise s’accroit.)

LEPITEUX, au facteur.

Facteur, il n’y a rien pour moi, aujourd’hui ?

LE FACTEUR.

Non, M. Lepiteux. (il sort.)

LEPITEUX.

C’est très-heureux. Vous n’avez pas d’idée comme les lettres font mon supplice ; j’en reçois quelquefois dix par jours : tout mon argent s’en va en détail.

Mad. GUILLERET.

C’est fâcheux.

GUILLERET, transporté.

Ah ! je la tiens, je la tiens par les cheveux, ma femme !

LEPITEUX.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?… Qu’est-ce que vous tenez ?…

GUILLERET.

La fortune !

TOUS.

La fortune !

GUILLERET.

Beau-Soleil ! ma voisine ! mon bon M. Lepiteux !

(Il les embrasse tous.)
LEPITEUX.

Doucement donc : êtes-vous fou ?

GUILLERET.

Ma foi, il y a de quoi perdre la tête. C’est M. Ribout.

Mad. GUILLERET.

Ton notaire qui t’écrit ?

GUILLERET.

Lui-même. Mais écoutez donc quelles nouvelles. (Tout le monde se groupe autour de lui. Il lit.) « Mon cher M. Guilleret, je m’empresse de vous donner avis que le sieur Claude-Mériadel-Michel Guilleret, fils d’Antoine-Balthazard Guilleret, votre oncle, est décédé. »

LEPITEUX.

Décédé !… Un billet d’enterrement ! vous appelez ça une bonne nouvelle ?

Mad. GUILLERET.

Nous n’avons jamais connu ce parent-là.

GUILLERET.

Vous n’êtes pas au bout, morbleu ! Écoutez donc.

LEPITEUX.

Allez, allez. Décédé.

GUILLERET.

« Ledit Claude-Mériadel-Michel Guilleret, négociant à la Martinique, veuf et sans enfans, a laissé en mourant pour environ trois cent mille francs de bien dont vous êtes dûment et légalement institué l’unique héritier. »

TOUS.

L’héritier !

AURORE.
Air : Vaud. de l’Écu de six francs.

Après mainte et mainte disgrâce,
L’espoir vient donc luire à vos yeux,
À la fin, le destin se lasse,
Et veut que vous soyez heureux. (bis)

GUILLERET.

Ma chère enfant, je vous confesse,
Que c’est à peine si j’y crois ;
Le bonheur en venant chez moi,
Se serait donc trompé d’adresse.

LEPITEUX, s’essuyant les yeux.

Ce cher voisin !… Je n’y résiste pas… À la bonne heure, au moins cette fois-ci vous avez sujet de rire.

GUILLERET.

Eh bien, quoi ! c’est pour cela que vous pleurez ?

LEPITEUX.

Eh ! certainement ; une succession… l’intérêt que j’y prends…

Mad. LEPITEUX, à son mari.

Mon ami, il faut renouer le mariage de notre fille.

LEPITEUX.

J’y pensais : laisse-moi faire ; je vais remettre ça sur le tapis. Dites donc, Guilleret, vous ne quitterez plus votre maison ?

GUILLERET.

Parbleu, si.

LEPITEUX.

Non.

GUILLERET.

Si ; je vous l’ai vendue.

LEPITEUX.

C’est vrai ; mais je ne souffrirai pas que vous soyez victime des circonstances fâcheuses où vous vous êtes trouvé. Vous savez, d’ailleurs, l’amitié que je vous voue.

GUILLERET.

Bah ! bagatelle ! Nous voilà riches à cent mille écus !

LEPITEUX.

C’est égal. Voilà le sous-seing privé, je le déchire.

GUILLERET.

M. Lepiteux…

LEPITEUX.

Je le déchire, vous dis-je. (il veut déchirer l’acte.)

GUILLERET, l’arrêtant.

Non, parbleu ! J’y perdrais cent fois davantage, que je tiendrais à mes engagemens.

LEPITEUX, attendri.

Quel homme ! quel homme !

GUILLERET.

Ma foi, mon cher voisin, je suis si content que je ne désire plus rien.

LEPITEUX.

Si… si… Guilleret, vous désirez encore quelque chose.

GUILLERET.

Quoi donc ?

LEPITEUX, faisant signe à Beau-Soleil.

Viens ici, petit Guilleret. Regardez votre fils ; jetez les yeux sur mon Aurore. Si, dans ce moment, je leur disais avec l’accent grave que je possède si bien ; avec cette sensibilité attendrissante qui… (il pleure, s’essuye les yeux, et donnant tout à coup son mouchoir à sa femme, il lui dit :) Bobonne, va me chercher un autre mouchoir. (Celle-ci lui en donne un autre. Lepiteux reprend le fil de son discours :) Si je leur disais enfin…

Mes chers enfans, unissez-vous,
Vous serez heureux, je l’espère.

GUILLERET, l’interrompant.

Non, je ne leur dirais pas ça, moi. À votre place, en le prenant chacun par la main, je leur chanterais…

Gai, gai, mariez-vous,
Vivre deux est salutaire ;
Gai, gai, mariez-vous,
Il est si deux
D’être époux.
Nos parens ont, dans leur tems,
Marié nos père et mère ;
Il est naturel, j’espère,
De marier nos enfans.

LEPITEUX, l’interrompant.

À moi ! à moi !… Oui, vous avez raison c’est encore plus touchant. (Avec sentiment.)

Gai, gai, mariez-vous,
Mettez-vous dans la misère…

GUILLERET.

Ce n’est pas ça.

Vivre deux est salutaire.
LEPITEUX.

Vivre deux… c’est à peu près la même chose.

TOUS.

Gai, gai, mariez-vous,
Vivre deux et salutaire ;
Gai, gai, mariez-vous,
Il est si doux d’être époux.

LEPITEUX, s’essuyant les yeux.

Quel moment que celui où un père !… ouf ! je suis tout attendri. Voisin, vous n’avez pas voulu que je déchirasse l’acte, le voici, gardez du moins votre domaine, et les vingt mille francs seront la dot d’Aurore.

GUILLERET.

À ce prix-là, volontiers, nous resterons.

BEAU-SOLEIL.

Mon cher petit papa Lepiteux ! ô bien heureuse lettre, tu es arrivée à propos, Ah ! ça, mon père, c’est bien monsieur Ribout qui vous l’écrit ?

GUILLERET.

Parbleu ! je connais son écriture, peut-être bien.

LEPITEUX.

Il serait bien tems de faire cette réflexion là.

BEAU-SOLEIL.

Elle est signée de lui.

GUILLERET.

Eh ! morbleu, j’ai des yeux, peut-être bien ? Jacques Ribout, notaire.

LEPITEUX, regardant.

R, i, t, bout, certainement. Qu’est-ce que c’est que ces grosses lettres qui sont au bas de la page ?

GUILLERET.

Ah ! c’est vrai, je n’y avais pas fait attention ; il y a T. S. V. P. Qu’est-ce que ça veut dire T. S. V. P.

LEPITEUX.

Ça veut dire : tournez, s’il vous plait.

GUILLERET.

Tournez quoi ?

LEPITEUX.

Tournez la page, regardez au verso.

GUILLERET, tournant la page.

Ah ! ah ! effectivement, il y a un postscriptum derrière,

LEPITEUX.

Donnez donc, que je lise bien vite le postscriptum. (il lit.) « J’oubliais de vous dire… que votre parent a laissé aussi…..

TOUS.

Qu’a-t-il donc laissé ?

LEPITEUX, lisant.

» A laissé aussi à la Martinique pour… nombre, dixaine centaine, mille, pour six cents mille francs.…

GUILLERET, vivement.

De café, de sucre ?

LEPITEUX.

» De… de dattes.

GUILLERET.

De dattes ?

LEPITEUX.

» De… dettes…

TOUS.

De dettes !

LEPITEUX.

» De dettes, hypothéquées en grande partie sur ses biens…

TOUS LES GUILLERET, riant.

Ah ! ah ! ah.

LEPITEUX.

» Et que vous serez obligé de payer, si mieux n’aimez renoncer à la succession.  »

TOUS LES GUILLERET, riant.

Ah ! ah ! ah !

LEPITEUX.

Vous riez, vous riez ; il n’y a pas de quoi rire.

GUILLERET, riant.

Il n’y a pas de quoi pleurer, non plus ; au bout du compte, nous renoncerons à la succession, n’est-ce pas ?

LEPITEUX.

Une autre fois, quand on vous annoncera un héritage, regardez au verso.

GUILLERET.

Que voulez-vous, j’ai eu un moment d’illusion ; j’ai rêvé. le songe est dissipé.


Air : Il me faudra quitter l’Empire.

Ici bas, nous rêvons sans cesse,
Le plaideur rêve à ses procès,
Le banquier rêve à sa richesse,
Le savant rêve à ses projets.

Visant toujours au but qu’il veut atteindre,
L’ambitieux va rêvant la grandeur. (bis)
Ah ! du destin, j’aurais tort de me plaindre,
Depuis vingt ans, je rêve le bonheur.

LEPITEUX.

Fort bien, mais c’est que j’ai fait là aussi, moi, un songe creux.

GUILLERET.

Voisin, j’ai été trompé, je ne veux pas que vous le soyez. Je vous rends votre parole et la dot de votre fille.

LEPITEUX.

Allons, le voilà qui va attaquer encore ma sensibilité… (Il repousse ce que Guilleret veut lui rendre.) Laissez-moi, Guilleret.

GUILLERET.

Non, non, vous pourriez m’accuser d’avoir surpris votre bonne foi.

LEPITEUX, pleurant.

Ce diable d’homme ne me donne pas le tems de respirer.

GUILLERET.

C’est dommage, j’en conviens, que nos projets ne puissent pas se réaliser.

LEPITEUX, pleurant.

Guilleret, mon ami Guilleret !

GUILLERET.

Ces pauvres enfans ont eu une fausse joie.

LEPITEUX.

Oui, ils ont pris çà pour argent comptant.

GUILLERET.

Et puis, nous aurions établi la sonnette de communication, en cas d’allerte, vous savez… din, don, din, don.

Mad. LEPITEUX, pleurant.

Mon mari !

LEPITEUX, l’embrassant sur le front.

Tu pleures, bobone ?

Mad. LEPITEUX.

Ta fille pleure.

LEPITEUX.

Oh ! elle est élevée là dedans.

GUILLERET.

Et mon fils, regardez-le donc.

LEPITEUX.

Comment, il pleure aussi ! tu pleures, mon ami ? Mais viens donc dans mes bras, viens donc… Ce pauvre garçon (Il l’embrasse.) Eh, bien, c’est de la gaité aussi, c’est de la vrai gaité ! le trouble, l’émotion ; la nature. (pleurant.) Ma foi, mes bons amis, je l’ai dit et je ne m’en dédirai pas.

Gai, gai, mariez-vous.

Et ne formons plus qu’une seule et unique famille, unie par les sentimens et les liens de l’amitié la plus étroite… et vive la joie.

GUILLERET.

Grâce au ciel, voilà le premier malheur qui nous ait porté bonheur.


VAUDEVILLE.
Air : Rien n’est tel que son pays. (de Rustaut.)
AURORE.

D’épouser votre maîtresse,
L’espoir vous était ravi,
Loin de mourir de tristesse,
Monsieur vous en avez ri,
Et vous voilà mon mari.
En prenant la chose au pire,
Vous ne l’eussiez pas été.

On a bien raison de dire :
Rien n’est tel que la gaité

(bis)
BEAU-SOLEIL.

Lorsqu’une fièvre maudite
Manqua de trancher vos jours.
Un docteur accourut vite,
Pour vous donner des secours
Que vous refusiez toujours.

Sur le mal un joyeux rire
Fit plus que la Faculté…
On a bien raison de dire :
Rien n’est tel que la gaité.

Mad. LEPITEUX.

Au diable ces romans sombres,
Que du reste, on dit très-beaux ;
Je fais mes adieux aux ombres,
Aux châteaux, aux vieux crénaux,
Aux revenans, aux tombeaux,
À présent je ne veux lire
Que dans la Civilité.
On a bien raison de dire :
Rien n’est tel que la gaîté.

Mad. GUILLERET.

Lorsque l’ennui vient me prendre,
Soudain monsieur Guilleret,
Après un baiser bien tendre,
Me chante un petit couplet,
Dont le vieux refrein me plaît ;
Et pour peu que je soupire,
Son couplet est répété…
On a bien raison de dire :
Rien n’est tel que la gaité.

LEPITEUX.

Une ou deux fois dans l’année,
Quand je vais aux boulevards,
Dans chaque pièce donnée,
Je ne vois que des remparts,
Des prisons et des poignards.
De ces drames qu’on admire,
Je sors tout épouvanté.
On a bien raison de dire ;
Rien n’est tel que la gaité.

GUILLERET, au Public.

Comptant sur votre indulgence,
Pour obtenir des succès,
Les auteurs savent davance
Qu’on plait toujours aux Français,
En fredonnant des couplets.
Si le nôtre vous fait rire,
Par le plaisir transporté…
C’est alors qu’il pourra dire :
Rien n’est tel que la gaité.


FIN.