Jean de La Roche (RDDM)/03

Jean de La Roche (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 24 (p. 257-296).
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XIII.

Je voyageai pendant cinq ans, c’est-à-dire que je passai, suivant mes convenances ou mes sympathies, plusieurs mois ou plusieurs semaines dans chaque contrée que je voulais connaître. Je fis deux fois le tour du monde, et je peux dire que rien ne m’est tout à fait étranger sous le ciel.

J’errais plutôt que je ne voyageais, n’ayant pas tant pour but de m’instruire que de m’oublier ; mais je m’instruisais pourtant malgré moi, et malgré moi aussi je me souvenais de moi-même. Il faut croire que j’ai une certaine force d’individualité, car bien souvent, au moment où je me croyais transformé en un autre homme, en un serviteur passif et indifférent d’une résolution prise par l’homme d’autrefois, je me retrouvai tout à coup tel que je m’étais quitté, c’est-à-dire âpre au bonheur, et irrité contre le sort qui m’avait trahi.

Chose étrange ! ces retours vers le passé, ces impatiences contre le présent devinrent plus vifs à mesure que j’avançais dans la vie. Au commencement, la nouveauté des objets, la satisfaction des caprices, une sorte de parti-pris contre mon pauvre cœur froissé, me soutinrent à travers les fatigues et les dangers sans nombre de mes voyages. C’est au moment où je devais m’y croire habitué que je sentis ce qui me manquait pour épouser l’isolement de la vie nomade. L’émotion du péril cessa de me charmer le jour où je m’avouai que je n’aimais pas la gloire, et que mes velléités de science m’avaient été fatalement inspirées, à mon propre insu, et en dépit de moi-même, par le désir d’entrer la tête haute dans la famille Butler. En perdant cette espérance et en sentant mourir mon cœur, j’avais continué à cultiver mon intelligence pour ne pas périr tout entier ; mais le cœur n’était qu’engourdi par la violence du coup qu’il avait supporté. Il se réveillait sans cesse, plus impérieux, plus indigné, quand j’avais assouvi les passions, je devrais plutôt dire les besoins de la jeunesse. Je courais comme un insensé après les femmes hardies, en me disant, en cherchant à me faire croire que celles-là seulement étaient des femmes, et que la chasteté des autres couvrait d’un voile poétique le néant glacé de leur âme ; mais le dégoût s’emparait de mon ivresse en moins de temps qu’il ne m’en avait fallu pour m’y jeter. Je revoyais toujours alors le spectre de la fille pure et pieuse, de la jeune mère de famille pour qui l’amour n’est que le but de la maternité sainte, et qui place le bonheur au-dessus du plaisir. Le fantôme de l’amie se levait devant moi, passait en me jetant un regard de pitié, et s’envolait dès que j’étendais les bras vers lui, comme pour me faire comprendre qu’il était trop tard, et que je n’étais plus digne de le fixer à mes côtés.

J’en étais digne pourtant, puisque mon âme ne s’usait pas, même dans l’abus de sa liberté, puisque je me sentais toujours ému jusqu’aux larmes quand, assis sur une grève lointaine, à trois ou quatre mille lieues de ma patrie, sous un ciel de feu ou au pied des glaces éternelles, je me retraçais, avec une exactitude de mémoire implacable, les moindres paroles et les moindres gestes de l’enfant que j’avais tenue dans mes bras, elle confiante et moi sans trouble, sur la mousse de la petite montagne de Bar. Mon bonheur avait été si fragile et mon roman si court cependant ! D’où vient donc qu’après ces années d’énergie terrible qui vous bronzent ou vous éteignent à la suite des grands voyages, je me sentais encore si accessible aux tendresses du passé et aux délices du souvenir ?

J’étais toujours celui qui avait été aimé, qui pouvait l’être encore, puisqu’il retenait en lui la puissance d’aimer passionnément après avoir tout fait pour la perdre ! J’avais vingt-sept ans, et je vivais avec cette blessure, qui saignait de temps en temps d’elle-même, et que de temps en temps aussi je rouvrais de mes propres mains, pour ne pas la laisser guérir. Par une bizarrerie que comprendront ceux qui ont aimé ainsi, plus ma souffrance s’éloignait dans le passé, plus elle me redevenait présente, et si j’étais fier de quelque chose au monde, c’était d’y avoir survécu sans l’avoir oubliée. C’est par là seulement que je me sentais vraiment fort, supérieur en quelque chose à ces hommes d’une grande énergie physique et morale que je rencontrais sur mon chemin, disséminés par le monde : les uns, des Anglais surtout, gravissant les plus hautes cimes ou traversant les plus affreux déserts, rien que pour éprouver leur activité et constater la puissance de leur résolution ; les autres, des savans ou des artistes, poursuivant une tâche intellectuelle et travaillant pour le progrès du genre humain. Moi je n’avais eu qu’un problème à résoudre, celui de vivre sans lâcheté après avoir reçu un coup mortel, et ce n’avait pas été peu de chose. Plus d’un à ma place eût donné son âme à Satan, c’est-à-dire à la haine des hommes, au mépris des plus saintes lois du cœur. Je n’étais devenu ni méchant, ni injuste, ni envieux, ni cruel. Affligé d’un caractère un peu méfiant et hautain, je m’étais adouci et contenu sans m’avachir et sans m’annuler. Enfin ma bonne conscience m’avait rendu le sommeil et l’appétit. Les grandes misères et les sérieuses aventures m’avaient même donné une sorte de gaieté extérieure et de sociabilité sympathique, comme il arrive toujours quand un instant de bien-être et de repos chèrement acheté vous fait sentir le prix de tout ce que l’opulence et la sécurité méconnaissent. Je n’étais pas heureux, mais je savais en quoi consiste le vrai bonheur, et je pouvais dire, la main sur ma poitrine, que si je ne l’avais pas trouvé, ce n’était pas ma faute.

Voilà pourquoi, silencieux sur mon propre compte, mais non satisfait, détestant toujours ma destinée, mais sans amertume contre celle des autres, je me lassai de la vie errante à l’époque où elle devient une passion pour ceux qui en ont traversé les premières épreuves. J’en vins à me dire que je pouvais, sans oublier Love, ce qui ne me paraissait pas admissible, apporter encore une intimité supportable et un loyal attachement dans le mariage. J’en vins à rêver une famille, des enfans à élever, des amis à retrouver, et mon rocher d’Auvergne, qui me semblait si petit à travers de si grands espaces à franchir, m’apparut comme un phare qui me rappelait obstinément. J’avais accompli ma tâche, j’avais subi mon martyre, et s’il m’était interdit de vivre sous l’étoile du bonheur, du moins j’avais le droit de revenir pleurer tout bas dans mon berceau.

J’arrivai en France au printemps, et ce n’est pas un rêve que de croire à l’air natal. Malgré la rigueur relative de la région où je rentrais en venant des tropiques, je respirai à pleins poumons, avec délices, le froid humide des plateaux qui servent de base à nos montagnes. Les grands tapis de renoncules jaunes et de narcisses blancs à cœur d’or qui jonchent les hauteurs étaient noyés dans la brume, et je ne pus saluer que par rares éclaircies les dentelures de mes horizons.

Je n’avais reçu aucune lettre de France, et je n’avais pas donné de mes nouvelles depuis si longtemps que l’on devait me croire mort ; je me faisais un plaisir triste d’apparaître comme un spectre à ceux qui m’avaient un peu aimé. Mais avant de songer à mes anciens amis et à mes parens, je voulais revoir seul le tombeau de ma mère, sa maison bizarre et sa chambre d’honneur, où elle avait passé les trois quarts de sa vie à recevoir les visiteurs d’un air grave, tout en faisant du tricot, sans lever les yeux sur personne, ou à rêver seule avec moi, les pieds fixés sur le carreau mal joint, les mains étendues sur les bras usés de son maigre fauteuil ; je voulais revoir ce jardin sur le sommet du rocher qu’elle s’était décidée à rendre praticable pour que j’y pusse courir en liberté dans mon enfance sans être arrêté à chaque pas par un précipice, et ces grottes où j’avais caché tant de pleurs, et ces cascatelles dont le doux bruit avait bercé tant de rêves, enfin tout ce monde de mon passé qui avait tenu dans le creux d’une petite roche enfouie et perdue le long d’un ravin caché lui-même sous la verdure.

J’arrivai à pied, un matin des derniers jours de mai, sans avoir été reconnu de personne sur ma route à travers le Velay. Étais-je donc bien changé ou complètement oublié ? Il y avait de l’un et de l’autre.

Après avoir marché une partie de la nuit, j’entrai, au jour naissant, dans le ravin de La Roche. La rivière était très grosse et très bruyante ; mais du chemin on ne la voyait plus, tant les branches avaient poussé sur ses rives. Le chemin lui-même était devenu comme un rempart de défense, tant il était hérissé et couronné de ronces, dont j’eus à soulever les rameaux épineux pour pénétrer jusqu’à l’escalier. La porte était neuve et close, une lourde et laide porte de ferme, en bois neuf, à la place de la belle porte en vieux chêne à ferrures savamment historiées, dont les débris gisaient sur les marches brisées du perron. Cette merveille avait fait son temps. M. Butler n’est jamais revenu dans le pays, pensai-je, car il eût acheté ces fers travaillés de la renaissance qu’il convoitait jadis, et que personne aujourd’hui ne paraît s’être soucié de ramasser.

Au moment de sonner, je me rappelai qu’en quittant la France j’avais écrit à M. Louandre d’affermer la terre. J’avais fait la réserve du château, que je ne voulais pas savoir envahi par des indifférens ; mais Dieu sait ce qui avait pu arriver depuis trois ans que je n’avais donné signe de vie. Un frisson me passa dans tout le corps. Je tremblai de trouver des inconnus installés dans le sanctuaire de mes souvenirs, et jusque dans le lit où ma mère était morte. Le faible bruit de mes pas n’avait éveillé personne. Seulement un petit chien qui me sentait là, derrière la porte, aboyait d’une voix perçante. Ce chien aussi était pour moi un étranger, et c’est en étranger qu’il me traitait lui-même en appelant ses maîtres pour me chasser.

Je n’eus pas le courage de vouloir entrer avant de savoir par qui le château était habité. Je revins sur mes pas. Je me glissai dans l’écurie, espérant y trouver quelque domestique ; mais il n’y avait là que deux bêtes : un mulet pour le service de la ferme ou du moulin, et un vieux cheval décharné que je ne reconnus pas ; il me reconnut, lui, car il se mit à hennir et à s’agiter en tournant vers moi ses yeux éteints. C’était mon bon cheval d’autrefois, celui qui m’avait porté si rapidement à Bellevue, et qui depuis avait tant marché au hasard dans nos chemins étroits et dans nos vastes plaines pour promener mes ennuis et mes anxiétés.

Je le caressai en l’appelant par son nom. Il me reconnaissait par le sens mystérieux accordé aux animaux, car il était devenu aveugle. Il mangeait peu, car il était maigre à faire pitié ; mais on ne l’avait pas mis au moulin. Son poil touffu et rude ne portait aucune trace de travail. On l’avait donc gardé et nourri tant bien que mal par respect ou par amour pour ma mémoire. Je pris confiance, et je retournai à la porte de la maison, que je trouvai grande ouverte. L’unique gardienne du vieux manoir était sortie pendant que j’étais dans l’écurie, sortie pour quelques instans avec son chien, et je pus pénétrer seul dans la cuisine, où tout annonçait l’existence d’une servante économe et solitaire. Je regardai un vieux métier à dentelle, monté en corne transparente, avec des images de saints en ornemens. Je le reconnus. C’était le métier de la vieille Catherine, la servante de ma mère. J’avais étudié mes lettres, en apprenant à lire, sur les devises de ces images. Catherine était donc toujours là, travaillant avec le même instrument. Il n’y avait de nouveau dans la maison que le petit chien.

Toutes les portes de l’intérieur étaient fermées ; mais je savais dans quel tiroir du vieux bahut Catherine mettait ses clés quand nous sortions ensemble. Celles des appartemens déserts devaient s’y trouver aussi. Je les y trouvai en effet, et j’entrai dans la salle à manger, dans le salon, dans la chambre d’honneur. Tout était propre autant que possible, tout était rangé comme autrefois. Il y avait sur une pelote, au chevet du lit, des épingles à tête de verre que ma mère y avait mises. Son fauteuil n’avait pas quitté le coin de la cheminée. Une grande lettre bordée de noir était fichée dans le cadre de la glace. C’était une invitation à l’enterrement de la pauvre défunte ; cette lettre qui s’était trouvée de reste, et qui ne portait aucune adresse, me remettait sous les yeux la date et l’heure de la mort. Je fis le tour des parois. Les peintures n’avaient rien perdu de leur éclat désagréable. Le Pantalon avait l’air de me saluer, et la sirène de me présenter son miroir.
XIV.

Mille émotions poignantes et douces hâtaient le cours de mes idées et les battemens de mon cœur. J’étais venu là pour être seul avec ma mère, et j’étais avec elle en effet ; mais ce mystérieux tête-à-tête se passait, comme autrefois, à parler de moi seul, car jamais elle ne m’avait dit un mot sur elle-même, et quand elle sortait de ses préoccupations intérieures, c’était uniquement pour s’inquiéter de mon avenir.

Mon avenir ! où était-il maintenant ? Je n’avais qu’une consolation de le voir détruit à jamais, c’est qu’au moins personne ne s’en tourmentait plus : consolation affreuse, et qui ressemble à un suicide accompli avec la précaution de faire disparaître son propre cadavre dans quelque gouffre sans fond. Et pourtant je n’avais pas la tranquillité du désespoir. Il me semblait, à sentir si vivace et si chaud le souvenir de ma mère, qu’elle n’était pas morte, ou que ce que nous appelons la mort n’est qu’une apparence trompeuse, une disparition de la forme, et rien de plus. Son cœur, sa pensée, tout ce qui était l’essence d’elle-même et le mobile de sa vie, n’étaient-ils pas là près de moi, autour de moi et aussi en moi-même, comme l’air que l’on respire ? Ne me parlait-elle pas encore de sa voix douce et sans inflexions ? Ne me disait-elle pas, comme autrefois : — Mon fils, vous n’êtes pas heureux ; il faut travailler à votre bonheur ?

C’était là l’unique devoir qu’elle m’eût jamais tracé, le seul effort qu’elle m’eût demandé de faire pour elle, et je n’avais pu la satisfaire ! Le mal que je m’étais fait, à moi, le ressentait-elle encore dans une autre vie ? Cette idée m’affecta profondément. Elle ne m’était pas venue durant mes voyages, et dans cette maison, dans cette chambre, elle prenait une importance extraordinaire ; elle me pressait comme un reproche, elle m’accablait comme un remords. C’est alors seulement que les larmes me vinrent, et que, dans un de ces paroxysmes d’attendrissement où l’on s’exalte, je parlai intérieurement à ma mère, comme si elle eût pu désormais m’entendre sans le secours de la parole. J’étais là pour ainsi dire avec elle cœur à cœur, et elle pouvait lire dans le mien avec le sien propre. Je lui promis, je lui jurai de chercher le bonheur, dussé-je encore une fois souffrir tout ce que j’avais déjà souffert.

Mais quel serait-il, ce bonheur ? Je ne pouvais le concevoir que dans l’amour. Je n’étais pas ambitieux : mon premier, mon unique amour avait tué en moi toute velléité de ce genre. Le moment venait pourtant où je pouvais me faire un nom quelconque en publiant mes souvenirs de voyage. Je savais écrire aussi bien que cent autres, et l’homme qui a beaucoup vu peut prétendre à se faire lire. Eh bien ! je ne trouvais aucune satisfaction dans l’idée de sortir de mon orgueilleuse obscurité. Je sentais que ma véritable vie, c’était mon amour, et non pas mes voyages. Je ne voulais pas raconter ma vie intérieure. L’autre ne m’intéressait pas assez moi-même pour que j’eusse le courage de la présenter avec le soin et le talent nécessaires.

Je n’ambitionnais pas non plus la fortune. Autant que je savais et daignais calculer, je pensais que les emprunts contractés pour voyager ne compromettaient pas très sérieusement mon capital, et la moitié de ce capital m’eût encore suffi pour vivre avec la frugalité dont j’avais l’habitude. Seulement je ne devais pas songer à élever une famille dans les conditions de la vie dite honorable, que ma mère avait soutenue pour moi avec d’incessans et d’impuissans efforts. Je songeai sérieusement à épouser quelque pauvre fille habituée à la misère, et qui pourrait regarder ma pauvreté comme un luxe relatif ; quant à mes enfans, je pourrais les élever moi-même, couper en eux dans la racine toute fierté nobiliaire, et les pourvoir d’un état qui, brisant toute tradition d’oisiveté privilégiée, ferait d’eux les hommes de leur temps, c’est-à-dire les égaux et les pareils de tout le monde.

J’étais perdu dans mes pensées, quand la vieille Catherine, surprise de trouver les clés aux portes des appartemens, entra avec son maudit chien, qui s’étranglait de peur et de colère en me sentant là. La bonne femme fit comme lui, elle s’enfuit en criant et en menaçant. Elle me prenait pour un voleur.

Il me fallut courir après elle et me nommer cent fois, et lui jurer que j’étais le pauvre Jean de La Roche, pour qu’elle n’ameutât pas les gens de la ferme et pour qu’elle consentît à me croire. D’abord mon costume demi-marin, demi-touriste, et ma barbe épaisse et noire me rendaient affreux à ses yeux. Et puis je n’étais plus le frêle jeune homme aux mains fines, au cou blanc et aux cheveux bien coupés qu’elle avait dans la mémoire. J’étais un homme cuivré par le hâle et endurci à toutes les fatigues. Ma poitrine s’était élargie, et ma voix même avait pris un autre timbre et un autre volume.

Enfin, quand elle m’eut retrouvé à travers tout ce changement qui la désespérait, elle se calma, pleura de joie, et consentit à répondre à mes questions.

Je commençai par celles dont j’aurais pu faire d’avance la réponse. Les plus vieux ou les plus infirmes de mes parens étaient morts, et, comme je m’informais, par respect pour l’âge et le nom, d’un mien grand-oncle fort pauvre et fort égoïste que j’avais peu connu, la bonne femme me regarda avec stupeur.

— Comment ! s’écria-t-elle, monsieur ne sait donc pas ?…

— Je ne sais rien : que veux-tu que je sache ? J’arrive, et je n’a encore vu personne.

— En ce cas, monsieur ne sait pas qu’il est riche ?

— Riche, qui ?… Mon oncle Gaston ?…

— M. le chanoine Gaston de La Roche est mort dans la dernière misère, comme il avait toujours vécu ; mais monsieur le comte est riche, vu que ce grand-oncle si malheureux avait mis ses revenus de côté. Il avait amassé, ramassé, tondu sur les œufs, que sais-je ? placé les intérêts et les intérêts des intérêts, si bien qu’il a laissé en espèces enfouies plus de cinq cent mille francs, dont monsieur le comte hérite. Eh bien ! ça ne vous fait pas plus de plaisir que ça ? Si la pauvre madame vivait, ça lui en ferait tant pour vous !

— Ah ! tu as raison, Catherine ! l’âme de ma mère s’en réjouit peut-être ; alors je suis content, très content. Mais parle-moi de mon meilleur ami au pays, parle-moi de M. Louandre. J’ai peur d’apprendre aussi sa mort, car tu ne me racontes jusqu’à présent que des enterremens.

— M. Louandre se porte bien. Dieu merci ! Et tenez ! c’est son jour, vous le verrez tantôt. Il vient ici régulièrement tous les 28 du mois pour arrêter les comptes du régisseur, aviser aux réparations des bâtimens, et voir enfin si tout est en ordre. Il a grand soin de vos affaires, allez ! Seulement il a du chagrin parce qu’il commence à vous croire mort, comme je le croyais presque aussi, moi ! Et tous vos cousins pensaient de même. Ils s’impatientent fort de ne rien savoir de vous, et il y en a bien quelques-uns qui ne seront pas trop contens de vous revoir, car il ne fait pas trop mauvais maintenant d’hériter de vous. Il y a surtout M. de Bressac…

— Ne me dis pas cela, Catherine, ne me nomme pas les gens qui comptaient voir arriver un de ces matins mon acte de décès. J’aime autant ne pas savoir ! Tu dis que M. Louandre va venir ?

— Oui certes, et je vais préparer son déjeuner et le vôtre. Si vous voulez que je continue à causer avec vous, il faut venir avec moi dans la cuisine, comme vous faisiez quand vous étiez un enfant, et que, tout en plumant mes volailles, je vous racontais la légende des jayans[1] cévenoles ou celle de la pucelle du Puy-en-Vélay.

Je suivis Catherine et je l’aidai même à faire le déjeuner. Elle était émerveillée de voir que je me rappelais la place de tous ses petits ustensiles, comme j’étais émerveillé moi-même de voir qu’elle n’eût pas varié d’une ligne dans ses habitudes d’ordre. Elle me mit au courant de tout ce qui concernait mon ancien entourage ; mais quand, faisant un grand effort sur moi-même, je lui demandai à qui appartenait maintenant la terre de Bellevue, elle me répondit qu’elle n’en savait rien, que c’était trop loin, qu’elle ne s’occupait pas des gens qui vivaient à huit ou dix lieues de La Roche, et qui d’ailleurs ne l’intéressaient pas.

Ces réponses évasives m’inquiétèrent. — Au moins, lui dis-je, tu sais si la famille Butler a reparu dans le pays,… si…

— Ils sont tous vivans, je sais cela, répondit-elle, mais je ne sais pas autre chose.

Catherine avait vu mon désespoir, et elle en avait connu la cause. Elle haïssait Love Butler et son frère, auteurs de tous mes maux, disait-elle. Je n’étais pas surpris de voir que, comme au temps passé, elle n’aimât pas à me parler d’eux ; mais j’allai plus loin dans mes suppositions : Love devait être mariée. Je n’osai pas le demander. J’avais peur de l’apprendre, et pourtant je m’étais dit mille fois pour une que je devais la retrouver mariée, si je la retrouvais jamais.

M. Louandre arriva. Je défendis à Catherine d’avertir qui que ce fût de mon retour, et j’allai m’asseoir dans la salle à manger, dont je tins les jalousies presque fermées. Quelques instans après, j’entendis Catherine dire au notaire, conformément à mes ordres : — Oui, oui, entrez ! vous déjeunerez ensemble. C’est un étranger, un voyageur qui vous apporte des nouvelles de M. le comte.

— Ah ! enfin ! De bonnes nouvelles ? s’écria M. Louandre en venant à moi. Parlez vite, monsieur. Il n’est pas mort ?

— Non, monsieur, il vit et il se porte bien.

Le son de ma voix fit tressaillir le notaire. Il le reconnaissait, et pourtant, comme ce n’était plus absolument le même, comme j’avais tout à fait perdu un certain accent du terroir qui ne se perd jamais tant qu’on y réside, il resta perplexe et me regarda avant de me faire une seconde question ; mais ma figure lui causa les mêmes doutes, et quand j’eus répondu que Jean de La Roche songeait en effet à revenir, il alla ouvrir la persienne et me contempla avec attention. Il lui fallut bien une minute pour être sûr de son fait. Puis tout à coup il se jeta dans mes bras avec la confiance d’un cœur fidèle, et, comme Catherine, il pleura ; mais il ne fut pas d’accord avec elle sur le changement que j’avais subi. J’étais, selon lui, beaucoup mieux qu’autrefois.

— Ah çà, me dit-il quand nous fûmes seuls, vous savez que vous êtes riche, et même plus riche qu’à l’époque où vous avez hérité, car depuis trois ans que vous avez reçu la nouvelle…

— Je ne l’ai pas reçue.

— Ah bien ! je m’en doutais !… J’ai écrit partout où vous n’étiez pas ! C’est toujours comme ça. Eh bien ! depuis trois ans, j’ai continué pour vous le métier d’usurier que faisait votre oncle. Quand je dis usurier, c’est une hyperbole, car je respecte la loi ; seulement je place et replace les intérêts, si bien que vous voilà maître de jeter tout par les fenêtres, si bon vous semble ; cela ne me regarde plus. Mais j’espère que vous nous ramenez une jolie créole, et que bientôt nous verrons apparaître ici un ou deux beaux poupons qui vous auront mis du plomb dans la tête.

— Vous vous trompez, monsieur Louandre ! Je n’ai ni femme ni enfans : je n’ai pas seulement essayé de me marier !

— Comment ? vrai ? sur l’honneur ?

— Sur l’honneur ! Vous a-t-on dit le contraire ?

— On l’a si bien dit que je le croyais. C’est votre cousin Louis de Bressac qui l’a annoncé partout, et même…

— Achevez, mon ami ; Love elle-même l’a cru. Louis de Bressac l’aimait aussi, lui ! Il l’a trompée pour l’épouser…

— Love ? Qui vous parle de Love ?

— Moi, je vous en parle.

— Diable ! vous y pensez donc toujours ?

— J’y pense quelquefois. Vous voyez que cela se peut faire sans que j’en meure. Ne me parlez donc pas comme vous parliez à l’enfant déraisonnable d’il y a cinq ans. Dites— moi tout de suite la vérité : Love est mariée !

— La vérité, c’est bien simple. Love n’est pas mariée et ne se mariera jamais. Ne pensez plus à elle.

— Et pourquoi ne se mariera-t-elle jamais ? Que lui est-il donc arrivé ? Son frère…

— Son frère se porte comme vous et moi, le père aussi, Black aussi, et il n’est rien arrivé du tout ; mais pourquoi diable me questionnez-vous avec des yeux sortant de la tête ? L’aimez-vous encore, voyons ? Depuis le temps, n’avez —vous pas songé à quelque autre ? Et à présent que vous voilà riche…

— Parlez-moi d’elle, mon ami ; je vous dis que je veux tout savoir. Je vous parlerai de moi après.

— Eh bien ! puisque vous le voulez, je vous dirai tout ce que je sais et tout ce que je pense. Écoutez-moi bien, s’il vous plaît, monsieur Jean de La Roche !

XV.

« Il y a cinq ans, Love était une charmante petite fille qui vous aimait tranquillement. C’est sa manière d’aimer, vous le savez. Eh bien ! Love est une grande aimable fille, toujours tranquille quand il ne s’agit pas des siens, et qui, pour son bonheur et pour le vôtre, vous a parfaitement oublié. Que cela ne vous étonne ni ne vous offense. Ce n’est point une personne passionnée comme vous, et ce n’est pas sa faute. Elle a été élevée comme ça, pour les autres, avec défense de jamais songer à elle-même. Vous le savez aussi… Eh bien ! il y a des grâces d’état : où la chèvre est attachée, elle broute. Love Butler, après avoir peut-être un peu souffert de votre chagrin et s’en être convenablement préoccupée pendant deux ans, a appris avec une satisfaction évidente que vous étiez marié. Il y a même eu des détails là-dessus. Votre femme était une créole ravissante, pas du tout riche, un mariage d’amour enfin ! Messire de Bressac votre cousin, qui faisait sa cour à Love, comme vous l’avez fort bien deviné, et qui avait recueilli ou inventé la nouvelle, s’est cru vainqueur sur toute la ligne, et il se hâtait, en attendant mieux, de raconter à qui voulait l’entendre que Mlle  Butler remerciait Dieu de se voir enfin délivrée des extravagances dont vous pouviez la menacer encore, lorsqu’un beau matin il a rossé vilainement son cheval et tué son chien de chasse sous le prétexte que la pauvre bête avait eu l’intention de forcer l’arrêt. On s’est demandé la cause de cette injuste colère, et on se l’est expliquée par le menu, en voyant qu’il ne remettait plus les pieds à Bellevue. Il avait reçu son congé comme tous ceux qui s’y étaient exposés avant lui et tous ceux qui s’y sont exposés depuis.

« La vérité est que Love a versé une petite larme en apprenant votre mariage. J’étais présent, et je peux vous dire ce qui s’est passé. Le Bressac faisait la figure d’un homme fort dépité de cette larme, et moi je pris les mains de la brave fille en lui demandant si elle vous regrettait, et si elle avait compté que vous ne vous marieriez point. — Non, me répondit-elle avec la franchise que vous lui connaissez ; je ne regrette pas un mariage qui ne pouvait se faire sans nous amener de grands malheurs, ou sans nous jeter dans des inquiétudes continuelles. Je n’ai jamais compté que M. de La Roche ne m’oublierait pas : c’eût été là, de ma part, un sentiment odieux et dont vous me savez incapable. Vous me voyez émue et non pas étonnée ou affligée de ce que j’apprends.

« — Alors, insinua spirituellement M. de Bressac, mademoiselle pleure de joie ?

« — Eh bien ! qui sait ? peut-être ! répondit Love avec beaucoup de simplicité et de noblesse d’intention. Vous me dites qu’il est heureux, qu’il a une femme charmante : j’en remercie Dieu, et j’ai assez d’amitié pour votre cousin pour pleurer de chagrin ou de joie selon qu’il lui arrivera du bien ou du mal.

« Voilà tout, elle n’a pas dit un mot de plus ou de moins, et votre cousin n’est qu’un menteur, comme le sont tous les fats ; mais ce qu’il n’a pas vu et ce que je n’invente pas, moi, c’est qu’à partir de ce moment-là miss Love, que j’avais surprise quelquefois rêveuse et presque mélancolique, est redevenue gaie comme elle l’était avant de vous connaître, plus gaie même, plus vivante, plus active, et d’une sérénité admirable. C’est qu’elle a pris son parti de rester fille, et qu’elle a vu là le seul genre de vie qui pût lui permettre de se consacrer exclusivement aux siens. Elle s’est expliquée avec moi là-dessus bien des fois depuis trois ans, et tout dernièrement encore elle me disait : — Ne me parlez plus de mariage. Je ne veux plus que vous me nommiez seulement les gens. Je suis très heureuse, et à présent je sais qu’il serait trop tard pour essayer de changer les conditions de mon bonheur. Je suis devenue de plus en plus nécessaire à mon père, et même je vous avouerai que je me suis prise d’amour aussi pour ces études qui autrefois n’étaient pour moi qu’un devoir. Je ne me sens donc plus propre à vivre dans le monde. La sécurité, la possession du temps sont une nécessité de notre intérieur et de nos travaux.

« Voilà ce qu’elle dit et ce qu’elle pense, car elle est devenue presque aussi savante que son père, et je la soupçonne fort d’écrire sous son nom. Elle est toujours aussi modeste et cache même son savoir ; mais ce n’est point par coquetterie, par crainte d’effaroucher les amoureux, puisqu’elle n’en veut pas entendre parler : c’est tout bonnement pour ne pas donner trop d’émulation au jeune frère, lequel est porté à la jalousie en toutes choses, et qui ne permettrait pas à sa sœur d’aller plus vite que lui, s’il savait qu’en effet elle l’a beaucoup devancé. On ménage toujours la santé de ce garçon, qui ne sera jamais un Méléagre, encore moins un Hercule, mais qui vivotera dans les livres, et qui s’y ruinera comme son père, dès qu’il sera libre de le faire.

« À ce propos, je dois vous dire qu’il va bien, le papa Butler, et qu’il eût vendu Bellevue à grand’perte, si je n’eusse pris en main les intérêts des enfans. Heureusement Bellevue reste franc d’hypothèques, et le digne homme ne se décidera jamais à transporter et à déranger des collections aussi bien étiquetées que celles qui remplissent son manoir. Il m’a donc laissé libre de faire porter le budget de ses pertes sur d’autres valeurs. Celle-là, je la conserve pour Love, jusqu’au jour où M. Butler n’ayant plus rien à lui, elle se ruinera pour lui faire plaisir. À cela je ne peux rien, et je me résigne d’avance. Je sais que nous reculons peut-être pour mieux sauter ; mais quelquefois en reculant on sauve tout. M. Butler peut mourir à temps : ce serait bien dommage, il est impossible de ne pas aimer cet homme-là ; mais si sa fille doit le pleurer, je serais content qu’il lui restât au moins de quoi vivre.

« Voilà les faits dans toute leur netteté, et tout ce que je vous dis là doit vous prouver que Love ne veut plus et ne voudra jamais aliéner une liberté que, sous tous les rapports, dans le passé comme dans l’avenir, elle a consacrée et sacrifiée à sa famille. Telle qu’elle est, avec la froideur de son organisation, qui pour moi est évidente, avec sa faiblesse de caractère, qui ne l’est pas moins, son engouement pour la science, qui lui fait oublier de plaire et d’aimer et qui par conséquent lui retire son sexe, enfin avec ses imperfections et ses défauts (car, pour une femme, ce sont là des défauts essentiels peut-être), je ne vous cache pas que j’aime Love comme si elle était ma fille, car elle a toutes les qualités du plus brave garçon de la terre et toutes les vertus d’une sœur de charité. C’est pourquoi non-seulement je ne vous conseille pas de la voir et de redevenir amoureux d’elle, mais encore je m’y oppose, entendez-vous ? persuadé que je suis du chagrin que vous lui feriez, en pure perte pour vous-même. »

Ayant ainsi parlé avec rondeur et fermeté, M. Louandre attendit ma réponse. Je n’en fis aucune. Il me fallait bien accepter les faits accomplis, et d’ailleurs ce que j’entendais me rendait si tranquille et si froid, que je ne sentais en moi aucun regret, aucune douleur à exprimer.

— Je vois, reprit M. Louandre, que tout cela vous donne à réfléchir.

— Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que j’aie besoin de réfléchir après cinq ans de victoires remportées sur moi-même ?

— Aussi n’est-ce pas pour vous que je m’inquiète. Je n’en suis plus à croire que vous devez mourir de chagrin ou en devenir fou ; je vois bien que vous êtes un homme solide, bien trempé au moral comme au physique.

— De quoi vous inquiétez-vous alors ?

— Mais de rien ! Seulement, s’il y avait à s’inquiéter pour quelqu’un, ce serait pour miss Love, que votre retour et vos visites pourraient replonger dans les inquiétudes d’autrefois. Dieu sait si son frère vous reverrait sans retomber dans sa monomanie, et si, croyant cette jeune fille libre de vous écouter, vous ne recommenceriez pas à l’affliger de vos peines ! Vous auriez grand tort, voyez-vous, et c’est vous alors qu’il faudrait accuser de monomanie, car Love n’est plus jolie, ou du moins elle a perdu toutes ses grâces d’enfant. Elle n’a qu’un avenir précaire et des idées, aujourd’hui arrêtées, qui sont tout à fait celles d’une bonne vieille fille chérissant ses habitudes et redoutant toute intervention étrangère dans ses affaires domestiques.

— Enfin, repris-je en souriant, je vois que vous craignez de me retrouver aussi jeune que quand je suis parti. Vous me faites bien de l’honneur, et je vous en remercie ; mais je suis forcé, pour vous détromper, de vous dire que je suis revenu ici avec l’idée de me marier sans amour, et que je compte sur vous pour me trouver un établissement qui comportera toutes les conditions de la saine et positive amitié.

— À la bonne heure ! s’écria M. Louandre. Vous voilà dans le vrai, et je vous réponds qu’avec l’héritage de votre grand-oncle, vous êtes à même de faire un excellent choix. J’y songerai, et nous parlerons de cela. Je n’ai qu’un regret au milieu de ma joie de vous revoir, c’est que vous ne soyez pas arrivé quinze jours plus tard.

— Pourquoi cela ?

— Affaire d’intérêt pour vous, il se présente une magnifique occasion de placer votre capital. La terre de…

Ici M. Louandre entra dans des détails que j’écoutai avec l’attention d’un homme positif, bien que la chose me fût très indifférente au fond ; mais mon digne ami mettait tant de zèle à vouloir m’enrichir, que je lui eusse fait beaucoup de peine en ne le secondant pas de toute mon adhésion. — Ce serait une affaire faite dans quinze jours, ajouta-t-il, si vous n’étiez pas là ; mais, dès qu’on vous verra au pays, les exigences, très modestes aujourd’hui, faute de concurrens, deviendront exorbitantes. On voudra vous faire payer la convenance, car on devinera parfaitement que je traite pour vous, tandis que, si on vous croyait en Chine, on n’y songerait pas. Voyons ! si vous vous en alliez un peu ? N’aviez-vous pas l’intention de revoir Paris, ou comptiez-vous vous arrêter et résider ici tout de suite ?

— Je comptais aller à Paris pour me remettre au courant des choses de ce monde. J’irai dès demain, si vous voulez.

— Eh bien !… allez-y ! vous m’obligerez, vrai ! Je tiens essentiellement à ne vous rendre la gouverne de vos biens qu’après les avoir mis sur le meilleur pied possible. Croyez-vous pouvoir cacher votre retour ? Qui avez-vous vu déjà ?

— Catherine, et voilà tout.

— Oh ! celle-là, on peut compter sur sa discrétion ! Et personne ne vous a reconnu en route ?

— Personne ; je n’ai parlé à qui que ce soit.

— Et vous êtes venu du Puy ?…

— À pied, sans un seul domestique. Le mien est encore à Marseille dans sa famille.

— Et vous vous en iriez bien de même jusqu’à une dizaine de lieues d’ici, sans vous faire connaître ?

— Parfaitement, et d’autant plus que je n’ai ici ni domestique ni monture.

— Eh bien ! vous ramènerez de Paris tout ce qu’il vous faudra. Partez demain, et ne sortez pas aujourd’hui de la maison. Il n’y a pas de danger que personne y entre, puisqu’elle est censée fermée et inhabitée. De cette manière-là, je réponds du succès de mon idée, et par ce temps de placement incertain et difficile, je vous assure un beau revenu et une complète sécurité, partant un mariage magnifique… Je ne sais pas encore avec qui, mais nous trouverons, gardez-vous d’en douter… Revenez vers le 15 juin, voilà tout ce que je vous demande.

Quand je me retrouvai seul dans cette maison déserte et sombre, je sentis l’horreur de la solitude peser sur moi beaucoup plus que dans les premiers momens d’émotion. J’avais perdu une dernière fois et sans appel le rêve de l’amour. Ma résolution de chercher le bonheur dans le repos semblait maintenant m’être prescrite par les circonstances. J’étais riche, j’avais des devoirs envers moi-même, et cela me faisait une peur véritable. Je devais compte de mon aisance et de mon crédit à une famille fondée par moi. Il ne m’était plus permis de rester garçon, sous peine de vieillir dans l’égoïsme et d’attirer sur moi la déconsidération qui s’attache aux misanthropes sans excuse. Ainsi mon bien-être me créait des obligations et me retirait ma liberté. Je me trouvai si triste de cela, que j’eus envie de repartir tout de suite pour l’Océanie.

Je m’interdis, et même sans trop d’efforts, de penser à miss Butler. J’éprouvais une sorte d’amère satisfaction à me dire que tout était brisé sans retour de ce côté-là, et que je ne m’étais pas trompé, lorsque, dans mes heures de désespoir, je l’avais accusée de froideur et d’ingratitude.

XVI.

J’étais si accablé d’ennui au bout de deux heures d’isolement et d’inaction dans un lieu rempli de souvenirs amers, que je résolus de n’y rentrer qu’avec une compagne de mon choix, et j’avais tellement hâte de me soustraire à la mélancolie noire qui semblait suinter sur moi des murs de mon château, que je pris le parti de dormir quelques heures et de me sauver vers minuit, aussitôt que la lune serait levée.

Je me jetai tout habillé sur le lit de la chambre d’honneur. C’est là que, dans mon enfance, ma mère me faisait faire la sieste auprès de son prie-Dieu quand nous étions seuls. Je me souvenais de l’avoir vue agenouillée à mon réveil comme je l’y avais laissée en m’endormant, affaissée plutôt que prosternée, pleurant ou rêvant dans l’attitude de la prière, et me donnant, à son insu, le navrant et dangereux spectacle d’une douleur sans réaction et d’un inguérissable amour.

Je fis un rêve d’une effrayante réalité. Je vis ma mère debout auprès de mon lit, écartant les rideaux d’une main impérieuse et jetant Love dans mes bras, Love en pleurs qui me suppliait de l’épargner, et que j’étouffais de mes embrassemens sans m’apercevoir qu’elle était morte. Quand je m’imaginai n’avoir plus dans les bras qu’un cadavre, je poussai des cris qui me réveillèrent ; mais je restai en proie à un tel sentiment d’horreur que je me levai pour fuir les visions de cette terrible chambre. Je courus à la fenêtre. La lune se levait. Il faisait froid, le torrent grondait, et le petit chien de Catherine hurlait d’une façon lamentable, comme s’il eût vu passer les spectres qui venaient de me visiter.

Je pris mon sac de voyage et je partis. Je marchai toute la nuit sans rencontrer une âme, et le soleil levant me trouva dans les bois qui entourent la Chaise-Dieu.

C’est une antique abbaye fortifiée, célèbre dans l’histoire locale par ses richesses, son importance et ses luttes contre les seigneurs pillards de la contrée. Les bâtimens imposans et vastes, flanqués de hautes tours carrées encore munies de herses, se relient, par plusieurs cours immenses, à l’église abbatiale, une merveille de l’art ogival, aujourd’hui consacrée au culte de la paroisse, mais encore garnie d’une partie de son riche et curieux mobilier, les stalles du chapitre adorablement sculptées, et les antiques tapisseries d’un prix et d’une rareté inestimables qui revêtent toute la partie supérieure du chœur.

Au pied de ce noble et puissant édifice, le village semble agenouiller ses humbles maisonnettes, et autour de ce village, autrefois habité par les ouvriers et les serviteurs de l’abbaye, s’étendent à perte de vue, sur les ondulations de la montagne immense, d’immenses bois de pins d’une tristesse solennelle et majestueuse.

Je revis avec un serrement de cœur étrange ces grands bois déserts que j’avais traversés tant de fois pour aller à Bellevue. Ils avaient grandi et épaissi durant mon absence, mais ils s’ouvraient toujours aux fraîches et gracieuses clairières tapissées d’herbes fines, aux jolis chemins de sable qui se précipitent vers de mystérieux ruisseaux, ou qui gravissent des élévations douces d’où l’on découvre au loin les vallées profondes de l’Auvergne et du Vélay, avec leurs horizons tourmentés, inondés de lumière.

Ne voulant pas me montrer aux habitans de la Chaise-Dieu, je m’éloignai de la vue du clocher et continuai ma route vers l’orient. Je comptais gagner une diligence du côté d’Issoire. La nuit avait été glaciale ; le climat de cette région élevée est un des plus rigoureux de la France. L’été n’y dure guère plus de deux mois, et le printemps est horrible. Le terrain sablonneux qui se resserre à la pluie rend cependant les communications faciles quand les neiges sont fondues. Aussi je marchais vite pour me réchauffer, et j’espérais être bientôt arrivé à une maison de paysans dont j’avais souvenance pour y avoir quelquefois mangé à la chasse. Je mourais de faim, et j’avais grand besoin de sommeil.

Mais une portion de forêt récemment coupée et absolument impraticable me força de chercher un détour. Je marchai encore une demi-heure et fus contraint de m’arrêter, épuisé de lassitude. Je m’étais complètement perdu. J’entendis la cloche d’un troupeau de vaches et me dirigeai de ce côté. L’enfant qui les gardait eut une telle peur de ma barbe qu’il s’enfuit en laissant son petit sac de toile où je trouvai du pain et une sébile de bois. Je m’emparai du pain en mettant une pièce de cinq francs à la place. Les vaches se laissèrent traire dans la sébile, et, après avoir satisfait ma faim et ma soif, je cherchai un coin découvert pour m’étendre au soleil, car j’étais beaucoup plus pressé de dormir que de savoir où j’étais.

Je dormis profondément et délicieusement. Quand je m’éveillai, le sac du vacher et le troupeau de vaches avaient disparu. L’enfant, en revenant les chercher, ne m’avait peut-être pas aperçu. Je comptais bien retrouver mon chemin sans le secours de personne, et je me remis en route tout en me disant que j’étais devenu un sauvage, puisque je reposais si bien à ciel ouvert sur la dure, tandis que les gros lits de plume et les épais rideaux de nos habitations auvergnates me donnaient le cauchemar.

Je m’engageai dans des sentiers que je jugeais devoir me ramener vers la Chaise-Dieu, mais où je m’égarai de plus en plus. Impossible de rencontrer une clairière, et, au bout d’une heure de marche sous l’ombrage des pins, je me trouvai sous celui des sapins de montagne, arbres très différens, aussi frais et aussi plantureux que les pins sont ternes, sombres et décharnés. Comme j’avais toujours monté pour chercher un point de vue quelconque, je ne m’étonnai pas de me trouver dans la région où croissent ces beaux arbres amis des nuages et des vents humides, et, comme le point de vue ne se faisait pas, je pensai être dans la direction de Saint-Germain-l’Hermite. Je me mis donc à redescendre, mais je rencontrai les bouleaux, et dès lors il n’y avait plus pour moi de doute possible. Je marchais droit sur la route d’Arlanc, c’est-à-dire sur Bellevue.

En effet, dix minutes plus tard, j’apercevais sous mes pieds la rampe tortueuse qui suit les ressauts de la montagne, et s’enfonce dans les chaudes vallées de l’Auvergne avec une rapidité audacieuse et des bonds d’une grâce infinie. — Eh bien ! non, ce ne sera pas ma destinée, pensai-je avec dépit. Je descendrai jusqu’à cette route, et je prendrai à gauche. À présent je sais où je suis. Il ne sera pas dit que j’irai où je ne veux pas aller.

Arrivé sur la route, je sentis la rapide transition de l’atmosphère, et je m’assis, baigné de sueur, au bord d’une petite source qui perçait le rocher taillé à pic. Je reconnaissais la source, et l’endroit, et le site, et jusqu’aux pierres du chemin. Pourtant, dans la crainte d’être trompé encore par quelque hallucination, je m’informai auprès d’un charretier qui passait, — Vous êtes bien sur la route d’Arlanc, me dit-il, et à un quart d’heure d’ici, en marchant devant vous, vous trouverez le château de Bellevue ; mais si c’est là que vous allez, je vous avertis qu’il n’y a personne. Du moins les maîtres sont tous partis ce matin pour Issoire. — Je me dis aussitôt que si la famille Butler était du côté d’Issoire, je devais m’en aller par le côté d’Arlanc pour m’enlever toute chance et toute misérable velléité de la rencontrer. Je marchai donc sur Bellevue, résigné à passer le long du parc, et même devant la porte.

Le parc de Bellevue est un des plus beaux jardins naturels que j’aie jamais vus. C’est l’œuvre de la nature bien plus que celle de l’homme, et pourtant c’est M. Butler ou plutôt c’est Love qui l’avait créé, en ce sens qu’elle avait choisi, dans les propriétés qui avoisinent le château, le site le plus romantique, pour l’approprier aux besoins de la promenade. Ainsi que je l’ai dit déjà, la clôture était une limite bien plutôt qu’une défense, et nulle part l’œil n’était arrêté ou attristé par la vue d’un mur. Ce vaste enclos se composait du revers de deux collines boisées, qui venaient se toucher à leur base pour s’éloigner ensuite plus ou moins, de place en place, former d’étroits sanctuaires de verdure d’une adorable fraîcheur, et se souder au fond en un mur de rochers d’où tombait un mince ruisseau d’argent. Dans ce rocher, on avait pratiqué une voûte et une arcade fermée d’une grille tout à côté de la cascatelle ; mais on avait si bien masqué cette sortie avec des plantes et des arbustes, qu’il fallait la connaître pour savoir qu’on pouvait s’échapper par là de cette espèce de bout du monde, c’est le nom qu’on donne en Auvergne, dans la Creuse, et, je crois, un peu partout, à ces impasses de montagnes. Tout le vallon du parc, véritable collier de salles de verdure, doucement incliné vers l’habitation, se terminait brusquement par une étroite brisure au pied du monticule, que dominaient les parterres et les bâtimens. Là encore le ruisseau faisait un saut gracieux et s’en allait dans le désert. Un sentier taillé dans la roche le suivait à travers les bois ; mais le parc s’arrêtait réellement à la cascade, comme il avait commencé à la cascade située un quart de lieue plus haut, et ces limites, tracées par la nature, en faisaient un paysage complet et enchanté que d’un coup d’œil on pouvait embrasser des fenêtres de la maison.

J’entrai dans ce paysage en enjambant le fossé et en écartant les branches de la haie. Je faisais là une chose qu’aucun des rares habitans de la montagne ne se fût permise, car il est à remarquer que nulle part la propriété n’est aussi scrupuleusement respectée que dans les localités ouvertes à tout venant. Dans la splendide Limagne, le terrain est trop précieux pour qu’on en perde un pouce ; il n’y a donc là ni haies ni barrières, et la richesse immaculée des récoltes annonce la scrupuleuse probité des propriétaires mitoyens.

Situé à la limite de cette admirable et fatigante Limagne, trop ouverte au soleil en été et trop écrasée de corniches de neige en hiver, Bellevue était une oasis, une tente de verdure et de fleurs entre les grands espaces cultivés et les âpres rochers de micaschiste qui forment une barrière entre la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme. Le revenu des terres ou plutôt des roches adjacentes ne consistait qu’en bois, et ces bois magnifiques étant respectés comme l’ornement indispensable du site, le revenu était nul ; mais en revanche M. Butler possédait une notable étendue de terres dans la plaine et de nombreux troupeaux sur les collines.

Je me sentais si détaché de mes anciens projets, que je contemplai le Love’s-Park en amateur et en artiste pour la première fois. Je comparais cette charmante situation avec les grands sites que j’avais vus ailleurs, et je m’étonnais, après avoir fait le tour du monde, de retrouver dans ce petit coin de la France une poésie et même une sorte de majesté sauvage, dont aucun souvenir, aucune comparaison ne pouvait diminuer le charme. C’est ce qu’éprouveront tous ceux qui seront restés un peu naïfs, et qui n’auront pas perdu le goût du simple et du vrai après avoir assisté au spectacle enivrant des grandes scènes invraisemblables de la nature. Je m’étais attendu cependant à retrouver petite et mesquine cette montagne d’Auvergne que mon enfance avait sentie si vaste et si imposante, et je la retrouvais étroite et resserrée, mais profonde et mystérieuse comme une idée fixe, comme un rêve dont on ne voit jamais le bout, comme l’amour que j’avais porté si longtemps enfermé dans le secret de mon âme.

Et puis chaque site un peu remarquable a sa physionomie, qui défend la comparaison comme une exigence impie ou puérile. Les collines de Bellevue étaient petites, mais elles s’étageaient hardiment les unes au-dessus des autres, et, des grands sapins qui vivaient dans le froid, il fallait une heure pour descendre, par de bizarres sinuosités, jusqu’aux noyers, qui, exotiques délicats, s’épanouissaient le long du ruisseau. Les croupes de ces collines, qui plongeaient dans le parc, étaient revêtues d’un manteau de feuillage varié, où le pâle bouleau frissonnait comme un nuage à côté du hêtre élégant et du sapin ferme et grandiose. C’était comme un tapis nuancé où l’œil ne s’arrêtait sur aucun contraste et nageait dans une suave harmonie de couleurs et de formes. Et je ne sais pourquoi cette grâce, cette harmonie, ce vague délicieux de la nature me représentaient Love dans sa première fleur de jeunesse, d’innocence et de touchante séduction ; mais, en levant les yeux plus haut, je voyais la triple enceinte des monts se hérisser de roches orgueilleuses qui perçaient à travers les forêts, et je me disais : C’est ainsi qu’en elle la grâce et les parfums couvraient un cœur de pierre inaccessible.

XVII.

Il faut croire que ce fatal amour était en moi comme la source même de mon existence, car, en dépit de tous les avertissemens de M. Louandre et de toutes mes déceptions, je le sentis se raviver avec une énergie foudroyante. En vain j’amoncelais contre lui les raisonnemens et les preuves, en vain je me disais que Love avait dû perdre l’attrait de sa personne ; je me retrouvais là aussi ému, aussi ardent que si toutes les choses du passé dataient de la veille. Je revoyais l’endroit où son père m’avait envoyé lui parler le jour de notre première entrevue, et le cœur me battait comme si j’allais la voir paraître au fond du vallon, montée sur son poney noir, et la plume de son chapeau au vent. Et puis je m’arrêtais sous un massif de sapins. C’est ici qu’elle était assise tandis que son frère cueillait de la mousse sur les arbres ; c’est là qu’elle folâtrait avec lui comme un jeune chat, et qu’elle oubliait un livre latin qu’elle savait déjà lire, hélas ! mélange bizarre d’enfance pétulante et de précoce maturité ! C’est là-bas qu’un autre jour je la surpris lançant des barques de papier sur le courant du ruisseau pour amuser ce frère ingrat et despote qui lui a défendu d’aimer !

Tout à coup, en me reportant aux détails que M. Louandre m’avait donnés la veille, je fus pris d’une grande tristesse. Je me représentai l’avenir de cette pauvre Love, la fortune de son père et la sienne dissipées rapidement, Bellevue mis en vente en dépit des efforts du fidèle notaire, et la famille exilée de ce paradis terrestre où, depuis cinq ans, elle vivait heureuse au milieu des richesses intellectuelles péniblement amassées et conservées avec amour. Il y avait déjà dans le parc un certain air d’abandon qui sentait la gêne et qui n’était pas dans le caractère et dans les habitudes de Love. Qui sait si quelque jour, bientôt peut-être, elle ne serait pas forcée de travailler pour vivre ? Que ferait-elle alors ? Où irait-elle ? Il lui faudrait probablement se séparer de ces parens trop aimés et trop caressés dans leur capacité improductive, et aller remplir quelque obscure fonction d’institutrice pour gagner péniblement le pain de l’année.

Tout cela pouvait et devait arriver, et alors elle regretterait amèrement de n’avoir pas pris un soutien de famille, un ami aussi dévoué, mais plus ferme et plus clairvoyant qu’elle-même. Et moi qui avais autorisé et encouragé M. Louandre à me chercher et à me désigner une compagne, j’allais donc devenir pour jamais étranger à cette famille qui eût dû être la mienne ! Elle marchait à sa perte, et moi j’étais riche, j’étais devenu instruit, je pouvais la sauver, et je m’occupais de mon mariage ! Je n’avais plus qu’à dire : « Tant pis pour ceux qui n’ont pas voulu de moi ! »

Cette idée me parut monstrueuse. « Non, m’écriai-je en moi-même, cela ne sera pas ! Je ne me marierai pas. Je veux rester libre de sauver ma pauvre Love le jour où l’amitié fraternelle et l’amour filial qui me l’ont enlevée lui commanderont enfin de revenir à moi. Cela peut tarder trois ou quatre ans encore : eh bien ! n’y en a-t-il pas cinq que j’attends, et les années de ma vie où Love n’est pas comptent-elles désormais devant moi ? »

Je chassais de mon mieux ces résolutions romanesques et folles, mais mon cœur s’y obstinait, et jusqu’au soir j’errai dans le parc sans penser à chercher un gîte quelconque. Je ne me sentais plus vivre que par ma fièvre, et je ne voulais pas sortir de Bellevue sans avoir ressaisi ma volonté dans cette lutte de volontés contradictoires. L’amour l’emporta. J’allai droit à la ferme de Bellevue. On ne m’y reconnut pas, bien que je ne prisse aucun soin de me dissimuler. J’y passai la nuit, et le lendemain, après m’être informé de ce que je voulais savoir, je partis dans la direction d’Issoire.

La famille Butler s’était mise en route pour une tournée botanique ou géologique, comme elle en faisait tous les ans, soit au printemps, soit à l’automne. Je m’étais fait dire son itinéraire ; j’étais résolu à le suivre. Je voulais revoir Love sans qu’elle me vît. Il me fallait absolument savoir si je l’aimais encore, et dans le cas contraire, c’est-à-dire si sa présence ne m’inspirait plus rien, j’avais tout à gagner à me débarrasser une fois pour toutes de l’obsession de son souvenir.

J’arrivai à Issoire, où les Butler avaient passé la nuit. Ils étaient repartis le matin même, mais sans qu’on sût où ils s’arrêteraient sur la route des monts Dore par Saint-Nectaire. Ils voyageaient à petites journées dans leur voiture, avec leurs chevaux, leur cocher et un domestique. Ils allaient fort lentement, comme on peut aller dans un pays où l’on ne compte pas par lieues, mais par heures de marche. Ils s’arrêtaient dix fois par étape pour examiner, disait-on, les cailloux ou les mouches du pays. Je pris une nuit de repos à Issoire, et le lendemain je partis pour Saint-Nectaire.

J’étais toujours à pied, guignant tous les passans. J’avisai un colporteur qui se reposait sous un arbre, dans un endroit désert. Je me souvenais que ces gens vendaient quelquefois des vêtemens tout faits aux gens du peuple. Celui-ci n’en avait pas, mais il me désigna un hameau voisin où un de ses confrères était en train d’en proposer aux habitans. Je m’y rendis aussitôt. Je trouvai l’homme, et j’achetai un pantalon de velours de coton et une blouse de toile bleue. Un peu plus loin, je me procurai une grosse chemise. Mon chapeau de paille était convenablement usé et déformé. Je remis dans mon sac de voyage les vêtemens du touriste ; je me chaussai, jambes nues, dans de gros souliers de paysan. Je coupai ma barbe avec des ciseaux, de manière à lui laisser l’aspect d’une barbe de huit jours. Je pris seulement sur moi les papiers nécessaires et l’argent dont M. Louandre m’avait muni. Je cachai le sac dans un mouchoir à carreaux noué aux quatre coins, et je sortis du bois où j’avais fait ma toilette et où je m’étais à dessein roulé sur la terre, frotté aux arbres et déchiré aux épines, dans un état de transformation très satisfaisant. Dès lors je m’avançai hardiment sur la route, et je pris mon repas dans un cabaret, à Champeix, après quoi je franchis d’un pied léger la sauvage gorge granitique qui serpente avec la Couze en se dirigeant vers Saint-Nectaire.

J’avais déjà fait cette route plusieurs fois, et je la savais peu praticable aux voitures ; mais j’eus une inspiration qui me guida. Je me souvins qu’il y avait là, après les granités, une curiosité naturelle peu connue et qui n’étonne nullement les habitans de cette âpre région volcanique, mais qui avait pu tenter M. Butler, s’il ne l’avait pas encore vue : c’est une scorie de quelque cent pieds de haut, dressée au bord du torrent, et si mince, si poreuse, d’aspect si fragile, qu’elle semble prête à tomber en poussière. Elle est pourtant là depuis des siècles dont l’homme ne sait pas le chiffre, et quand on touche les fines aspérités de ce géant de charbon et de cendres, on s’aperçoit qu’il a une résistance et une dureté presque métalliques.

Ces sortes de scories gigantesques sont ce que les géologues, appellent des dykes. Ils sont nombreux dans le Vélay et dans cette partie de l’Auvergne. Ce sont de véritables monumens de la puissance des matières volcaniques vomies à l’état liquide à l’époque des grandes déjections de la croûte terrestre. Le travail des eaux courantes a entraîné les autres matières environnantes qui n’avaient pas la même compacité, et le dyke, soit cône, soit tour, soit masse carrée ou anguleuse, est resté debout, gagnant en profondeur de siècle en siècle, à mesure que l’érosion dépouillait sa base. C’est ce qui fait dire avec raison aux paysans de ces localités que les grosses pierres poussent toujours. On ne sait pas ce qu’il faudrait de siècles encore pour mettre à découvert les racines incommensurables de ces étranges édifices, déjà si imposans et encore si intacts, des convulsions de l’ancien monde.

Je me souvenais d’avoir remarqué celui-ci et d’en avoir parlé autrefois à M. Butler. Qui sait si, pour la première fois, il ne venait pas l’examiner ? J’avais vanté à Love le site sauvage où il se trouve, la légère arche du pont rustique qui le touche, les flots impétueux et limpides du torrent qui le ronge, et sur les bords duquel se dressent d’autres dykes moins élevés, mais de la même forme et de la même apparence fragile, avec des cheminées volcaniques tordues en spirale, de gros bouillonnemens noirs et luisans comme du fer liquéfié et figé dans la fournaise, des bouches béantes s’ouvrant de tous côtés dans le roc, et une couleur tantôt noire comme la houille, tantôt rouge semée de points blancs, comme une braise encore ardente où l’on croirait voir voltiger la cendre, si le toucher ne vous prouvait pas qu’elle est adhérente et vitrifiée.

L’idée que je devais trouver Love au pied de ce dyke s’empara tellement de moi que je dévorai le chemin pour l’atteindre. Je regardais la trace des roues sur la pouzzolane, et au milieu des larges raies molles laissées par les petits chariots du pays, je voyais distinctement des coupures plus étroites et plus profondes qui ne pouvaient être que les empreintes d’une berline également chargée. Enfin, au-dessus des arbres épais qui laissent à peine apercevoir le beau torrent de la Couze, et au-dessus des maisonnettes du village de la Verdière semées sur les inégalités du sol, j’aperçus la tête rougeâtre du dyke semblable à un gigantesque tronc d’arbre que la foudre aurait frappé et déchiqueté ; mais il n’y avait pas là de voiture arrêtée, et les traces se perdaient dans le sable noir battu par les piétons et les animaux.

Je n’osais plus faire de questions dans la crainte d’inspirer de la méfiance aux habitans et d’être signalé par eux à l’attention de la famille Butler, si elle venait à se trouver dans les environs. Je cheminais avec mon petit paquet passé dans un bâton, voulant avoir l’air d’un paysan en tournée d’affaires et non d’un voyageur quelconque en situation de flânerie suspecte. Je descendis au bord de l’eau comme pour me rafraîchir, et je regardai furtivement sous les mystérieux ombrages où la rivière se précipite tout entière d’un seul bond puissant vers la base du dyke. Il n’y avait là que des laveuses à quelque distance du saut. Je fis sans affectation le tour du dyke ; je vis enfin la trace encore fraîche d’un petit soulier de femme, et tout aussitôt, dans les herbes, un mouchoir brodé au coin du chiffre L. B.

Je m’emparai avec un trouble inconcevable de cette relique, et je repartis aussitôt. Love était venue là il n’y avait peut-être pas un quart d’heure. Je m’élançai sur la route, et au détour d’un angle de rochers je vis une voiture élégante et comfortable, traînée par deux beaux chevaux, avec deux domestiques sur le siège. L’équipage remontait au pas le cours du torrent. Je le suivis en me tenant à distance convenable. Puis la voiture s’arrêta. Love mit pied à terre avec Hope, et je les suivis d’un peu plus près, éperdu, le cœur en larmes et la tête en feu, mais veillant sur moi-même comme un Indien à la poursuite de sa proie.

Love avait grandi presque d’une demi-tête ; mais, comme elle avait pris un peu d’embonpoint, l’ensemble de sa stature avait toujours la même élégance et la même harmonie de proportions. Elle portait toujours ses cheveux courts, frisés naturellement, soit qu’elle voulût par là mettre à profit le temps que les femmes sont forcées de sacrifier à l’entretien et à l’arrangement de leur longue chevelure, soit qu’elle sût que cette coiffure excentrique lui allait mieux que toute autre. On pouvait le penser, car, bien qu’elle fût tout à fait dépourvue de coquetterie, elle était toujours mise avec goût, et la plus austère simplicité ne l’empêchait pas de savoir d’instinct ce qui était à la convenance de sa taille, de son teint et du type de sa physionomie.

Sa démarche était toujours aussi résolue, ses mouvemens aussi souples et sa grâce naturelle aussi enivrante. Il me tardait de revoir sa figure. Elle se retourna enfin et se pencha à plusieurs reprises de mon côté pour ramasser des anémones blanches dont elle remplit son chapeau. Comme elle ne faisait aucune attention à moi, je la vis d’assez près pour tout observer. Ah ! comme M. Louandre m’avait menti ! Elle était dix fois plus belle que je ne me la rappelais.

XVIII.

Hélas ! elle était gaie, elle était jeune, fraîche, radieuse, insouciante. Sa belle voix claire et son franc rire résonnaient toujours comme une fanfare de triomphe sur les ruines de mon âme et de ma vie. Forte et agile, elle traversait la route en un clin d’œil, allant dix fois d’une berge à l’autre pour faire son bouquet sans se laisser distancer par la voiture. Elle n’avait ni châle ni manteau, et recevait bravement une fraîche ondée dont elle songea pourtant à préserver son frère, car elle envoya le domestique qui les accompagnait à pied chercher dans la voiture un vêtement pour lui. Je vis alors la tête de M. Butler se pencher à la portière. Jeune encore, M. Butler n’avait presque pas vieilli ; seulement ses cheveux gris étaient devenus tout blancs, et rendaient plus vif encore l’éclat de sa figure rose et ronde, type de douceur et de sérénité.

Quant à Hope, il était loin de l’étiolement que m’avait fait pressentir M. Louandre, et qui eût pu le justifier de mes malheurs. Il était à peu près de la même taille que sa sœur, élégant et bien fait comme elle, d’une jolie figure distinguée, à l’expression plutôt polie que douce, car il y avait un éclair d’obstination et de fierté dans son œil bleu. Il était habillé à la mode anglaise, qui condamne aux petites vestes rondes et aux grands cols rabattus des garçons de dix-huit à vingt ans. Hope en avait quinze, et ce costume enfantin n’était pas encore ridicule chez lui, sa carnation étant très délicate et ses extrémités d’une finesse remarquable. J’observai aussi les valets. C’étaient deux figures nouvelles. Cette circonstance acheva de me rassurer.

Le frère et la sœur marchèrent environ dix minutes devant moi, et prirent bientôt de l’avance sur la voiture, qui montait une côte rapide. J’entendis Love dire au domestique à pied : « Restez près des chevaux ; si le cocher s’endormait,… c’est si dangereux ! » En effet, le chemin était fort peu plus large que la voiture, le roc montant à pic d’un côté, de l’autre tombant de même en précipice. Instinctivement je me plaçai entre les chevaux et l’abîme, et je vis Love se retourner plusieurs fois : il semblait que ma présence la rassurât ; mais bientôt je m’élançai vers elle. Un taureau, à la tête d’un troupeau de vaches, venait à sa rencontre et s’arrêtait en travers du chemin, l’œil en feu, poussant ce mugissement rauque et comme étouffé qui indique d’une façon particulière la jalousie et la méfiance. Le troupeau était sans gardien, et Love avançait toujours, ne faisant aucune attention à la menace de son chef. Hope, armé d’une petite canne, semblait disposé à le provoquer plutôt qu’à reculer devant lui.

Je doublai le pas. Je savais que ces taureaux, élevés en liberté et très doux avec leurs pasteurs, sont quinteux et s’irritent contre certains vêtemens ou certaines figures nouvelles. Hope, courageux et déjà homme par l’instinct de la protection, se plaça entre sa sœur et l’ennemi, leva sa petite canne, et fit mine de frapper ; mais, l’animal faisant tête, le jeune homme se jeta de côté et le toucha sur le flanc. Dès lors sa sœur était en grand danger. Le taureau bondit vers Love, qui se trouvait en face de lui. Elle eut peur, car elle fit un grand cri et recula jusqu’au précipice. Par bonheur j’avais eu le temps d’arriver et d’arracher la petite canne des mains de Hope. J’en frappai le taureau sur le nez. Je savais que, dans notre pays, on se rend maître de ces animaux avec une chiquenaude sur les narines. Le taureau s’arrêta stupéfait, et, comme je le menaçais de recommencer, il tourna le dos et s’enfuit. Restait l’équipage à préserver de sa rancune. Le domestique à pied se réfugia bravement derrière la voiture, et le cocher, ne pouvant prendre du large, rassembla ses chevaux pour les empêcher de s’effrayer. Je suivis le taureau, et je le forçai encore, sans aucun danger pour moi-même, à passer sans attaquer personne. Je vis alors une sorte de débat s’élever entre le frère et la sœur. Hope, mécontent sans doute de ma brusquerie, ne voulait pas que l’on me remerciât, et Love insistait pour que le domestique m’amenât vers elle. Je craignis d’être reconnu, et, passant à ce dernier la canne de son jeune maître, je courus après le taureau, qui s’en allait très vite et qui pouvait être censé m’appartenir. Dès que je pus trouver un éboulement au précipice, j’y poussai l’animal en y descendant avec lui, puis je me cachai dans les détours de la montagne, laissant le domestique envoyé à ma recherche m’appeler à son aise.

Quand je vis que l’on renonçait à me trouver, je remontai sur la route, et je laissai la voiture me devancer beaucoup. J’arrivai à Saint-Nectaire une heure après la famille Butler, et, entendant dire aux habitans que les Anglais avaient été voir les grottes à source incrustante, je continuai mon chemin pour aller me reposer dans une maisonnette de paysan hors du village. Bientôt après, suivant le chemin doux et uni qui passe à travers une double rangée de boursouflures volcaniques, sorte de via Appia bordée de petits cratères qu’à leur revêtement de gazon et à leurs croûtes de laves, on prendrait pour d’antiques tumulus couronnés de constructions mystérieuses, je m’arrêtai à l’entrée du val de Diane, en face du château de Murol, ruine magnifique plantée sur un dyke formidable, au pied d’un pic qui, de temps immémorial, porte le nom significatif de Tartaret.

Puisque mes voyageurs avaient fait halte au dyke de la Verdière, ils ne pouvaient manquer de gravir celui de Murol. Je les vis arriver, et je les devançai encore pour aller me cacher dans les ruines. Je les trouvai envahies par un troupeau de chèvres qui broutaient les feuillages abondans dont elles sont revêtues. On les avait mises là depuis peu, car elles s’en donnaient à cœur joie, grimpant jusque sur les fenêtres et dans les grands âtres de cheminées béantes le long des murs aux étages effondrés. Il m’était bien facile de me dissimuler dans ce labyrinthe colossal, une des plus hautaines forteresses de la féodalité. Vue du dehors, c’est une masse prismatique qui se soude au rocher par une base homogène, c’est-à-dire hérissée de blocs bruts que des mains de géans semblent avoir jetés au hasard dans la maçonnerie. Tout le reste est bâti en laves taillées, et ce qui reste des voûtes est en scories légères et solides. Ces belles ruines de l’Auvergne et du Vélay sont des plus imposantes qu’il y ait au monde. Sombres et rougeâtres comme le dyke dont leurs matériaux sont sortis, elles ne font qu’un avec ces redoutables supports, et cette unité de couleur, jointe quelquefois à une similitude de formes, leur donne l’aspect d’une dimension invraisemblable. Jetées dans des paysages grandioses que hérissent en mille endroits des accidens analogues, et que dominent des montagnes élevées, elles y tiennent une place qui étonne la vue et y dessinent des silhouettes terribles que rendent plus frappantes les teintes fraîches et vaporeuses des herbages et des bosquets environnans.

À l’intérieur, le château de Murol est d’une étendue et d’une complication fantastiques. Ce ne sont que passages hardis franchissant des brèches de rocher à donner le vertige, petites et grandes salles, les unes gisant en partie sur les herbes des préaux, les autres s’élevant dans les airs sans escaliers qui s’y rattachent ; tourelles et poternes échelonnées en zigzag jusque sur la déclivité du monticule qui porte le dyke ; portes richement fleuronnées d’armoiries et à moitié ensevelies dans les décombres ; logis élégans de la renaissance cachés, avec leurs petites cours mystérieuses, dans les vastes flancs de l’édifice féodal, et tout cela brisé, disloqué, mais luxuriant de plantes sauvages aux arômes pénétrans, et dominant un pays qui trouve encore moyen d’être adorable de végétation, tout en restant bizarre de formes et âpre de caractère.

C’est là que je vis Love assise près d’une fenêtre vide de ses croisillons, et d’où l’on découvrait tout l’ensemble de la vallée. J’étais immobile, très près d’elle, dans un massif de sureaux qui remplissait la moitié de la salle. Love était seule. Son père était resté en dehors pour examiner la nature des laves. Hope courait de chambre en chambre, au rez-de-chaussée, avec le domestique. Elle avait grimpé comme une chèvre pour être seule apparemment, et elle était perdue dans la contemplation du ciel chargé de nuées sombres aux contours étincelans, dont les accidens durs et bizarres semblaient vouloir répéter ceux du pays étrange où nous nous trouvions. Je regardai ce qu’elle regardait. Il y avait comme une harmonie terrible entre ce ciel orageux et lourd, cette contrée de volcans éteints et mon âme anéantie, sur laquelle passaient encore des flammes menaçantes. Je regardais cette femme tranquille, enveloppée d’un reflet de pourpre, voilée au moral comme la statue d’Isis, ravie ou accablée par la solitude. Qui pouvait pénétrer dans sa pensée ? Cinq ans avaient passé sur cette petite tête frisée sans y dérouler un cheveu, sans y faire entrer probablement un regret ou une inquiétude à propos de moi. Et moi j’étais là, dévoré comme aux premiers jours de ma passion ! J’avais couru sur toutes les mers et par tous les chemins du monde sans pouvoir rien oublier, tandis qu’elle s’était chaque soir endormie dans son lit virginal, autour duquel jamais elle n’avait vu errer mon spectre, ou entendu planer le sanglot de mon désespoir.

Je fus pris d’une sorte d’indignation qui tournait à la haine. Un moment je crus que je ne résisterais pas au désir brutal de la surprendre, d’étouffer ses cris… Mais tout à coup je vis sur cette figure de marbre un point brillant que du revers de la main elle fit disparaître à la hâte : c’était une larme. D’autres larmes suivirent la première, car elle chercha son mouchoir, qu’elle avait perdu, et elle ouvrit une petite sacoche de maroquin qu’elle portait à sa ceinture, y prit un autre mouchoir, essuya ses yeux, et les épongea même avec soin comme pour faire disparaître toute trace de chagrin sur son visage condamné au sourire de la sécurité. Puis elle se leva et disparut.

Mon Dieu ! à quoi, à qui avait-elle donc songé ? À son père ou à son frère menacés dans leur bonheur et dans leur fortune ? À coup sûr ce n’était pas mon souvenir qui l’attendrissait. Elle me croyait heureux, guéri ou mort. Je pris, à la fenêtre brisée, la place qu’elle venait de quitter. Un éclair de jalousie me traversa le cœur. Peut-être aimait-elle quelqu’un, à qui, pas plus qu’à moi, elle ne croyait pouvoir appartenir, et cet infortuné, dont j’étais réduit à envier le sort, était peut-être là, caché comme moi quelque part, mais visible pour elle seule et appelé à quelque douloureux rendez-vous de muets et lointains adieux !

Il n’y avait personne. Le tonnerre commençait à gronder. Les bergers s’étaient mis partout à l’abri. Le pic de Diane, revêtu d’herbe fine et jeté au creux du vallon, dessinait sur le fond du tableau des contours veloutés qui semblaient frissonner au vent d’orage. Je ramassai une fleur d’ancolie que Love avait froissée machinalement dans ses mains en rêvant, et qui était restée là. J’y cherchai puérilement la trace de ses larmes. Oh ! si j’avais pu en recueillir une, une seule de ces larmes mystérieuses ! Il me semblait que je lui aurais arraché le secret de l’âme impénétrable où elle s’était formée, car les larmes viennent de l’âme, puisque la volonté ne peut les contenir sans que l’âme consente à changer de préoccupation.

Quand, après le départ de la famille, je me fus bien assuré, en épiant la physionomie enjouée du père et les allures tranquilles du fils, que ni l’un ni l’autre ne pouvait donner d’inquiétude immédiate à miss Love, quand j’eus exploré du regard tous les environs et que toute jalousie se fut dissipée, je me pris à boire l’espérance dans cette larme que j’avais surprise. Et pourquoi cette âme tendre n’aurait-elle pas des aspirations vers l’amour, des regrets pour le passé ? Elle n’était pas assez ardente pour se briser dans la douleur, mais elle avait ses momens de langueur et d’ennui, et si ma passion voulait se contenter d’un sentiment doux et un peu tiède, je pouvais encore émouvoir cette belle statue et recevoir le bienfait caressant et infécond de sa pitié !

Je fus épouvanté de ce qui se passait en moi. Ravagé par cinq années de tortures, j’aspirais à recommencer ma vie en la reprenant à la page où je l’avais laissée.

XIX.

Cette larme décida de mon sort, et je m’attachai, sans autre réflexion, aux pas de la famille Butler. Je la suivis de loin au village du Mont-Dore, où l’on m’avait dit qu’elle comptait passer au moins huit jours. J’y arrivai à neuf heures du soir par une pluie diluvienne, et j’allai prendre gîte chez un tailleur de pierres qui avait sa petite maison couverte en grosses lames de basalte à quelque distance du bourg. Je me rappelais cet homme, qui m’avait autrefois servi de guide, et qui m’avait plu par son intelligence prompte et résolue. C’était une bonne nature, enjouée, confiante, brave, un de ces Auvergnats de la montagne qui aiment bien l’argent, mais qui, selon leur expression, connaissent le monde, et qui, comptant sur la générosité du voyageur, ne cherchent pas, comme ceux des villages, à l’exploiter et à le tromper. — François, lui dis-je en entrant chez lui, vous ne me connaissez plus, mais je suis un ancien ami ; j’ai eu à me louer de vous dans d’autres temps, et vous-même, vous n’avez pas eu lieu d’être mécontent de moi. Je suis déguisé, et voici ma bourse que je vous confie, ne voulant pas en être embarrassé dans mes courses. Vous ne perdrez pas votre temps avec moi, si vous voulez me garder le secret, me traiter devant tout le monde comme un de vos anciens amis qui passe par chez vous et qui vous rend visite. Faites que cela soit possible, et que personne dans le pays ne prenne ombrage de moi. Je sais que ce n’est pas aisé, car les guides sont jaloux les uns des autres, et je veux être guide pendant une semaine, sans avoir de querelles qui me forceraient à me faire connaître. Autrefois vous aviez coutume de dire, quand nous montions ensemble dans les mauvais endroits : On peut tout ce qu’on veut.

— Pour le coup, répondit François, sans retrouver votre nom et sans bien me remettre votre figure, je vous reconnais : c’est avec vous que j’ai descendu par le plus court, aux gorges d’Enfer, un jour qu’il pleuvait des pierres du haut des puys. Il y a bien de ça huit ou dix ans peut-être ?

— Peut-être bien, lui dis-je, ne voulant pas l’aider à retrouver mon nom. Voyons, ce que je vous demande, l’acceptez-vous ?

— Oui, parce que ce ne peut pas être pour faire quelque chose de mal. Ça ne peut être ni pour tuer un homme ni pour enlever une femme mariée, n’est-ce pas ?

— Sur ce qu’il y a de plus sacré au monde, je vous jure que je ne veux rien faire qui soit bien ou mal. Je veux regarder à mon aise et entendre causer une demoiselle avec qui je me marierai peut-être un jour, et qui ne me connaît pas.

— Tiens ! s’écria François, j’ai déjà vu ici une histoire comme ça ! Eh bien ! cela se peut ! Avec de l’argent, tout s’arrange, et quant à la discrétion, vous pouvez compter sur celle de tous mes camarades comme sur la mienne. Laissez-moi faire, et reposez-vous. Séchez-vous, mangez, dormez ; la maison est à votre service.

En un clin d’œil, la femme de François fut debout, le feu rallumé, la soupe faite et le fromage servi. Ces bonnes gens voulaient me donner leur lit et aller coucher sur le foin de leur grenier. Je trouvai le foin beaucoup plus à mon gré, et même, ayant découvert un tas de balles d’avoine dans un coin, j’y fis étendre un drap blanc, et je m’y enfonçai comme un sybarite dans des feuilles de roses. Dès le lendemain, on m’avait cousu une paillasse et acheté une couverture neuve. Mon logement était au-dessus de l’étable à vaches et n’avait jamais servi qu’à l’engrangement des petites récoltes de mon hôte. Le chat faisait si bonne garde que les souris ne m’incommodèrent pas, et que, dans une cabane d’Auvergne, je pus ne pas souffrir de la malpropreté, bien que, rompu à toute sorte de misères, et à de bien pires que celle-là, je me fusse d’avance résigné à tout.

Il s’agissait pour François de se faire agréer pour guide à la famille Butler, qui ne le connaissait pas. Bien qu’elle fût venue plusieurs fois au Mont-Dore, le hasard avait voulu qu’elle n’eût jamais eu affaire à lui, et elle ne manquerait pas de redemander ses anciens guides. Il fallait donc décider ceux-ci à nous laisser briguer la préférence, et empêcher tous les autres de faire un mauvais parti à ma nouvelle figure. Ce que François mit en œuvre de prévoyance, de diplomatie et d’imagination, je ne m’en occupai nullement, si ce n’est pour payer sans discussion la condescendance et la discrétion de nos compétiteurs.

Le surlendemain de mon arrivée, tout était arrangé avec d’autant plus de promptitude que le service des guides, porteurs de chaises et loueurs de chevaux, n’était pas encore réorganisé. La saison des bains, qui est aussi celle des touristes, ne commence au plus tôt qu’au 15 juin, quand le temps est beau : nous n’étions qu’au 1er, et le temps était affreux. Durant les dix mois de l’année où les pauvres montagnards de cette région ne vivent pas de la dépense des étrangers, ils exercent une industrie ou une profession quelconque. Aussi chacun était-il encore à son travail, les uns à la scierie de planches de sapin, les autres aux réparations des chemins et sentiers emportés chaque hiver par la fonte des neiges, d’autres encore au commerce des fromages, à la cueillette du lichen sur le Puy-du-Capucin, ou à l’extraction des pierres d’alun de la carrière du Sancy. François eut donc peu de jaloux à écarter, bien que les Butler, étant absolument les seuls étrangers débarqués dans le village, devinssent nécessairement le point de mire des prétentions rivales.

Mon plan improvisé réussissait donc comme réussissent presque toujours les entreprises que l’on ne discute pas. François critiqua seulement mon costume, qui lui parut beaucoup trop neuf pour être porté dans la semaine. Il me prêta une casquette bordée de loutre et une camisole de laine rayée avec un gilet de velours sans manches. Il me fit ôter mes bretelles et les remplaça par une ceinture rouge roulée en corde. Il retailla lui-même ma barbe et mes cheveux à sa guise. J’étais bien pour le moins aussi hâlé que lui, et il fut obligé de me déclarer irréprochable. Cette nouvelle toilette me donnait l’avantage de n’être pas reconnu aisément pour l’homme qui avait repoussé le taureau sur la route de Saint-Nectaire. Aussi, quand je parus devant la famille Butler, ni elle ni ses gens ne songèrent à me remarquer.

Il avait plu toute la veille, les chemins bas étaient inondés, et l’on avait demandé des chevaux ; mais quand on eut gagné le pied de la montagne, on les renvoya : M. Butler aimait mieux marcher, et ses enfans voulaient faire comme lui. On avait pris trois guides : le beau-père de François, qui escortait M. Butler ; François, qui suivait Love, et moi, qui avais choisi Hope, n’osant encore me placer si près de sa sœur. Chacun de nous portait une sacoche destinée aux plantes et aux minéraux, un marteau pour les briser, une bêche de botaniste, des vivres pour la collation, plus les manteaux imperméables, les chaussures de rechange, et divers autres ustensiles ou vêtemens de promenade.

Je n’avais pas eu besoin des leçons de François pour comprendre en quoi consistait le devoir d’un guide modèle. Marcher toujours devant, en regardant tous les trois pas si l’on doit ralentir ou accélérer son train, choisir le meilleur du terrain, écarter les pierres avec le bout du pied sans les faire rouler sur ceux qui vous suivent, se retourner et offrir la main dans les endroits difficiles, et, si le voyageur dédaigne votre aide, s’arc-bouter dans les passages dangereux, de manière à le recevoir ou à le retenir, s’il tombe ou chancelle : tout cela m’eût semblé fort doux et facile, s’il se fût agi de Love ; mais j’eus besoin de veiller beaucoup sur moi pour ne pas oublier souvent son orgueilleux frère, lequel affectait de me réduire à l’état de cheval de bât, et me remerciait de la main avec une sorte d’impatience dédaigneuse, quand je lui présentais le bras ou l’épaule. Cependant ce garçon, agile et hardi, n’était pas robuste, et il manquait absolument de prévoyance et de coup d’œil. Deux ou trois fois je le préservai en dépit de lui-même, et, comme il prétendait vouloir toujours prendre les devans, Love s’approcha de moi, et me dit tout bas : « Mon ami, ne le quittez pas, je vous prie ; il n’est pas prudent. Arrangez-vous seulement de manière à ce qu’il ne s’aperçoive pas trop que vous le surveillez bien. »

Ce n’était pas une tâche aisée, et de plus je la trouvais déplaisante. Il me semblait aussi que ma figure déplaisait au jeune homme, bien qu’il ne songeât en aucune façon à la reconnaître. Peut-être même se trouvait-elle entièrement effacée de son souvenir. Quant à Love, elle ne m’avait pas regardé du tout, et je savais que M. Butler avait fort peu la mémoire des physionomies humaines : il n’avait que celle des noms et des choses.

Love avait, en me parlant, la douceur polie que je me rappelais lui avoir toujours vue avec les inférieurs, mais aussi cette nuance d’autorité que l’on est en droit d’avoir avec un guide bien payé. Elle avait dit : « Mon ami, je vous prie, » comme elle eût dit : « Brave homme, faites ce que je vais vous ordonner. » J’affectais un air simple et des allures rustiques auxquelles il ne m’était pas difficile de donner le caractère indigène le plus fidèle. Je retrouvais aussi sans effort l’accent des montagnes de l’Auvergne, qui n’est pas le charabia de convention qu’on nous prête à Paris, mais une sorte de gasconnage orné parfois du grasseyement provençal. Quant au patois proprement dit, je n’en avais pas oublié une locution, et je le parlais avec les autres guides de façon à satisfaire l’oreille la plus méfiante.

Les monts Dore, bien que plus élevés et plus escarpés que les monts Dôme, ne sont pas d’un accès très difficile en été, même pour les femmes ; mais la saison que M. Butler avait choisie pour son excursion les rendait assez périlleux à explorer. Presque partout les sentiers avaient disparu, et les tourbes épaisses des hautes prairies, détrempées par l’humidité, se détachaient par énormes lambeaux qui menaçaient de nous engloutir. Le pied ne trouvait pas toujours sur le sol la résistance nécessaire pour se fixer, et par endroits il fallait escalader des éboulemens de roches et d’arbres dont notre poids hâtait la chute. Quand le terrain n’était pas trop rapide, c’était un jeu, même pour M. Butler, qui était resté excellent piéton, et qui se piquait à bon droit d’avoir le pied géologue ; mais par momens, sur des revers presque verticaux, je ne voyais pas sans trembler l’adroite et courageuse Love se risquer sur ces masses croulantes.

C’est cependant la seule époque de l’année où l’on puisse jouir du caractère agreste et touchant de ce beau sanctuaire de montagnes. Aussitôt que les baigneurs arrivent, tous ces sentiers, raffermis et déblayés à la hâte, se couvrent de caravanes bruyantes ; le village retentit du son des pianos et des violons, les prairies s’émaillent d’os de poulets et de bouteilles cassées ; le bruit des tirs au pistolet effarouche les aigles, chaque pic un peu accessible devient une guinguette où la fashion daigne s’asseoir pour parler turf ou spectacle, et l’austère solitude perd irrévocablement, pour les amans de la nature, ses profondes harmonies et sa noblesse immaculée.

Nous n’avions rien de pareil à redouter au milieu des orages que nous traversions, et j’entendais dire à Love qu’elle aimait beaucoup mieux ces chemins impraticables et ces promenades pénibles, assaisonnées d’un peu de danger, que les sentiers fraîchement retaillés à la bêche ou battus par les oisifs. — J’aime aussi le printemps plus que l’automne ici, disait-elle à son père. Les profanations de l’été y laissent trop de traces que l’hiver seul peut laver et faire oublier. Dans ce moment-ci, le pays n’est pas à tout le monde ; il est à ses maîtres naturels, aux pasteurs, aux troupeaux, aux bûcherons et à nous, qui avons le courage de le posséder à nos risques et périls. Aussi je me figure qu’il nous accueille en amis, et que rien de fâcheux ne nous y peut arriver. Ces herbes mouillées sentent bon ; ces fleurs, toutes remplies des diamans de la pluie, sont quatre fois plus grandes et plus belles que celles de l’été. Ces grandes vaches, bien lavées, reluisent au soleil comme dans un beau tableau hollandais. Et le soleil ? Ne trouvez-vous pas que, lui aussi, est plus ardent et plus souriant à travers ces gros nuages noirs qui ont l’air de jouer avec lui ?

Love avait raison. Cette nature, toute baignée à chaque instant, était d’une suavité adorable. Les torrens, pauvres en été, avaient une voix puissante et des ondes fortes. Le jeu des nuages changeait à chaque instant l’aspect des tableaux fantastiques, et quand la pluie tombait, les noirs rideaux de sapins, aperçus à travers un voile, semblaient reculer du double, et le paysage prenait la vastitude des grandes scènes de montagnes.
XX.

Comme mes voyageurs (c’est ainsi que je pouvais les appeler, de ce ton de propriétaire qui est particulier aux guides)connaissaient le pays, ils n’étaient pas pressés de refaire les promenades classiques, et ils allaient en naturalistes, étudiant les détails, cherchant à explorer des parties qui ne leur étaient pas familières et qui n’étaient guère explorables. Cependant, quand nous fûmes arrivés sur les hauts plateaux, tout danger cessa, et je pus abandonner mon jeune maître à lui-même.

Ces plateaux, souvent soutenus par des colonnades de basalte comme celles de mon vallon natal de La Roche, sont beaucoup plus élevés et plus poétiques. Ce sont les véritables sanctuaires de la vie pastorale. Le gazon inculte qui revêt ces régions fraîches s’accumule en croûtes profondes, sur lesquelles chaque printemps fait fleurir un herbage nouveau. Les troupeaux vivent là quatre mois de l’année en plein air. Leurs gardiens s’installent dans des chalets qu’on appelle burons (et burots), parce qu’on y fait le beurre. On marche sans danger, mais non sans fatigue, dans ces pâturages gras et mous, sous lesquels chuchotent au printemps des ruisselets perdus dans la tourbe. Là où règne cette herbe luxuriante et semée de fleurs, mais dont le sous-sol n’est qu’un amas de détritus inféconds, il ne pousse pas un arbre, pas un arbuste. Ces énormes étendues sans abri, mais largement ondulées, quelquefois jetées en pente douce jusqu’au sommet des grandes montagnes, d’autres fois enfermées, comme des cirques irréguliers, dans une chaîne de cimes nues, ont un caractère particulier de mélancolie rêveuse. La présence des troupeaux n’ôte rien à leur grand air de solitude, et le bruit monotone de la lente mastication des ruminans semble faire partie du silence qui les enveloppe.

Love se jeta sur l’herbe auprès d’une troupe de vaches qui vinrent flairer ses vêtemens et lécher ses mains pour avoir du sel. Ces belles bêtes étaient fort douces ; mais je vis Love de si près entourée par leurs cornes, qu’il me fut permis de m’approcher d’elle pour la débarrasser au besoin de trop de familiarité. Je me tins cependant de manière à éviter son attention, redoutant toujours le premier regard qu’elle attacherait sur moi, et voulant éprouver d’abord l’effet de ma voix. Me sentant là, elle m’adressa plusieurs questions sur les habitudes de la prairie, les mœurs des chalets, et même elle me demanda si j’avais été gardeur de troupeaux dans mon enfance. Je n’hésitai pas à répondre oui, et comme je pouvais parler ex professo de ces choses qui diffèrent pourtant de celles de ma localité, mais que j’avais eu le loisir d’étudier là en d’autres temps, mes réponses parurent naturelles. Ma voix ne disait plus rien au cœur de Love. Elle causa avec moi comme avec un étranger, avec un paysan quelconque. En ce moment, le soleil frappait très fort sur elle, et je voyais la sueur perler sur son front ; j’ouvris un grand parapluie dont j’étais muni, et je le tins sur sa tête. Elle ne prenait jamais aucune de ces précautions pour elle-même ; mais elle pensa que je voulais gagner ma journée en conscience, et elle me laissa faire. Je lui demandai si elle avait soif, et, sans trop attendre la réponse, je courus traire une chèvre dans ma tasse de cuir. Elle prit en souriant ce que je lui offrais, et après avoir bu, elle m’envoya auprès de son père et de son frère pour leur proposer de goûter cet excellent lait. Me trouvait-elle importun, comme le sont certains guides trop attentionnés ? Dans tous les cas, elle ne parut pas vouloir me le faire sentir, car lorsque je revins auprès d’elle. Love me parla encore pour me demander si j’avais femme et enfans. Je lui répondis à tout hasard que j’avais une belle grande femme presque aussi blanche qu’elle, trois filles et deux garçons. Je commençais à m’amuser de ma douloureuse situation, et j’étais préparé à tous les mensonges.

— En ce cas, me dit-elle, vous aimez beaucoup votre femme, une femme qui est belle et qui vous élève de beaux enfans ?

— Sans doute je l’aime beaucoup, répondis-je ; mais elle a un défaut, c’est qu’elle est indifférente.

— Comment, indifférente ? Elle ne vous aime pas autant que vous l’aimez ? Est-ce là ce que vous voulez dire ?

— C’est bien là ce que je veux dire. J’ai une femme comme il y en a peu, voyez-vous ! une femme qui ne pense qu’à son travail et à ses enfans. Elle aime aussi ses père et mère, ses frères et sœurs ; mais quant au mari, c’est par-dessus le marché.

— Vous avez l’air d’être jaloux d’elle ; peut-être que cela vous rend injuste ?

— Je serais bien jaloux comme un diable, si elle m’en donnait sujet ; mais je sais qu’elle est sage, et d’ailleurs, voyez-vous, aimer un autre homme que moi, ça lui donnerait trop de peine. Il y en a comme ça qui ne peuvent pas loger deux sortes d’amitié à la fois.

— Je ne vous comprends pas bien, reprit Love en cherchant à me regarder. — Mais je me méfiais, et, assis en pente à deux pas au-dessous d’elle, je ne relevais pas la tête pour lui parler. — Vous pensez donc, ajouta-t-elle, que l’amitié est peu de chose en ménage ? — Et comme si je fusse devenu tout à coup pour elle un sujet d’étude, elle me demanda quelle si grande différence je pouvais faire entre l’amitié que m’accordait ma femme et celle que je semblais exiger. Elle s’exposait à d’étranges réponses de la part d’un rustre ; mais ou sa candeur ne les lui laissait pas prévoir, ou mon ton sérieux la rassurait.

J’avais beaucoup à faire pour m’expliquer, sans sortir de mon personnage naïf et sans trahir le besoin que j’avais de lui arracher quelque réflexion sur sa manière de sentir un sujet si délicat. — Il y a bien des sortes d’amitié, lui répondis-je. Il y en a une tranquille comme celle de ce petit ruisseau qui coule là tout endormi sous vos pieds, et il y en a une autre qui mène grand train, comme la cascade que vous entendez d’ici. Je ne suis pas assez savant pour vous dire d’où vient la différence ; mais elle y est, n’est-ce pas ? Je sais bien que je me tourmente de tout ce qui peut tourmenter ma femme, et que si je la perdais, ce ne seraient pas mes enfans qui me la remplaceraient, tandis qu’elle, rien de ce qui peut m’arriver à moi tout seul ne la tourmente, et si je mourais, pourvu que les petits se portent bien et ne manquent pas de pain, elle conserverait sa bonne mine, et ne penserait pas plus à moi que si elle ne m’avait jamais connu.

— Je crois, répondit Love attentive, que vous vous trompez, et qu’une femme ne peut pas être aussi indifférente pour un bon mari. Je pense que vous vous tourmentez vous-même dans la crainte d’être trop content de votre sort, et cela m’étonne. Est-ce que vous n’aimez pas le travail, qu’il vous reste du temps pour vous creuser ainsi la tête ?

Nous fûmes interrompus par Hope, qui lui dit en anglais : — Eh bien ! que faites-vous donc là en conversation sérieuse avec ce guide ? — Sérieuse ? répondit Love en riant. Eh bien ! c’est la vérité, je parle philosophie et sentiment avec lui. Il est très singulier, cet homme, trop intelligent peut-être pour un paysan, et pas assez pour savoir être heureux. Et elle ajouta en latin : Heureux l’homme des champs, s’il connaissait son bonheur ! Puis elle lui demanda en anglais s’il n’avait pas les pieds mouillés, et, se levant, elle reprit avec lui sa promenade autour de la prairie.

Je les suivais et j’écoutais avidement tout ce qu’ils pouvaient se dire. J’entendais désormais parfaitement leur langue, et comme je ne leur inspirais aucune méfiance, je pouvais et je m’imaginais devoir surprendre entre eux, à un moment donné, le mot de mon passé et celui de mon avenir ; mais je n’appris rien. Ils ne parlèrent que de botanique, et à ce propos ils mentionnèrent un certain classement, absurde selon Hope, ingénieux selon Love, que prétendait tenter M. Junius Black. J’avais oublié ce personnage, et son nom me frappa désagréablement, surtout parce que Love le défendait contre les dédains scientifiques de son frère. Ils en parlèrent comme de leur commensal accoutumé, mais sans que je pusse savoir où il était en ce moment et pourquoi il ne se trouvait pas avec eux. Je n’avais pas pensé à m’enquérir de lui à Bellevue. Peut-être y était-il resté, fixé aux précieuses collections comme un papillon à son épingle.

Pendant huit jours entiers, je suivis ainsi la famille Butler en promenade, toujours chargé comme un mulet et toujours attaché aux pas du jeune homme. J’échangeais pourtant chaque jour quelques mots avec Love, qui me plaisantait sur ce qu’elle appelait mon humeur noire. Quand elle parlait de moi dans sa langue avec son frère, elle disait que mes raisonnemens et mon amour conjugal l’intéressaient ; mais elle prétendait avoir une préférence pour François, dont l’humeur insouciante et les lazzis rustiques la tenaient en gaité. Hope ne me parlait jamais que pour me donner des ordres, ou pour me prier d’un ton poli et bref de ne pas le toucher. M. Butler était toujours la douceur et la bonté même. Il ne paraissait pas me distinguer des autres guides, et il nous parlait à tous trois du même ton paternel et bienveillant.

Au bout de ces huit jours, durant lesquels, de neuf heures du matin à sept heures du soir, je ne perdais pas de vue un mouvement de Love, je fus bien convaincu qu’elle n’avait pas eu une pensée pour moi, puisqu’elle ne s’avisa pas une seule fois de remarquer ou de faire remarquer ma ressemblance avec le malheureux qu’elle avait connu. Je la vis toujours absorbée par l’étude de la nature, par le soin de montrer à son père tout ce qu’elle pouvait trouver d’intéressant, ou de le consulter pour le distraire de trop de rêverie. Quant à son frère, elle me sembla ne plus s’en occuper avec inquiétude. Elle avait pris toute confiance dans ma manière de l’escorter.

Un jour enfin, elle m’accorda tout à fait son attention, et elle dit en anglais à son père que si je n’étais pas le plus divertissant des trois guides auvergnats, j’étais à coup sûr le plus empressé, le plus solide et le plus consciencieux. — C’est bien, répondit M. Butler, il faudra lui donner à l’insu des autres un surcroît de récompense, à ce brave garçon-là !

— Oui certes, je m’en charge, reprit Love. Je veux lui acheter une belle robe pour sa femme, dont il est amoureux fou après cinq ans de mariage. Savez-vous que c’est beau d’être si fidèle, et qu’il y a dans ce paysan-là quelque chose de plus que dans les autres !

— Eh bien ! répliqua M. Butler, dites-lui de nous conduire demain dans sa maison. Vous serez bien aise de la voir, sa femme, et peut-être saurez-vous leur dire à tous deux quelque bonne parole, vous qui avez toujours de si bonnes idées dans le cœur !

Love s’adressa alors à moi en français, et me demanda de quel côté je demeurais. J’étais un peu las de feindre. J’échangeai un regard avec François, et il répondit pour moi que je ne demeurais pas dans le pays même. Et puis, averti par un second coup d’œil, il rompit la glace, ainsi que nous étions convenus de le faire à la première occasion. — Mon cousin Jacques, dit-il en me désignant, demeure du côté du Vélay, dans un endroit que vous ne connaissez peut-être pas, et qui s’appelle La Roche.

— La Roche-sur-Bois ? demanda Love avec une certaine vivacité.

— Oui, répondis-je. Est-ce que vous êtes de par là ? Peut-être que vous avez entendu parler du propriétaire des bois où je travaille quelquefois, quand je ne viens pas chercher de l’ouvrage par ici, M. Jean de La Roche ? Connaissez-vous ça ?

— Oui, répondit brièvement Love en attachant sur moi le premier regard que j’eusse encore pu surprendre ou obtenir d’elle.

Et elle resta interdite, comme si pour la première fois elle s’avisait de la ressemblance.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous avez, ma chère ? lui dit en anglais M. Butler en me regardant aussi.

— Vous ne trouvez pas, répondit Love, que cet homme a les mêmes yeux et le même front,… et aussi quelque chose du sourire triste de notre pauvre Jean ?

Elle se détourna vite ; mais je sentis sa voix émue, et ses paroles entrèrent dans mes entrailles comme une flèche.

— Je crois que vous avez raison, répondit M. Butler. J’y avais déjà pensé vaguement, et à présent je ne trouve rien là d’extraordinaire.

— Pourquoi ? reprit Love avec animation.

— Parce que… mon Dieu, ma chère, vous n’êtes plus un enfant, et on peut vous dire cela. Le père de notre pauvre ami était jeune et un peu trop… comment vous dirai-je ?… un peu trop jeune pour sa femme, qui était modeste en ses manières et contenue dans sa jalousie. Il courait un peu les environs, et l’on dit que beaucoup de villageois de ses domaines ont un air de famille… Voilà du moins ce qui se voit dans plusieurs localités seigneuriales, et ce que M. Louandre m’a raconté en me disant qu’avant et même depuis la mort de son mari, la pauvre comtesse de La Roche avait vécu dans les larmes d’une jalousie muette et inconsolée. Et c’est pourquoi, chère Love, autant vaut rester fille, comme vous l’avez résolu, que de se jeter dans le hasard des passions.

— Oui, reprit Love en s’asseyant au bord d’un beau réservoir d’eau de roche, où bondissaient des truites brillantes comme des diamans ; je vois, par l’exemple de ce paysan jaloux de sa femme, que la passion peut troubler même le mariage, et par ce que vous m’apprenez des chagrins de la pauvre comtesse, je vois aussi que le veuvage et la solitude ne guérissent pas de ces déchiremens-là.

Elle prononça ces mots avec une tristesse qui me frappa. J’étais fort ému de la révélation que M. Butler venait de me faire des causes de l’étrange abattement où j’avais vu ma pauvre mère vivre et mourir, et en même temps je croyais voir percer un regret dans les réflexions de Love sur le veuvage du cœur. Nous étions auprès d’une scierie de planches, au penchant d’une verte montagne boisée. Ces usines rustiques sont très pittoresques dans les monts Dore. Celle-ci était dans un site d’une rare poésie, et la famille y faisait halte pour prendre sur l’herbe sa collation portative de chaque jour. Nous étions chargés de trouver à cet effet de l’eau de source et une belle vue, ce qui n’était pas difficile, et nous servions nos voyageurs avec zèle ; mais aussitôt que tout était à leur portée, ils nous faisaient asseoir tous trois assez près d’eux, et Love nous passait avec beaucoup de soin et de propreté la desserte, qui était copieuse.

Au moment où Love et son père s’entretenaient comme je viens de le rapporter, François lui improvisait un siège et une table avec des bouts de planches. Je feignis de trouver qu’il ne s’y prenait pas bien, et je m’approchai d’elle pour voir l’expression de son visage ; mais elle se détourna vivement, et il me sembla que, comme au château de Murol, elle faisait un grand effort sur elle-même pour retenir une larme furtive. Quelques instans après, elle me regarda en prenant de mes mains la petite corbeille qui lui servait d’assiette pour déjeuner, et elle dit à son père en anglais : — Alors ce serait là un frère de Jean ? — Et, sans attendre la réponse, elle me demanda si j’avais connu le jeune comte de La Roche.

— Comment donc ne le connaîtrais-je pas, répondis-je, puisque je demeure à une lieue de chez lui ? Mais il y a longtemps qu’il est parti pour les pays étrangers.

— Où il s’est marié ?… reprit-elle vivement.

— Quant à cela, répliquai-je résolûment, on l’a dit, comme on a dit aussi qu’il était mort ; mais il paraît que l’un n’est pas plus vrai que l’autre.

— Comment ? s’écria-t-elle ; qu’en savez-vous ? Vous n’en pouvez rien savoir. Est-ce qu’il a donné de ses nouvelles dernièrement ?

— La vieille gouvernante du château, qui est ma tante, en a reçu il n’y a pas plus de huit jours, et elle m’a dit : On nous a fait des mensonges, notre maître n’a pas seulement pensé à se marier.

— Mon père, s’écria Love en anglais et en se levant, entendez-vous ? On nous a trompés ! Il vit, et peut-être pense-t-il toujours à nous !

— Eh bien ! ma fille, dit M. Butler un peu troublé, s’il vit, grâces en soient rendues à Dieu ; mais, s’il n’est pas marié,… qu’en voulez-vous conclure ?

— Rien,… répondit Love froidement après une courte hésitation, et, s’adressant à moi, elle m’ordonna d’aller chercher son frère.

J’eus en ce moment un accès de rage et de haine contre elle. Je me dirigeai vers Hope, qui s’oubliait à causer avec les scieurs ; je lui dis fort sèchement qu’on l’attendait, et je m’enfonçai dans la forêt, comme pour ne plus jamais revoir cette fille sans amour et sans pitié, qui n’avait rien à conclure de ce qu’elle venait d’apprendre.

Mais François courut après moi ; le brave homme savait tout mon roman, que par le menu il m’avait bien fallu lui confier. — Où allez-vous ? me dit-il. Venez donc ! elle parle de vous ! elle veut vous demander si M. Jean doit revenir bientôt de ses voyages. Elle me l’a demandé, à moi ; mais, ne sachant pas ce que vous voulez qu’on dise là-dessus, j’ai répondu que je n’en savais rien. J’ai dit pourtant que je le connaissais, ce pauvre M. de La Roche, que je m’étais souvent promené avec lui, et que j’avais entendu dire qu’il avait eu depuis des peines d’amour pour une demoiselle trop fière qui ne l’aimait pas. Enfin j’ai parlé, je crois, comme il fallait parler.

— Et qu’a-t-elle dit de cela, elle ?

— Elle m’a demandé si je savais ou si vous saviez le nom de cette demoiselle ; à quoi j’ai dit non, et elle a paru tranquille.

— Eh bien ! puisqu’elle est tranquille, laissons-la dans sa tranquillité ! Ne répondez plus à aucune question, ne songez plus à me servir. Je m’en vais, je retourne chez vous, et demain je pars.

— Non pas, non pas ! s’écria François en me retenant ; elle parle très vivement de vous avec son frère. Je ne comprends pas ce qu’ils se disent, mais j’entends votre nom à tout moment. Ils ont l’air de se disputer. Il faut au moins que vous sachiez ce qu’ils pensent de vous. Revenez, revenez vite, car, si vous partiez comme ça fâché, elle pourrait bien se douter que c’est vous qui étiez là, et le père pourrait bien à son tour se fâcher contre moi. Souvenez-vous que vous m’avez juré que dans toute affaire je ne serais pas compromis, et que ça me ferait grand tort dans mon état de guide, si on savait que je me suis mêlé d’histoires d’amour.

François avait raison, et d’ailleurs ma fierté se révoltait à l’idée que l’on pouvait me deviner après m’avoir dédaigné si ouvertement. Je revins après avoir cueilli des fruits de myrtile, que M. Butler aimait beaucoup, et il me remercia en disant : Cet excellent garçon pense à tout ! Vraiment, on voudrait l’avoir à son service ! Jacques, quand vous voudrez travailler chez moi, je ne demeure pas très loin de votre endroit, vous n’avez qu’à venir ; vous serez bien reçu !

— Oui, oui ! ajouta Love ; qu’il vienne, et qu’il amène sa femme ! J’ai grande envie de la connaître.

Je m’imaginai qu’en disant cela, elle avait une intention malicieuse et qu’elle m’avait reconnu, car il y avait sur ses lèvres je ne sais quel mystérieux sourire qui me fit trembler de la tête aux pieds. Je regardai Hope : il ne prenait pas garde à moi, et il avait l’air de bouder sa sœur, qui, peu d’instans après, lui fit des caresses, et réussit à l’égayer sans paraître songer à me questionner sur le retour prochain ou possible de Jean de La Roche.


  1. Géans.