Jean de Thommeray
Théâtre completTome 7 (p. 5-28).
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JEAN DE THOMMERAY




ACTE PREMIER


La cour d’honneur du château de Thommeray, moitié château, moitié ferme. — Au fond, l’entrée principale en forme de guichet, sous un pavillon à tourelles revêtues de lierre. — À gauche, l’habitation plus moderne, précédée d’un large perron et reliée au pavillon du fond par une grange. — Sur la scène, à droite, des tables rustiques couvertes de gobelets et de pichets. Un tonneau au fond.



Scène première

LE COMTE, SYLVAIN, puis LA COMTESSE.
Le Comte, entrant par le fond, s’adressant à Sylvain qui traverse la scène.

C’est toi, Sylvain ! Tout est-il prêt pour recevoir nos métayers ?

Sylvain.

Voyez vous-même, monsieur le comte ; les pichets sont pleins jusqu’au bord, et, (Montrant le tonneau.) quand ils seront vides, voilà de quoi les remplir de nouveau.

Le Comte.

Bien avisé ! Les gars n’ont pas encore paru ?

Sylvain.

Pas encore, monsieur le comte ; mais ils ne peuvent tarder.

Le Comte.

Braves gens ! Ils ont assisté au départ, ils boiront avec nous le vin du retour… (Sylvain sort.) La belle matinée ! le gai soleil d’automne ! Il y a longtemps que la vie ne m’avait semblé si légère. (La comtesse descend le perron ; il va la recevoir et lui baise la main avec une tendresse respectueuse.) Eh bien, il est venu ce jour qui devait n’arriver jamais. Chère femme, êtes-vous heureuse ?

La Comtesse.

Vous le demandez, mon ami ! Vous demandez si je suis heureuse, quand je vais revoir mes deux fils, quand mes deux derniers nés me sont enfin rendus, après une si longue absence !

Le Comte.

Cinq ans !… Oui, en effet, c’est une longue absence, mais qui aura été féconde ; ne la regrettons pas. Nous avons vu partir des enfants, nous allons retrouver des hommes. Comme leur frère aîné, ils ont appris à la grande école le respect de la règle et la pratique du devoir ; comme lui, ils ont payé leur dette au pays. Le pays nous les rend, l’épreuve est terminée, et nos trois fils nous appartiennent.

La Comtesse.

Oui… mais Jean…

Le Comte.

Au fait, où est-il donc ?

La Comtesse.

Il est parti ce matin pour la chasse.

Le Comte.

Je comprends ! pour fêter le retour de ses frères, il est allé leur cueillir un bouquet.

La Comtesse.

Mon ami, est-ce que Jean ne vous inquiète pas un peu ?

Le Comte.

Et pourquoi m’inquiéterait-il ? Il nous est revenu avec une santé de fer ; il marche comme un Basque et j’ai peine à le suivre ; à cheval, c’est un centaure ; il a, matin et soir, un appétit de loup, et, la nuit, il dort comme un loir. Ces symptômes n’ont rien d’alarmant.

La Comtesse.

La santé du corps ne suffit point, il faut encore y joindre celle du cœur et de l’esprit.

Le Comte.

Jean n’a-t-il pas le cœur et l’esprit sains ?

La Comtesse.

Vous n’êtes pas frappé du changement de son humeur ?

Le Comte.

Non, ma foi !

La Comtesse.

Vous ne remarquez pas que, depuis quelque temps, il est distrait, songeur, parfois même un peu triste ?

Le Comte.

Je n’ai pas remarqué ; mais, quand cela serait, je ne m’en inquiéterais guère. Jean est ici dans une situation délicate. Je me mets à sa place. Si j’avais été votre fiancé pendant un long temps, vivant près de vous, sous le même toit, vous voyant tous les jours, à toute heure, ainsi qu’il fait avec Marie, dame je l’avoue, les jours m’auraient semblé longs.

La Comtesse.

Eh bien, mon ami, ne pourriez-vous pas rapprocher l’époque de leur mariage ?

Le Comte.

J’y ai pensé plus d’une fois ; je le voudrais, et je ne le puis. Marie m’a été léguée par son père ; elle a grandi sous notre toit. Dans huit mois, elle sera majeure ; attendons jusque-là. Je ne doute pas de son affection pour Jean, je crois à la solidité de leur tendresse mutuelle ; mais je suis encore le tuteur de Marie. Elle est plus riche que mon fils, j’entends qu’elle dispose librement de sa main ; je veux que Jean tienne sa femme d’elle-même plutôt que de moi.

La Comtesse.

Ne craignez-vous pas, mon ami, que ces scrupules ne soient un peu exagérés peut-être ?

Le Comte.

Croyez-moi, les scrupules sont l’avant-garde de l’honneur, et, lorsqu’ils tombent, l’honneur reste à découvert

La Comtesse.

C’est que Marie paraît s’alarmer, elle aussi. La nouvelle attitude de Jean, son air distrait, ses longs silences la troublent et ! a préoccupent. Elle n’est pas dans le secret de l’ennui qu’il laisse voir ; elle en cherche la cause, et, l’autre jour, je l’ai surprise qui pleurait.

Le Comte.

Marie n’est qu’une enfant, vous la rassurerez. Dans tout cela, je ne vois rien de grave, et huit mois sont bientôt passés. Mais voici votre rêveur !



Scène II

Les Mêmes, JEAN, en habit de chasse. Il remet son carnier et son fusil à un paysan qui le suit.
Le Comte.

Eh bien, Jean, as-tu fait bonne chasse ?

Jean, baisant la main de sa mère.

Excellente, mon père. Douze perdreaux !

Le Comte.

Bravo !

Jean.

Un coq de bruyère !

Le Comte.

À merveille !

Jean.

Et deux lièvres !

Le Comte.

C’est parfait Nous supprimerons le veau gras.

La Comtesse.

Comme tu as chaud ! tu es tout en nage.

Elle lui essuie le front.
Le Comte.

Ah cà ! qu’est-ce que j’apprends ? Tu t’attristes, tu deviens songeur ?…

Jean.

Moi, mon père ?

Le Comte.

Je ne t’en ferais pas un crime. Ta position de fiancé ne laisse pas d’être embarrassante. Ta mère et moi nous le reconnaissions tout à l’heure. Tu as encore huit mois à attendre. Veux-tu aller passer quelque temps à Paris ?

Jean, avec un mouvement de joie.

À Paris ?…

La Comtesse, à part, avec un mouvement d’effroi.

À Paris !

Le Comte.

Le retour de tes frères va te permettre de t’éloigner ; la maison ne restera pas vide en ton absence, ils occuperont ta place au foyer.

Jean, joyeusement.

Je vous remercie, mon père.

La Comtesse, à Jean, avec tristesse.

Tu te réjouis déjà à la pensée de nous quitter ; on dirait que Paris t’attire.

Le Comte, souriant.

Tandis qu’il vous effraye, n’est-ce pas ?

La Comtesse.

Comme toutes les mères.

Le Comte.

Oui, la moderne Babylone, la ville de perdition !… Mais soyez calme, il y a des âmes qui sont à l’abri de la contagion.

La Comtesse, à Jean.

Tu reviendras bien vite. Tu me le promets ?

Jean.

Oui, bien vite !



Scène III

Les Mêmes, MARIE, elle paraît sur le perron ;
puis SYLVAIN.
Marie, à part.

C’est lui !

Jean.

Bonjour, Marie !

Marie, descendant le perron.

Bonjour (Elle serre la main à Jean.) Tu es sorti de bonne heure… à l’aube. En ouvrant ma fenêtre, je t’ai vu traverser la lande avec tes chiens.

Jean.

Tu étais déjà sur pied, toi aussi ?

Marie.

Je crois bien ! En un jour comme celui-ci, c’est un réveille-matin que le bonheur ! Et puis, tant de choses à faire ! Tes frères peuvent arriver, ils trouveront leurs chambres prêtes.

Jean.

Il me semble que tu pourrais bien dire nos frères.

La Comtesse.

Il a raison. (Marie se jette à son cou.) Chère fille !

Marie, à Jean.

Eh bien, nos frères ! Es-tu content ? (Au comte, lui tendant une lettre.) Une lettre pour vous, mon ami ; le piéton vient de l’apporter à l’instant.

Le Comte, brisant l’enveloppe et ouvrant la lettre.

De Me Grimaud, mon notaire.

La Comtesse.

Encore au sujet de la ferme de l’Hermenault.

Le Comte.

Il choisit bien son jour ! (Lisant à haute voix.) « Quimperlé, 15 octobre 1869. Monsieur le comte, l’affaire d’Hermenault… » C’est bien cela ! « … est sur le point d’entrer dans une nouvelle phase ; j’apprends à l’instant que madame de Montlouis est arrivée hier à son château, dans l’intention de terminer elle-même avec vous. J’ai tout lieu de croire que vous recevrez prochainement sa visite. Elle s’imagine sans doute qu’elle aura plus facilement raison de vous que de moi. Soyez sur vos gardes. Je vous l’ai dit, je vous le répète, la ferme ne vaut que quarante mille francs, elle en demande soixante mille… » Bien obligé ! « Elle en demande soixante mille, mais elle a besoin d’argent. Tenez bon… » Des discussions d’intérêt avec une femme ? Non ! J’avais envie de cette ferme, elle eût arrondi le domaine ; mais soixante mille francs ! ce serait trop cher payer la convenance.

La Comtesse.

Voilà une belle dame qui s’entend aux affaires…

Jean.

C’est donc un ancien procureur que cette madame de Montlouis ?

Le Comte.

Qu’elle ne se dérange pas ! Nous en resterons là. Je ne tiens pas à la connaître. Je vais, sans plus attendre, écrire à son notaire que je renonce à l’acquisition.

La Comtesse.

À la bonne heure !

Le Comte, bas, à la comtesse.

Laissons-les s’expliquer ensemble. (Bas, à Jean.) Sois bon pour elle : rassure-la.

Jean, de même.

La rassurer ? Marie ? et que craint-elle ?

Le Comte, de même.

Si j’en crois ta mère, Marie se tourmente ; elle se figure que tu ne l’aimes plus, ou que tu l’aimes moins, ce qui revient exactement au même.

Sylvain, entrant par le fond.

Les métayers et les gars attendent dans l’avenue les ordres de M. le comte.

Le Comte, qui se dirigeait vers le perron avec la comtesse.

J’y vais. (À sa femme.) Vous avez encore quelques dispositions à prendre, je reviens.

Il sort par le fond ; la comtesse rentre dans la maison.



Scène IV

MARIE, JEAN.
Jean.

Est-ce vrai, Marie, ce qu’on vient de me dire ? Tu doutes de ma tendresse ? N’es-tu pas ma sœur et ma femme ? Tu n’étais encore qu’une enfant que je te regardais déjà comme la compagne de ma vie : qu’y a-t-il de changé entre nous ? Je n’ai pas cessé de voir en toi le couronnement et le prix de ma destinée. Ce qu’un jour je t’écrivais d’Afrique est et sera toujours la vérité. T’en souviens-tu, de cette lettre ?

Marie.

C’était la veille du jour où tu fus mis à l’ordre de l’armée… Ô chère lettre ! je la sais par cœur : « Nous nous battons demain, je pense à toi, et jamais je n’ai mieux senti à quel point tu m’es chère. Sois tranquille, je sais ce que je dois à mon pays, à mon nom, à ta tendresse : vous serez tous contents de moi là-bas !… »

Jean.

Cette lettre, je l’écrirais encore aujourd’hui. C’est à toi que je penserais, tu serais encore à l’heure du danger ma force et mon espoir. Et pourtant, tu as douté de moi ?

Marie.

Je te vois depuis quelque temps si triste, si distrait, si rêveur ! Toutes tes dernières lettres n’étaient remplies que des enchantements de ton prochain retour. Tu t’exaltais, tu t’attendrissais à la pensée des joies de la maison : tes bras impatients s’ouvraient déjà pour les saisir. Eh bien, tu les as retrouvées, ces joies si longtemps regrettées ; tu les as retrouvées telles absolument que tu les avais laissées. Tous les cœurs qui t’aimaient te chérissent comme par le passé ; le bonheur t’attendait ici, et pourtant tu n’as pas l’air heureux.

Jean.

Où prends-tu cela ? Je ne suis ni distrait, ni triste, ni rêveur. Je suis heureux, je t’aime ! mais ne trouves-tu pas comme moi que l’existence qu’on mène ici est un peu monotone dans son immuable sérénité ?

Marie.

Que te dirai-je, mon ami ? J’ai grandi dans ta famille, entourée de soins, d’amour et de respect ; ta mère m’a rendu la mienne, ton père est devenu le mien ; comment veux-tu que je me lasse d’une existence si douce et si heureuse ?

Jean.

Tu n’as jamais souhaité de voir un peu le monde ? Tu n’aimerais pas à quitter ce château, ne fût-ce que pour avoir la joie d’y revenir ?

Marie.

Je n’y avais jamais pensé.

Jean.

Quand nous serons mariés, nous voyagerons, n’est-ce pas ?

Marie.

Nous ferons tout ce qui te plaira.

Jean.

Nous irons en Italie !

Marie.

Nous irons où tu voudras aller… en Italie, en Chine, au Japon.

Jean.

Oui ! au Japon !

Marie.

C’est dit ; mais souffre que d’abord j’aille faire un peu de toilette ; je ne veux pas qu’après cinq ans d’absence, nos frères me trouvent seulement grandie.

Jean.

Va, chère enfant ! Tu n’es plus inquiète ?

Marie, du haut du perron.

Non ! puisque tu m’aimes.

Jean.

Tu en es bien sûre ?

Marie.

Oui ! puisque tu me le dis.

Elle rentre dans la maison.
Jean.

Bonne petite sœur !… Oui, certes, je t’aime… mais le fait est que je m’ennuie bien

Il s’assied sur un banc.



Scène V

JEAN, HORTENSE.
Hortense, en amazone, entrant par le fond et s’adressant à Jean.

M. le comte de Thommeray, je vous prie ?

Jean se lève ; mouvement de surprise de part et d’autre.
Jean.

Mon père va rentrer, madame.

Hortense.

Vous êtes le vicomte de Thommeray, monsieur ? Nous nous sommes déjà rencontrés aujourd’hui, ce me semble ? Vous, un fusil sur l’épaule…

Jean.

Et vous, madame, à cheval.

Hortense.

Je vous ai même regardé, monsieur le vicomte, avec une curiosité dont je comprends à présent toute l’inconvenance. Excusez-moi, je vous prenais pour un braconnier.

Jean.

Je crains bien, madame, d’avoir les mêmes excuses à vous faire.

Hortense.

Vous m’avez prise pour un braconnier ?

Jean.

Pour une apparition… et je continue.

Hortense.

Au fait, je n’ai trouvé personne pour m’annoncer… Je suis votre voisine, madame de Montlouis.

Jean.

Madame de Montlouis ?

Hortense.

Cela vous étonne ?

Jean.

Non, madame. (À part.) Quel dommage !

Hortense, à part.

Très beau, ce jeune Mohican !

Jean.

Voulez-vous entrer dans la maison pour attendre mon père ?

Hortense, regardant la façade.

Nous sommes bien ici. — Très joli, ce château ! beaucoup de caractère.

Jean.

Il me semble qu’en fait de château, vous n’avez rien à envier à personne.

Hortense.

Oh ! le mien a l’air d’une caserne. Je n’y suis que depuis hier, et je m’y suis déjà ennuyée quarante-huit heures.

Jean.

Êtes-vous donc de celles pour qui la campagne compte double ?

Hortense.

Non ; mais j’aime mieux la mer.

Jean.

Elle n’est pas loin d’ici.

Hortense.

Pas loin d’ici, Biarritz ou Trouville ? Cependant votre château me raccommode avec la Bretagne ; rien de plus pittoresque. Ces vieilles tours, ce manteau de lierre… Beaucoup de cachet. Vous habitez là une partie de l’année ?

Jean.

Toute l’année.

Hortense.

Brrr… Au mois de janvier !… Sans indiscrétion, à quoi pouvez-vous passer le temps ?

Jean.

Mon Dieu, madame, je vais bien vous surprendre : nous vivons en famille, étroitement unis. Je chasse, vous le saviez déjà. Je monte à cheval, je m’occupe de la terre. Les journées passent vite ; mon père et moi nous visitons nos paysans ; ma mère répand autour d’elle la sérénité de son âme, elle s’applique aux soins domestiques et gouverne la maison avec grâce et autorité.

Hortense, à part.

Serait-ce une leçon ? (Haut.) Et vous ne vous ennuyez pas ? Cette vie rustique vous suffit ?

Jean.

Je mentirais si je disais que je n’ai pas souvent de vagues aspirations vers un genre de vie moins paisible et moins uniforme ; j’ai parfois d’étranges visions ! mais elles sont si fugitives que mon esprit n’en est jamais sérieusement troublé.

Hortense, à part.

Il est singulier.

Jean.

Mais vous, madame, c’est à Paris que vous vivez ? Vous venez rarement dans ce pays. C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous y voir.

Hortense.

C’est la première fois que j’y viens, en effet. J’y possède une terre dont M. de Montlouis n’a ni le temps ni le goût de s’occuper. J’ai pris le parti de m’en occuper moi-même, et c’est précisément ce qui m’amène auprès de monsieur votre père.

Jean.

Ainsi, madame, jeune et belle comme vous l’êtes, c’est pour affaires que vous vous êtes enfin décidée à visiter nos landes et nos bois ?

Hortense.

Faites-moi l’honneur de croire que les affaires ne sont pas de mon goût : les questions d’intérêt ne me touchent guère et je ne m’en occupe que contrainte et forcée. Je me serais contentée d’écrire à mon notaire, si je n’avais été heureuse de saisir un prétexte pour échapper aux ennuis de la vie mondaine, et parcourir cette Bretagne si riche de grands souvenirs.

Jean.

Ah ! tenez, madame, vous me faites du bien ! J’aime à vous entendre parler ainsi. Avouez que c’est un beau pays que le nôtre.

Hortense.

Délicieux ! (Regardant autour d’elle.) Ce poétique manoir vaudrait à lui seul le voyage ! Cette cour même, avec ses tables et ses bancs rustiques, a une couleur locale !… Il s’agit d’un baptême ou d’une noce de village ?

Jean.

Non, madame, mais il est vrai qu’aujourd’hui tout le domaine est en fête… Et tenez…

On entend le biniou dans le lointain.
Hortense.

Qu’est cela ?

Jean.

Nos métayers qui vont, musique en tête, à la rencontre de mes deux frères.

Hortense.

Ah ! vos frères ne gardent pas toujours le logis comme vous ; ils voyagent ?

Jean.

Ils reviennent d’Afrique.

Hortense.

Ils sont officiers ?

Jean.

Simples soldats, mais tous les deux avec la médaille militaire.

Hortense.

Simples soldats ?

Jean.

C’est une tradition de famille.

Hortense.

Contez-moi donc cela. Tout ce que vous me dites m’étonne et m’intéresse. (S’asseyant sur un banc à gauche.) Voyons, mettez-vous là ! J’adore les légendes.

Jean.

Oh ! madame, il n’est pas question de légendes, rien est plus simple. Le comte de Thommeray, mon grand-père, avait fait la guerre de Vendée. Il s’était marié, il avait un fils et vivait dans la retraite. En 1814, quand la France fut envahie, il ne vit qu’une cause à servir, celle de la patrie menacée ; il étouffa ses anciennes rancunes, il fit taire ses opinions et partit comme simple volontaire. Il se battit vaillamment, refusa toute récompense, et, la campagne terminée, il revint chez lui pour achever de vieillir à l’écart.

Hortense.

C’était un galant homme que monsieur votre grand-père !

Jean, fièrement.

Oui, madame. Il enseigna de bonne heure à son fils ses devoirs envers le pays et l’envoya à l’armée dès qu’il eut ses dix-huit ans. Il pensait que tout homme, en entrant dans la vie, doit payer sa dette ; que rien ne peut l’en affranchir, pas plus le rang que la richesse, et que l’exemple ne saurait venir de trop haut. En vieillissant, il s’était fait là-dessus des idées très nettes et très arrêtées. Il entendait que, dans sa famille, on servît la patrie sans rien demander, sans rien attendre d’elle que l’honneur de lui donner son sang. À ses yeux, la récompense était tout entière dans le devoir obscur, simplement accompli. En outre, il considérait l’armée comme un apprentissage des vertus nécessaires, comme le complément de toute éducation virile : il estimait que c’est là que se trempent les âmes. Le fils fit la guerre en Afrique, se battit comme un lion, et, comme son père, revint simple soldat. À dix-huit ans, j’ai fait comme avaient fait mon grand-père et mon père ; mes frères ont fait comme moi, et nos fils feront comme nous.

Hortense.

Que c’est étrange ! Ainsi, monsieur, dans votre famille, vous êtes tous nourris de père en fils dans l’amour de la patrie.

Jean, s’asseyant.

Vous l’avez dit, madame.

Hortense.

Mais madame votre mère ? Toute sa jeunesse s’est donc écoulée loin du monde, dans cette solitude qui parfois doit être bien austère.

Jean.

Le monde et la solitude n’ont jamais existé pour elle, madame. L’amour désintéressé n’était pas rare quand mon père rencontra celle qui devait être un jour la compagne du reste de sa vie. Elle était pauvre, il était maître de son patrimoine, et, pouvant disposer de lui-même à son gré, il épousa la jeune fille qu’il aimait. L’un et l’autre n’avaient consulté que leur inclination mutuelle ; ni l’un ni l’autre n’eurent sujet de s’en repentir. Ma mère pourrait vous dire en quelques mots toute l’histoire de sa vie : elle a été l’unique amour d’un honnête homme qu’elle a uniquement aimé.

Hortense.

Je crois rêver. Vous m’ouvrez un monde nouveau et que personne ne m’avait fait entrevoir… Je suis émue… (Se levant.) Que j’ai donc bien fait de venir !

Jean.

Puis-je espérer, madame, que vous resterez encore quelques jours dans nos campagnes ?

Hortense.

Une semaine, plus ou moins ; j’ai quelques affaires à régler avec mes fermiers.

Jean.

Vous ne connaissez pas nos paysans bretons ; vous en avez pour plus d’un mois à traiter avec eux ; et permettez-moi de m’en réjouir. J’aurai peut-être le bonheur de vous rencontrer quelquefois sur la lande.

Hortense.

Pourquoi sur la lande ?… Je serai charmée de vous recevoir.

Jean.

Prenez garde ! je suis homme à me le tenir pour dit.

Hortense.

Je l’entends bien ainsi. Qui vient là ? Monsieur votre père ?

Jean.

Oui, madame.



Scène VI

Les Mêmes, LE COMTE.
Jean, au comte.

Madame de Montlouis, mon père.

Hortense, au comte.

Vous devinez sans doute, monsieur, l’objet de ma visite ?

Le Comte.

En effet, madame, et, tout en appréciant l’honneur de votre présence, je suis vraiment confus que vous vous soyez dérangée.

Hortense.

Rassurez-vous, monsieur le comte, je ne me suis pas dérangée. Je passais à cheval, et l’idée m’est venue de m’adresser directement à vous pour terminer à l’amiable une petite affaire qui nous intéresse tous les deux. Je cherche à me défaire de la ferme de l’Hermenault, et, vous, monsieur, vous avez envie de l’acquérir ?

Le Comte.

J’y avais songé, madame, mais il m’en coûterait, je l’avoue, de traiter d’affaires avec vous, et, si vous m’en croyez, nous laisserons à nos notaires.

Hortense.

Nos notaires n’en finiraient pas. Ils sont aussi entêtés l’un que l’autre. Le vôtre tire à lui toute la couverture, le mien en fait autant de son côté. Nous sommes gens d’honneur et de bonne foi : dites-moi, monsieur, combien vaut la ferme ; j’accepte d’avance votre estimation.

Jean, à part.

J’en étais sûr.

Le Comte, à part.

Que m’écrivait donc ce grimaud ? (Haut.) Puisque vous le prenez ainsi, madame, la ferme en question vaut quarante mille francs pour le premier venu ; pour moi, elle en vaut cinquante mille.

Hortense.

Eh bien, monsieur, pour ne pas vous traiter comme le premier venu, mettons quarante-cinq mille francs. Est-ce dit ?

Le Comte.

C’est dit.

Hortense, elle ôte son gant et lui tend la main.

Il ne nous reste plus qu’à signer.

Le Comte, lui baise la main.

C’est fait.

Hortense.

Et maintenant, adieu, messieurs.

Jean.

Quoi madame, vous nous quittez si tôt ?

Hortense.

Vous avez une fête de famille et je craindrais d’être indiscrète.

Le Comte.

Vous ne partirez pas, madame, avant que j’aie eu l’honneur de vous présenter la comtesse ; elle sera charmée de vous voir, et, s’il pouvait vous plaire d’assister à nos douces joies…

Hortense.

Mieux encore, il me plairait d’y prendre part…

Le Comte, lui offrant son bras.

Venez donc, madame…

Hortense.

Allons, monsieur le comte !

Elle prend le bras du comte et entre avec lui dans la maison.
Jean, seul sur le devant de la scène.

Ah ! la charmante femme ! ah ! l’adorable créature ! C’est tout une révélation.

On entend le biniou qui se rapproche de plus en plus.
Le Comte, reparaissant, suivi de la comtesse, de Marie et de madame de Montlouis.

Mes fils ! Voici mes fils !… (À Jean.) Va recevoir tes frères.



Scène VII

HORTENSE, LE COMTE et LA COMTESSE, debout sur le perron.
Les gars et les métayers entrent, précédés des joueurs de biniou et se rangent au fond à droite. Jean et ses deux frères, en uniforme de chasseurs d’Afrique, paraissent, suivis d’une autre troupe de gars. Les deux soldats s’élancent sur le perron et embrassent le comte et la comtesse.
Le Comte, faisant signe aux joueurs de biniou de se taire.

Tous mes vœux sont comblés ! Il ne me reste plus qu’à rendre des actions de grâces à Dieu d’abord qui a béni cette maison ; (À la comtesse.) à vous, madame, qui avez accepté d’un cœur vaillant les sacrifices que j’imposais à votre tendresse ; (À Marie.) à toi, ma fille, qui as adouci les rigueurs de l’absence ; à vous, mes fils, qui avez fait votre devoir. Et maintenant, qu’on m’apporte le vin des grands jours ! (Un serviteur présente un gobelet sur un plateau.) À notre mère commune ! à la France !

Tous.

À la France !