Jean de La Roche (RDDM)/04

Jean de La Roche (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 24 (p. 536-579).
◄  III

XXI.

Une heure après, nous redescendions vers un vallon du fond duquel s’élève une colline verte, jadis couronnée par une forteresse. C’est la Roche-Vendeix, un cône dans une coupe profonde, comme le Puy-de-Diane auprès de Murols. L’antique forteresse de Vendeix a aussi une histoire, mais tout vestige a disparu. Love voulut monter jusqu’à l’emplacement couvert d’arbustes pour se faire une idée de la situation stratégique, et elle y monta en dépit d’une averse assez serrée. Je pouvais l’y suivre, car M. Butler et son fils, un peu fatigués tous deux, s’étaient mis à l’abri sous un hangar en paille auprès d’une maisonnette du hameau et n’avaient aucun besoin de moi ; mais j’étais dans un de mes accès d’aversion et de ressentiment, et je n’aspirais qu’à voir la fin de cette odieuse journée. Je regardais donc avec une indifférence dédaigneuse miss Love, enveloppée de son léger manteau de caoutchouc, la tête couverte du capuchon, gravir légèrement le cône, plus ressemblante de loin à un petit capucin qu’à une belle fille, et je m’efforçais de la trouver disgracieuse et ridicule, lorsque mon nom, prononcé par Hope, me rendit attentif à l’entretien du jeune homme avec son père. J’étais à l’abri près d’eux, contre une charrette où je m’appuyai dans l’attitude d’un homme qui dort, et je ne perdis pas un mot de leur conversation en anglais.

— Je vous jure, disait Hope, qu’elle regrette de ne s’être pas mariée, et que ce Jean de La Roche lui a laissé des souvenirs.

— Moi, reprit le père, je vous jure que vous vous exagérez les souvenirs et les regrets qu’elle peut avoir.

— Eh bien ! admettons que j’exagère. Il n’en est pas moins vrai qu’elle n’est pas sans souvenirs et sans regrets, et que par conséquent elle n’est pas heureuse et qu’elle s’en prend à moi, quoiqu’elle ne l’avoue pas. Je vois bien que, toutes les fois que le hasard ramène ce souvenir-là, elle me regarde avec des yeux tristes, et qu’elle s’ennuie avec nous, comme le jour où nous avons été voir les ruines de Murols. Souvenez-vous… Nous avions parlé de M. de La Roche à propos du dyke de la Verdière… Je l’ai plaisantée à cause du souvenir étonnant qu’elle avait gardé des descriptions de M. Jean, et elle a boudé, elle qui ne boude jamais ; vous-même, vous en avez fait la remarque.

M. Butler garda quelques instans le silence, et reprit la parole avec une sorte de solennité que je ne lui connaissais pas.

— Mon fils, dit-il, parlez-vous très sérieusement ou à la légère ?

— Je parle très sérieusement.

— Vous êtes bien persuadé que votre sœur a des regrets ?

— J’en suis persuadé.

— Eh bien ! répliqua le père après une nouvelle pause, je vous dirai comme je disais tantôt à votre sœur : Qu’en voulez-vous conclure ?

— Que vous a-t-elle répondu ?

— Elle m’a répondu : Rien.

— Mais elle a pleuré, s’écria le jeune homme ; convenez, mon père, qu’elle a pleuré. Je m’en suis aperçu, moi, quand je suis revenu auprès de vous pour déjeuner, et comme ce n’est pas la première fois qu’il lui arrive de pleurer en se cachant de moi, j’ai eu du chagrin et même du dépit. Vous me l’avez reproché, et j’avoue que j’ai eu tort. Je vous en demande pardon… Mais avouez aussi qu’il est bien triste de ne pas voir heureuse une personne que l’on aime tant !…

M. Butler prit encore quelques instans pour répondre. Il paraissait faire un grand effort sur lui-même pour rentrer dans la notion du monde social et dans les préoccupations domestiques ; mais il sortit vainqueur de cette lutte entre sa justice naturelle et son apathie contemplative, car il parla à son fils avec une sévérité dont je ne l’aurais jamais cru capable.

— Hope, lui dit-il, je n’ai pas l’habitude des reproches ni le goût des réprimandes ; vous savez qu’il peut se passer des mois et des années sans que je me départe d’un système de tolérance et de mansuétude que j’ai cru bon jusqu’à ce jour. Eh bien ! ce jour où nous voici amène pour moi une découverte, un nouveau point de vue sur ces choses du cœur que vous ne me paraissez pas suffisamment comprendre. Voici pourtant l’âge venu pour vous de ne plus abuser du droit que l’on accorde aux enfans d’émettre des volontés dont ils ne sentent pas la portée et dont ils ne prévoient pas les conséquences. Vous avez été jaloux de mon affection et de celle de votre sœur au point de nous menacer de mourir, si nous admettions un nouveau-venu dans la famille…

— Menacer ! s’écria Hope ; moi ! j’ai menacé de mourir… Pardon, mon père, mais je ne mérite pas ce que vous me dites là. Tout enfant que j’étais, je n’aurais jamais dit une si mauvaise parole, et si j’ai été malade d’inquiétude et de chagrin, croyez-vous donc que ce soit ma faute ?

— Non, ce n’était pas votre faute, et vous n’avez pas menacé volontairement. Votre force morale ne pouvait pas encore réagir contre un mauvais sentiment. Vous étiez trop jeune, et votre santé était trop réellement compromise ; mais aujourd’hui, mon cher Hope, vous vous portez bien et vous avez l’âge de raison. Persistez-vous à interdire à votre sœur le mariage et le bonheur d’être mère ?

— Je vois bien, mon père, qu’il y a quelque nouveau projet, et que l’on n’a pas appris sans joie que M. de La Roche n’était ni mort ni marié.

— Eh bien ! si Love a ressenti cette joie, et si elle se souvient d’avoir aimé ce jeune homme !…

— Aimé un inconnu ! un homme qu’elle a vu huit ou dix fois ! Croyez-vous cela possible ?

— Oui, je le crois possible, et j’admets que cela soit. Concluez, Hope ; j’exige que vous vous prononciez aujourd’hui.

Hope ne répondit pas, et, dans un mouvement de colère et de douleur, il déchira son gant, qu’il tourmentait dans ses mains, et en jeta les deux morceaux par terre.

Cette manifestation irrita M. Butler, qui se leva le visage animé, la voix émue, et, avec cette expansion soudaine et irrésistible des gens qui évitent longtemps les émotions pour les retrouver plus vives et plus impérieuses quand il n’y a plus moyen de reculer : — Hope ! s’écria-t-il, je vois que vous êtes décidément un enfant gâté et un cœur égoïste. Votre sœur s’est sacrifiée à nous deux ; moi, je l’ai compris et je me le reproche. Vous, pour n’avoir pas à vous le reprocher, vous affectez de ne pas le comprendre. Eh bien ! je vous déclare que vous sentirez aujourd’hui, pour la première fois de votre vie, le blâme et l’autorité de votre père. J’interrogerai ma fille, et je vous jure que si elle aime quelqu’un, ce quelqu’un-là prendra place à côté de vous dans mon cœur et dans ma famille. Dites-vous bien à vous-même que cela doit être et sera, et si votre santé doit souffrir du dépit que cela vous cause, sachez que j’aime mieux vous voir mort qu’ingrat et lâche.

Ayant ainsi parlé, M. Butler retomba comme étouffé sur le tas de paille qui lui avait servi de siège. Hope était toujours assis par terre sur des copeaux. Il resta immobile, pâle, et le sourcil contracté ; puis, après un silence que le père ne voulait pas rompre le premier, le jeune homme se leva comme pour sortir du hangar.

— Vous n’avez rien à répondre ? lui dit M. Butler avec effort.

— Non, répondit l’orgueilleux enfant d’un faux air de soumission : puisque vous avez exprimé votre volonté, je n’ai rien à dire.

— Et rien à me promettre ?

— J’ai à obéir, vous l’avez dit.

— Obéirez-vous du moins avec le cœur ? car la soumission passive que vous affectez ressemble à une protestation !

— Mon cœur n’a rien à voir là-dedans, que je sache, puisque c’est à lui précisément que vous imposez silence. Permettez-moi de réfléchir sur ce que ma conscience peut avoir à me prescrire.

Et il disparut, laissant son père anéanti.

Dès qu’il se vit seul, M. Butler, qui avait complètement oublié ma présence, fondit en larmes. Je ne pus supporter le spectacle de cette douleur, et je m’approchai de lui, résolu à lui tout avouer, à lui demander pardon des peines que je lui causais et à lui dire adieu pour toujours ; mais dès qu’il me vit, il me prit les mains avec l’expansion d’un père en proie à l’inquiétude. — Mon brave Jacques, me dit-il, suivez mon fils. Nous nous sommes querellés, et je crains Je ne sais pas ce que je crains ! Suivez-le, vous dis-je, et s’il vous renvoie, ayez l’air de le quitter, mais ne le perdez pas de vue. Allez, mon ami, allez vite ! Mais, ajouta-t-il en me rappelant, si vous lui parlez, ne lui dites pas que je suis inquiet. Vous avez des enfans, vous savez qu’il faut avoir quelquefois l’air de ne pas les aimer quand ils ont tort !

J’obéis. Je suivis Hope à distance. Je le vis s’enfoncer dans le bois et se jeter à plat ventre dans les herbes, la tête dans ses mains, et agité de mouvemens convulsifs ; mais cette crise, que je surveillais attentivement, dura peu : il se releva, marcha au hasard, faisant des gestes, et arrachant des poignées de feuillage qu’il semait follement autour de lui. Au bout de quelque cent pas, il se calma, s’assit, parut rêver plutôt que réfléchir profondément, et, se retournant tout d’un coup pour revenir sur ses traces, il m’aperçut à peu de distance de lui.

— Jacques, me dit-il d’une voix brève, venez ici, je vous prie, et dites-moi quelque chose que je veux savoir. Est-il vrai que M. Jean de La Roche soit vivant ? Est-il revenu dans son château par hasard ? En êtes-vous sûr ? L’avez-vous vu ?

— Je n’ai pas dit cela, répondis-je sans songer davantage à copier l’air et l’accent montagnards ; j’ai dit qu’il était vivant.

— Et qu’il n’était pas marié ? reprit le jeune homme, trop préoccupé pour remarquer mon changement de ton.

— Et qu’il n’était pas marié.

— Et où est-il maintenant ? Les gens de sa maison doivent le savoir ?

— Sa vieille gouvernante le sait.

— Alors, si je vous remettais une lettre pour lui, vous iriez la lui porter tout de suite, et elle la lui ferait parvenir ?

— Elle l’aura plus vite si vous la mettez à la poste.

— Y a-t-il un bureau de poste à ce hameau qu’on voit d’ici ?

— J’ai remarqué sur la route, beaucoup plus près, une boîte aux lettres.

— Eh bien ! attendez, je veux écrire à l’instant même, et vous jetterez la lettre à la boîte sans que personne vous voie. Donnez-moi le nécessaire à écrire qui est dans ma sacoche.

Je fouillai dans la sacoche, que j’avais sur le dos, et j’y trouvai ce qu’il demandait. Il écrivit rapidement et d’inspiration, puis il cacheta, et me demanda le nom de la gouvernante, après quoi il me remit le paquet. Je feignis de m’éloigner, mais je me cachai à trois pas de là et j’ouvris la lettre qui était à mon adresse sous le couvert de Catherine. Elle contenait ce peu de lignes :

« Mon cher comte, je viens de recevoir de vos nouvelles pour la première fois depuis trois ans, et je suis si heureux d’apprendre que vous êtes encore de ce monde que je veux vous le dire tout de suite. Ne soyez pas étonné de recevoir une lettre de moi, que vous avez peut-être oublié ; mais je ne suis plus un enfant, j’ai quinze ans, et je me rappelle les bontés que vous aviez pour moi, ainsi que l’intérêt que vous preniez à ma santé. Elle est excellente maintenant, et ne donne plus d’inquiétude à mes chers parens, qui me chargent de les rappeler à vos meilleurs souvenirs. Tous trois nous avons le sincère désir de vous revoir, et j’espère que vous ne tarderez pas à revenir en France.

« Hope Butler. »

Je remarquai la prudence et la clarté de cette lettre, qui devait me rendre l’espérance sans compromettre personne. Dans le cas où j’aurais cessé d’aspirer à la main de Love, on pouvait mettre les avances que je recevais sur le compte de la simplicité d’un adolescent, et dans tous les cas la lettre pouvait être égarée ou montrée sans être comprise par les indifférens.

Cette généreuse et soudaine résolution me donna pourtant à réfléchir. Je craignais, de la part de Hope, que ce ne fût une réparation désespérée de ses fautes, suivie de quelque funeste parti-pris. Je retournai près de lui pour lui dire que j’avais fait sa commission sans être vu, et que, d’après l’heure, je pensais que son père devait songer à se remettre en route. Je le trouvai calme et presque souriant. Son orgueil était satisfait. Il se leva sans rien dire, et revint au hangar autour duquel M. Butler errait en consultant de l’œil tous les sentiers ; mais le pauvre père s’arma d’un flegme britannique en voyant reparaître l’enfant de ses entrailles. Hope alla droit à lui et lui tendit la main. Ils échangèrent cette étreinte de l’air de deux gentlemen qui se réconcilient après une affaire d’honneur, et il n’y eut pas un mot prononcé ; seulement le fils disait assez, par sa physionomie fière et franche, qu’il avait tout accepté, et le père approuvait, sans descendre à remercier, tandis qu’au fond de ses yeux humides il y avait une secrète et ardente bénédiction.

Un instant je me crus le plus heureux des hommes. L’obstacle semblait aplani. Hope était au demeurant un noble esprit et un brave cœur d’enfant. Gâté par trop de tendresse ou de condescendance, il fallait que son naturel fût excellent pour s’être conservé capable d’un si grand effort après une si courte lutte contre lui-même et une si longue habitude de se croire tout permis. M. Butler, en dépit de son besoin d’atermoiemens et de sa répugnance à exister dans le monde des faits moraux, était au besoin assez vif dans ses décisions, et s’il n’était pas capable de lutter avec suite, du moins il savait trouver dans son cœur et, dans sa raison des argumens assez forts pour convaincre à un moment donné. D’ailleurs cette autorité si rarement invoquée ne devait-elle pas paraître plus imposante quand elle faisait explosion ? J’eusse donc pu voir l’avenir possible et même riant, si Love m’eût aimé ; mais elle m’aimait si peu, ou avec tant de philosophie et d’empire sur elle-même ! Sans doute elle m’avait bien peu pleuré, puisqu’une larme d’elle était si remarquée et avait paru un cas si grave à son père inquiet et à son frère jaloux ! Et moi, que de torrens de pleurs j’avais versés pour elle ! Elle était bonne fille, et ses yeux s’humectaient un peu à mon souvenir ; elle parlait de moi avec un certain intérêt, et elle n’avait pas été fâchée d’apprendre que je n’étais pas mort dans quelque désert affreux ou par quelque tempête sinistre : n’avait-elle point dit cependant à M. Louandre que, toute réflexion faite, elle se trouvait plus heureuse dans sa liberté, et que la vie n’était pas assez longue pour s’occuper de sciences naturelles et d’amour conjugal ?

Je la vis redescendre la Roche-Vendeix aussi légère qu’un oiseau. Elle avait ôté son vilain capuchon, elle avait retrouvé l’élégance et les souplesses inouies de sa démarche, et quand elle allait revenir près de nous, ses yeux seraient aussi purs et son sourire aussi franc que si elle n’eût rien appris sur mon compte. Devais-je poursuivre ma folle entreprise ? Ne l’avais-je pas accomplie d’ailleurs ? Ne savais-je pas ce que j’avais voulu savoir, qu’elle était toujours belle, que je l’aimais toujours, que je n’en guérirais jamais, et qu’elle n’avait pas plus changé de cœur que de figure, c’est-à-dire que je pouvais compter avec elle sur une amitié douce et loyale, mais jamais sur une passion comme celle dont j’étais dévoré ?

Je repassais mes amertumes dans mon âme inassouvie, tandis qu’elle approchait du fond du vallon, et que du haut du chemin je suivais tous ses mouvemens. Tout à coup je la vis glisser sur l’herbe fine et mouillée du cône volcanique, se relever et s’arrêter, puis s’asseoir comme incapable de faire un pas de plus. François, qui ne l’avait pas quittée, mais qu’elle avait devancé, était déjà auprès d’elle. Hope et M. Butler, qui la regardaient aussi venir, s’élancèrent pour la rejoindre ; mais j’étais arrivé avant eux par des bonds fantastiques, au risque de me casser les deux jambes.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, nous criait-elle en agitant son mouchoir et en s’efforçant de rire. Elle ne s’était pas moins donné une entorse et souffrait horriblement, car, en voulant se forcer à marcher, elle devint pâle comme la mort et faillit s’évanouir. Je la pris dans mes bras sans consulter personne, et je la portai au ruisseau, où son père lui fit mettre le pied dans l’eau froide et courante. Il s’occupa ensuite avec Hope de déchirer les mouchoirs pour faire des ligatures, et quand ce pauvre petit pied enflé fut pansé convenablement, je repris la blessée dans mes bras et je la portai à la voiture. C’était un étroit char-à-bancs du pays qui conduisait quelquefois nos voyageurs une partie de la journée par les petits chemins tracés dans les bois, et qui venait les retrouver ou les attendre à un point convenu quand ils avaient parcouru une certaine distance à vol d’oiseau. Un second char-à-bancs encore plus rustique était loué pour les guides, afin qu’ils pussent suivre la famille et se reposer en même temps qu’elle dans les courses de ce genre que la disposition des rares chemins praticables rendait quelquefois possibles.

Ce jour-là nous fûmes assaillis par un orage effroyable. Longtemps escortés par un grand vautour roux dont les cris lamentables semblaient appeler la tempête, nous reçûmes toutes les cataractes du ciel sans être mouillés, vu que les bons Butler, dont la voiture était couverte, nous forcèrent de prendre leurs surtouts imperméables. François, qui fut appelé à cet effet, m’apporta le manteau de Love en me disant de sa part que, puisque j’avais eu si chaud pour la porter en remontant le vallon de la Roche-Vendeix, elle voulait me préserver d’un refroidissement.

Nous avions d’excellens petits chevaux bretons qui nous firent rapidement courir le long des rampes de la curieuse vallée de Saint-Sorgues, toute hérissée de cônes volcaniques, plus élevés et plus anciens que ceux de la route de Saint-Nectaire. Jamais je ne vis le pays si beau qu’au début de cet orage, quand la pluie commença à étendre successivement ses rideaux transparens sur les divers plans du paysage avant que le soleil rouge et menaçant eût fini de s’éteindre dans les nuées ; mais ce spectacle magique dura peu. L’averse devint si lourde et si épaisse qu’on ne respirait plus. La foudre même ne pouvait l’éclairer, et nous courions dans un demi-jour fauve et bizarre, oppressés par l’électricité répandue dans l’air, assourdis par le tonnerre et emportés par nos intrépides poneys comme des pierres qui roulent sans savoir où elles vont.

Pour moi, enveloppé du manteau de Love et tout ému encore de l’avoir sentie elle-même contre mon cœur, d’où j’essayais en vain de chasser son culte, je m’assoupissais dans une rêverie fiévreuse et sensuelle, ne me rendant plus compte de rien, et remettant au lendemain la douleur et la fatigue de réfléchir.

XXII.

Quand nous fûmes de retour à l’hôtel, je la pris encore dans mes bras pour la porter à sa chambre. Quoique mince de corsage et très élancée de formes, elle était relativement lourde, comme les corps dont les muscles exercés ont acquis le développement nécessaire à l’énergie physique. Il n’y avait rien d’étiolé dans cette fine nature, et si l’élégance de sa silhouette la faisait quelquefois paraître diaphane, on était surpris, en la soulevant, de sentir la solidité, on pourrait dire l’intensité de sa vie.

J’avais donc fait un effort surhumain pour remonter avec ce cher fardeau le versant rapide et assez élevé du vallon de la RocheVendeix. Je ne m’en étais pas aperçu ; mais quand je montai l’escalier de l’hôtel, je sentis qu’en dépit du repos que j’avais pris en voiture, les forces me manquaient tout à coup pour ce dernier petit effort. Je fus obligé, pour ne pas tomber avec elle, de l’asseoir un instant sur mon genou à la dernière marche. Elle ne s’y attendait pas, et, croyant que je la laissais choir, elle jeta instinctivement ses bras autour de mon cou, et sa joue effleura la mienne. J’étais barbu, poudreux, affreux. Je reculai vivement mon visage, en lui disant de ne rien craindre. Je la repris sur mes deux bras, et je la portai dans sa chambre. Hope courait déjà le village pour chercher le médecin, et les domestiques se hâtaient de préparer un bain de pieds camphré, par l’ordre de M. Butler.

Celui-ci était donc seul auprès de nous, lorsque j’éprouvai la plus étrange surprise de ma vie. Par une inexplicable inspiration de cœur, au moment où je déposais miss Love sur le sofa de sa chambre, et où j’avais encore la figure penchée vers elle, elle me prit la tête dans ses deux mains, et appliqua un gros baiser franc et sonnant sur ma joue, en riant comme une folle.

Je restai pétrifié d’étonnement, et M. Butler tomba dans une espèce d’extase assez plaisante, comme si, à l’aspect d’une dérogation aux lois de la physique, il se fût méfié d’une erreur de ses sens.

— Eh bien ! dit Love riant toujours, ça l’étonne beaucoup que je l’embrasse, et vous aussi, cher père ? Mais réfléchissez tous les deux. Que puis-je faire pour remercier ce pauvre homme, qui succombe sous la fatigue de me porter, c’est-à-dire de m’avoir portée là-bas, où il risquait de tomber mort en arrivant ? Quand nous lui aurons donné beaucoup d’argent pour sa femme et ses enfans, serons-nous quittes envers lui ? Eh bien ! moi, je pensais à cela tout à l’heure, et je me disais : Quand on s’oblige ainsi les uns les autres, on redevient réellement ce que le bon Dieu nous a faits, c’est-à-dire frères et sœurs, et je veux traiter Jacques comme mon frère, au moins pendant une seconde. Je lui dirai le mot qui résume toute amitié et toute parenté, et ce mot sans paroles, c’est un baiser. Comprenez-vous, Jacques ? et me blâmez-vous, mon père ?

— Vous avez raison, ma fille chérie, répondit M. Butler ; votre âme est différente de celle des autres ! Allez, mon cher Jacques, et à revoir ! Vous pourrez dire à votre femme que vous avez été béni par une sainte, car, voyez-vous, cette fille a vingt et un ans, et, sauf mon fils et moi, elle n’avait jamais embrassé aucun homme. Elle n’a pas voulu se marier, afin de rester la mère de son frère. Vous avez donc reçu son premier baiser, et c’est celui de la charité chrétienne.

— Que cela vous porte bonheur, bonne demoiselle ! dis-je à Love ; puissiez-vous vous raviser et trouver un bon mari plus beau que moi, que vous embrasserez avec moins de charité et plus de plaisir !

— Il a de l’esprit, dit en anglais Love à M. Butler, pendant que, pour les écouter, je me débarrassais lentement des objets contenus dans la sacoche de Hope.

— Et puis, répondit M. Butler en souriant, il ressemble à quelqu’un que nous connaissons !

Hope arriva avec le médecin des bains, qui constata une simple entorse, prescrivit le repos pour quelques jours, et permit tout au plus les promenades en fauteuil après quarante-huit heures d’immobilité absolue.

Mêlé aux domestiques dans le corridor, j’entendis que j’étais condamné à passer quarante-huit heures sans revoir Love, à moins que je ne vinsse à bout de trouver un prétexte pour rester dans l’hôtel, et j’y cherchais déjà avec François une occupation de scieur de bûches ou de commissionnaire, quand M. Butler prit le rôle de la providence de mes amours. Il me rappela pour me charger de lui rapporter le lendemain une certaine plante qu’il avait trouvée défleurie sur la montagne Charbonnière, et que je lui avais dit avoir vue ailleurs.

Je fus inquiet toute la nuit, non pas tant de l’accident arrivé à Love que de celui qui pouvait se produire dans la santé de son frère. Il avait fait un grand effort sur lui-même après une petite crise nerveuse dont j’avais été témoin. La chute de sa sœur avait fait diversion à ses pensées, mais quand le pauvre enfant se retrouverait vis-à-vis de lui-même, ne serait-il pas repris, comme autrefois, d’un de ces bizarres accès de fièvre qui avaient fait craindre pour sa vie ou pour sa raison ?

Je me relevai à minuit, et j’allai, dans les ténèbres, errer autour de l’hôtel, écoutant les moindres bruits, et m’attendant toujours à surprendre quelque mouvement insolite dans le service.

Tout fut tranquille : à la pointe du jour, une fenêtre s’ouvrit, et je reconnus le jeune garçon aspirant l’air frais de la première aube. Il me vit et m’appela à voix basse. — Est-ce que vous allez déjà chercher cette plante ? me dit-il.

— Oui, monsieur ; c’est de ce côté-ci de la vallée.

— Eh bien ! attendez-moi. Je veux aller avec vous.

Quelques instans après, il sortit sans bruit de l’hôtel, et nous sortîmes ensemble du village. Hope était un peu pâle, mais sa figure était sereine, et il me traitait avec plus d’aménité que de coutume.

— Vous ne me donnez donc rien à porter ? lui dis-je.

— Non, répondit-il, je n’ai besoin de rien. Je veux marcher ce matin pour marcher, voilà tout.

— Vous vous éveillez fièrement de bonne heure, on peut dire.

— Pas ordinairement ; mais j’ai fort peu dormi cette nuit.

— Vous n’êtes pas malade au moins ?

— Non, pas du tout. C’est l’effet de l’orage d’hier, pas autre chose.

— Et la demoiselle ? vous ne savez pas si elle a dormi ?

— Je suis entré plusieurs fois dans sa chambre sans la réveiller. Elle dormait bien.

La conversation tomba, quelque effort que je fisse pour la renouer. Nous gravîmes le ravin de la grande cascade, ascension assez pénible et même dangereuse pour les maladroits. Comme de coutume, Hope ne voulait pas être aidé ; mais en deux ou trois endroits je le soutins malgré lui. Quand nous fûmes à la chute d’eau, je cherchai la plante, qui était rare à cause de la saison, et la trouvai pourtant assez vite. — Est-ce bien celle-là ? dis-je à Hope en feignant d’hésiter à la reconnaître.

— C’est bien celle-là, répondit-il ; vous avez bonne mémoire, Jacques, et vous êtes un excellent garçon, car vous avez porté ma sœur hier avec un courage et un soin dont j’avais besoin de vous remercier.

— Enfin, repris-je, je serais le meilleur des guides, si je n’avais pas l’entêtement de vouloir aider ceux qui n’aiment pas qu’on les touche ? N’est-ce pas, monsieur, que c’est comme je dis ?

— Eh bien ! mon ami, répondit-il en souriant, c’est la vérité. Votre seul défaut est d’être trop prudent.

— Eh ! monsieur, si François avait été à son poste hier, votre sœur ne serait pas pour quarante-huit heures à s’ennuyer dans son lit ! Et pourtant elle marche très adroitement, la demoiselle.

— C’est vrai ; mais on peut se casser la jambe sans sortir de sa chambre.

— C’est encore vrai ; mais il n’y a pourtant pas tant de chances pour ça que dans l’endroit où nous sommes. Voyez ! si vous vous oubliez un peu, vous allez faire un saut de quatre-vingts ou cent pieds.

— Ça m’est égal, Jacques ; je ne tiens pas tant à ma vie qu’à ma liberté, et si vous voulez faire un marché avec moi, je vous donnerai, pour me laisser tranquille une fois pour toutes, autant qu’on vous donne pour me surveiller. Cela vous va-t-il ?

— Non, monsieur, ça ne me va pas.

— Comment, vous refusez ? Savez-vous ce que vous refusez ?

— Je refuserais mille francs par heure. Un guide est un guide, monsieur. Il a son honneur comme un autre homme ; ce qui lui est commandé par des parens, il doit le faire.

— Ainsi vous avez ce point d’honneur dans votre état, et s’il me passait par la tête de descendre en courant ce que nous venons de monter, vous m’en empêcheriez ?

— Oui, monsieur, et de force, répondis-je avec une décision qui l’étonna.

Hope Butler était Anglais jusqu’au fond des os. L’idée du devoir avait beaucoup d’ascendant sur lui. Dès ce moment, il changea de manières avec moi, et, abjurant toute morgue, il me traita avec la même familiarité cosmopolite que son père. — Allons, vous avez là une obstination estimable, dit-il, et je cède. Seulement touchez-moi légèrement, je suis maigre et douillet malgré moi.

— Un bon guide, répliquai-je, doit avoir des mains de fer doublées de coton. Votre sœur vous a-t-elle dit que je lui eusse fait du mal ?

— Ma sœur se loue beaucoup de vous, et elle m’a même dit qu’elle vous avait embrassé pour vous remercier. Cela a dû vous étonner, Jacques ; mais il faut que vous sachiez que c’est une coutume dans notre pays, quand une femme se laisse porter par un homme, fût-elle reine et fût-il simple matelot.

— Je ne savais pas ça, répondis-je en riant du mensonge ingénieux de Hope : votre sœur me l’avait expliqué autrement ; mais soyez tranquille, je n’en suis pas plus fier.

Hope, tout à fait rassuré, se prit alors d’une confiance extraordinaire en mon bon sens et en ma discrétion. — Jacques, me dit-il après avoir un peu réfléchi aux questions qu’il voulait m’adresser, vous avez connu particulièrement ce jeune comte de La Roche à qui j’ai écrit hier ?

— Oui, monsieur.

— Il était aimé dans son entourage ?

— Oui, monsieur, il n’était pas méchant ni avare.

— Cela, je le sais. On m’a toujours dit du bien de lui… Et on a dit aussi qu’il avait eu de grands chagrins.

— Oui, à cause d’une demoiselle qui n’a pas voulu de lui. Tout le pays a su ça.

— Et le nom de cette demoiselle ?

— Si je comprends un peu ce que je vois et ce que j’entends, j’ai dans l’idée que c’est la demoiselle votre sœur.

— Pourquoi avez-vous cette idée ?

— Parce que j’ai su dans le temps, du moins on disait ça, que la demoiselle était Anglaise, et qu’elle avait un petit frère qui ne voulait pas la laisser marier.

— Et vous en concluez que ce petit frère, c’est moi ?

— Oui, monsieur, à moins que la chose ne vous fâche. Vous sentez que ça m’est égal, à moi, ces affaires-là !

— La chose me chagrine, Jacques ; mais, comme c’est la vérité, elle ne me fâche pas. Je sais que j’ai eu tort. Que feriez-vous à ma place pour réparer une pareille faute ?

— J’écrirais une lettre au jeune homme pour le faire revenir ; mais c’est peut-être pourquoi vous avez écrit hier, et vous avez bien fait.

— Et croyez-vous que le jeune homme reviendra ?

— Ah ! qui peut savoir ? S’il croyait que votre sœur se souvient de lui ! mais votre sœur doit bien l’avoir oublié ?

— Je l’ignore. Avant de le lui demander sérieusement, il me faudrait savoir ce que pense ce M. de La Roche, et, s’il revient, je le saurai.

— Prenez garde de le faire revenir pour rien. Si votre sœur ne veut point de lui, il est capable d’en devenir fou, comme il l’a déjà été.

— Il a été fou ? Je ne le savais pas !

— C’est une manière de dire ; mais pendant que vous étiez malade, à ce qu’il paraît, dans ce temps-là, lui, il se cassait la tête contre les arbres. Il était si triste et si défait que ça fendait le cœur de le voir. Enfin vous pouvez vous vanter d’avoir quasiment tué un homme !

— Eh bien ! voilà ce que je ne comprends pas ! s’écria Hope très agité. On peut aimer une mère, une sœur à ce point-là ; mais une fille que l’on connaît à peine,… de quel droit vouloir l’enlever à sa famille quand on est un nouveau-venu dans sa vie, un étranger pour elle ?

— Attendez peut-être un an ou deux seulement, mon jeune monsieur, et vous comprendrez que c’est comme ça, et pas autrement, l’amour !

Hope mit son visage dans ses mains, et s’absorba dans le rêve de l’inconnu.

XXIII.

J’avais interrogé une corde qui devait rester muette. Hope n’était pas destiné à connaître les passions, et il est à remarquer que les êtres trop aimés dès leur enfance ont rarement par la suite l’initiative et la puissance morale des grandes affections. Ce jeune homme aimait sa sœur avec une sorte de jalousie passionnée, il est vrai ; mais c’est pour le besoin qu’il avait d’elle, de sa société assidue, de ses soins délicats et de ses incessantes prévenances. Il y avait un immense égoïsme dans ce cœur de frère. J’eus assez d’adresse pour en sonder tous les replis, sans me départir de mon air de bonhomie insouciante, et en lui posant des problèmes naïfs. Il ne s’aperçut pas que je le confessais en ayant l’air de le consulter. Je trouvai en lui un grand fonds de personnalité, un continuel premier mouvement qui lui faisait tout rapporter à lui-même, et de vagues désirs de jeunesse combattus par la méfiance envers les femmes. Il les considérait comme des êtres frivoles et dépravés. Son orgueilleuse austérité dominait déjà la révolte des sens, et il était facile de voir que, considérant Love comme une exception, il souffrait de l’idée qu’elle pût descendre aux soins de la famille comme une femme ordinaire. Pourtant, quand je lui fis observer que cette grande intelligence ne dédaignait pas de le servir et de le soigner, ce qui était sans doute fort heureux pour lui, il ne sut que répondre et se mordit les lèvres.

Heureusement pour cette jeune âme, incomplètement épanouie dans la trop douce atmosphère de la gâterie, il y avait en elle, ainsi que je l’avais déjà remarqué la veille, un très noble développement de l’idée du devoir. L’enfant, à défaut des gracieuses sensibilités de l’adolescence, avait des principes au-dessus de son âge, et quand il avait réfléchi, pour peu que l’on essayât d’éclairer son jugement, il revenait à sa logique tout anglaise, qui était de respecter la liberté des autres pour faire respecter la sienne propre.

Tout en l’amenant à faire devant moi, espèce de borne intelligente dont il ne se défiait plus, son examen de conscience, je comparais intérieurement son adolescence avec la mienne. Émancipé, comme lui, de toute contrainte par une mère absorbée dans ses larmes secrètes autant que M. Butler l’était dans ses chères études, il m’avait manqué, comme à lui, de sentir l’autorité identifiée avec la tendresse ; mais, comme la tendresse de ma mère n’était pas démonstrative, je n’avais pas senti comme lui à toute heure combien j’étais aimé, et j’avais éprouvé le besoin impérieux de l’être ardemment par un cœur plus vivant et plus jeune. Cela m’avait peut-être rendu aussi injuste et aussi exigeant envers Love que l’avait été Hope par suite de besoins contraires. Il avait toujours eu sa tendresse ; il n’avait pas voulu la partager, parce qu’il n’en concevait aucune autre. Tous deux, nous la voulions tout entière, et la pauvre Love, ne sachant à qui se donner, ne s’était donnée à personne ; victime de deux égoïsmes, elle était peut-être devenue égoïste à son tour, en demandant au repos de l’âme et à la sécurité de l’indépendance un bonheur que nous n’avions pas su lui créer.

En résumé, je jugeai Hope parfaitement sain d’esprit et de corps, comme il l’était en effet, et je vis que les seules dispositions inquiétantes à mon égard étaient désormais celles de Love.

Il y avait des momens où je m’imaginais qu’elle m’avait parfaitement reconnu dès le premier jour, et que le baiser de la veille n’était pas l’excentricité d’un cœur charitable ou l’aberration d’une idéale chasteté. Un indifférent eût peut-être préféré ces dernières interprétations pour la gloire de son étrange et angélique caractère ; mais moi, amoureux fou, j’eusse préféré l’emportement spontané de l’amour.

Je redevenais humble et accablé en regardant mes mains brunies, déjà dures et gercées par l’absence de soins, mon affreux déguisement, ma laideur relative et volontaire. Et tout à coup je me surprenais ivre de joie, en me persuadant qu’elle pouvait m’aimer encore tel que je me montrais à elle.

Quand je rapportai la plante à M. Butler, il était encore de bonne heure, et sa fille n’était pas éveillée. Nous ne devions pas faire de promenade. On voulait tenir compagnie à la pauvre recluse. On donnait campo aux guides. Je pensai qu’un peu d’importunité pour me rendre utile ou agréable quand même me laisserait un grand caractère de vraisemblance, et, cherchant un moyen de me faire rouvrir la porte de l’appartement, j’imaginai de mettre en tête des domestiques anglais de M. Butler une promenade pour leur propre compte. M. Butler ne les emmenait jamais avec lui, et, comme ils étaient préposés à la garde des chevaux et des effets, ils sortaient peu et se gorgeaient de thé et de rhum pour tuer le temps. François, après avoir excité leurs esprits flegmatiques, alla trouver M. Butler pour lui remontrer que ces pauvres garçons avaient bien envie de courir un peu, et que l’occasion était bonne, puisque, forcés nous-mêmes de ne pas sortir ce jour-là, nous pouvions, lui et moi, nous charger du soin des chevaux, et même du service des personnes, si toutefois nous n’étions pas trop désagréables à nos voyageurs. L’excellent Butler accepta d’emblée avec les bonnes paroles qu’il aimait à dire, et qu’il disait sans banalité de bienveillance. Les deux valets prirent la clé des champs. Le beau-père de François se chargea de les mener bien loin, François fut installé à l’écurie, et moi dans l’antichambre de l’appartement des Butler, avec la douce injonction de ne pas m’endormir assez profondément pour ne pas entendre la sonnette.

Toutes choses arrangées ainsi, M. Butler et son fils descendirent pour déjeuner, et Love resta sous ma garde. Il est vrai qu’une femme de la maison se tenait dans sa chambre pour l’aider à sa toilette. Quand cette toilette fut terminée, la servante ouvrit toutes les portes de l’appartement, et je vis Love, en peignoir blanc et en jupe rose, étendue sur une chaise longue, avec une table à côté d’elle, et sur cette table des livres, des plantes, des cailloux, des albums et des boîtes à insectes. Elle rangeait et choisissait des échantillons de laves, et je l’entendis les briser et les équarrir avec le marteau du minéralogiste. Cette tranquillité d’occupations et le bruit sec de ce marteau d’acier dans ses petites mains adroites et fortes me portèrent sur les nerfs.

— Va, lui disais-je en moi-même, passionne-toi pour des pierres, cela est bien dans ta nature, et tu pourrais frapper ainsi sur ton cœur sans crainte de l’entamer !

L’impatience devint si vive que je me levai, et parlant à la servante à travers le petit salon qui me séparait de la chambre de Love : — Marguerite, lui criai-je, vous ne devriez pas laisser la demoiselle se fatiguer comme ça. Apportez —moi donc ces cailloux, c’est mon affaire de les casser !

— C’est donc Jacques qui est là ? dit Love à la servante. Par quel hasard ? Que veut-il ? — Et, sans attendre la réponse, elle m’appela. — Venez, mon bon Jacques, cria-t-elle, venez me dire bonjour. — Et quand je fus près d’elle, m’informant de son état : — Je vais très bien, grâce à vous, reprit-elle. N’ayant point fait un pas, je n’ai pas empiré le mal, et j’espère que ce sera bientôt fini. Et vous ? cela vous fait un jour ou deux de repos que vous ne devez pas regretter : vous devez en avoir besoin. Nous sommes de terribles marcheurs, n’est-il pas vrai ? et encore plus désagréables quand nous nous cassons les jambes !

Puis, comme je répondais selon les convenances de mon rôle, elle me regarda attentivement. J’avais eu le courage de laisser ma barbe longue, mes ongles noirs et mon sordide gilet de velours avec les manches de laine tricotée et la ceinture en corde. Je crus qu’elle tâchait de retrouver l’homme élégant et soigné d’autrefois sous cette carapace ; mais le résultat de cet examen fut d’une prosaïque bonté. — Je vois, dit-elle, qu’en tout temps vous portez des vêtemens chauds. C’est bien vu dans un climat si capricieux ; mais cela doit vous coûter assez cher. Je veux vous donner deux beaux gilets de flanelle rouge que j’ai là et dont mon père n’a pas besoin. Il en a plus qu’il ne lui en faut pour le voyage. Marguerite, fouillez, je vous prie, dans cette malle ; vous trouverez cela tout au fond. — Et quand elle eut les camisoles dans les mains, comme je refusais de les prendre : — Vous ne pouvez pas dire non, reprit-elle ; c’est moi qui les ai cousues moi-même, parce que mon père est très délicat et trouve que personne ne lui fait comme moi des coutures douces et plates. Voyez, ajouta-t-elle avec une importance enfantine, et comme si elle eût parlé à un enfant, c’est très joli, ces coutures brodées en soie blanche sur la laine rouge. Si vos camarades se moquent de vous, vous leur direz que c’est la mode.

Mais tout en babillant avec moi d’un ton de bonne maîtresse, elle reprit son marteau et ses laves. Je les lui ôtai des mains sans façon, à son grand étonnement. — Demoiselle, lui dis-je, il ne faut pas frapper ainsi ; ça vous répond dans votre pied malade. Laissez-moi faire. Est-ce qu’un bon guide ne sait pas échantillonner pour les amateurs et les savans ?

— Si vous savez, à la bonne heure ! mais prenez bien garde de briser les petits morceaux de feldspath qui sont pris dans le basalte.

— Faites excuse, demoiselle, ça n’est pas du feldspath, répondis-je en ouvrant l’échantillon avec le marteau, ce sont des cristaux de péridot. Voyez !

— Tiens ! vous avez raison. Vous savez donc un peu de minéralogie ?

— Sans doute ! quand on conduit des gens qui savent, on finit par apprendre. — Et je me mis à parler minéralogie avec elle en estropiant à dessein quelques noms, mais ne me défendant pas de la coquetterie de lui montrer mon savoir.

Elle m’en fit compliment, surtout quand je relevai quelques erreurs de sa part ; mais tout à coup je m’avisai que ces erreurs étaient trop grosses pour n’être pas volontaires, et je me demandai si elle ne me faisait pas subir un examen à moi, Jean de La Roche, pour s’assurer des progrès que j’avais pu faire. Pour changer d’objet, j’allai lui chercher dans l’antichambre un gros bouquet de ménianthe que j’avais ramassé à son intention dans ma promenade du matin.

Elle fit une exclamation de joie et de surprise en voyant en grosse gerbe cette ravissante petite fleur, rare au pays, abondante seulement dans une certaine prairie baignée à point d’eau courante auprès du village. — Vraiment, vous avez du goût d’avoir songé à cueillir ça ! s’écria-t-elle, et vous me faites là un vrai cadeau. J’aime tant les fleurs vivantes !

Elle se fit donner un vase rempli d’eau et y mit toute la gerbe, qu’elle voulut garder auprès d’elle sur la table pour la contempler à tout instant. Cet amour naïf de la nature me frappait en elle. La science n’avait rien desséché dans son âme ouverte à toute beauté, rien appauvri dans son œil d’artiste, aussi prompt à embrasser l’ensemble harmonieux des grandes choses que patient à poursuivre l’intérêt des détails microscopiques.

— Vous pouvez, lui dis-je, garder cette fleur aussi fraîche dans l’eau qu’elle l’est dans la prairie, pendant huit jours au moins. Il est vrai que dans huit jours vous ne serez peut-être plus ici !

— J’espère bien que nous y serons encore, répliqua-t-elle. Je m’y trouve si heureuse ! Je prie pour que les orages ne finissent pas, et qu’il n’arrive pas de voyageurs.

— Dame ! si vous ne voulez pas qu’il en arrive,… on pourrait effondrer le chemin et faire verser les chaises de poste !

— Vraiment, Jacques ? vous assassineriez un peu sur les chemins pour me faire plaisir ?

— Elle me reconnaît, m’écriai-je en moi-même, car voilà que je lui parle d’amour, et, Dieu me pardonne, elle se permet enfin d’être un peu coquette ! — Mais tout aussitôt mon illusion tomba, car elle ajouta d’un ton moqueur : — Mon brave homme, c’est pousser trop loin le dévouement du guide modèle.

Et comme son père et son frère entraient dans sa chambre, elle leur dit gaiement en anglais : — Vous voyez, je cause avec Jacques. Décidément il n’est pas assez paysan pour moi, et il a l’esprit faussé. J’ai mal placé mes affections !

XXIV.

Je me retirai furieux dans l’antichambre, et on renvoya la servante. M. Butler et son fils s’installèrent dans la chambre de Love, et pendant deux ou trois heures ils travaillèrent ensemble avec une désespérante tranquillité. J’étais sur des charbons ardens, et j’essayais en vain de lire à la dérobée les journaux du matin, que j’allai sans bruit prendre dans le salon qui nous séparait ; mais j’étais en quelque sorte identifié avec mon personnage, et je ne savais plus lire. Que m’importait d’ailleurs ce monde des faits européens auquel j’avais cru devoir m’intéresser vivement après des années de lointaine absence ? La république venait d’être proclamée, je le savais et ne le comprenais pas, n’ayant suivi qu’à bâtons rompus, et longtemps après coup, la marche des événemens et la transition des idées. Il n’y avait pour moi qu’un intérêt au monde, celui de savoir si j’étais aimé ou méprisé par cette femme. Mes pareils devaient se désespérer, se croire sous le couteau de la guillotine. Je ne partageais pas leurs terreurs. Il m’eût suffi des réflexions que j’entendais sortir de la bouche de M. Butler, parlant liberté et tolérance avec ses enfans, pour augurer que les faits accomplis n’entraînaient pas la perte des biens et des personnes ; mais il en eût été autrement que je n’eusse pris aucun souci de ma fortune et de ma vie. Le monde n’existait pas pour moi si Love ne m’aimait pas, et comme le plus souvent j’étais désespéré sous ce rapport, j’eusse regardé une sentence de bannissement comme une chose indifférente, et peut-être une sentence de mort comme un bienfait.

À chaque instant, je me levais pour fuir le leurre de cet amour impossible. — Que fais-je ici ? me disais-je ; à quoi bon cette comédie que je joue, et dont elle est peut-être moins dupe que moi-même ? Me voilà, ayant tout accepté d’elle et pour elle, des chagrins sans remède, l’exil et jusqu’à la servitude, tout cela pour m’entendre dire que je ne peux pas être pris au sérieux, même sous l’habit d’un paysan !

Le médecin vint faire sa visite, après quoi M. Butler me rappela. — Jacques, me dit-il, il est permis à ma fille de sortir demain en fauteuil. Il faut vous charger, mon ami, de trouver quatre porteurs pour demain.

— Il n’en faut que trois, répondis-je, je serai le quatrième.

— Allons donc ! est-ce que vous savez porter ? me demanda Love avec un étonnement qui me fit l’effet d’une ironie atroce.

— Je croyais savoir ! lui répondis-je d’un ton de reproche.

— Vous savez porter les blessés sur vos bras, je ne peux pas en douter sans ingratitude ; mais porter en promenade, c’est autre chose, ce n’est pas l’affaire d’un quart d’heure, et c’est trop fatigant.

— Eh bien ! je chercherai un homme plus fort, plus adroit et plus dévoué, répondis-je avec amertume.

— Vous voyez comme il est susceptible ! dit Love à son frère et à son père ; on ne peut pas lui parler comme à un autre guide.

— Il a de l’amour-propre, c’est son droit, répondit Hope toujours en anglais. C’est un guide excellent et un très honnête homme, je vous en réponds.

— Vraiment ? je croyais que vous ne pouviez pas le souffrir, celui-là ?

— Pardon ! j’ai changé de sentiment. Il me convient tout à fait.

— Eh bien ! qu’il porte ou ne porte pas, il viendra avec nous, dit M. Butler, et il me donna ses ordres pour le lendemain, en me laissant le soin de tout faire pour le mieux. — Allez tout de suite, ajouta-t-il. Vous reviendrez ici. Si nous avons besoin de quelque chose, nous appellerons Marguerite.

Je fis vite la commission. Quand je revins, je trouvai M. Butler seul avec sa fille, fort préoccupé, me regardant fixement et me répondant tout à contre-sens. Je fus saisi d’une grande frayeur. Sans doute on avait interrogé Marguerite sur mon compte, et comme j’avais négligé de la mettre dans mes intérêts, elle avait dû dire qu’elle ne m’avait jamais vu au Mont-Dore, ou qu’il y avait si longtemps qu’elle ne s’en souvenait plus ; mais mon malaise fut dissipé par le prompt retour du sans-façon paternel de M. Butler.

— Nous n’avons pas encore fixé le but de la promenade et l’heure du départ, me dit-il. Asseyez-vous par là, Jacques, dans le salon ; ma fille vient de me dire que vous étiez minéralogiste. Si je l’avais su plus tôt, cela m’eût fait plaisir, car elle dit que vous en savez plus long que les guides ordinaires, et votre modestie, chose encore plus rare chez vos confrères, m’a empêché de vous apprécier. Je vous demande maintenant de mettre vos connaissances à notre service. Voici ce que je veux faire. Un de mes amis m’a demandé une petite collection des roches de l’Auvergne, et je veux lui envoyer cela en Angleterre. Nous avons là toute la minéralogie des monts Dore. Ayez l’obligeance de tailler les spécimens de manière à ce qu’ils tiennent dans les compartimens de cette boîte. Ma fille pense que vous pourrez bien les classer par époques géologiques. D’ailleurs, si vous êtes embarrassé, nous sommes là pour vous aider.

J’obéis, et, en sortant de la chambre, je regardai Love attentivement. Il me sembla qu’elle avait pleuré. Dans tous les cas, elle avait eu avec son père une explication, car elle était fort animée, et, tout en cassant et rangeant mes minéraux, je les entendis reprendre un entretien assez suivi ; mais le bruit que j’étais forcé de faire et le soin qu’ils avaient de parler à voix basse m’empêchèrent de rien saisir. Pourquoi ne parlaient-ils pas tout haut devant moi comme à l’ordinaire ? devinaient-ils que je les comprenais ? Il est vrai que Hope, travaillant dans sa chambre, n’était séparé d’eux que par une cloison, et ce pouvait être à cause de lui qu’ils prenaient cette précaution. Je n’en étais pas moins fort inquiet. Cette conférence, en quelque sorte secrète, n’était-elle pas le résultat nécessaire de celle qui avait eu lieu la veille à la Roche-Vendeix entre M. Butler et son fils ? M. Butler n’avait-il pas déclaré qu’il interrogerait sa fille, et que, si elle avait persisté dans son affection pour Jean de La Roche, il s’efforcerait de renouer ce mariage, devenu possible par les nouvelles que j’avais données ?

J’avais donc amené l’explosion de ma destinée en faisant savoir à Love et à son père que je n’étais ni mort ni marié, et je ne devais pas m’étonner que dès lors la leur fût remise en question. J’assistais à l’élaboration de ma sentence. Hope, jaloux de sa sœur, avait affirmé qu’elle me regrettait : il pouvait s’être trompé, comme se trompent toujours ceux qui sont jaloux par besoin de l’être ; mais M. Butler voulait savoir à quoi s’en tenir, et Love subissait un interrogatoire, tendre sans doute, mais décisif. Je croyais pouvoir en être certain, aux intonations à la fois solennelles et dubitatives de la voix de M. Butler, lorsqu’elle s’élevait un peu ; cependant Love répondait si bas que je ne pouvais rien deviner, en dépit des intervalles que je ménageais dans l’exercice de mon marteau.

Au bout d’une demi-heure de ce supplice, je vis M. Butler se lever, embrasser sa fille et passer dans la chambre de Hope, probablement pour lui rendre compte de ce qu’il venait d’apprendre. Je restais seul avec Love. Je n’y pus tenir. Décidé à savoir mon sort, j’entrai dans sa chambre ; mais son sourire de bienveillance protectrice me troubla. Si elle jouait un rôle, elle le jouait bien. — Que voulez-vous, Jacques ? me dit-elle du ton dont elle aurait dit aux vaches de la montagne : Je n’ai pas de sel à vous donner, mes pauvres bêtes !

Je la consultai sur le classement des minéraux dans la boîte, et, comme je lui présentais à tout hasard un échantillon, elle le regarda avec la loupe. — Voilà un admirable morceau, me dit-elle. Avez-vous remarqué, Jacques, comme il y a de petits fragmens qui représentent une grande roche avec ses arêtes, ses cavernes et ses cristallisations ? Oui, oui, vous devez avoir remarqué cela, vous qui avez l’œil à ces choses.

— Il est tout simple que je l’aie remarqué, lui répondis-je en me remettant avec un dépit secret au diapason de sa tranquillité d’esprit ; j’ai fait souvent l’état de casseur de pierres sur les chemins, et il faudrait être aveugle pour ne pas connaître des yeux ce que l’on manie du matin au soir ; mais une chose m’étonne, c’est qu’une demoiselle comme vous s’en occupe tant et sache plutôt ce qu’il y a dans le cœur d’un rocher que ce qu’il peut y avoir dans celui d’un homme.

— Pourquoi dites-vous cela ? me demanda-t-elle en me regardant avec surprise, mais sans inquiétude ni dédain. Est-ce parce que je n’ai pas compris votre chagrin à propos de l’indifférence prétendue de votre femme ?

— Oui, justement, demoiselle, c’est à cause de ça !

— Eh bien ! je vous répondrai, car vous avez de l’esprit, et vous me comprendrez. De même que cette petite pierre renferme tous les élémens dont se compose la grande roche dont elle est sortie, de même le cœur d’un homme ou d’une femme est un échantillon de tout le genre humain. Dans les pierres, il y a un fonds commun composé de quelques substances premières, qui se combinent à l’infini pour former ces différens minéraux auxquels on a donné trop de noms et dont on a fait trop de divisions, encore assez mal établies. On a fait un peu de même pour expliquer le cœur humain. On a embrouillé les choses au point que les gens qui s’aiment, comme votre femme et vous par exemple, ne se comprennent plus, et s’imaginent être deux personnes différentes ayant un secret impénétrable l’une pour l’autre. L’une s’étonne d’être aimée froidement, l’autre de ne pas être devinée dans ce que son amour a de pur et de fidèle : toutes deux se méconnaissent. Or ce qui vous arrive arrive à bien d’autres. Je sais des gens qui cherchent à se deviner, et qui se donnent un mal étonnant pour n’en pas venir à bout. C’est parce que, savans ou simples, nous en cherchons trop long dans le livre du bon Dieu. Si nous nous disions bien que nous sommes tous sortis de la même pâte comme les pierres du sein, de la terre, nous reconnaîtrions que la différence des combinaisons est dans tout, et qu’elle est bonne, que c’est elle qui prouve justement que tout ne fait qu’un, et que cent ou cent mille manières de s’aimer et de s’entendre montrent qu’il y a une grande et seule loi, qui est de s’entendre et de s’aimer. C’est par l’étude des pierres, des plantes, et de tout ce qui est dans la nature, que je me suis fait cette tranquillité-là, mon brave homme, et si j’étais à votre place, si j’avais une grande passion dans le cœur, je tâcherais de me contenter d’une amitié tendre et forte comme celle que votre femme a probablement pour vous.

Le discours à la fois élevé et naïf de Love me laissa muet quelques instans. Était-ce une prédication chrétienne donnée charitablement, en temps de république socialiste, à un prolétaire raisonneur ? Cela me paraissait d’autant plus probable qu’à cette époque on vit pendant un moment, fort court à la vérité, mais fort intéressant, une apparence d’entente cordiale extraordinaire entre le peuple, la bourgeoisie et même la noblesse. Feinte ou sincère, cette entente sembla devoir modifier essentiellement les mœurs. Les cœurs généreux et romanesques purent y croire ; pour tous ceux qui ne se jetèrent pas dans les luttes de parti et dans les questions de personnes, il y eut comme une ère nouvelle dans les relations, et les philosophes calmes et observateurs de la trempe de M. Butler et de sa fille durent en faire un sujet d’études et y prendre un intérêt de curiosité. Chez ceux-là, il y avait une réelle bienveillance et le désir beaucoup plus que la crainte de l’égalité. On faisait, pour ainsi dire, connaissance avec le peuple affranchi, car c’était un peuple nouveau, et qui ne se connaissait pas encore lui-même. Le peuple aussi interrogeait naïvement ses maîtres de la veille ; on cherchait à se pénétrer mutuellement avec un reste de méfiance mêlé à un besoin d’abandon. Tel était du moins l’état de nos provinces à cette époque pour les personnes de bonne foi et de bonne volonté. Je ne parle pas des autres.

XXV.

Il n’y avait donc pas, dans l’intérêt que Love m’accordait, une trop grande invraisemblance, et cependant j’y sentais une allusion si directe à notre situation mutuelle que je restais tremblant et éperdu, prêt à jeter le masque, prêt à le remettre, et ne sachant que résoudre.

— Vous direz tout ce que vous voudrez, repris-je ; mais dans les différences il y a du meilleur et du pire, du calcaire grossier qui n’est ni beau ni bon, et que vous ne regardez seulement pas, et du beau granite rempli de petits grenats et de cristaux fins qui brillent. Vous examinez ça curieusement, et vous êtes contente d’y trouver tant de choses qui font qu’une pierre dure est une bonne pierre, et qu’une pierre molle est une pierre si l’on veut. Eh bien ! je vous dis, moi, que c’est la même chose pour les humains. Il y a des cœurs tout en diamant où le soleil se joue quand on l’y fait entrer, et il y en a d’autres tout en poussière grise où il fait toujours nuit.

— C’est-à-dire, reprit Love en souriant avec une apparence de moquerie, que votre cœur est une pierre précieuse, et celui de la femme que vous aimez un peu de fange durcie ? Eh bien ! je commence à croire que vous ne l’aimez pas du tout, et que vous ne pensez qu’à vous estimer et à vous admirer vous-même. Peut-être que cette pauvre femme devine, au fond de votre grand amour pour elle, une espèce de mépris qui provient de votre orgueil. Vous vous êtes dit : « Ma manière d’aimer est la seule bonne, et cette femme-là qui aime autrement n’a pas de cœur. » Dès lors, moi, je me demande comment vous osez vous vanter d’aimer si fort et si bien la femme dont vous faites si peu de cas.

La leçon était nette. Je l’emportai pour la commenter dans mon cœur, car M. Butler venait de rentrer et recommençait à parler bas avec sa fille. Je retournai à mes cailloux, mais je ne pus continuer le moindre travail. J’étais hors de moi et comme épouvanté de l’idée que Love avait mise sous mes yeux. Était-ce donc moi que j’aimais en elle ? Avais-je caressé ma blessure au point de l’adorer et de me faire un mérite et une gloire de ma faiblesse et de ma souffrance ? N’y avait-il pas en moi une sorte de rage, peut-être une sorte de haine contre cette femme devenue insensible à force de s’exercer à dompter la douleur ? Je la sentais plus forte que moi, et j’en étais comme offensé et indigné. Peut-être même n’étais-je aussi acharné à sa poursuite que par besoin de me venger d’elle en lui faisant souffrir un jour tout ce que j’avais souffert. Qui sait si, du moment où je me sentirais ardemment aimé, je ne me trouverais pas tout à coup désillusionné et lassé par l’excès et la durée de la lutte ?

Tout cela était à craindre, car c’est là la marche ordinaire des passions, et j’étais profondément humilié de penser que, depuis cinq ans, j’étais peut-être ma propre dupe en me croyant embrasé d’un sentiment sublime, tandis que je n’étais que dévoré par un sauvage besoin de vengeance et de domination. J’attendais avec impatience le retour des domestiques de M. Butler. Aussitôt qu’ils reparurent, je m’enfuis au fond de la montagne, en proie au sombre problème qui m’agitait. Love avait mis le doigt sur la plaie, et si mon âme malade n’était pas perdue, du moins elle était menacée sérieusement, car j’essayais en vain de me calmer. J’étais en colère contre elle, et je brisais les arbustes qui me tombaient sous la main en me figurant briser mon idole avec un amer soulagement.

Comme j’errais au hasard depuis deux heures, je me trouvai à l’improviste sur la route de Clermont, et je vis venir à ma rencontre un personnage déhanché, tout habillé de gris et monté sur un cheval de louage que suivait une espèce de guide. Je m’arrêtai court en reconnaissant Junius Black.

— Mon ami, s’écria-t-il en m’apercevant, approchez, approchez, je vous prie, et dites-moi dans quel hôtel du Mont-Dore est descendue la famille Butler,… une famille anglaise qui doit être ici depuis huit jours ?

Je nommai l’hôtel sans daigner prendre la peine de changer mon accent. Si quelqu’un était incapable de me reconnaître, ce devait être M. Black.

Mais il se trouva que la chose la plus inattendue était précisément celle qui m’attendait. M. Black avait une mémoire fabuleuse et le sens de l’observation des lignes et des physionomies. Il me remercia de mon renseignement en levant son chapeau et en me disant : — Mille pardons, monsieur le comte ; je ne vous savais pas de retour en France, et je ne vous reconnaissais pas à première vue.

J’étais las de dissimuler, et j’étais d’ailleurs dans un paroxysme de totale désespérance. Je lui demandai de ses nouvelles, et lui témoignai combien j’étais surpris de sa pénétration.

— Mon Dieu ! me dit-il en mettant pied à terre, il y a comme cela en ce moment des personnes de votre caste qui se déguisent pour échapper à des dangers politiques imaginaires. Vous n’êtes pas, je pense, d’un caractère pusillanime ; mais, venant de loin, vous avez peut-être cru trouver ici tout à feu et à sang.

— Non, monsieur, répondis-je, je n’ai pas cru cela, et je ne crains aucune chose en ce monde. Je me suis déguisé ainsi pour revoir miss Butler sans qu’elle me reconnût.

— Miss Butler ? Pourquoi cela ? grand Dieu ! N’êtes-vous pas marié ?

— Je n’ai jamais été marié, et je l’aime toujours, puisque je me suis fait paysan pour me mettre à son service.

— Oh ! la singulière idée ! s’écria M. Black en jetant la bride de son cheval à son guide et en descendant avec moi la profonde rampe qui s’abaisse sur la vallée. C’est romanesque cela, très-romanesque ! Pas marié ! je m’en doutais. Je n’y croyais pas, à votre mariage… Mais mademoiselle a fait comme moi, elle vous a reconnu tout de suite, n’est-il pas vrai ?

— Si elle m’a reconnu, depuis huit jours que je suis auprès d’elle en qualité de guide, elle n’en a encore rien fait paraître, et je vous avertis, monsieur, que si vous me trahissez, vous me désobligerez particulièrement.

— Étrange, étrange, en vérité ! C’est un roman !… Mais je n’entends rien à ces choses-là, moi, et je ne crois pas devoir m’y prêter, d’autant plus que mademoiselle doit savoir à quoi s’en tenir. Il est vrai que vous êtes changé, très-changé, et très-bien déguisé, j’en conviens : on jurerait d’un montagnard ; mais enfin vous êtes vous, et non pas un autre. M. Butler aussi doit…

— Si M. Butler sait qui je suis, il n’y a pas longtemps, je vous en réponds. Quoi qu’il en soit, je vous demande le secret.

— Et moi, je ne vous promets rien. Je n’ai pas de raisons pour préférer votre satisfaction à la dignité de la famille.

— Et en outre vous avez pour moi une antipathie dont j’aurais dû redouter la clairvoyance.

— Vous vous trompez, monsieur, j’ai toujours fait grand cas de vous, et, sachant que vous avez voyagé, je suis certain que vous avez appris beaucoup de choses intéressantes. Miss Butler s’ennuie quelquefois, et son père serait heureux de la voir mariée. Vous seriez pour eux et pour nous tous une grande ressource. Oui, en vérité, vous pourriez continuer l’éducation du jeune homme, car cela dérange bien sa sœur de ses propres travaux, et moi, cela me distrait quelquefois des soins que je dois à la collection. Bref, je serais content que ce mariage pût se renouer, puisque miss Love y avait consenti autrefois, et que depuis elle a toujours refusé d’en contracter un autre… Mais que sais-je maintenant de ses intentions ? Ceci ne doit pas vous fâcher, vous voyez que je ne mets pas en doute la pureté des vôtres.

— Je vous en remercie ; mais vous ne devez pas me trahir, monsieur Black, je vais vous le prouver. Miss Butler n’a pas pour moi le sentiment auquel j’ai eu la folie d’aspirer. Je suis venu pour m’en convaincre, et je m’en vais. Jusque-là, n’ajoutez pas à mon chagrin l’humiliation d’être raillé. Voyons ; si, comme je le crois maintenant, vous êtes un excellent garçon, quel profit et quel plaisir trouverez-vous à cela ?

— Aucun… Mais laissez-moi réfléchir ; diable ! laissez-moi réfléchir ! Cela me paraît bien grave ! Si mademoiselle découvre la vérité, que pensera-t-elle de ma complicité dans une pareille aventure ?

— Et qui vous forcera de dire que vous m’avez reconnu avant elle ?

— La vérité, monsieur, la vérité. Je ne sais pas mentir, moi, Junius Black ; je n’ai jamais menti !

— Alors vous blâmez ce déguisement comme un mensonge ?

— Un peu, oui, je l’avoue. Seulement je me dis : c’est l’amour, et je ne sais pas ce que l’amour ferait de moi, s’il s’emparait de ma cervelle. Cela n’est jamais arrivé, et j’espère bien que cela n’arrivera jamais ; mais enfin je sais que l’amour fait faire des choses étranges, et c’est parce que je ne le connais pas que je ne puis juger de la dose de libre arbitre qu’il nous laisse. Quoi qu’il en soit, je ne vous promets rien, entendez-vous ?

— Eh bien ! faites ce que vous voudrez. Je pars. Adieu, monsieur Black. Dites à miss Butler que j’ai souffert tout ce qu’un homme peut souffrir,… ou plutôt ne lui dites rien. Elle n’entendra plus jamais parler de moi. Adieu !

M. Black, qui était réellement un homme sensible et naïf sous sa froide enveloppe, m’arrêta en me prenant par le bras avec une touchante gaucherie.

— Non, mon cher ami, non ! s’écria-t-il ingénument, vous ne vous en irez pas comme ça, quand je sais, moi, ou quand je me persuade du moins que mademoiselle… Ma foi, je lâche le mot, j’ai toujours cru m’apercevoir que miss Love ne se consolait pas de votre absence, et si vous partez encore. Dieu sait si elle ne négligera pas la science, si elle ne deviendra pas triste, malade ! Enfin, monsieur, vous ne partirez pas, et fallût-il vous promettre… tenez ! je ferai tout ce que vous voudrez, et s’il vous faut ma parole, je vous la donne.

Ce bon mouvement de Junius fondit mon pauvre cœur froissé et trop longtemps solitaire. Je ne pus retenir mes larmes, et toute force m’abandonna.

J’attendrissais M. Black, mais je le dérangeais beaucoup, car il avait grande envie de regarder le pays autour de lui, et, tout en provoquant mes épanchemens, il m’interrompait pour me parler géologie. Enfin, voulant avoir raison de ma douleur et de mon découragement, il s’assit près de moi sur le bord du chemin, et me fit les questions les plus candides sur le sentiment qui me dominait à ce point, et dont il ne se faisait aucune idée juste. Quand il crut me comprendre : — Écoutez, me dit-il, je vois ce que c’est, vous l’avez aimée lorsqu’elle était encore une enfant. Vous qui étiez un jeune homme fait, ayant déjà usé et peut-être un peu abusé de la vie, vous exigiez que cette jeune fille si pure et si simple eût pour vous une passion effrénée, car il eût fallu cela pour la décider à risquer la vie de son frère, et c’eût été là une mauvaise passion, peu excusable dans un âge si tendre et avec l’éducation saine qu’elle avait reçue. Voilà ce que vous vouliez d’elle, j’en suis certain, et je me souviens de l’avoir compris le jour où je vous vis ensemble au cratère de Bar, tout en ayant l’air d’être aveugle… Mais il ne s’agit pas de cela. Suivez mon raisonnement. — Vous avez été trop exigeant et trop impatient, mon cher ami ! Si, au lieu de vous brûler le sang et de vous épuiser l’esprit à désirer une solution alors impossible, vous eussiez su l’attendre ; si vous eussiez pris confiance en elle, en Dieu, en vous-même, tout ce qui vous est arrivé aurait pu ne pas être. Vous ne seriez pas parti, vous eussiez espéré un an, deux ans peut-être ; à l’heure qu’il est, vous seriez marié depuis trois ans avec elle, car il y a tout ce temps-là que le cher Hope est hors de danger. Songez donc que votre départ était comme une rupture dont vous preniez l’initiative…

— Pardon ! mon cher monsieur, m’écriai-je : les choses ne se sont point passées ainsi. C’est elle qui m’a rendu ma parole.

— Et pourquoi diable l’avez-vous reprise ? Ne savez-vous pas que si on vous l’a rendue, c’est parce que votre mère avait provoqué cette décision pénible ? N’avait-elle pas écrit à M. Butler pour le mettre au pied du mur, en lui disant que vous dépérissiez, et qu’il vaudrait beaucoup mieux pour vous n’avoir plus aucun espoir ?… M. Butler me montra la lettre, et je fus d’avis qu’il fallait agir selon le désir de votre mère, puisqu’à cette époque Hope était fort malade, et qu’il n’était pas possible d’assigner un terme à sa maladie.

— On a beaucoup exagéré la maladie de Hope !

— Dites, monsieur, qu’on l’a beaucoup dissimulée ! C’était une maladie nerveuse, et je vous dirai tout bas que, par momens, on a craint l’épilepsie. Or vous savez que l’on cache avec soin ce mal, qui peut réagir sur l’imagination de ceux qui entourent le malade, sur les jeunes sujets particulièrement. Aussi n’a-t-on jamais prononcé ce mot-là devant miss Love. Grâce au ciel, toute inquiétude est dissipée ; mais sachez bien que, pendant que vous nous accusiez, nous n’étions pas sur des roses.

— Pourquoi m’avoir caché alors ce que vous m’avouez maintenant ? Si au moins Love eût pris le soin d’adoucir mon désespoir par sa pitié ; mais elle m’écrivait : Soumettons-nous, comme si c’eût été la chose la plus simple et la plus aisée !

— Love a ignoré votre désespoir. Elle a su que vous aviez du chagrin, mais nous lui avons caché avec soin l’excès de votre passion : n’était-elle pas assez à plaindre sans cela ?

— Love n’a rien ignoré : je lui écrivais !

— Love n’a pas reçu vos lettres. M. Louandre les remettait à son père, qui les lui rendait sans les lire.

— Alors je vois qu’en effet elle a été moins cruelle pour moi que je ne le pensais. Peut-être n’ai-je le droit de lui adresser aucun reproche ; il n’en est pas moins vrai qu’elle m’a oublié, et que dernièrement encore elle se félicitait d’avoir conservé sa liberté : on me l’a dit !

— Et on ne vous a peut-être pas trompé. Eh bien ! quand cela serait ? De quel droit exigiez-vous une douleur incurable quand vous quittiez la partie ? Et qu’est-ce donc que votre amour, mon cher monsieur, si vous n’avez pas l’humilité de vous dire que miss Love était une personne au-dessus de tous et de vous-même ? Si, par votre force morale et par la culture de votre intelligence, vous êtes devenu digne d’elle, n’est-il pas de votre devoir de chercher à vous faire apprécier et chérir ? Que diable ! je ne suis amoureux d’aucune femme, moi, Dieu merci ! mais si j’aspirais à une femme comme elle, je serais plus modeste que vous ; je ne lui ferais pas un crime d’avoir passé cinq ans sans idolâtrer mes perfections. Je me dirais qu’apparemment j’en avais fort peu, ou que je n’ai pas su m’y prendre pour les faire goûter, et je ne serais pas effrayé de passer encore cinq ans à ses pieds dans l’espoir d’un bonheur que je tâcherais de mieux mériter.

Junius parlait avec tant d’animation qu’il me passa par la tête qu’il était amoureux de Love ; mais à coup sûr il ne s’en doutait pas lui-même, car il continua à me retenir et à me prêcher jusqu’à ce qu’il me vît convaincu, résigné et repentant. Il avait mille fois raison, l’excellent jeune homme ! Avec son bon sens pratique et sa rectitude de jugement, il me montrait la route que j’eusse dû suivre, et qu’il était temps de suivre encore. Sa réprimande se trouvait d’accord avec le reproche d’orgueil que Love m’avait adressé deux heures auparavant, et avec les remords qui m’avaient obsédé et rendu furieux contre moi-même et contre elle en même temps.

XXVI.

Quand j’eus conduit Junius jusqu’à la porte de l’hôtel, et après qu’il m’eut renouvelé sa promesse, je retournai dans la montagne. Je ne voulais et je ne pouvais donner aucun repos à mon corps avant d’avoir reconquis celui de l’âme. Les paroles de M. Black avaient essentiellement modifié mon émotion ; mais j’étais accablé par sa raison plutôt que convaincu par ma conscience. Certes il était entré beaucoup d’orgueil dans mon amour, mais aussi l’on me demandait trop d’humilité, et je ne pouvais accepter l’état d’infériorité morale où l’on voulait me reléguer. Pour me punir de m’être cru trop grand en amour, on voulait me faire trop petit, et on semblait me prescrire de demander pardon pour avoir trop souffert et trop aimé !

Pourtant quelque chose de plus fort que ma révolte intérieure me criait que Love valait mieux que moi. Elle avait souffert sans se plaindre ; elle avait sauvé son frère, et moi, j’avais laissé mourir ma mère !… Peut-être même avais-je hâté sa mort par mon impuissance à cacher mon désespoir. Ce remords m’avait souvent tenaillé le cœur, et, pour m’y soustraire, j’accusais Love d’avoir causé le mal en causant ma faute ; mais cela était injuste, puisque Love ne m’avait jamais trahi, et la faute retombait sur moi seul.

Alors je retombais moi-même dans le découragement. Pouvait-elle m’aimer coupable et lâche ? Si elle m’acceptait pour époux, ne serait-ce pas par une tendresse pleine de pitié comme celle qu’elle vouait à son frère ? M’était-il permis de prétendre à une passion que je n’étais pas digne d’inspirer ? Et moi, pouvais-je accepter une pitié qui achèverait de m’avilir ?

L’abattement fut tout le calme que je pus obtenir de ma passion. Je dormis de fatigue, et je fus réveillé à deux heures du matin par François, qui me demandait si, tout de bon, je voulais porter le fauteuil, vu qu’il était temps de se mettre en route. Les Butler voulaient voir le lever du soleil sur le Sancy.

— Pourquoi ne porterais-je pas le fauteuil aussi bien que les autres ? lui répondis-je.

— Parce qu’il faut savoir. Diable ! ce n’est pas un jeu, et, tout bon piéton que vous êtes, vous ne savez pas ce que c’est que d’être attelé à un brancard pour monter ou descendre à pic, sauter les torrens de pierre en pierre, traverser la neige aux endroits praticables, et cela avec tant d’ensemble que le camarade ne tombe pas sur un faux mouvement de vous ; songez aussi au voyageur. Si vous tombez tout simplement, le fauteuil tombera sur ses quatre pieds, et il n’y aura pas grand mal ; mais si vous roulez sans avoir pu défaire la bricole, adieu tout le monde. Pensez-y, monsieur, ne nous faites pas un malheur ! Songez que la demoiselle va nous confier sa vie !

— C’est pour cela que je veux la porter, François. Je ne serais pas fâché d’avoir une fois sa vie dans mes mains. Partons !

Une heure après, nous étions en route. Love, assise commodément, avec un petit marchepied suspendu, traversait rapidement la verte et profonde vallée, blanchie par les vapeurs du matin. Il faisait très froid. Le terrain montait doucement. Les porteurs avaient peu de peine. Comme nous étions quatre, c’est-à-dire deux de rechange, je laissai partir les deux premiers en avant. Je ne voulais pas attirer encore l’attention de Love, et je suivais avec mon camarade de relais. Je désirais parler avec M. Black, qui venait à l’arrière-garde, ainsi que M. Butler, Hope, François et son beau-père. Les porteurs, marchant une sorte de pas gymnastique, ne souffraient personne devant eux.

Junius vint de lui-même se placer à mes côtés, à une distance convenable des Butler. Comme mon camarade était près de nous, je parlai anglais, ce qui fit un grand plaisir à M. Black. — Vraiment ! vous avez appris notre langue, si vite et si bien ? Mademoiselle en sera charmée ; mais sachez, mon cher ami, que miss Butler ne se doute de rien, qu’elle ne vous a pas reconnu, et qu’elle ne m’a, en aucune façon, laissé libre de lui parler de vous. J’ai essayé d’amener adroitement la conversation sur votre compte. J’ai demandé si on avait quelque nouvelle de vous. C’est M. Butler qui m’a répondu : « Oui, il paraît qu’il se porte bien, et qu’il n’est pas marié, comme on le prétendait… » Mais miss Love a rompu le discours après avoir fait l’observation que le renseignement venait d’un certain Jacques qui ne savait peut-être pas ce qu’il disait. Peu d’instans plus tard, on s’est séparé, chacun voulant se coucher de bonne heure pour être debout avant l’aube. Ce matin, je n’ai eu que le temps de la saluer, si bien que j’ignore ce qu’elle répondra à mes insinuations.

L’adresse de Junius me fit trembler. Je le suppliai de ne pas dire un mot de moi. Ce qu’il me rapportait ne m’apprenait rien. Bien qu’il se crût en possession de la confiance de Love, il était fort probable qu’elle ne la lui accorderait pas en cette circonstance.

Que se passait-il donc dans l’esprit de cette étrange fille ? Lorsque les hommes qui la portaient eurent fourni leur première haleine, ils s’arrêtèrent pour m’appeler ; mais comme j’allais soulever les bâtons, Love, sans me regarder, et s’adressant à mon camarade, lui dit qu’elle voulait attendre son père. — Ce n’est pas que je souffre ni que je sois lasse, dit-elle à M. Butler quand il nous eut rejoints ; je ne connaîtrais pas de plus agréable manière de voyager, si je pouvais oublier la fatigue que je cause à ces hommes. Je pense aussi à la vôtre, cher père ; nous allons trop vite, et quoique vous ne soyez pas forcé de nous suivre, vous nous suivez de près, sans vous en apercevoir. Je vous prie donc de prendre de l’avance sur nous. Je sais qu’on ne peut pas monter en chaise jusqu’au sommet du Sancy, c’est trop rapide. Je resterai au pied du cône, et, comme il y fait froid, j’aime autant arriver la dernière pour vous y attendre moins longtemps.

M. Butler objecta qu’elle allait rester seule avec les guides, Hope désirant voir le lever du soleil sur le sommet du Sancy, et M. Black ayant franchement renoncé à marcher vite et à monter haut à cause de son asthme.

— Eh bien ! je ne vois aucun inconvénient, répondit Love, à ce que vous me laissiez avec les guides. Ne suis-je pas en sûreté au milieu de ces braves gens ? D’ailleurs…

Ici Love se retourna comme pour dire que je n’étais pas loin ; mais j’étais plus près d’elle qu’elle ne croyait, et en me voyant elle n’acheva pas sa phrase. Je crus voir errer sur ses lèvres un sourire singulier. M. Butler, s’adressant alors à moi, me recommanda d’empêcher que sa fille fît un seul pas, et même il parla bas à François pour lui dire de ne pas nous quitter, vu qu’il ne savait pas si j’étais un porteur bien expérimenté. Puis il s’éloigna avec Hope, et Love nous ordonna d’attendre encore M. Black, dont elle parut vouloir s’occuper avec beaucoup de sollicitude.

Quand il fut près d’elle, elle lui reprocha de n’avoir pas pris un cheval, et elle ajouta qu’elle se reprochait à elle-même de n’y avoir pas songé pour lui. — J’aurais dû me rappeler, lui dit-elle, que vous ne vous souvenez de rien quand il s’agit de vous seul, et je crains réellement que cette course ne vous rende malade… — Ne pourrait-on pas, dit-elle à François, avoir par ici un cheval pour M. Black ?

François, qui n’était jamais embarrassé de rien, ne demanda qu’un quart d’heure pour en amener un du buron le plus voisin, et il partit comme un trait. — Attendons-le ici, reprit Love en s’adressant à M. Black. Quand je vous verrai à cheval, je repartirai.

L’intérêt qu’elle témoignait à cet ami déjà ancien de sa famille eût dû me paraître fort naturel. Je n’ignorais plus que Junius Black méritait par sa candeur et sa bonté l’estime et l’affection de ceux qui le connaissaient ; mais tout m’était sujet de jalousie et de déplaisir, et après tout je ne savais rien ! Love, un moment auparavant, semblait me reconnaître et invoquer ma protection de préférence à celle de tout autre. À présent, elle semblait avoir déjà oublié que j’étais là, et vouloir se placer sous la protection exclusive de Junius Black. Elle parlait anglais avec lui ; peut-être ignorait-elle encore que je pouvais l’entendre. J’avais passé par tant d’incertitudes et de suppositions gratuites depuis huit jours, que je n’avais plus aucune confiance dans ma pénétration ni dans mon propre jugement. Je l’écoutais, avec une avidité inquiète, échanger des réflexions sur le facies géologique environnant avec le pauvre savant, à la figure froide et inoffensive, que si longtemps j’avais pris pour un détracteur machiavélique, et j’avais l’esprit si malade que je m’attendais presque à découvrir une préférence pour lui dans le cœur de miss Butler.

On avait placé le fauteuil de Love auprès d’un rocher où Junius, déjà très fatigué d’avoir fait à pied un tiers du chemin, s’était assis pour se reposer et pour se trouver de niveau avec elle.

Soit qu’il eût résolu, malgré ma récente prière, de lui parler de moi, soit que ma figure soucieuse le décidât à risquer, sans me consulter, une explication décisive sur mon compte, il rompit la glace tout à coup, de la manière la plus maladroite. — À propos de roche, dit-il en ramassant une pierre à ses pieds, savez-vous que M. de La Roche est de retour dans son château ?

— Bah ! vous croyez cela ? répondit Love sans émotion ; on a fait tant d’histoires sur son compte que je ne crois plus à rien.

— Vous croyez au moins, reprit Black sans faire attention à mes signes, qu’il est décidément bien vivant et nullement marié ?

— Je le sais, répondit Love ; mais quant à son retour, je n’y crois pas.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je ne pense pas qu’il m’aime assez pour revenir dans un pays qu’il n’aimait plus du tout.

— Que dites-vous là ? Pourquoi ce doute, mademoiselle ?

— S’il m’eût aimée, il n’eût pas douté de moi, et il serait revenu plus tôt.

— C’est ce que je lui ai dit, repartit ingénument M. Black ; mais il assure que…

— Ah çà ! vous l’avez donc vu ? s’écria Love en faisant le mouvement involontaire, mais aussitôt comprimé, de me regarder.

— Oui, je l’ai vu,… répondit Junius avec embarras. Je l’ai vu,… à Clermont, je crois.

— Vous croyez ? reprit Love en riant : vous n’en êtes pas sûr ? N’importe, mon cher monsieur Black ; vous l’avez vu, je le crois, puisque vous le dites, car vous ne savez pas mentir. Eh bien ! vous a-t-il parlé de moi ? Que vous a-t-il dit de moi ?

Je faisais des yeux si terribles au pauvre Junius qu’il perdit contenance et bégaya au lieu de répondre.

— Tenez, reprit Love, je le sais, ce qu’il vous a dit ; il me semble que je l’ai entendu, et que je peux vous le redire mot pour mot. Il dit que je n’ai pas de cœur, que je ne suis pas capable d’aimer, que je suis trop à mes parens et à mes études pour être digne de le comprendre et capable de le rendre heureux. N’est-ce pas cela ?

Et comme Junius, de plus en plus interdit et troublé, ne trouvait rien à alléguer pour ma défense, elle ajouta : — Si vous le revoyez à Clermont ou ailleurs, dites-lui, mon cher monsieur Black, que je l’ai aimé plus longtemps et mieux qu’il ne le méritait, puisqu’il n’avait pas confiance en moi, ou qu’il l’a perdue avant de vouloir se soumettre à l’épreuve du temps. Que sais-je à présent des autres amours qui ont rempli sa vie durant tant d’années ? J’aimais un jeune homme sans grand avoir et sans grande expérience, aussi naïf que moi à bien des égards, capable de comprendre par momens mes devoirs personnels et de partager un jour mon humble bonheur. À présent Jean de La Roche est riche, instruit ; il doit connaître le monde, et la vie facile, et les amours que je ne comprends pas, et les femmes à belles paroles et à grandes passions, auprès desquelles je ne lui paraîtrais plus qu’une vieille fille desséchée par les veilles et adonnée à des études rebutantes chez une personne de mon sexe.

— Mais ne croyez donc pas cela ! s’écria enfin Junius avec feu. Il dédaignera d’autant moins une femme savante qu’il est savant lui-même. Ce sont les ignorans qui ont peur de la supériorité d’une femme, ce sont les imbéciles qui demandent une compagne bornée, ce sont les sots qui veulent jouer le rôle de pacha et jeter le mouchoir à des odalisques dégradées. Un homme de cœur et d’esprit veut vivre avec son égale, la respecter comme sa mère ou comme sa sœur, en même temps que la chérir comme sa femme. Il veut être fier d’elle, et il me semble, à moi, que si j’avais des enfans d’une idiote, je me ferais reproche de les avoir mis au monde, tant je craindrais qu’ils ne fussent idiots !

La langue du bon Junius s’était déliée sous l’empire d’une honnête conviction. Love l’écoutait attentivement. — Vous avez raison, reprit-elle, cela devrait être ainsi ; mais cela n’est pas ainsi, mon cher monsieur Black. Il y a et il y aura longtemps encore un préjugé contre les femmes qui ont reçu de l’instruction et à qui l’on a appris à raisonner leur devoir. Moi, si j’étais homme, il me semble bien que j’aurais plus de confiance en celle qui saurait pourquoi il faut aimer le vrai, le beau et le bien, qu’en celle qui suit machinalement et aveuglément les chemins battus où on l’a poussée sans lui rien dire de sage et de fort pour l’y faire marcher droit ; mais je me trompe probablement, et vous vous trompez vous-même, parce que vous vivez sans passions. Les préjugés sont plus puissans que la raison ; on veut que la femme aimée soit une esclave par l’esprit et par le cœur, on tient même plus à cela qu’à sa fidélité et à sa vertu, car je sais des hommes qui ont l’air de vouloir être trompés, tant ils le sont, mais qui se déclarent satisfaits par l’apparente soumission morale et intellectuelle dont on les berne.

— Ajoutez à cela, continua Love avec vivacité, que l’homme très passionné est porté plus que tout autre au despotisme de l’âme, et qu’il aime à s’exagérer, pour s’en effrayer et s’en offenser, la capacité d’une femme tant soit peu cultivée. Il ne lui accorde plus ni candeur, ni modestie ; il s’imagine qu’elle est vaine. Il ne se dit pas, ce qui est pourtant une vérité banale, que l’on n’est jamais supérieur en tous points, quelque sage que l’on soit, à une personne raisonnable ordinaire. Je ne parle pas des exceptions, à qui la nature et l’éducation ont tout refusé, mais je suppose une comparaison entre M. de La Roche et moi, par exemple ! Eh bien ! je me dis qu’à certains égards j’en sais peut-être plus que lui, sans avoir le droit d’en être fière, puisque je suis sûre qu’à d’autres égards il en sait certainement plus que moi. Je n’ai jamais compris la rivalité entre les gens qui peuvent s’estimer et se comprendre. Si celui-ci a plus d’ardeur dans la pensée et de nerf dans la volonté, celui-là a plus de prudence dans le caractère ou de charme dans la douceur des relations. Des êtres tout semblables les uns aux autres feraient un monde mort et une société inféconde, et les affections les plus vives sont celles qui compensent leurs contrastes par des équivalens. C’est un lieu commun de dire que les extrêmes se touchent, que les opposés se recherchent dans le monde du sentiment. Voilà sans doute pourquoi nous nous aimions, lui et moi !… Mais il n’a pas compris cela, lui ! Il a protesté contre cette bonne loi de l’instinct ; il a lu des romans où les hommes tuent des femmes qui mentent, et il a éprouvé le besoin de me croire menteuse afin de tuer notre amour. Cette conduite-là, voyez-vous, n’est pas trop bonne, monsieur Black. Si je l’excuse, si je pardonne à ce jeune homme de n’avoir pas tenu compte du chagrin que devaient me causer son désespoir, et son départ, et sa longue absence, c’est parce que je me souviens de l’avoir beaucoup aimé, et que je sens en moi comme une faiblesse de ma volonté quand ma tête veut trop faire taire mon cœur, qui a si longtemps plaidé pour lui. Je crois d’ailleurs que je ferai bien de m’en tenir au regret du bonheur que nous avions rêvé, sans aller jusqu’au regret de nos amours, tels qu’il les entendait. Si nous devons nous revoir, je ne lui refuserai pas mon amitié et mon dévouement au besoin, et je crois qu’il ne m’en demandera pas davantage ; mais s’il lui passait par la tête, après un si long abandon, de vouloir revenir au passé, je lui dirais : Non, mon cher Jean, ce n’est plus possible, car si nous devons nous aimer encore, tout est à recommencer entre nous. Nous n’avons plus de sacrifices à nous faire, puisque votre pauvre mère n’est plus, et que mon cher frère se porte bien : il s’agirait maintenant de nous aimer sans effroi et sans orage, comme on peut s’aimer quand il n’y a plus d’obstacles. C’est bien plus difficile, et peut-être que pour vous les obstacles sont le stimulant nécessaire à la passion. Enfin je ne vous connais plus, moi, et nous avons à refaire connaissance, comme si nous entrions dans une autre vie. Voyez si, telle que je suis, je vous plais encore, et permettez-moi de vous étudier pour savoir si je peux reprendre en vous la confiance que j’ai eue autrefois. Voilà ce que Jean se dirait aussi à lui-même, s’il était un homme sérieux, et ce qu’il se dit peut-être en ce moment, car il est possible qu’il se sente, comme moi, enchaîné par le respect et la mémoire du passé et qu’il éprouve le besoin de m’étudier et de me juger avec ce qu’il a pu acquérir d’expérience et d’exigences légitimes. Jean fera donc bien de m’examiner de son mieux et même de m’espionner au besoin, avant de se permettre de venir réclamer ma parole, et quant à moi, ce ne sera pas avant d’avoir soumis son amour à une longue épreuve que je lui rendrai le mien. Voilà, monsieur Black, ce que vous pouvez lui dire, si vous le rencontrez encore et s’il vous interroge.

Love donna toutes ces raisons, non pas sous forme de discours comme je les résume, mais à travers un dialogue assez animé et qui dura plus d’un quart d’heure. Junius défendait ma cause avec une généreuse obstination. Il prétendait que l’épreuve avait été assez longue et l’expiation de mon impatience assez complète, et que si je me présentais tout d’un coup avec le désir et l’intention de renouer le mariage, on ne devait pas me demander de nouvelles preuves de fidélité et m’imposer de nouvelles souffrances. Love se montra un peu ironique et un peu cruelle. J’avais désormais la conviction qu’elle parlait ainsi à dessein que j’en fisse mon profit, elle avait l’air de me défier et de me rebuter même avec un certain orgueil froissé qui n’était peut-être pas ce qu’il eût fallu pour fermer ma blessure. Plus elle avait raison contre moi, plus je sentais de dépit contre elle. Elle me semblait vouloir triompher de mon humiliation et devenir coquette au moment où je lui reprochais d’être trop austère et trop raisonneuse, comme pour me punir de mon injustice.

Le cheval arriva, et Black se hissa dessus avec sa gaucherie ordinaire ; mais l’animal se trouva un peu vif, et François dut le tenir par la bride, ce qui eût retardé notre marche et l’eût rendue impossible, si nous n’eussions pris le parti de laisser le savant en arrière avec le guide. Mon camarade, le porteur qui n’avait encore rien fait, se plaça dans le brancard en avant, moi derrière Love, et nous partîmes, laissant les deux autres à distance égale entre le cavalier et nous.

Love ne détourna pas la tête en se sentant soulevée par moi, on eût juré qu’elle ne me savait pas là, et qu’elle avait oublié que je pusse y être.

XXVII.

Le porteur de devant était une espèce d’Hercule, un vrai type d’Auvergnat de la montagne, énorme de tête, court d’encolure, large d’épaules, grêle ou plutôt serré de la ceinture aux pieds, comme les taureaux de race. Sa chevelure, frisée en touffe sur le front, complétait la ressemblance ; mais la douceur de son regard et la candeur de son sourire étaient d’un enfant. Il s’appelait Leclergue. François me l’avait choisi en se disant que si je manquais d’adresse ou de force, cet athlète rustique sauverait tout et ne se fâcherait de rien.

Nous allions presqu’aussi vite que des chevaux qui trottent, c’est la manière de porter dans le pays. Love ne parut se souvenir de moi qu’au moment de traverser la Dordogne. Le torrent était très gros, et les roches brutes que nous franchissions par des bonds d’ensemble bien combinés étaient en partie sous l’eau. Elle se retourna alors, et comme si elle eût été surprise de me voir, elle sourit et me dit bonjour d’un petit mouvement de tête.

— Avez-vous peur, demoiselle ? lui dis-je tout en sautant.

— J’ai peur pour vous, répondit-elle d’un ton de reproche, et quand nous fûmes sur l’autre rive, elle ajouta : C’est assez, j’espère, et vous allez appeler un remplaçant.

— C’est-à-dire, repris-je, que vous ne vous fiez point à moi ?

Elle ne répondit pas, mais comme elle était tournée un peu de profil, je vis encore ce mystérieux sourire, demi-railleur, demi-mélancolique, qui parfois la faisait ressembler à la Joconde de Vinci, quoique sa beauté appartînt à un type plus régulier et plus franchement sympathique.

J’encourageai Leclergue en patois. Quoique bien payé par M. Butler, il l’était encore plus par moi, et il ne se ménageait pas. Au bout d’une demi-heure de marche, nous avions rejoint Hope, M. Butler et leurs guides ; mais, comme nous étions lancés sur la pente ascendante des premiers échelons de la montagne, nous ne nous arrêtâmes pas, et bientôt nous laissâmes tout le monde derrière nous. Nous marchions toujours plus vite à mesure que la montée devenait plus rapide, comme font les chevaux courageux quand ils sont chargés, l’animal comprenant tout aussi bien que l’homme que l’ardeur de la volonté allège seule la fatigue.

Il n’y avait plus trace de sentier. Nous gravissions des touffes de gazon toutes rondes, jetées par les pluies en escaliers capricieux et trompeurs sur des talus de gravier. Les pieds des animaux avaient achevé de dégrader le flanc de la montagne. J’éprouvai là une fatigue qui tenait du vertige, mais ce ne fut qu’aux premiers momens. Je fus bientôt pris de cette fièvre qui décuple les forces, et je portai Love sans respirer jusqu’à la source de la Dordogne, qui commence à sourdre au jour au milieu d’une vaste nappe de neige immaculée.

Nous avions beaucoup devancé le reste de la caravane. Nous posâmes le fauteuil pour l’attendre, et Leclergue se jeta de son long par terre avec le sans-façon permis dans la circonstance et avec un peu d’affectation aussi, pour montrer que la peine valait bien le salaire.

Quant à moi, je restai debout à distance. Love, qui ne pouvait faire un pas, m’appela, et, me voyant couvert de sueur sous la bise glacée, elle m’ordonna de prendre son manteau, que je refusai obstinément. — Vous êtes un entêté ! me dit-elle alors avec une véritable colère maternelle, vous avez voulu porter, ce n’est pas votre état, et vous n’en pouvez plus ! Vous en serez malade, vous en mourrez peut-être !

Et des larmes coulèrent sur ses joues pâlies par le froid, qui tout à coup se couvrirent d’une vive rougeur, comme si son amour se fût trahi en dépit d’elle-même. Son émotion me rendit presque fou. Je faillis me jeter à ses pieds, mais la présence de Leclergue me retint. Que signifiaient donc toute cette raison, toute cette prudence et toute cette méfiance dont elle venait de rédiger pour ainsi dire le programme cruel en parlant de moi à M. Black en ma présence, et avec le soin de ne m’en pas laisser perdre une parole ?

Immobile devant elle, je regardais sa nuque blanche inondée de boucles noires, et je devinais, aux moindres ondulations de sa tête penchée en avant, les larmes qu’elle ne pouvait plus retenir. J’étais donc aimé, aimé éperdument peut-être, et elle ne voulait pas me le laisser deviner ! Pourquoi ce jeu terrible pour tous deux ? Était-ce fierté à cause de ma fortune refaite et de la sienne compromise ? Non ! Love était comme son père, elle ne savait jamais rien des choses d’argent, ou si elle les savait, elle n’y pensait pas, elle n’y pouvait pas penser. C’était donc autre chose : du dépit peut-être, un dépit réel et profond de m’avoir vu renoncer à elle dans un temps où elle ne renonçait pas à moi ? — Ah ! si cela pouvait être ! me disais-je. Si elle avait eu contre moi l’amertume que j’ai eue contre elle ! Si elle avait souffert autant que moi,… c’est-à-dire si elle m’aimait comme je l’aime !

Tout se résumait dans cette pensée. J’étais ivre de joie, et la peur me retenait encore. J’allais lui parler à cœur ouvert, et, au moindre mouvement qu’elle faisait, je tremblais de rencontrer son regard déjà séché et son malicieux sourire recomposé sur sa figure impénétrable.

Elle rompit le silence, sans se retourner.

— Est-ce que vous croyez, me dit-elle en me montrant la cime du Sancy, que mon père et mon frère arriveront à temps pour voir de là-haut le soleil sortir de l’horizon ?

— Je ne le crois pas, répondis-je ; mais vous, ne souhaitez-vous point le voir ?

— Je sais, répondit-elle, que c’est une des plus belles choses du monde, mais comme cela ne se peut pas…

— Mais si cela se pouvait ?

— Je vous dis, reprit-elle d’un ton ferme, que cela ne se peut pas, et que je n’y songe pas.

Je m’approchai de Leclergue, qui dormait déjà. — Camarade, lui dis-je à l’oreille en le réveillant, veux-tu gagner cinq cents francs tout de suite ?

— Avec plaisir, monsieur !

— Eh bien ! relève-toi et emportons la demoiselle jusqu’à la croix du puy.

— Diable ! dit-il, porter là-haut une personne ? ça ne s’est jamais fait. Est-ce possible ?

— C’est possible, puisqu’on y a porté une croix et des pierres. Veux-tu mille francs ?

— Non, je suis un honnête homme : cinq cents francs, c’est bien payé ; mais si j’en crève, vous aurez soin de mon vieux père. Je n’ai que lui à nourrir.

— Je te jure d’avoir soin de lui. Veux-tu ?

— Mais vous ? vous ne pourrez pas !

— Est-ce que je vais mal ? Est-ce que je te fatigue ?

— Non ! vous allez mieux que pas un. Allons ! en route. Vous passerez devant ?

— Non, je veux faire le plus difficile. Attends ! je t’avertis que la demoiselle dira non. Elle aura peut-être peur. Ça ne fait rien. Tu avanceras tout de même. C’est moi qui commande.

— C’est bien, mais ce n’est pas le tout de commander, il faut rendre l’homme capable d’obéir. Avez-vous quelque chose à me faire boire ?

— Oui. Voilà de l’eau-de-vie pour toi, lui dis-je, en lui tendant une gourde.

— Où me conduisez-vous ? s’écria Love en nous voyant repasser le brancard dans nos bricoles de cuir.

— À deux pas plus loin, lui répondis-je ; il fait trop froid ici pour nous qui avons chaud. C’est le camarade qui veut sortir de ce corridor de neige.

Elle nous demanda plusieurs fois s’il n’était pas temps de s’arrêter ; mais nous allions toujours, en lui disant que nous arrivions. Quand, après les neiges, elle se vit au pied du cône, elle s’écria qu’elle ne voulait pas aller plus loin ; mais nous étions déjà lancés, et, comme elle faisait mine de se lever pour arrêter Leclergue :

— Miss Love, lui dis-je avec autorité, il est trop tard ; si vous faites un mouvement, vous nous faites tomber, et nous sommes perdus tous les trois !

Elle se tint immobile, les mains crispées sur les bras du fauteuil et retenant sa respiration.

Si l’effort fut grand, Leclergue seul s’en aperçut, et encore avait-il le moins de peine, puisqu’il enlevait sans être chargé de retenir. Quant à moi, je ne m’aperçus de rien ; je n’étais plus dans les conditions régulières de la vie, et je crois que si le cône eût été du double plus haut, je l’eusse escaladé sans effort ; je jouais le tout pour le tout, il m’était absolument indifférent de mourir là, si je ne devais pas être aimé. Pourtant, lorsque j’arrivai, je tombai sur mes genoux en déposant le fauteuil sur le bord de la plate-forme. Leclergue, sans s’inquiéter de personne, défit sa bricole, et, en homme qui connaît tous les dangers de sa profession, descendit en courant le revers du cône, puis se jeta dans un buisson pour ne pas rester exposé sans manteau à l’air vif et saisissant qui fouettait la cime nue.

J’étais donc seul avec Love, mais sans m’en rendre compte, car je perdis un instant la notion de moi-même, je fermai les yeux comme si j’allais m’endormir, et, les rouvrant aussitôt, je regardai avec étonnement autour de moi, comme si j’avais dormi une heure. J’avais tout oublié et je contemplais, pour ainsi dire en rêve, les abîmes perdus sous mes pieds et l’immensité des brumes déployées autour de moi. Le soleil se levait splendide et balayait les vapeurs étendues sur la terre comme un lac sans limites. À travers ce voile grisâtre, les terrains diaprés et les horizons roses commençaient à apparaître comme la vision du mirage. C’était sublime et presque insensé d’apparence ; mais où donc était Love dans tout cela ?

Je regardais stupidement le fauteuil vide posé devant moi. Que faisait là ce meuble d’auberge, en toile rouge et jaune, planté fièrement à côté de la borne trigonométrique qui marque la cime la plus élevée de la France centrale, au pied de la croix de bois brisée par la foudre, qui tient là sa haute cour et célèbre ses grandes orgies les jours de tempête ? Ce fauteuil me faisait l’effet d’une aberration du pauvre Granville dans ses derniers jours de fantaisie délirante. Tout à coup, je me rappelai Love, et je fis un grand cri où s’exhala toute mon âme. Elle était donc tombée dans le précipice ? Que pouvait-elle être devenue ?

Je sentis alors quelque chose de frais sur mon front, c’était sa main. Elle était à genoux près de moi, elle m’enveloppait de ses vêtemens, elle m’entourait de ses bras.

— Jean de La Roche, me dit-elle, tu as donc voulu mourir ici ? Eh bien ! mourons ensemble, car je jure que j’ai assez souffert, et que je ne redescendrai pas sans toi cette montagne.

— Je ne mourrai pas, je ne peux pas mourir si tu m’aimes ! m’écriai-je en me relevant. Je la forçai de se rasseoir sur le fauteuil, et, prosterné à ses pieds, j’appris de sa bouche qu’elle m’avait reconnu dès le premier jour. — Comment ne t’aurais-je pas reconnu, me dit-elle, puisque je t’avais toujours aimé ?… Mais, mon Dieu ! qu’est-ce que je vous dis là ? moi qui m’étais promis de vous étudier et de vous faire attendre !

— Méchante ! m’écriai-je, pourquoi ces froides résolutions et cette prudence hypocrite quand tu me voyais là perdu de chagrin et d’amour, prêt à renoncer à toi et à en mourir peut-être !

— Renoncer à moi ! reprit-elle avec une sorte de colère tendre ; voilà ce que je ne peux pas vous pardonner d’avoir fait et de songer à faire encore quand le doute vous revient. Tenez, Jean, vous ne m’aimez guère !

— Et vous, vous ne m’aimez pas du tout, si vous ne sentez pas que je vous adore !

— Que la volonté de Dieu soit faite ! répondit-elle en se jetant dans mes bras ; je sens bien que notre amour vient de lui, puisqu’il est plus fort que toute ma raison, tout mon ressentiment et toute ma peur. Aimez-moi en despote, si vous voulez ; soyez injuste, aveugle, jaloux : me voilà vaincue, mon cher mari, et je vois bien que tout ce qu’on peut dire contre la passion ne sert de rien, quand la passion commande.

XXVIII.

J’étais toujours aux pieds de Love, derrière le petit monument trigonométrique, lorsque des voix, qui se firent entendre au-dessous de nous, nous signalèrent l’approche du reste de la caravane. M. Butler et son fils, assez inquiets de notre audacieuse ascension qu’ils avaient vue de loin, doublaient le pas pour nous rejoindre et commençaient à gravir le cône. Love m’apprit à la hâte que son père avait été informé par elle, la veille seulement, de mon identité avec ce Jean de La Roche, dont il remarquait déjà, et de plus en plus, la ressemblance sur mon visage. Quant à Hope, il ne se rappelait réellement pas assez mes traits pour avoir le moindre soupçon, et Love me supplia de lui donner quelques jours encore pour le préparer à cette surprise. — Ne faites semblant de rien, me dit-elle, et partez demain pour Bellevue ; c’est là que nous nous rejoindrons presque en même temps. Je me charge d’informer mon père de mes résolutions, qu’il approuve d’avance, je le sais, à tel point qu’en vous donnant ma main et mon âme, c’est à lui presque autant qu’à vous que je cède.

En effet, deux jours après, j’étais à Bellevue sous ma figure normale, et la famille Butler y arrivait peu d’heures après moi. La première personne qui me sauta au cou fut le cher Hope. — Vous vous êtes moqué de moi, me dit-il, mais je vous le pardonne, à la condition qu’une autre plaisanterie que l’on m’a faite en voyage restera ce qu’elle est, une plaisanterie horrible et détestable !

— Sachez, me dit M. Butler en riant et en m’embrassant, que nous avons appris à cet enfant le motif de votre déguisement. N’était-ce pas en effet une manière adroite de vous introduire auprès de nous pour plaider la cause et faire agréer les offres de votre aimable cousin de Bressac ?

— Et Love jouait cette comédie avec un sérieux irritant, reprit le jeune homme. J’ai failli croire qu’elle voulait me donner pour beau-frère l’homme qui m’est le plus antipathique, et j’ai été assez simple pour plaider votre cause et pour dire que ma sœur n’était pas libre d’épouser un autre homme que vous.

— Vous avez été plus loin, dit Love en souriant. Vous avez affirmé que je devais épouser M. de La Roche. Est-ce encore votre opinion ?

— Oui, répliqua le jeune homme avec chaleur. Il faut que cela soit pour que je redevienne heureux, car j’ai cessé de l’être le jour où je vous ai vue pleurer.

— En ce cas, me voici pour dresser le contrat ! dit M. Louandre, qui venait d’arriver, et qui nous écoutait depuis un instant sans se montrer.

Le soir, après que nous eûmes dîné en famille et causé longtemps avec expansion, Love me dit à demi-voix : — Décidément, mon ami, je vous aime mieux quand vous parlez en bon français, sans accent, et quand, n’ayant plus l’obligation de faire le paysan montagnard, vous montrez votre cœur et votre esprit tels qu’ils sont. Je ne dirai pas que je vous retrouve, mais qu’en ce moment je vous découvre ; car il y a une chose que vous ne savez pas, monsieur Jean ! c’est que vous n’êtes plus l’homme d’autrefois. Vous avez tellement gagné de toutes façons, que, si vous fussiez venu me trouver au Mont-Dore tel que vous voici, je ne vous aurais pas fait souffrir pendant huit jours les déplaisirs de l’incertitude.

J’étais bien heureux et bien attendri, et pourtant j’eus encore une crise pénible en retournant à La Roche. J’éprouvais une sorte d’effroi au moment de réaliser le rêve de ma vie, comme si j’eusse craint de trouver le rêve au-dessous de mes longues ambitions, ou de me trouver moi-même indigne du bonheur rêvé. Je me demandais si la supériorité de ma femme ne viendrait pas à m’humilier, et si cette amère jalousie, dont je sentais en moi l’instinct fatal, ne se tournerait pas contre son propre mérite à l’état d’envie misérable et d’orgueil froissé.

Quand je rentrai dans mon triste manoir, Catherine me trouva triste aussi, et je passai la nuit à me tourmenter, à m’accuser, à me défendre, à me chercher des torts dans le passé, dans l’avenir, dans le présent même, afin d’avoir à m’en disculper en accusant ma destinée et en frémissant d’être entraîné par elle vers un monde inconnu de joies suprêmes ou de tortures odieuses.

Cette crise fut la dernière, et si je la rapporte dans ce récit fidèle de mes amours, c’est pour compléter l’étude de mon propre cœur et l’aveu des misères du cœur humain en général. La grande résolution du contrat conjugal est affaire d’enthousiasme, acte de foi par conséquent dans la première jeunesse. À vingt ans, j’eusse fait sans épouvante le serment de l’éternel amour ; à trente ans, je sentais la grandeur de l’engagement que j’allais prendre, et, chose étrange, ma constance si bien éprouvée ne me donnait que plus de méfiance de moi-même.

Quand je revis ma fiancée le lendemain, je trouvai de l’altération sur son visage, comme si elle eût ressenti les mêmes anxiétés que moi. Interrogée sur son abattement, elle me raconta avec une admirable candeur tout ce que j’aurais pu lui raconter moi-même, à savoir qu’elle n’avait pas dormi, qu’elle avait creusé la vision de notre avenir, et que ma figure lui était apparue trouble et inquiète, enfin qu’elle avait pleuré sans savoir pourquoi, en se disant malgré elle ces mots cruels : « Si nous allions ne pas pouvoir nous aimer dans le bonheur ! »

Je frissonnai de la tête aux pieds en entendant Love constater ainsi exactement la simultanéité de nos impressions, et à mon tour je me confessai à elle.

— Eh bien ! répondit-elle après m’avoir écouté avec attention, tout cela est maladif, je le vois maintenant. Nous avons douté l’un de l’autre au moment où nous devions le plus compter l’un sur l’autre. Nous sommes peut-être un peu trop âgés et un peu trop intelligens tous les deux pour ne pas nous rendre compte des dangers de la passion. Je crois que ces dangers sont réels. Nous serons encore plus d’une fois tentés, vous de me trouver trop calme et trop forte, moi de vous trouver emporté et injuste. De là pourront naître des reproches, des amertumes, des soupçons, des souffrances graves, si nous ne sommes pas résolus d’avance à combattre intérieurement notre imagination avec toute l’énergie dont nous sommes capables. Oui, vraiment, je crois à présent qu’il faut entrer dans la vie à deux, dans l’amour complet, armés de pied en cap contre les suggestions du diable, qui guette toutes les existences heureuses pour les détruire, et toutes les fêtes du cœur pour jeter son poison au fond de la coupe.

— Qu’est-ce donc, selon vous, que le diable ? lui dis-je. Croyez-vous à la fatalité comme les Orientaux ?

— Je crois à la fatalité, répondit-elle, mais non pas à la fatalité souveraine. Je crois qu’elle est toujours là, prête à nous entraîner, mais que notre bonheur et notre devoir en ce monde consistent dans la mesure de nos forces pour tuer ce démon sauvage qui n’est autre chose que l’excès des désirs et des aspirations de notre âme aux prises avec l’impossible. Voilà toute ma philosophie. Elle n’est ni longue ni embrouillée. Résister et combattre, voilà tout ; résister à l’orgueil et combattre les exigences qu’il suggère.

— Le pourrons-nous, ô ma belle guerrière !

— Oui, mon cher Otello. nous le pourrons, parce que nous avons cultivé notre esprit, notre raison, notre volonté par conséquent, et qu’au lieu de les négliger, nous allons nous aider l’un l’autre à les cultiver toujours davantage. Tout ce que nous donnerons de lucidité à notre intelligence nous sera rendu en confiance, en adoration réciproque par notre cœur assaini et renouvelé… Tenez ! avouons-nous une bonne fois que depuis cinq ans nous avons du dépit l’un contre l’autre, et que, si ce mauvais sentiment a donné de l’excitation à notre amour, il lui a ôté de sa candeur et de sa sainteté. Ce que nous avons éprouvé tous les deux la nuit dernière, cette espèce d’hallucination douloureuse, c’est la voix du remords qui parlait en nous, et peut-être aussi l’avertissement de la Providence, qui nous disait à chacun : « Ne tremble pas, mais veille ! Voilà le malheur dans la passion. Contemple ce tableau effrayant, et souviens-toi que la passion est une chose sublime qu’il faut préserver, défendre, épurer sans cesse. C’est l’œuvre de toute la vie, c’est le mariage. Tu n’es sans doute pas assez fort pour répondre, en ce jour de trouble, de la force de ta vie entière ; mais crois à la force qu’on acquiert en la demandant à la raison, à la vérité, à la force même, c’est-à-dire à Dieu. »

— Ma bien-aimée, lui répondis-je, vous êtes dans le vrai, je vous comprends enfin, et je m’explique votre énergie, votre patience et votre sérénité dans le sacrifice. Vous n’êtes pas une femme savante, vous êtes une âme véritablement religieuse, véritablement éclairée d’en haut. Eh bien ! je sens que nous pouvons nous aider mutuellement, et que nos volontés, réunies et dirigées vers un but commun, peuvent arriver au miracle de l’amour inébranlable et du bonheur sans orages. C’est dans cette union de deux âmes sœurs que Dieu a caché le secret d’une telle victoire sur le démon.
Cet entretien laissa en nous des traces si profondes que, depuis dix ans, nous sommes heureux, ma sainte femme et moi, sans qu’aucune de nos appréhensions se soit réalisée, sans que nous ayons eu de grands efforts à faire pour les éloigner, et sans que la satiété se soit annoncée par le plus léger symptôme de refroidissement ou d’ennui.

Si ce bonheur est un peu mon ouvrage, je dois dire qu’il est beaucoup plus celui de Mme  de La Roche. Plus ferme à son poste et plus attentive que moi, elle sait prévoir avec une admirable délicatesse les occasions ou les prétextes que l’ennemi pourrait prendre pour s’insinuer dans notre sanctuaire. Cet ennemi, ce démon, elle le définit très bien en disant que c’est une fausse vue de l’idéal, un mirage de l’orgueil, une idolâtrie de soi-même, suscitée et surexcitée par l’amour qu’on inspire, et dont on arrive à n’être jamais satisfait, si l’on oublie que l’amour vient de Dieu et qu’on n’y a droit qu’en raison des mérites que l’on acquiert. Cette loi bestiale, imaginée par l’humanité primitive et sauvage, qui ordonne à la femme de servir et d’adorer son maître, quelque indigne et ingrat qu’il puisse être, fut écartée de notre pacte conjugal comme une impiété heureusement irréalisable de nos jours, et inapplicable à des êtres doués de conscience et de réflexion. J’eus le bonheur de comprendre et de ne jamais oublier que Love était une créature d’élite dont je devais vouloir être digne, sous peine de me mépriser moi-même, et ce noble travail de ma volonté devint bientôt une douce et chère habitude dont l’ardente reconnaissance de ma bien-aimée me paie largement à toutes les heures de ma vie.

Nous avons traversé ensemble des jours mauvais, partagé des douleurs poignantes. Nous avons perdu des enfans adorés ; nous avons craint une seconde fois de perdre notre adorable père et ami, M. Butler ; nous avons fermé les yeux du pauvre Black, victime prématurée d’un travail trop assidu et trop minutieux. Mais il n’est pas de douleurs, d’inquiétudes et de regrets que nous ne puissions supporter ensemble, et nous nous aimons trop l’un l’autre pour ne pas aimer la vie, quelque éprouvée qu’elle puisse être. Nous avons reporté sur les enfans qui nous restent l’amour que nous portions à ceux que nous avons tant pleurés, et nous avons la confiance de prolonger, par nos soins, la vie précieuse de leur grand-père, comme nous avons la conscience d’avoir adouci, par notre affection dévouée, l’agonie philosophique et résignée de son digne ami Junius.

Hope a été moins courageux que nous dans nos chagrins domestiques, et même la mort de M. Black, bien qu’il eût l’habitude de contredire le pauvre collectionneur et de dédaigner ses idées, lui a été sensible à un point que nul ne pouvait prévoir. Notre fille aînée a heureusement pris sur lui un empire extraordinaire. Cette enfant semble résumer toutes ses affections, et lui enseigner, sans qu’il y songe, les tendresses et les dévouemens de la paternité.

George Sand.