Jean de Joinville - L’Homme et l’Ecrivain

Jean de Joinville - L’Homme et l’Ecrivain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 602-636).
JEAN DE JOINVILLE

L’HOMME ET L’ÉCRIVAIN.

Le 25 août 1298, à Saint-Denis, en présence de tous les prélats et de tous les barons de France, on ouvrait le tombeau de Louis IX. Les archevêques de Reims et de Lyon soulevaient, pour la première fois, ces restes qui ne devaient plus reposer que sur les autels, et frère Jean de Samois, l’un des commissaires qui avaient, seize ans auparavant, dirigé l’enquête préliminaire à la canonisation, montait en chaire pour prononcer le panégyrique du nouveau saint. En énumérant ses vertus, il cita comme exemple de sa loyauté envers tous, même envers les mécréans, les scrupules de Louis IX lors du paiement de sa rançon. Le fait dont il évoquait le souvenir remontait à près d’un demi-siècle, à une époque où pas un des princes qui, alors qu’il parlait, sentaient couler dans leurs veines le sang de saint Louis n’était encore né, à un règne dont presque tous les témoins avaient disparu. Et pourtant, par un effet d’une saisissante simplicité, « ne croyez pas que je vous mente, s’écria-t-il, car je vois tel homme ici qui m’a témoigné de cette chose par son serment. »

Celui que le commissaire pontifical associait en quelque sorte à la gloire de cette journée, en faisant publiquement appel à l’autorité de sa parole, était un homme que saint Louis avait aimé, qui avait partagé ses souffrances et ses dangers, qui avait frôlé de son vêtement, touché de ses mains pendant la vie, porté dans ses bras durant la maladie ce corps désormais passé à l’état de reliques. Dans sa vigoureuse vieillesse, il semblait que la Providence eût spécialement conservé le sénéchal de Champagne, Jean de Joinville, pour rendre témoignage des vertus de saint Louis aux générations qui ne l’avaient pas connu ; pendant vingt ans encore le sénéchal vécut entouré du respect qui s’attachait à l’ami du saint roi non moins qu’au gardien reconnu des anciennes traditions et à l’arbitre des questions de courtoisie. Son rôle ne finit pas avec son existence. La place qu’il a tenue à la cour de Philippe le Bel et de ses fils, il la tient encore aujourd’hui ; car, lorsqu’il mourut presque centenaire, il laissa un livre composé sans art, mais rempli de bonne foi et de simple grâce, livre dans lequel, tant que notre langue sera comprise, on devra toujours aller chercher le vivant portrait de notre plus grand roi.

Quel que soit d’ailleurs le point de vue auquel on se place, — philologie, histoire littéraire, histoire des mœurs, — ce livre est infiniment précieux. Il est un des plus anciens textes historiques écrits en français, et, mieux que tout autre, il permet de concevoir ce que fut l’idéal moral d’un homme du moyen âge. Joinville vécut à l’apogée de cette grande époque dont il est, peut-être à meilleur titre que saint Louis, la plus complète personnification. Par sa situation, par ses vertus comme par son génie, saint Louis était une exception, et les exceptions se rencontrent dans tous les temps. Il n’y a que les hommes de condition et de facultés plus rapprochées de la moyenne sur qui l’on puisse mesurer l’influence exercée par le milieu dans lequel ils ont vécu. Joinville était loin d’être un homme hors ligne. Les gens du XVIIe siècle l’eussent appelé un « honnête homme » et ses contemporains un « prud’homme. » Doué d’un cœur aimant, d’une conscience droite, d’un « subtil sens » que saint Louis se plaisait à reconnaître, il avait dû recevoir, — ses écrits autorisent à le croire, — une instruction aussi étendue que pouvait l’être celle d’un homme de son époque, et la charge héréditaire qu’il se trouva remplir dès son enfance à la cour de Champagne lui avait donné de bonne heure, avec l’usage du plus grand monde, une autorité en matière d’étiquette, qu’il conserva jusqu’à sa mort. Un très vif sentiment du devoir suppléait chez lui au défaut de certaines qualités. C’est ainsi qu’étranger aux instincts militaires, et même fort accessible à certaines craintes, il montra dans tous les combats une vaillance et une fermeté dignes des plus ardens chevaliers. Ce sentiment, il le devait à la vertu dominante des hommes de son temps : la foi, inconsciemment respirée depuis sa naissance, mais exaltée, et comme épurée à l’exemple de celle de saint Louis, au point de pénétrer toutes les actions de sa vie. Lorsqu’une conviction profonde s’empare d’une âme humaine, elle y croît de telle sorte qu’un jour vient où il semble que l’âme ne suffise plus à la contenir, et qu’il lui faille se répandre au dehors ; alors commence l’apostolat. Joinville en est un exemple. Tout jeune encore, pendant son séjour en Acre, lorsque son intimité avec saint Louis devint plus étroite, il composa, sous la forme la plus propre à la vulgarisation, un petit livre sur la nécessité de la foi ; et l’âge ébranla si peu ses convictions que, près de quarante ans après, sur le sol de France, alors que deux princes s’étaient succédé sur le trône du saint roi, le sénéchal reprenait avec amour les pages écrites, en terre-sainte, sous l’influence des enseignemens de son royal ami.

C’est que le temps passé en Égypte et en Palestine, côte à côte avec saint Louis, avait été la période décisive de son existence. Il se trouve justement que c’est la plus connue ; quelque nombreux que soient les documens d’archives concernant Joinville, quelque intérêt qui s’attache aux indications que l’on en peut tirer pour la reconstitution de sa personnalité, ces indications sont loin, cela va sans dire, de se présenter sous une forme aussi attrayante que celles qu’il a lui-même données dans ses écrits. Il y a plus : Joinville ayant fait, dans son Histoire de saint Louis, la part la plus large à l’événement capital de sa vie, à la croisade dont il avait été témoin, et le reste étant consacré presque uniquement au panégyrique du roi, nos souvenirs, comme les siens, se concentrent sur les six années qu’il vécut en Orient. La majeure partie de sa carrière est rejetée dans l’ombre. On oublie qu’il n’avait guère plus de trente ans lorsqu’il revint en France ; on ne se souvient pas davantage qu’il survécut près d’un demi-siècle au roi dont il avait été l’ami, et que, loin d’avoir été terminé en 1270, son rôle politique fut peut-être, sous les règnes suivans, plus considérable qu’il ne l’avait été jusque-là. Cependant, au point de vue psychologique tout au moins, cette disproportion dans nos souvenirs est moins regrettable qu’on ne pourrait le croire au premier abord ; la fermeté des principes dont Joinville s’était imbu pendant son étroite union avec le roi ayant fixé pour toujours les traits dominans de son caractère, ce qu’il était à son retour de terre-sainte, il le fut jusqu’à sa mort. Par suite, l’idée que l’on se fait de lui est assez voisine de la vérité ; toutefois, comme on s’est plus occupé de juger son principal ouvrage que d’étudier sa personne, sa figure n’est encore que vaguement esquissée. Il reste à en accentuer le dessin de manière à donner à son portrait un peu de l’apparence de vie qu’il a su introduire dans celui de saint Louis.

La chose est d’autant plus nécessaire que, bien qu’il doive sa célébrité à ses écrits, l’écrivain chez lui se confond avec l’homme. Joinville n’écrit pas pour faire un livre, mais seulement pour communiquer ses souvenirs ou ses pensées, comme on converse dans l’habitude de la vie. De là vient la forme presque parlée des deux ouvrages qui nous sont parvenus ; de là aussi d’innombrables hors-d’œuvre. Il était d’ailleurs si complètement étranger aux préoccupations d’art ou de forme que, lorsqu’il eut à composer l’épitaphe de son oncle Geoffroy V, il se trouva incapable de la rédiger dans un style différent de celui qui lui était habituel, et Ton est fort étonné de rencontrer dans ce texte lapidaire des digressions sur la famille du défunt, tout au plus admissibles dans une causerie. Un jugement sur l’œuvre de Joinville ne peut donc être porté d’après une étude purement littéraire ; les principaux élémens en doivent être cherchés dans la biographie de l’auteur.


I.

L’une des plus irritantes difficultés qu’on éprouve à faire revivre par l’imagination les personnages célèbres du moyen âge, c’est l’impossibilité presque absolue de parvenir à connaître exactement leurs traits. On possède plusieurs représentations de saint Louis, et néanmoins les contradictions qu’on y relève, le défaut complet de plusieurs détails importans, ne laissent encore entrevoir que vaguement ce que fut l’aspect du plus vénéré de nos rois. Si tel est le cas des plus illustres, on juge de l’incertitude où l’on se trouve lorsqu’il s’agit d’hommes ayant tenu dans l’histoire une place moins importante. Pour Joinville, on pouvait espérer rencontrer dans ses écrits quelques allusions à sa personne physique ; mais tout se réduit à ces deux mots : « la tête grosse, l’estomac froid. » Encore n’y a-t-il que le premier qui se rapporte à son apparence extérieure, et, d’après cette unique indication, ceux qui voudraient se figurer le compagnon de saint Louis seraient assurément fort embarrassés s’ils ne pouvaient recourir à certains documens iconographiques assez dignes d’attention. Sans parler de la pierre tombale de Joinville, dont il existe un dessin trop imparfait pour mériter la confiance, on voit, en tête d’un manuscrit de l’histoire de saint Louis, une miniature où le sénéchal est représenté offrant son livre à Louis Hutin. Cette peinture, il est vrai, n’est qu’une copie de celle qui décorait l’exemplaire original aujourd’hui perdu ; mais le soin avec lequel elle est exécutée, l’exactitude de certains détails, tels que les cheveux blancs que l’artiste a donnés à Joinville alors octogénaire, et surtout la conformité du portrait de Louis Hutin avec les autres images de ce prince, sont un argument en faveur de l’authenticité du portrait du sénéchal. Malheureusement les petites dimensions de la peinture permettent, tout au plus, de démêler, dans les traits du personnage principal, un certain mélange de fermeté et de bonté qui serait d’ailleurs en harmonie avec l’impression que l’on ressent à la lecture de ses Mémoires. Sa taille paraît plutôt élevée ; mais, outre que Joinville est représenté à genoux, on ne pourrait guère, à ce point de vue, se fier à un document de ce genre. Toutefois on est en droit de croire que le sénéchal était d’une force peu commune. Dans son âge mûr, il faisait un long trajet à travers les rues de Paris en portant dans ses bras le roi trop souffrant pour tolérer un autre mode de locomotion ; près d’un demi-siècle plus tard, en dépit des nombreuses attaques d’une fièvre contractée sans doute en Orient, il conservait assez de vigueur pour conduire en personne des chevauchées armées sur les confins de la Lorraine. En cela, il différait de son royal ami, à qui de fréquentes maladies devaient donner une apparence débile, une attitude courbée assez sensible pour que certains contemporains l’aient tournée en ridicule. Qui sait si ce contraste dans leurs tempéramens ne fut pas pour quelque chose dans la naissance de leur amitié et si ces deux hommes n’éprouvèrent pas l’un pour l’autre ce mutuel attrait si fréquemment observé entre des natures diverses ?

En revanche, il y a aux débuts de la vie de saint Louis et de celle de Jean de Joinville, un ensemble de circonstances analogues. Héritiers de leurs pères avant d’avoir accompli leur dixième année, le jeune roi et le jeune sénéchal se trouvèrent avoir pour protéger leur enfance et défendre leurs domaines des mères d’une sagesse et d’une prudence toutes viriles. De plus, l’action de Blanche de Castille, comme celle de Béatrix d’Auxonne, se prolongea même au-delà du temps de la tutelle légale, et, lorsque les fils devenus hommes partirent pour la terre-sainte, ils remirent l’un son fief, l’autre son royaume entre les mains de celles qui les avaient gouvernés durant leur jeunesse. Toutes deux en étaient dignes. Sans être comparable à celle de Blanche, la tâche de Béatrix exigeait encore des facultés supérieures à celles d’une femme ordinaire, car la maison de Joinville tenait alors le premier rang à la cour de Champagne.

Il avait fallu deux siècles pour l’amener là. Son fondateur, Étienne, lorsqu’il apparaît pour la première fois dans l’histoire, ne se rencontre pas, il faut en convenir, en fort bonne compagnie : c’était, au dire de ses contemporains, un vigoureux chevalier, commensal de seigneurs que Flodoard appelle, sans périphrase, « des brigands, » les comtes de Brienne. Possesseur du château de Joinville qu’il avait fait bâtir non loin de son village natal de Vaux-sur-Saint-Urbain, il s’était taillé une seigneurie aux dépens des abbayes voisines et avait assez de titres à l’estime de ses patrons pour que, vers le commencement du XIe siècle, l’un d’eux lui donnât sa sœur en mariage. Le compagnon des brigands fit souche de seigneurs ; la maison grandit, elle s’enrichit par des alliances, peut-être par de nouvelles usurpations sur les monastères du pays auxquels elle imposait sa protection, et aussi, — c’est justice de le dire, — grâce à la vaillance de ses chefs. L’un d’eux, Geoffroy III, accomplit de telles prouesses en terre-sainte, sous les yeux du comte Henri, qu’elles lui valurent la sénéchaussée de Champagne. Depuis lors, il n’y a pas de croisade où ne figure un Joinville. C’est Geoffroy IV qui périt en 1190 à ce terrible siège d’Acre où les croisés assiégeans étaient eux-mêmes investis par l’armée de Saladin. C’est Geoffroy V, un héros dont le courage avait inspiré assez d’admiration à Richard Cœur-de-Lion pour qu’il voulût partir les armes des Joinville de celles des Plantegenet ; un croisé fidèle à son vœu qui, tandis que le gros de ses compagnons, au lieu de délivrer le tombeau du Christ, allait se partager les lambeaux de la plus ancienne monarchie chrétienne, vint mourir obscurément sur le sol de la terre-sainte. C’est le frère de Geoffroy V, Simon, qui, après avoir péniblement arraché à son suzerain la reconnaissance de l’hérédité de la sénéchaussée dans sa famille, prit part au siège de Damiette, à côté de Jean de Brienne. Enfin, sur ce même sol d’Egypte, c’est, quarante ans plus tard, le compagnon de saint Louis tombant aux mains des Sarrasins.

La croisade de Constantinople a eu le triste résultat de rendre suspect à la postérité le mobile de ces grandes entreprises. Bien des croisés pourtant, même après cette époque, n’avaient d’autre ambition que de faire œuvre chrétienne. Telle était la manière de voir dans l’entourage de Joinville. À la suite de l’un de ses premiers faits d’armes, sur les confins de la Franche Comté, un jour que le jeune sénéchal venait d’aider son oncle, Josserand de Brancion, à chasser des Allemands qui avaient envahi une église, il avait vu son chef se jeter à genoux devant l’autel à peine dégagé et supplier le ciel de lui épargner désormais ces guerres entre chrétiens en lui permettant de mourir pour le service de la foi. D’ailleurs, la mémoire de Geoffroy V était chez Joinville l’objet d’un véritable culte ; à son retour de terre-sainte, il suspendit dans sa chapelle le bouclier du héros qu’il était allé chercher lui-même au Krak, la célèbre forteresse des Hospitaliers où son oncle était mort, et il tint à fixer le souvenir de ses hauts faits dans la longue épitaphe qu’il fit apposer à Clairvaux. Un homme nourri de tels exemples ne devait pas hésiter à suivre le roi contre les infidèles, et il n’est certes pas besoin de chercher, dans sa détermination, la part de vulgaire ambition que lui attribue, bien gratuitement, un critique chez qui la sûreté des connaissances historiques était loin d’égaler la finesse des jugemens littéraires.

À défaut d’ambition, il n’avait pas fallu moins que la triple influence de la foi, du sentiment du devoir et des traditions de famille pour inspirer à Joinville le courage de partir. Tout se réunissait pour lui rendre le départ plus pénible. Il était jeune, très jeune même : ne vers les premiers mois de 1225, il ne comptait pas encore vingt-quatre ans. Son caractère n’avait rien d’aventureux, et des liens bien puissans l’attachaient à son foyer. Depuis près de neuf ans déjà, il était marié à la fille du comte de Grantpré, Alix. Sans doute, ce mariage était le résultat d’une convention conclue entre les pères alors que les fiancés n’étaient que des enfans, et de semblables unions constituaient avant tout la sanction d’arrangemens territoriaux. Cependant, bien que Joinville s’abstienne presque complètement dans ses Mémoires de toute allusion à ses affaires de famille, certains de ses jugemens sur la manière d’être de saint Louis vis-à-vis de Marguerite de Provence donnent à supposer que des sentimens, autres que l’intérêt, pouvaient y trouver place, et que le sénéchal se considérait comme lié à la mère de ses enfans par des liens plus doux que ceux du devoir. Des deux fils qu’Alix lui avait donnés, le second ne vint au monde que quelques semaines avant le départ de son père, et les termes attendris dans lesquels Jean parle de l’un et de l’autre sont dans toutes les mémoires : — « Je ne voulus jamais, dit-il, en racontant son départ, tourner les yeux vers Joinville de peur que mon cœur ne s’attendrît à cause du beau château que je laissais et de mes deux enfans. » — À côté d’eux, avant eux, le sénéchal nomme ce beau château dont la mort de son père l’avait fait maître depuis son enfance. C’est que, dans ce temps où nous vivons d’une existence passée sous des toits d’emprunt, où la moderne loi des partages détruit le point de réunion de la famille en livrant à des inconnus la maison qui a vu mourir les pères, il est difficile de se figurer ce qu’était, à l’époque de Joinville, l’attachement d’un seigneur pour son château. Cela tenait à la fois du patriotisme, du respect qu’ont les hommes bien nés pour l’honneur de leur nom, de la fierté que l’on ressent en présence de tout ce qui manifeste la supériorité du rang, de la tendresse dont on entoure les choses du foyer, de la passion que le paysan est aujourd’hui presque seul à nourrir pour la terre qui le fait vivre. De tout ce qui se rattachait au château, la bannière pouvait bien être le symbole ; mais la réalité même, c’étaient ces murs, abri de la famille, preuve visible et garantie matérielle de la puissance, centre du fief, de ce morceau de la patrie dont le seigneur avait la garde en même temps que la possession. Que l’on ne vienne pas nous dire que l’idée de patrie est une idée moderne, née tout au plus au milieu des désastres de la guerre de cent ans ! Elle était sans doute plus étroite, plus particulièrement associée au lieu d’habitation ; encore n’est-il pas sûr qu’elle n’affectât pas quelquefois une forme très voisine de la forme sous laquelle nous la concevons aujourd’hui. Si Joinville, pour ne parler que de lui, éprouva en quittant sa demeure ce premier déchirement auquel nul homme n’a jamais échappé en se séparant des siens, il semble qu’il connut aussi cette émotion moins poignante peut-être, mais non moins profonde que l’on ressent en voyant disparaître les rivages du sol natal. Soixante ans après, il en retrouvait quelque chose lorsqu’il dictait le récit de son embarquement : — « En peu de temps, dit-il, le vent frappa sur les voiles et nous eut enlevé la vue de la terre, tellement que nous ne vîmes que le ciel et l’eau ; et, chaque jour, le vent nous éloigna des pays où nous étions nés. » — Et, pourtant, cette terre que le sénéchal cherchait encore à distinguer au-delà de l’horizon n’était pas comprise dans les limites politiques du royaume de France ; c’était la Provence, terre française assurément, mais alors fief d’empire. Néanmoins, Joinville paraît l’avoir considérée avec les mêmes yeux qu’il y a deux siècles, avant que les idées d’unité eussent pris corps, un Toscan, par exemple, pouvait considérer la Ligurie. Ce sentiment, d’ailleurs, était parfaitement compatible avec ce que, faute d’un mot unique, nous appellerons l’état d’esprit féodal. Joinville lui-même, appelé par le roi à venir, avant la croisade, jurer fidélité aux héritiers du trône, refusa sous prétexte qu’il n’était pas son homme. L’excuse était bonne, le sénéchal n’ayant envers la couronne que les obligations réflexes qui résultaient des obligations directes de son suzerain, le comte de Champagne. On ne saurait donc tirer de ce fait des conclusions contraires aux sentimens d’attachement à la patrie française que nous avons cru pouvoir signaler chez Joinville ; pas plus qu’on ne pourrait aujourd’hui accuser de manquer au patriotisme un citoyen qui refuserait de se reconnaître envers l’État des obligations qu’il n’aurait qu’envers sa commune.

Indépendamment de tous les liens du cœur, les raisons d’intérêt auraient aussi pu faire hésiter Jean à partir. C’était une grande affaire que la croisade. Le seul voyage sur mer demandait des mois ; les campagnes duraient plusieurs années. De plus, un seigneur du rang de Joinville n’apportait pas à la cause de la chrétienté le seul concours de son bras : il ne pouvait se dispenser d’engager à sa solde un certain nombre de chevaliers et traînait après lui une suite considérable. Enfin, — et c’était là le plus important aux yeux d’un homme scrupuleux qui ne voulait « emporter nuls deniers à tort, » — il y avait à se mettre en règle avec tous ceux à qui il avait pu causer quelque dommage. Sur ce chapitre, Jean poussait la conscience jusqu’à laisser aux intéressés l’estimation des indemnités qu’il pouvait leur devoir. Il y avait même encore des aumônes à distribuer ; car, quoi qu’en disent ceux qui accusent les hommes de ce temps d’avoir envisagé la croisade bien moins comme une œuvre de piété que comme une aventure guerrière, c’était avec les insignes du pèlerin qu’on l’entreprenait, c’était par de pieuses largesses, par des visites aux sanctuaires de son pays qu’on préludait au grand pèlerinage de terre-sainte. Pour tout cela, il fallait de l’argent. Mais le numéraire était rare en ce temps ; la plupart des redevances se payaient en nature, et, quelque haute que lût la position du sénéchal, quelque importans que lussent ses domaines, l’argent lui manquait. Sa mère vivait toujours, sa femme n’avait encore rien reçu de sa dot, et pour subvenir aux dépenses qu’il prévoyait, Jean dut mettre en gage une grande partie de ses terres.

Mais le long séjour que saint Louis se résolut à faire en Chypre n’était pas entré dans ses calculs. La somme que Joinville avait pu réunir était à peine suffisante pour payer son vaisseau. En débarquant dans l’île, il ne lui restait plus que 240 livres ; comment subvenir dans ces conditions aux gages de ses neuf chevaliers et à l’entretien de sa suite ? Cette circonstance eut le plus heureux résultat ; car c’est peut-être à elle, ou du moins au rapprochement qu’elle amena entre le sénéchal et le roi, que nous devons l’Histoire de saint Louis. Jusque-là les rapports de Joinville et du souverain ne reposaient sur aucune obligation, et bien qu’ils dussent être assez étroits déjà pour que Louis IX ait pu se juger en mesure de réclamer le serment dont il a été question tout à l’heure, bien que de son côté Jean n’ait pas cru pouvoir s’abstenir d’aller à Paris présenter lui-même ses excuses, il ne paraît pas avoir mis beaucoup d’empressement à répondre aux avances royales. Il fallait, pour que Louis IX les ait faites, qu’il lui portât une sympathie qui est toute à l’éloge du sénéchal, dont il avait déjà pu sans doute apprécier les qualités. La gêne où se trouvait Joinville fournit au roi l’occasion de se l’attacher ; il le fit appeler, lui donna 800 livres et le prit à ses gages. Telle fut l’origine de l’intimité de saint Louis et du sénéchal ; cependant il fallut l’épreuve des dangers affrontés en commun et les épanchemens du voyage d’Egypte en Syrie pour que leur amitié parvînt à ce degré de perfection où la mort même ne peut la rompre.

Le printemps venu et tous les croisés réunis, l’armée chrétienne reprit la mer. Au début de juin, elle était en vue des bouches du Nil. On sait quel fut l’empressement de saint Louis et de tous les croisés à débarquer, malgré les Sarrasins qui occupaient le rivage. Le combat qu’il fallut livrer, et qui eut pour résultat l’occupation de Damiette abandonnée par les musulmans, paraît n’avoir été qu’une suite d’escarmouches où les croisés, obligés de combattre à pied contre la plus impétueuse des cavaleries, infligèrent, malgré l’infériorité de leur situation, des pertes sérieuses aux infidèles. Toutefois, il serait difficile de se faire une idée de cette journée si Ton n’avait pas d’autres témoignages que celui de Joinville ; car, par une singulière contradiction, cet homme qui donna, en tant d’occasions, des preuves de l’opiniâtreté de son courage et de la fermeté de son sens, n’avait ni goût ni coup d’œil militaire. Tandis que les chroniqueurs les plus froids, les trouvères les plus dénués d’inspiration, ne sortent de leur apathie ordinaire que lorsqu’ils ont des combats à raconter, Joinville, dans ses récits de batailles, s’en tient à la plus incolore des narrations et tombe dans la plus inextricable des confusions. Lui qui rapporte en termes si touchans les moindres traits de piété ou de bonté de son roi, qui dépeint avec tant de charme et de sobriété certaines scènes imposantes comme le festin de Saumur, ou familières et émouvantes en même temps, comme son entretien avec le roi à la suite du conseil où fut discutée l’opportunité du retour en France, il est hors d’état de raconter clairement le plus simple combat. Pour lui, la guerre n’est pas, comme pour la plupart des hommes de son temps et de sa classe, le plus enivrant des plaisirs et le plus passionnant des spectacles ; c’est un devoir qu’il ne fuit jamais, au-devant duquel il va quelquefois et qu’il accomplit jusqu’au bout avec une ténacité d’autant plus méritoire qu’elle n’est due ni à l’enthousiasme ni à la vanité, mais à la seule conscience d’une obligation morale.

Malgré tout, le sentiment du devoir lui donnait une supériorité sur les autres chevaliers en ce qu’il lui inspirait une fidélité à la consigne à peu près ignorée de ses contemporains. On a peine à se figurer quelles pouvaient être alors les difficultés du commandement. Braver inutilement le danger, se lancer à corps perdu sur l’ennemi dès qu’on le voyait paraître, sans se préoccuper d’attendre ses compagnons, frapper le plus fort possible, telle était l’étroite idée que se faisaient du devoir militaire la plupart des chevaliers, ou plutôt le grossier idéal que poursuivait leur vanité. Saint Louis et quelques-uns de ses conseillers militaires avaient compris quels désastres pouvait amener cet élan irréfléchi qui, dans le siècle suivant, causa toutes les grandes défaites de la guerre de cent ans. Le roi avait formellement interdit les attaques isolées, mais bien peu de ceux qui l’entouraient tenaient compte de ses défenses. En vain, Louis blâmait en termes sévères la conduite des contrevenans, alors même que, comme le vaillant Gautier d’Autrèches, ils avaient payé de leur vie leur audace ; en vain, il faisait jurer aux plus ardens d’observer ses défenses. À la vue de l’ennemi, tout était oublié, et son propre frère, en dépit de la parole donnée y allait follement se faire tuer dans Mansourah. Joinville n’était assurément pas capable de s’expliquer les motifs qui faisaient agir le roi ; mais, pour rien au monde, il n’aurait désobéi, et il se pénétrait assez des volontés de son maître pour qu’au bout de quelque temps on l’ait vu imiter, vis-à-vis de l’un de ses subordonnés, les sévérités de saint Louis envers Gautier d’Autrèches.

Mais c’était là tout. Nulle part son manque de sens militaire n’apparaît d’une façon plus évidente que dans le récit de la bataille de Mansourah, La narration est encore moins intelligible que celle du débarquement en Égypte. L’action, du reste, fut très confuse, et quiconque cherche à s’en rendre compte peut apprécier combien était grand le désordre des cohues chevaleresques qui constituaient les armées du moyen âge. Chacun y combattit pour son compte, presque au hasard. Le roi, malgré son courage, n’avait rien de ce coup d’œil ni de ce talent d’organisation qui permettaient à un Simon de Montfort ou à un Philippe-Auguste de réunir et de manier ces foules éparses et turbulentes ; le plan qu’il avait adopté ne pouvant être mis à exécution par suite de l’indiscipline du comte d’Artois, il ne sut pas en improviser un autre, hésita, faillit être pris et ne dut son salut qu’à la force de son bras. Quant à Joinville, il fit durant cette journée preuve d’une opiniâtreté et d’une force de résistance véritablement surprenantes. Frappé d’un coup de lance, démonté, deux fois foulé aux pieds des chevaux ennemis, n’ayant plus que quatre chevaliers, il tint longtemps encore tête aux musulmans. À peine dégagé par le comte d’Anjou, il n’eut rien de plus pressé que de remonter à cheval, de s’improviser une lance avec la hampe ferrée de sa bannière, et se remit à combattre bravement jusqu’au soir. Pour lui, il n’y avait là que le strict accomplissement d’un devoir, et la simplicité de son langage en est la preuve. Il se félicite fort, par exemple, d’avoir eu l’idée de remplacer l’écu qu’il avait perdu par la veste rembourrée d’un Sarrasin, « de sorte, dit-il le plus naïvement du monde, que je ne fus blessé de leurs traits qu’en cinq endroits et mon roussin en quinze endroits. » Et pourtant, il faut le redire, Joinville était loin d’éprouver, au milieu de la bataille, l’entraînement irrésistible, l’attrait presque physique qui emportait la plupart de ses contemporains. Il n’avait en aucune façon le tempérament d’un héros. En présence du feu grégeois, il ressentait une invincible terreur. Jamais cependant l’idée ne lui vint de déserter son poste lorsqu’il eut à défendre, sous une pluie de flammes et de traits, les ouvrages à l’abri desquels les travailleurs chrétiens tentaient de barrer la branche du Nil en face de Mansourah ; mais il ne cherche pas à dissimuler le « malaise de cœur » qu’il éprouvait le jour où devait revenir son tour de veille dans les ouvrages de plus en plus endommagés, ni même le soulagement avec lequel il apprit qu’ils avaient été incendiés quelques heures avant qu’il eût à en prendre la garde. Charles d’Anjou, qui était de service au moment de l’incendie, « en était si hors de sens qu’il se voulait aller lancer dans le feu pour l’éteindre ; et s’il en fut courroucé, moi et mes chevaliers, nous en louâmes Dieu ; car si nous eussions fait le guet le soir, nous eussions été tous brûlés.»

Cependant, quand vinrent les grandes épreuves, l’épidémie, la retraite, la captivité, les menaces de mort, bien autrement difficiles à affronter dans l’impuissance de la prison que les périls bravés dans l’excitation de la bataille, Joinville ne montra pas moins de fermeté. Sa foi d’ailleurs, s’y trouvant encore plus directement intéressée, stimulait la patience et le courage qu’il avait déjà montrés dans les combats. Elle n’allait pas néanmoins jusqu’à lui faire rechercher le martyre, tant qu’il restait un espoir d’y échapper. Lorsqu’il vit, pendant la retraite sur le Nil, sa barque entourée par les galères du Soudan, un de ses serviteurs ne parlait de rien moins que de se laisser tous tuer pour être plus sûrs de gagner le Paradis ; « mais, dit le sénéchal, nous ne le crûmes pas, » et il se rendit. Toutefois, quand le martyre parut inévitable, quand, à quelques jours de là, éclata la révolte des émirs et qu’un Sarrasin brandissait une hache sur sa tête, Joinville se soumit, avec une entière résignation, à la volonté de Dieu. Sa pensée se reporta vers ces premiers temps du christianisme où, non-seulement des guerriers comme lui, mais d’innocens enfans, de faibles jeunes filles acceptaient la mort avec sérénité, et, se jetant à genoux, il attendit le coup en disant : « Ainsi mourut sainte Agnès ! »

La mort ne vint pas encore ce jour-là ; c’était la troisième fois depuis sa capture que Joinville la voyait d’aussi près. Loin d’en être ébranlée, sa constance religieuse s’en affermissait encore et trouvait un aliment jusque dans les paroles d’un de ces derviches à moitié insensés que les musulmans entourent d’une vénération particulière. C’était à un moment où les barons prisonniers avaient vu leurs compagnons plus humbles mis dans l’alternative de renier leur foi ou d’être décapités, où eux-mêmes venaient de soulever la colère de leurs vainqueurs en refusant de livrer les châteaux de terre-sainte. Leur campement venait d’être envahi par une foule de jeunes Sarrasins l’épée nue, quand parut, s’appuyant sur deux béquilles, un petit vieillard à la barbe et aux cheveux blancs et que l’on disait fou. S’adressant aux chrétiens, il leur demanda s’ils croyaient en un Dieu pris, blessé, mis à mort pour eux et ressuscité au troisième jour. « Et, dit Joinville, nous répondîmes : oui. Et alors il nous dit que nous ne nous devions pas déconforter si nous avions souffert ces persécutions pour lui ; « car, dit-il, vous n’êtes pas encore morts pour lui, ainsi qu’il est mort pour vous ; et s’il a eu le pouvoir de se ressusciter, soyez certains qu’il vous délivrera quand il lui plaira. » Alors il s’en alla et tous les autres jeunes gens après lui ; de quoi je fus très content, car je croyais certainement qu’ils nous étaient venus trancher la tête… Et vraiment je crois encore que Dieu nous l’envoya ; car il se passa bien peu de temps après qu’il s’en fut allé, quand les conseillers du Soudan revinrent qui nous dirent que nous envoyassions quatre des nôtres parler au roi, lequel nous avait (par la grâce que Dieu lui avait donnée) tout seul négocié notre délivrance. » Cet épisode frappa tout particulièrement le sénéchal, et le souvenir lui en revint dans la suite avec une telle persistance qu’on en trouve le récit dans chacun des deux ouvrages qu’il nous a laissés.

Enfin les conditions de la délivrance du roi et des captifs chrétiens furent arrêtées. On dut rendre Damiette et payer une énorme rançon ; puis le soir du 8 mai 1250, Louis IX s’embarqua pour Acre et prit Joinville sur son navire. La misère était grande à bord ; le roi n’avait pas d’autre lit ni d’autres vêtemens que ceux que le Soudan lui avait donnés. Jean, encore plus dénué, n’avait pour habit qu’une couverture fourrée qu’on lui avait jetée sur les épaules au moment où il avait été fait prisonnier. De ses chevaliers, de ses valets, il ne lui restait personne. Il était encore bien malade, et cependant ce temps de souffrances paraît avoir été l’une des époques auxquelles se reportaient le plus volontiers ses souvenirs ; car c’est alors que le roi, en lui ouvrant entièrement son cœur, le prit pour confident de ses épanchemens les plus intimes. Les six jours que dura la traversée, Jean les passa assis aux côtés de son royal ami, malade comme lui. Ils se racontaient comment ils étaient tombés aux mains des infidèles. Louis parlait de la mort du comte d’Artois, son frère préféré ; il comparait son affection à la tiédeur de ses autres frères qui, tout occupés de leurs affaires ou de leurs plaisirs, le laissaient dans une sorte d’abandon. Depuis lors, l’amitié du roi et du sénéchal devint une de ces affections profondes, une de ces fraternités d’élection qui, en dépit de toutes les différences d’états, unissent deux hommes l’un à l’autre par un lien plus fort que celui du sang. Entre eux l’amitié se prolongea même au-delà de la mort, et l’élévation de Louis IX au rang des saints ne diminua rien des sentimens de tendresse confiante que le sénéchal avait voués au souverain vivant.

Aux souffrances déjà endurées vint s’ajouter la maladie qui assaillit le pauvre Joinville après son arrivée à Acre. De si rudes épreuves, les pertes matérielles qu’il avait subies, auraient déterminé un homme moins fidèle à ses devoirs, à saisir la première occasion de rentrer en France. Quelle que fût l’amertume d’une séparation de tous les siens qui durait déjà depuis deux ans, Joinville avait toujours présentes à l’esprit les paroles que son cousin de Bourlémont lui avait adressées avant son départ : « Vous vous en allez outre-mer ; or, prenez garde au retour ; car nul chevalier, ni pauvre, ni riche, ne peut revenir qu’il ne soit honni s’il laisse aux mains des Sarrasins le menu peuple de Notre Seigneur en compagnie duquel il est allé. » Or, le menu peuple était encore en Égypte exposé à racheter sa vie par une apostasie. Que serait-il devenu si le roi, si les hauts barons qui avaient pu payer rançon eussent repris le chemin de l’Occident ? On sait avec quelle fermeté Joinville insista pour que saint Louis restât en terre-sainte, dans le conseil tenu à ce sujet vers la fin de juin 1250. Les princes, le légat, le conseil entier, étaient d’un avis contraire. Le roi laissa dire et déclara qu’il ferait connaître sa décision dans huit jours.

Le récit de la scène qui suivit est peut-être le plus charmant morceau des Mémoires. Yitet l’a cité ici même dans sa belle étude sur Joinville, saint Louis et le XIIIe siècle[1]. C’est un tableau achevé où l’on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de la vérité des détails ou de la simplicité de l’expression. La familiarité affectueuse avec laquelle saint Louis vint surprendre Joinville en lui posant les mains sur la tête au moment où il méditait tristement, les bras passés dans les barreaux de la fenêtre, la franchise du sénéchal, la confiance avec laquelle le roi le mit dans le secret de ses résolutions, tout y est peint avec autant de naïveté que de précision attendrie. On doit sans doute regretter que l’influence du loyal sénéchal ait contribué à priver, pendant quatre ans encore, la France de son roi. Comme souverain, saint Louis commit peut-être une faute, de même que Jean en commit une autre comme seigneur de Joinville, en abandonnant ses domaines pendant le même temps. Mais si, au point de vue humain, il y eut faute de part et d’autre, on ne peut s’empêcher d’admirer la conformité de ces deux nobles âmes qui sacrifiaient tous les intérêts au devoir. D’ailleurs le royaume de France, pas plus que les domaines de Joinville, n’étaient complètement abandonnés, puisque le roi et le sénéchal avaient, l’un et l’autre, laissé derrière eux une mère sage et prudente ; de plus, les frères du roi allaient revenir en France. On put voir, en cette occasion, quelle confiance ils avaient dans l’attachement de Joinville pour saint Louis. « L’un et l’autre frères, dit-il, me prièrent beaucoup que je prisse garde au roi ; et ils me disaient qu’il ne demeurait personne sur qui ils comptassent autant. » Au moment du départ, le comte d’Anjou s’abandonna au plus violent désespoir ; était-ce le regret de n’avoir pu trouver l’occasion de s’illustrer ? Était-ce simplement la douleur qu’il ressentait à se séparer de son frère ? La situation de ceux qui restaient n’était pourtant pas bien enviable. Trop peu nombreux pour agir d’une manière efficace, ils allaient consumer leur temps en longs repos, en combats sans éclat, en négociations presque toujours stériles. Plus d’un dut regretter de n’avoir pas suivi les princes. Quant à Joinville il trouvait dans sa foi le plus sûr des réconforts et dans les conseils de son maître le plus puissant soutien de sa foi. Certes, on a vu combien cette vertu était déjà profondément enracinée chez lui ; mais à partir de cette traversée où se resserra si fort l’intimité du roi et du jeune sénéchal, elle s’échauffa et devint plus féconde au contact de celle de saint Louis. « Faire de bonnes œuvres et croire fermement, » telle était la règle de conduite que celui-ci donnait à son ami, et le commentaire qu’il y ajoutait était presque aussi simple. Faire de bonnes œuvres, c’était ne faire et ne dire que ce qu’on ne craindrait ni de faire ni de dire devant tous ; croire fermement, c’était mettre toute sa volonté à accepter sans réserve les vérités prophétisées et prêchées aux croyans et aux mécréans. Hors de là point de salut.

Sous l’influence de ces idées, « pour exciter, comme il le dit lui-même, les gens à croire ce dont ils ne se peuvent dispenser, » Joinville employa les loisirs de son séjour en Acre, après le départ des princes, à composer une sorte d’illustration du Credo par des rapprochemens avec les prophéties et par des commentaires. Afin de mettre son ouvrage à la portée de tous, il le fit accompagner de peintures destinées moins à l’orner qu’à frapper l’esprit de ses lecteurs en attirant leurs regards. Bien que dans quelques-unes de ces peintures l’auteur ait fait représenter des scènes telles que le jugement dernier ou la séparation des bons anges et des mauvais anges, il était loin de se former des choses surnaturelles la conception grossière et toute matérielle que ne peuvent dépasser les esprits les moins éclairés. On n’en peut douter en lisant le début de son œuvre : « Vous pouvez, y est-il dit, voir ci-après peints et écrits les articles de notre foi par lettres et par images, comme on peut peindre selon l’humanité de Jésus-Christ et selon la nôtre. Car la divinité et la Trinité et le Saint-Esprit, main d’homme ne peut les peindre. » Quelle que fût néanmoins l’impuissance des moyens dont l’homme peut disposer, Jean reconnaissait la nécessité d’agir sur les sens pour parvenir jusqu’à l’âme. Sans doute, en concevant un tel plan, il ne faisait que suivre l’usage courant à cette époque pour les ouvrages de grande vulgarisation ; les résumés de l’Histoire sainte et de l’Histoire ecclésiastique, les Bibles moralisées, les légendes de saints populaires étaient présentés sous la forme de recueils d’images dans lesquels le texte ne jouait souvent qu’un rôle secondaire ; mais il est aussi permis de croire qu’il y trouvait également la satisfaction de ce penchant naturel pour tout ce qui parle aux yeux qui le portait à faire peindre, soit dans les livres qu’il parcourait habituellement, soit sur les verrières de ses chapelles, les scènes dont il avait été témoin, goût inspiré certainement par cette singulière faculté d’observation qui, jusque dans les circonstances les plus tragiques, lui permettait de noter des détails insignifians en apparence. Cette précision dans l’observation est une garantie de l’importance historique de certaines des miniatures en question ; car, s’il résulte du texte même du Credo que les figures qui l’accompagnent forment un complément nécessaire de l’œuvre de l’écrivain, on en doit conclure qu’elles ont été composées sur ses indications, et l’une d’elles prend en ce cas la valeur d’un document biographique.

Joinville, en effet, rapproche de l’article du symbole relatif à la résurrection du Sauveur, les paroles si chrétiennes qu’il avait entendues tomber des lèvres d’un vieillard infidèle, au moment où les croisés prisonniers croyaient leur dernière heure arrivée. La représentation de cette scène est assurément la plus curieuse de toutes les miniatures du Credo. On y voit, au milieu des jeunes Sarrasins, « les espées traites, » le vieillard reconnaissable à sa petite taille, à sa barbe, à ses « treces chenues, » à ses béquilles. Malheureusement, aucun indice certain ne permet de distinguer Joinville dans le groupe des croisés. Tous portent des surcots à manches, et le sénéchal n’avait alors, — c’est lui-même qui le dit, — d’autre vêtement qu’une couverture fourrée où il avait fait un trou pour y passer la tête. En tout cas, cette peinture contribue à rendre infiniment précieux le petit ouvrage qu’elle accompagne : en même temps qu’on y trouve la reproduction figurée d’une des scènes les plus importantes de la vie de Joinville, ce livret contient comme le portrait moral de l’auteur, l’expression la plus complète de ses doctrines en matière religieuse ; doctrines où l’on peut chercher un reflet de celles de Louis IX.

La vie que le sénéchal allait mener pendant le reste de son séjour en terre-sainte n’avait plus rien de l’incertitude d’un service en campagne, et lui-même en a laissé un curieux tableau. Son train de maison était considérable, ainsi qu’il convenait au plus important des seigneurs restés auprès du roi ; mais c’était un bon ménager que Joinville, et ce n’est pas sans complaisance qu’il raconte comment il savait s’approvisionner au meilleur compte ou comment il faisait plus ou moins tremper le vin de ses gens, selon le rang qu’ils occupaient dans la hiérarchie domestique. Aux seuls chevaliers on servait séparément du vin et de l’eau qu’ils mélangeaient à leur gré. Quant à lui, il n’était pas, à en juger d’après certains conseils que le roi crut nécessaire de lui faire entendre, trop enclin à donner sur ce point l’exemple de la modération. Sa vie cependant était bien celle d’un homme que saint Louis honorait de son amitié. Au camp, son lit était disposé de manière à frapper les yeux de quiconque entrait dans sa tente, « et ce fesois-je, dit-il, pour ester toutes mescréances de femmes. » Éveillé dès l’aube, il se faisait dire la messe pendant que ses chevaliers dormaient encore. Il se rendait ensuite chez le roi et lui tenait compagnie les jours où celui-ci voulait chevaucher, ou bien il restait à travailler avec lui lorsqu’il arrivait des dépêches.

Joinville tenait désormais auprès du souverain une situation exceptionnelle et reconnue de tous. On sait dans quels termes Alfonse de Poitiers et Charles d’Anjou lui recommandèrent, à leur départ, la personne de leur frère. Leur confiance était justifiée ; la tendresse inquiète du sénéchal veillait sans cesse autour de saint Louis, et s’étendait à tout ce qui le touchait, à la reine, à ses enfans. Quand ceux-ci arrivaient de voyage, il mettait plus d’empressement que le roi lui-même à courir à leur rencontre. Louis, d’ailleurs, ne lui montrait pas moins d’amitié : il goûtait son bon sens, le questionnait à tout propos et accueillait toujours bien ses réponses, même lorsqu’elles contenaient un blâme de sa facilité à s’emporter ou de son excessif renoncement aux choses d’ici-bas. Il souriait à ses saillies et cherchait à les provoquer ; car l’un des traits caractéristiques de l’esprit de Joinville était cette gaîté que l’on trouve chez beaucoup de Français du moyen âge, et jusque chez Jeanne d’Arc : mélange singulier d’une bonhomie un peu naïve qui lui faisait trouver plaisir aux tours d’enfant du comte d’Eu, et d’une finesse empreinte de malice qui perce dans la plupart de ses reparties. Bref, Louis IX ne pouvait se passer de lui. Quand on sut en Orient la mort de Blanche de Castille, Louis resta pendant deux jours dans une solitude absolue ; mais la première personne qu’il fit appeler, ce fut Joinville et, comme s’il eût trop tardé à lui faire partager sa douleur : « Ah ! sénéchal, s’écria-t-il en lui tendant les bras, j’ai perdu ma mère ! » Plus tard, quand le retour fut décidé, ce fut Joinville qui reçut la périlleuse mission d’escorter à Tyr la reine et ses enfans. Enfin lorsque le roi s’embarqua, il voulut encore garder auprès de lui son fidèle compagnon. Après une longue traversée, après de nouveaux dangers affrontés avec le même héroïsme de la part de Louis et la même simplicité de la part de Joinville, les croisés aperçurent enfin ces côtes de Provence que, six ans auparavant, le sénéchal avait vues disparaître à l’horizon. Mais quelque grande que fût son impatience de revoir « le pays où il était né, » Jean ne se croyait pas encore relevé de la garde que les frères du roi lui avaient confiée. Il suivit saint Louis à Aix, à la Sainte-Baume, et ne le quitta pas avant de l’avoir vu rentrer dans ses domaines, à Beaucaire. Ce fut là que les deux amis se séparèrent au bout de cinq années d’une intimité presque ininterrompue ; mais leur amitié était trop forte pour que la séparation pût être définitive : leurs rapports se continuèrent en dépit des séjours que le sénéchal dut forcément faire dans ses terres.


II.

Après ces longues années d’absence pendant lesquelles il n’avait cessé de montrer toutes les vertus du chrétien et du chevalier, Joinville rapportait, pour tout butin, les trophées les plus appropriés aux unes comme aux autres : l’écu de Geoffroy V qu’il avait été pieusement rechercher au krak des Hospitaliers où son oncle était mort en 1205, et des reliques précieuses ; mais il revenait appauvri. Malgré la sage gestion de sa mère, ses hommes privés de leur seigneur avaient été à ce point victimes des officiers du roi et du comte de Champagne, que le domaine ne put jamais s’en relever. Jean comprit qu’une seconde absence ruinerait sa seigneurie, et lorsque, treize ans plus tard, saint Louis le pressa de l’accompagner dans sa nouvelle croisade, il répondit qu’il lui semblait agir plus conformément à la volonté de Dieu en restant en France « pour aider et défendre son peuple. » Sans doute, les intérêts de ses hommes se confondaient ici avec les siens ; mais la concession d’une charte de franchise, les dédommagemens qu’il accorda à ses bourgeois lorsqu’il crut avoir empiété sur leurs droits, et surtout le dévoûment bien désintéressé qu’il avait montré en terre-sainte au « menu peuple de Notre Seigneur,» donnent à croire que dans les rapports avec ses inférieurs, comme dans presque toutes les actions de sa vie, Joinville se laissait guider par le sentiment du devoir. Il est certain toutefois que le sénéchal était loin d’être oublieux de ses droits et qu’il mettait à les défendre une âpreté parfois excessive. N’avait-il pas, comme nous le rappelions tout à l’heure, invoqué bien haut l’absence de tout lien féodal pour refuser le serment que Louis IX lui demandait de prêter à ses enfans ? On le vit plus tard poursuivre avec rigueur deux de ses tenanciers qui, en se faisant bourgeois du roi, l’avaient frustré des redevances auxquelles ils étaient tenus. On le vit surtout entretenir contre l’abbaye de Saint-Urbain, sa voisine, une querelle d’un demi-siècle. Les seigneurs de Joinville tenaient l’avouerie de ce monastère, et on doit reconnaître, à la décharge de tous, qu’il régnait entre eux et les moines un si continuel échange de mauvais procédés qu’on ne peut l’expliquer que par un de ces sentimens d’hostilité réciproque et héréditaire analogue aux haines de famille qui se transmettent de génération en génération. De temps à autre, un accord semblait mettre fin à ce conflit toujours renaissant. Après le retour de Jean, des dissensions intestines aggravèrent encore les choses. Joinville n’eut garde de manquer aux traditions de ses ancêtres. On ne peut nier qu’il ait soutenu les moines rebelles et même qu’il ait excité les vassaux de l’abbé à résister à leur suzerain ; mais on doit convenir aussi qu’il paraît avoir scrupuleusement respecté, durant ses dernières années, l’accord qui vint enfin terminer ce conflit séculaire.

Quelque périlleuse pour ses intérêts et pour ceux de ses sujets que le sénéchal jugeât une absence prolongée, il s’en faut de beaucoup que ses affaires personnelles l’obligeassent désormais à séjourner continuellement à Joinville. Il ne pouvait rester longtemps séparé de son ami, au conseil duquel il occupait d’ailleurs une place. Durant les années qui suivirent, il partagea son temps entre son château, la cour de France et celle de Champagne. Joinville avait eu le bonheur de contribuer à rendre plus étroits les rapports entre ces deux cours, en profitant de la situation privilégiée qu’il occupait, pour faciliter le mariage de son suzerain avec Isabelle de France. Pour être moins continue qu’en Orient, l’intimité des deux amis n’en demeurait donc pas moins étroite et leur confiance réciproque s’était peut-être encore accrue. Grâce au rang qu’il tenait parmi les conseillers du roi, Jean ne se trouvait jamais loin de lui pendant ses séjours à Paris ; c’est ainsi qu’il le vit, nombre de fois, rendre paternellement la justice à son peuple sous le chêne de Vincennes ou dans le jardin du palais. Mais, dans le particulier, leur amitié était encore plus apparente, et Jean s’y fiait assez pour venir, au premier appel, s’asseoir aux côtés de Louis, « si près que leurs habits se touchaient, » à la place même que le propre fils du roi, Philippe, et son gendre, Thibaut V, n’avaient osé prendre. Au reste, cette intimité que saint Louis savait mettre à profit pour donner à son ami de pieux conseils n’excluait en rien la gaîté. Le roi se plaisait souvent à mettre aux prises Joinville et son chapelain, le célèbre Robert de Sorbon. Le sénéchal, d’ailleurs, ne redoutait pas ces disputes, qui, si on l’en croit, ne se terminaient pas souvent à l’avantage de maître Robert. Que de précieux souvenirs n’a-t-il pas amassés en vivant dans la familiarité de saint Louis ! Et qu’il y a loin du grand homme qu’il nous fait connaître au type de convention que se sont créé quelques auteurs modernes ! Au lieu d’un roi débonnaire aux allures presque monacales, on voit un monarque énergique, capable de se faire au besoin le défenseur des droits de l’État contre les demandes injustes des évêques ; un sage suzerain qui faisait remontrer au comte Thibaut combien étaient imprudentes ses trop grandes libéralités envers les religieux ; un prince enfin assez peu étranger aux choses mondaines pour recommander à ses barons de ne pas négliger une certaine recherche dans leurs vêtemens, « car, disait-il, vos femmes vous en aimeront mieux, et vos gens vous en priseront plus. »

L’attachement du sénéchal à Louis IX était si connu que, lorsqu’il fut question d’une nouvelle croisade, on ne put s’imaginer que Joinville n’y suivît pas le roi, et que son nom fut inscrit sur certaines listes de croisés où on le voit encore. Il ne fallait pas moins que les devoirs impérieux qui le retenaient dans ses terres pour le rendre insensible aux instances de saint Louis et du roi de Navarre, et pour triompher de l’affection qui l’aurait porté à suivre son ami à travers tous les dangers. On ne peut, en effet, supposer que l’ébranlement de sa santé, fort éprouvée par les fièvres dont il subissait une attaque au moment même où saint Louis l’appelait à Paris, fût à ses yeux un motif d’abstention. Il était homme à en faire bon marché ; d’ailleurs, il se sentait encore assez fort pour porter le roi dans ses bras à travers Paris, car le pauvre prince était si malade qu’il ne pouvait supporter ni d’aller à pied, ni de chevaucher. Pour que Louis IX acceptât ce fraternel service de celui qui venait de refuser de le suivre, il fallait assurément qu’il approuvât les motifs de son fidèle compagnon, et ce touchant détail raconté en une ligne dans les Mémoires en dit plus que tout le reste sur la tendre confiance qui régnait entre le roi et le sénéchal. Plût au ciel que Louis se fût laissé guider par son loyal ami plutôt que par ceux qui encourageaient ses irréalisables rêves ! Ceux-là, comme le dit Joinville, commirent un péché mortel qui, sans même tenir compte de sa faiblesse physique, lui conseillèrent la croisade, car « au point où il était en France, tout le royaume était en bonne paix au dedans et avec tous ses voisins ; et depuis qu’il partit, l’état du royaume ne fit qu’empirer. »

Trois ans plus tard saint Louis prenait la route de Tunis. Ce n’est pas ici le lieu de redire comment, à peine débarquée, l’armée fut assaillie par l’épidémie ; comment le saint roi vit expirer son plus jeune fils et succomba lui-même moins de deux mois après avoir quitté son royaume ; comment, à la suite de quelques vains succès, les croisés reprirent le chemin de la France, poursuivis durant leur retour par les tempêtes, par les événemens tragiques, par la mort qui continuait à frapper presque sans relâche ce qui restait de la famille royale. On devine sans peine quelles émotions ces tristes nouvelles durent éveiller dans le cœur de Joinville. Parmi ces cinq morts, dont les cercueils formaient un lugubre cortège à l’héritier du trône, venant prendre possession de son royaume, il n’y en avait pas un dont la mémoire ne fût mêlée aux souvenirs personnels du sénéchal. C’était d’abord son roi, saint Louis, l’ami incomparable, dont il avait pendant tant d’années partagé l’existence ; c’était son suzerain Thibaut et sa femme, Isabelle de France, dont il avait négocié le mariage ; c’était le comte de Nevers, ne sur la terre d’Afrique où, vingt ans plus tard, il devait trouver la mort, ce petit Jean Tristan que Joinville avait été recevoir jadis, à son arrivée de Jaffa, avec plus d’empressement que son propre père ; cet enfant qu’il avait eu sous sa garde pendant le périlleux voyage de Sidon à Tyr. Enfin, c’était cette jeune reine morte sans avoir régné, Isabelle d’Aragon, dont il avait vu, huit ans auparavant, célébrer les noces avec Philippe le Hardi. Joinville dut assister aux cérémonies célébrées à Saint-Denis pour le repos de l’âme de son ami ; ce fut là sans doute qu’il retrouva le nouveau roi et qu’il recueillit de la bouche du comte d’Alençon, son frère, le récit des derniers momens de saint Louis.

Pour ceux qui voient dans la mort autre chose qu’une chute dans le néant, une amitié, telle que celle de Joinville et du roi, se prolonge au-delà des limites de la vie. Même après la mort, même après la triomphale glorification qui, vingt-sept ans plus tard, le mit au rang des saints, Louis IX était toujours, pour le sénéchal, l’ami dans la familiarité duquel il avait vécu. Une nuit, il lui apparut en songe, debout à la porte de sa chapelle, « et, dit Joinville en termes d’une simplicité charmante, il était ainsi qu’il me semblait, merveilleusement joyeux et aise de cœur ; et moi-même j’étais bien aise parce que je le voyais en mon château, et je lui disais : « Sire, quand vous partirez d’ici, je vous hébergerai en une mienne maison sise en un mien village qui a nom Chevillon. » Et il me répondit en riant et me dit : « Sire de Joinville, sur la foi que je vous dois, je ne désire point sitôt partir d’ici. » Quand je m’éveillai, je me mis à penser et il me semblait qu’il plaisait à Dieu et à lui que je l’hébergeasse en ma chapelle, et ainsi ai-je fait ; car je lui ai établi un autel en l’honneur de Dieu et de lui, là où on chantera à jamais en l’honneur de lui ; et il y a une rente établie à perpétuité pour ce faire. »

Mais, durant le temps écoulé entre la mort de saint Louis et sa canonisation, deux rois s’étaient succédé sur le trône et de grands changemens politiques avaient eu lieu. Le sénéchal avait vu se resserrer de plus en plus les liens qui l’unissaient aux descendans de Louis IX. Le petit-fils du saint roi ayant épousé l’héritière de Champagne, les couronnes de France, de Navarre et de Champagne étaient réunies sur les mêmes fronts, et Joinville avait contribué pour une grande part aux mesures qui amenèrent cette réunion. Sa situation dans le comté s’était encore agrandie ; à un moment même, il avait été mis à la tête du gouvernement de la Champagne lorsque Philippe le Bel fut emmené par son père à la guerre d’Aragon. Toutefois son temps n’était pas entièrement absorbé par les affaires champenoises : en dehors des circonstances officielles telles que l’enquête préliminaire de la canonisation de saint Louis en 1282 ou les noces de sa jeune suzeraine auxquelles il ne pouvait se dispenser d’assister, il avait continué à faire de fréquens séjours à la cour de France. On a prétendu cependant que, dès le début de son règne, Philippe le Bel aurait montré de l’éloignement pour Joinville et qu’il lui aurait même retiré la présidence des grands jours de Troyes que le sénéchal avait exercée jusque-là ; mais, bien que l’absence de documens autorise toutes les suppositions, il se peut aussi qu’il y ait eu de la part de Jean une retraite volontaire. De grands vides se faisaient autour de lui ; sa seconde femme mourut vers cette époque, et le fils aîné de Joinville, le sire de Briquenay, s’était éteint avant elle. Mais le sénéchal avait appris de saint Louis à chercher dans les choses divines une consolation des choses de la terre. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce qu’il eût cherché à oublier pour un temps les affaires humaines, et la reprise de son commentaire du Credo, en 1287, pourrait passer pour un indice de l’état de son esprit. Cette retraite, en tout cas, aurait été temporaire, car, dans les années suivantes, Joinville paraît être venu souvent à la cour de France, et loin de le tenir à l’écart, Philippe le Bel lui confia d’importantes missions.

L’ébranlement général qui résulta du désastre de Courtray, ébranlement dont la révolte de Bordeaux fut un symptôme, pouvait faire redouter les plus terribles conséquences. Le roi ne connaissait guère les scrupules de conscience. Lui fallait-il de l’argent pour continuer la lutte ? Les impôts s’ajoutaient aux impôts ; seule, la forme des levées changeait. Croyait-il profitable à sa politique de retenir prisonniers, contre toute justice, le comte de Flandre et ses enfans ? Il n’hésitait pas à le faire. Qu’il y avait loin de là à cette passion d’équité que Joinville avait vu inspirer tous les actes de saint Louis ! Aussi ne peut-on s’étonner du jugement sévère que le sénéchal porte, dans ses Mémoires, sur la conduite de Philippe le Bel, conduite que sa haute situation lui permettait d’apprécier de très près. Au mois de février 1302, on le trouve de service auprès du roi, et l’on peut se demander s’il n’assista pas, le 11 avril, à cette première réunion des états-généraux où Philippe eut l’habileté d’associer la France à sa lutte contre Boniface VIII. Il est hors de doute qu’il dut, comme tous les autres seigneurs, y être convoqué. Se fit-il représenter par un procureur ? S’abstint-il purement et simplement ? La résistance aux ingérences du saint-siège en matière temporelle n’avait rien qui pût déplaire au confident de saint Louis, de tous nos rois peut-être celui qui osa parler aux papes avec le plus de fermeté, et les aveux du légat en terre-sainte ne lui avaient guère laissé d’illusions sur la cour de Rome et « celle desloial gent » qui y était. On ne peut rien conclure du fait qu’on ne le voit pas figurer parmi les signataires de la lettre envoyée aux cardinaux par les barons de France à la suite de la réunion des états, car les trente et un noms inscrits au bas de ce document ne représentent assurément pas l’ensemble des seigneurs présens.

Toutefois, Joinville ne cachait pas les sentimens de désapprobation que lui inspiraient les procédés arbitraires de Philippe le Bel ; mais ce serait lui faire injure que d’en chercher la cause dans les charges résultant de la guerre de Flandre. Ni l’envoi forcé de la moitié de son argenterie à la monnaie, ni les semonces répétées à l’host ne peuvent avoir influencé ces sentimens dont on trouve plus d’une fois l’expression dans l’œuvre à laquelle il doit sa célébrité, cette Histoire de saint Louis, qui serait plus justement intitulée Souvenirs du règne de saint Louis. Si l’auteur, en effet, avait eu l’intention de faire une véritable biographie, il est probable qu’il n’aurait pas attendu d’être presque octogénaire pour l’entreprendre, plus de trente ans après la mort de son ami. Lui-même a raconté par suite de quelles circonstances il fut amené à tenter l’entreprise. Sa mémoire se reportait sans cesse vers ce roi qu’il avait tant aimé ; il citait souvent des traits de son existence. Un jour, par exemple, que Philippe III lui avouait avoir payé jusqu’à 800 livres parisis certaines de ses cottes d’armes, il lui rappelait la simplicité des vêtemens de son père et lui reprochait d’employer à un usage futile une somme que celui-ci aurait certainement consacrée à ses aumônes. Si Philippe le Hardi lui donnait déjà l’occasion d’opposer à sa conduite celle de son glorieux prédécesseur, combien de fois, sous le règne suivant, si différent du règne de Louis IX, à la cour de France comme dans la chambre de sa suzeraine, la comtesse de Champagne, reine de France, à Paris comme dans son château de Joinville, aux jeunes princes qui n’avaient pas connu leur grand aïeul, comme à ses propres enfans, combien de fois le sénéchal dut-il parler de la piété du saint roi, de sa fermeté dans ces dangers qu’il avait partagés, de son équité dans ces jugemens dont il avait été le témoin ! Mais, même au moment où il eut à rassembler ses souvenirs pour venir déposer dans le procès de canonisation, bien qu’il ne fût pas étranger à la composition littéraire, — le commentaire sur le Credo en fait foi, — il ne paraît pas avoir eu l’idée de rien consigner par écrit. Cependant parurent plusieurs biographies de Louis IX. Deux d’entre elles, celles de Geoffroy de Beaulieu et de Guillaume de Chartres, émanaient d’hommes qui avaient vécu dans l’intimité du prince ; une autre était l’œuvre du confesseur de Marguerite de Provence, et l’on y pouvait trouver, en même temps que le résumé des deux enquêtes sur la vie et sur les miracles de saint Louis, la trace des confidences de la reine. Par malheur, tous ces auteurs se préoccupaient d’être éloquens, et l’éloquence, pour les lettrés de ce temps, c’était l’emploi d’un style pompeux et sans vie, l’encombrement du récit par une foule de citations bibliques et de plates allégories. Les morceaux empruntés par le confesseur de la reine à la déposition de Joinville dans le procès de canonisation, rapprochés des passages des Mémoires où sont racontés les mêmes faits, permettent d’apprécier combien les œuvres pesantes des clercs présentaient moins d’intérêt que les récits animés du chevalier. Enfin on pouvait étendre à tous ces ouvrages le reproche adressé par Guillaume de Nangis à Geoffroy de Beaulieu : les faits de guerre et les affaires séculières y étaient entièrement passés sous silence.

Sans doute, il y avait d’autres livres où cette lacune n’existait pas ; c’étaient ceux qui s’élaboraient à Saint-Denis, tels que la Vie de saint Louis, par Guillaume de Nangis, ou les ouvrages qui l’avaient précédée et dans lesquels Guillaume avait été chercher la matière du sien. Elle n’existait pas à coup sûr dans le seul de ceux-ci que nous puissions juger, celui de Primat, dont Jean de Vignay nous a donné la traduction. Chez Guillaume, le récit est fidèle ; les faits de tout genre et même les hors-d’œuvre abondent, mais l’écrivain a donné en réalité une chronique générale du temps de Louis IX plutôt qu’une histoire particulière de ce roi. Enfin tous ses renseignemens ne sont que de seconde main, et son style n’est pas moins ampoulé que celui des autres clercs. On conçoit donc facilement le peu d’attrait que ces œuvres devaient avoir pour ceux qui avaient pu écouter les narrations familières du sire de Joinville.

S’il nous est donné de prendre place, en quelque sorte, parmi ces auditeurs privilégiés, si nous possédons aujourd’hui le précieux livre où nous allons chercher, en même temps que l’un des plus anciens textes historiques en langue française, le vivant portrait de notre plus grand roi, c’est à une femme, à la jeune reine, Jeanne de Navarre, que nous en sommes redevables. L’héritière des comtes de Champagne aimait fort son vieux sénéchal ; elle lui demanda avec instances de réunir en un livre les anecdotes qu’elle lui avait entendu raconter. Aucune préparation n’était nécessaire, les souvenirs de Joinville devant être tout naturellement entretenus par la fréquence de ces récits ; il pouvait d’ailleurs, s’il avait besoin de les rafraîchir, recourir aux biographies déjà publiées. Pour les derniers momens du roi auxquels il n’avait pas assisté, il en tenait le détail de la bouche du propre fils de Louis IX, du comte Pierre d’Alençon. Il céda et se mit à l’œuvre à une époque qui ne peut être antérieure aux derniers mois de 1304, ni postérieure à 1305. Bien qu’il fût très porté à écrire de sa main, puisque contre toutes les habitudes de son temps, il se plaisait à inscrire, au bas ou au revers des chartes émanées de sa chancellerie, des notes autographes dont plusieurs nous sont parvenues, il préféra dicter à quelque clerc de sa maison.

Son empressement à répondre aux pieux désirs de Jeanne n’avait rien que de conforme à ses propres penchans. L’auteur du Credo était trop chrétien pour ne pas aimer à faire profiter tous les hommes des admirables exemples et des salutaires enseignemens qu’il avait recueillis pendant sa longue intimité avec saint Louis. Néanmoins, cette « pensée toute religieuse, » si bien mise en lumière par le savant éminent à qui nous devons la restitution du texte de Joinville, n’a pas été, croyons-nous, la seule qui l’ait inspiré.

À peine Joinville avait-il entrepris de dicter ses souvenirs que la reine expirait le 2 avril 1305. Il n’en poursuivit pas moins l’œuvre commencée, mais il la destina désormais à l’enfant que la mort de Jeanne avait fait son suzerain, à Louis Hutin. Or, le jeune prince n’était pas seulement roi de Navarre et comte de Champagne, il était encore l’héritier du trône de France, et le sénéchal paraît avoir eu, en lui dédiant son livre, une intention qu’il est facile de démêler. « Je vous l’envoie, dit-il, pour que vous et vos frères et les autres qui l’entendront y puissent prendre bon exemple et mettre les exemples en œuvre pour que Dieu leur en sache gré. » Pour tous les Français, et pour Joinville plus que pour tout autre, saint Louis restait le roi modèle. Son règne était regardé comme une sorte d’âge d’or auquel on souhaitait ardemment revenir. Philippe le Bel lui-même reconnaissait ces aspirations et tentait de les satisfaire en promettant, par son ordonnance sur la réformation du royaume, de rétablir toutes les immunités et franchises en l’état où elles se trouvaient sous son glorieux aïeul. On sait de reste combien ces promesses étaient mensongères. Joinville, formé à l’école du plus juste des rois, ne devait que détester un gouvernement dont on a pu dire que tous les actes, même ceux qui dénotaient les plus hautes visées, étaient « infectés d’injustice. » En mettant sous les yeux de l’héritier du trône les exemples de Louis IX, il espérait contrebalancer l’effet de ceux que lui donnait son père. En lui faisant connaître la vie du grand saint dont le sang coulait dans ses veines, il pensait lui inspirer l’ambition de marcher sur ses traces. C’était là une pensée sur laquelle il ne croyait pouvoir trop insister. Après avoir dit comment Louis IX avait été mis par le pape au nombre des confesseurs, il ajoutait : « De là fut et doit être grande joie à tout le royaume de France et grand honneur à tous ceux de sa lignée qui lui voudront ressembler en faisant le bien et grand déshonneur à tous ceux de son lignage qui, par leurs bonnes œuvres, ne le voudront pas imiter ; grand déshonneur, dis-je, à ceux de son lignage qui voudront mal faire, car on les montrera au doigt et l’on dira que le saint roi dont ils sont descendus eût répugné à faire une si mauvaise action. » Bien plus, Joinville tenait à faire parvenir sa voix jusqu’au souverain régnant. Venant de raconter le grand péril où s’était trouvée la galère de saint Louis lorsqu’elle donna sur un rocher devant Chypre, et faisant une allusion évidente au danger couru par Philippe le Bel lorsqu’il fut renversé de cheval à Mons-en-Puelle, il lui adresse cette apostrophe directe : « Qu’il y prenne garde le roi qui est à présent ; car il est échappé d’aussi grand péril ou de plus grand encore que nous ne fîmes ; qu’il s’amende donc de ses méfaits en telle manière que Dieu ne frappe pas cruellement sur lui ni sur ses biens. » Il ne peut, d’ailleurs, y avoir de doute sur les intentions du sénéchal : des trois manuscrits de ses Mémoires que nous possédons aujourd’hui, le seul qui contienne cette audacieuse apostrophe est celui qui reproduit l’exemplaire présenté à Louis Hutin, exemplaire qui devait presque infailliblement être mis sous les yeux de son père.

Préparer à la France un roi digne de son saint ancêtre, rappeler chemin faisant à Philippe le Bel le modèle qu’il aurait dû suivre, telle est, croyons-nous, la pensée politique qui n’eut pas moins de part que la pensée religieuse dans l’inspiration des Mémoires. Ces deux pensées correspondent d’ailleurs aux grandes divisions que Joinville a tenu à marquer dans son ouvrage, et qu’il ne détermine nulle part plus clairement qu’au début du second livre : l’une contenant ce qu’il appelle « les bonnes paroles et les bons enseignemens de notre saint roi Louis, » et l’autre « ses faits » ou, comme il le dit encore, « ses grandes prouesses. » Sans doute ces divisions n’ont pas toujours été scrupuleusement observées. La chose était naturelle dans ce qu’on a appelé « une longue déposition dictée et comme improvisée par un témoin qui s’abandonne au courant de ses souvenirs. » Ces négligences s’expliquent encore mieux si l’on se rappelle que la dictée des Mémoires ne fut pas faite de suite, mais que, prolongée pendant près de cinq ans, elle dut être bien des fois interrompue et reprise. Commencée l’année qui suivit l’attentat d’Anagni, elle fut achevée au lendemain de la condamnation des Templiers ; l’exemplaire offert à Louis Hutin portait la date d’octobre 1309.

Dans des temps plus rapprochés du nôtre, le seigneur qui aurait tenu, sur le compte du souverain, un langage semblable à celui de Joinville n’aurait jamais pu reparaître à la cour. On n’en était pas encore là au temps de Philippe le Bel ; ce roi que l’on regarde, non sans raison, comme l’un des plus absolus qui aient régné sur notre pays, souffrait chez ceux qui l’entouraient une indépendance de langage que ses successeurs, plus modernes, n’auraient assurément pas tolérée, et après avoir offert à Louis Hutin le livre qui contenait, à l’adresse de son père, les sévérités que l’on sait, Joinville n’en garda pas moins, auprès du roi de France comme auprès de son fils, une situation respectée. Il semble qu’il eut auprès des contemporains de Philippe le Bel un prestige analogue à celui que les anciens courtisans de Louis XIV avaient conservé au milieu des frivolités du XVIIIe siècle. Son âge, son expérience des cours, les fonctions mêmes qu’il y avait remplies depuis son enfance, faisaient considérer le vieux chevalier qui avait connu saint Louis comme le gardien des traditions en matière de courtoisie. Un Florentin, François de Barberino, qui fit un séjour en France entre 1309 et 1315, recueillit de sa bouche certaines règles de bien vivre, et même quelques propos où l’on trouve comme un reflet de ces enseignemens de saint Louis dont Joinville devait faire la règle de toute sa vie. Il en parle comme « d’un chevalier d’un grand âge, le plus expert dans ces questions de ceux qui vivaient alors, et dont la parole jouissait d’une grande autorité, aussi bien auprès du roi de France que des autres personnes de son entourage. »

D’ailleurs le grand âge de Joinville ne l’empêchait pas de remplir les devoirs militaires de sa charge. En 1311, il commandait une expédition en Lorraine, et quatre ans plus tard il se rendait encore à l’armée de Flandre. Au moral d’ailleurs il n’avait pas changé ; le moindre manquement au devoir le révoltait. Un seigneur peu scrupuleux cherchait à revendre au roi la mouvance d’un château déjà dépendant de la couronne ; le sénéchal le lui reprocha dans des termes aussi vifs que ceux qu’il aurait employés un demi-siècle plus tôt. Mais s’il avait au plus haut point le sentiment des obligations des vassaux envers leurs suzerains, il n’admettait pas non plus que ceux-ci outrepassassent leurs droits. À ses yeux, le pouvoir même du roi devait être contenu dans les bornes de la justice, et il n’hésita pas à se joindre à ceux qui tentèrent de l’endiguer, quand de nouvelles exactions fiscales et la mauvaise conduite de la guerre de Flandre produisirent en 1314 une explosion universelle de mécontentement. La noblesse prit la tête du mouvement ; celle de Bourgogne s’unit au clergé et aux communes pour obliger le roi à renoncer à ses projets d’impôts. Son exemple fut bientôt suivi par les nobles de Champagne et de Picardie, au nombre desquels on vit figurer Joinville. Philippe dut céder ; il suspendit la perception des subsides, et promit que ses monnaies seraient désormais de titre égal aux monnaies de saint Louis. Les ligues ne trouvèrent point la satisfaction suffisante ; elles se confédérèrent et décidèrent de se former en association, gouvernée par une commission permanente avec une assemblée de représentans qui devait se réunir tous les ans à Dijon. Mais Philippe le Bel mourut sur ces entrefaites, et son successeur, Louis X, ayant donné satisfaction à la ligue des nobles de Champagne, ceux-ci, qui se trouvaient être ses vassaux en même temps que ses sujets, rentrèrent dans l’obéissance.

Joinville avait dû se sentir mal à l’aise dans le rôle de rebelle. D’ailleurs n’était-ce pas au nouveau roi qu’il avait naguère dédié son livre ? Et ces concessions que Louis Hutin faisait aux nobles ligués, n’était-ce pas une promesse de retour aux erremens de son grand aïeul que le sénéchal lui avait proposé pour modèle ? Aussi quelques jours à peine après l’accommodement, Jean lui écrivait une lettre empreinte du plus entier dévoûment. Il y faisait lui-même ressortir l’attachement qu’il portait en toute chose aux anciens usages. « Sire, lui disait-il, qu’il ne vous déplaise de ce que, au premier mot de cette lettre, je ne vous ai appelé que bon seigneur ; car je n’ai pas fait autrement avec mes seigneurs les autres rois qui ont été avant vous.» Cette fidélité aux vieilles coutumes ne montre-t-elle pas que, même en se liguant avec les autres nobles contre les abus du pouvoir royal, Joinville se conformait encore à la règle constante de sa vie, au devoir ? N’était-ce pas un devoir en effet que de résister aux innovations dangereuses du prince qui rompait avec les traditions de saint Louis ? Parmi les seigneurs ligués, il y en avait sans doute beaucoup qui n’obéissaient qu’à un sentiment d’ambition personnelle ou d’impatience contre l’autorité souveraine. Ceux-ci crurent bientôt retrouver l’occasion de secouer le joug d’une royauté devenue trop puissante à leur gré. Pour la cinquième fois, Jean allait voir la couronne changer de maître ; pour la première fois, après les cinq jours d’existence du petit roi Jean Ier, l’application de ce qu’on a appelé la loi salique fit monter sur le trône non la sœur du défunt, Jeanne, mais son oncle, Philippe le Long. Le duc de Bourgogne, Eudes, se posa en défenseur des prétendus droits de sa nièce, pour laquelle il réclamait aussi le royaume de Navarre et le comté de Champagne, et s’unissant aux restes des anciennes ligues, il refusa en même temps qu’un certain nombre de vassaux de Champagne de rendre hommage au roi pour les fiefs qu’ils tenaient dans cette province. Cette fois, Joinville et les siens ne le suivirent pas. Ce fut même le fils aîné du sénéchal, Anseau, sire de Reynel, que Philippe chargea d’aller négocier avec les rebelles l’accord qui amena la soumission du duc de Bourgogne. Il semblait d’ailleurs que le nouveau souverain se fût pénétré de ces exemples de saint Louis que Joinville avait mis sous les yeux de son frère pour que tous les jeunes princes en profitassent : il s’attachait à réparer les maux du règne de Philippe le Bel, et c’est en paix avec son roi que le vieux compagnon de saint Louis s’éteignit plein de jours le 24 décembre 1317.


III.

L’Histoire de saint Louis ne dut pas être fort répandue lors de sa première publication. L’auteur avait à peine fermé les yeux, qu’elle tomba dans l’oubli d’où elle ne sortit que deux siècles plus tard. On n’en connaît aujourd’hui que trois manuscrits, tous postérieurs à la mort du sénéchal et dérivant de deux types facilement reconnaissables : celui qui fut présenté à Louis Hutin et celui que Joinville conserva dans son château. Le premier, on l’a vu, contenait à l’adresse de Philippe le Bel des paroles sévères que le roi ne devait guère se soucier de mettre sous les yeux de ses sujets ; il resta donc enseveli dans quelque recoin de la librairie royale où il se trouvait encore sous Charles V, mais quelque « bien escript et historié » qu’il fût, il ne paraît pas avoir attiré l’attention du roi bibliophile. Il disparut même complètement dans la suite, et l’exemplaire qui le représente aujourd’hui ne fut mis en lumière qu’au milieu du XVIIIe siècle. C’est aux victoires françaises qu’on doit de l’avoir recouvré ; c’est à Bruxelles que le maréchal de Saxe en retrouva une ancienne copie qui, aussitôt mise à profit pour l’édition de Melot, Sallier et Capperonnier, tient aujourd’hui dans notre grande collection nationale la place du manuscrit original.

La rédaction dérivée de l’exemplaire personnel de Joinville tarda moins à être mise en lumière, et cependant près de deux siècles s’écoulèrent avant qu’on en fît usage. Les circonstances en effet avaient été des moins favorables. L’auteur ne survécut guère qu’une dizaine d’années à l’achèvement de son livre, et en admettant que son œuvre ait eu dans l’entourage de Joinville une certaine vogue, cette vogue aurait eu peine à s’étendre au moment même où commençait à dominer l’histoire privilégiée, celle qui recevait à Saint-Denis une sorte de consécration officielle. Or, le texte que l’on avait choisi pour l’insérer dans le corps des chroniques de Saint-Denis au lieu réservé au règne de saint Louis, c’était l’histoire de ce roi par Guillaume de Nangis. Déjà publiée au moment où Joinville commença la rédaction de ses Mémoires, l’emportant sur ceux-ci par certaines qualités d’ordre et d’exactitude matérielle, répandue à de nombreux exemplaires, elle occupait une place d’où l’œuvre du vieux seigneur, adversaire du nouveau régime, ne pouvait la déloger. La mort de Jean ne changea rien à la situation. Son fils Anseau, homme de cour avant tout, perpétuellement à l’affût des largesses royales, était loin d’avoir la même indépendance de caractère, et il ne devait pas se soucier de publier le livre où il était si librement parlé des descendans de saint Louis. Ensuite vinrent les grands bouleversemens de la guerre de cent ans ; qu’importait alors le souvenir des vertus des anciens rois ? La mode était aux étonnantes histoires de ces hardis aventuriers dont Froissart raconte « les grans merveilles et les biaus fais d’armes. » Puis, quand le calme se rétablit, l’influence des humanistes italiens détourna vers l’antiquité romaine les regards que les Français auraient dû ne pas détacher de leurs glorieux ancêtres. Quelques bons esprits échappaient à cet engouement d’où naquit l’épouvantable désarroi moral et politique du XVIe siècle. Un certain Pierre-Antoine de Rieux était du nombre. « Quant à la gloire et vertu, disait-il, si nous voulons diligemment regarder et mesurer l’histoire romaine avecques celle des Françoys, nous trouverons que les Françoys doivent avoir préférence sur la nation romaine : car il n’a esté jamais royaulme dont les roys ayent plus aymé leurs subjectz ne qui ayent faict tant d’honneur à la vertu et religion chrestienne comme ont faict les roys de France. Assez le tesmoignent leurs annales : mais avec le temps, il nous en sera donné plus grande connoissance pour ce que nous trouverons peu à peu ce que le temps, avec la négligence des hommes, nous ont tenu caché jusques à présent. » Ce bon Français devait avoir sa récompense. Bien qu’un aumônier d’Anne de Bretagne, Pierre Le Baud, et un théologien du début du XVIe siècle, Louis Lasseré, eussent connu et cité l’Histoire de saint Louis, Pierre Antoine ignorait aussi bien l’existence de l’ouvrage que le nom de l’auteur, lorsque le hasard lui en fit tomber un manuscrit entre les mains. Tout heureux de sa trouvaille, il ne crut pouvoir mieux faire que de la dédier à François Ier. « Voyant, dit-il, l’œuvre estre royale et chrestienne, m’a semblé que la vous dédier seroit l’approprier à son droict poinct : car telles gestes connues du roy S. Loys estoient dignes de votre royale présence. Et aussi que pour le grand plaisir que Vostre Majesté prend en la continuelle cognoissance des histoires, en quoy, entre autres choses, avez voulu surmonter tous les princes vivans, me sembloit que l’œuvre d’elle-mesme estoit vostre… »

À peine tirée de l’oubli, l’Histoire de saint Louis ne tarda pas à se répandre : le XVIe siècle n’était pas achevé qu’il en avait paru quatre éditions et, dès 1567, elle était traduite en castillan. Ce succès était peut-être dû en partie au zèle malencontreux du premier éditeur qui, choqué de ce « que l’histoire estoit ung peu mal ordonnée et mise en langage assez rude, » et désireux de la mettre à la portée du plus grand nombre, s’était avisé d’en modifier la langue et d’en altérer l’ordre de manière à défigurer encore l’œuvre qui ne lui était parvenue que par un manuscrit très défectueux. On juge du résultat. Malgré les améliorations introduites dans les éditions successives de Ménard, de Du Cange, de Melot, Sallier et Capperonnier, dans celles des Historiens de France et de M. Francisque Michel, grâce à la découverte de nouvelles copies, la disparition du manuscrit original empêchait l’établissement d’un texte sans défaut, lorsqu’une des lumières de l’érudition française, Natalis de Wailly, à qui l’on devait déjà plusieurs éditions de l’Histoire de saint Louis dans lesquelles il avait pu fixer l’ordre et les limites de l’ouvrage, en conçut une nouvelle qui, surtout au point de vue de la langue, devait être définitive. Poussant la conscience jusqu’au scrupule le plus minutieux, il ne se contenta pas de dresser un texte qui fût conforme aux règles générales du français du XIVe siècle ; il voulut encore que ce texte reproduisît jusqu’aux moindres nuances dialectales, jusqu’aux moindres particularités orthographiques qui pouvaient caractériser la langue de l’historien de saint Louis. Pour cela, il rechercha les nombreuses chartes françaises émanées de cette chancellerie de Jean de Joinville, dont les clercs avaient recueilli les dictées du sénéchal ; il en établit la grammaire ; puis, à l’aide des règles qu’il était ainsi parvenu à fixer, avec la patience et la sagacité d’un Cuvier faisant revivre à nos yeux, sans autre repère que quelques débris d’ossement, les monstres des âges disparus, il entreprit de restituer mot par mot l’œuvre entière de Joinville. Grâce à cet immense labeur, nous possédons l’Histoire de saint Louis sous une forme aussi correcte, sinon plus correcte encore que celle du texte primitif, et qui donne, au même titre, les moyens d’étudier les questions qu’il soulève.

Celle qui se pose la première est de savoir si tout le livre est original, et si Joinville n’a pas eu recours à des ouvrages antérieurs. Or ces ouvrages semblent se réduire à ce « romant » ou chronique en langue vulgaire qu’il cite à la fin de son récit et qui a été reconnue pour être une ancienne rédaction des Grandes chroniques de France. Il est donc certain que son livre est presque uniquement rédigé d’après ses souvenirs personnels. Mais ces souvenirs semblent assez vivaces pour qu’on se soit demandé si l’auteur n’avait pas eu recours à des notes prises par lui au courant des événemens. La chose serait vraisemblable de sa part, car il avait certainement le goût d’écrire, et la précision avec laquelle il rapporte certains faits bien lointains déjà au moment où il dicta ses Mémoires pourrait nous porter à le croire. Cependant il y a tel de ces faits, par exemple les fêtes données à Saumur quand Alfonse de Poitiers fut armé chevalier, qui s’étaient passés lorsque l’auteur n’était qu’un enfant, c’est-à-dire à une époque où l’on ne saurait admettre qu’il pensât à publier un jour le récit des événemens dont il était le témoin. On doit plutôt croire que, par un phénomène souvent observé chez les vieillards, ses souvenirs les plus récens tendaient à s’effacer, tandis que les plus anciens gardaient toute leur précision. En tout cas, admît-on même qu’il eût pris des notes à une époque voisine des événemens, il n’en aurait pas moins fait preuve d’une puissance de mémoire visuelle qu’il conservait intacte dans toutes les circonstances. Quelque graves qu’elles soient, rien ne lui échappe de ce qui peut frapper ses yeux. Dans le tumulte au milieu duquel il est fait prisonnier sur le Nil, tandis qu’il sent sur sa gorge les poignards des mécréans, il garde assez son sang-froid pour s’apercevoir que le Sarrasin qui le tient embrassé porte un caleçon de toile écrue ; à son arrivée en Acre, dans la foule qui l’entoure, il distingue un valet qui vient lui offrir ses services et, toute sa vie, il se rappelle que cet homme avait une cette vermeille à deux raies jaunes. Bien plus, on sait combien sont vagues les souvenirs des images entrevues dans les rêves ; il n’en est pas de même pour Joinville, et le détail qui le frappe le plus, dans le songe prophétique qu’il eut à la veille du jour où Louis IX prit la croix pour la seconde fois, c’est que le roi était revêtu d’une chasuble vermeille en serge de Reims. Peut-être même cette faculté de vision nuit-elle chez lui au développement de la réflexion. Trop vivement impressionné par le spectacle immédiat de ce qui l’avoisine pour tenter de voir au-delà, il s’occupe encore moins de rechercher les causes de ce qui se passe autour de lui. À l’âge où se gravaient pour jamais dans sa mémoire les détails des fêtes de Saumur, pendant le séjour du roi à Poitiers, il remarqua les allées et venues du comte de la Marche ; mais il ne paraît pas avoir été curieux d’en comprendre les motifs. Ailleurs, dans les récits des événemens auxquels il assista en Orient, la précision et la vivacité de certains tableaux sont telles que l’on parvient à se les représenter avec une singulière netteté. L’opiniâtre défense de Joinville et de ses compagnons contre les Sarrasins à Mansourah, ou la fière apparition de Louis IX au milieu du champ de bataille, « un heaume doré sur la tête, une épée d’Allemagne à la main, » en sont de frappans exemples. quant à l’objet de l’action, à la raison ou même à la succession des mouvemens de l’armée chrétienne pendant cette journée, le sénéchal n’a même pas songé à s’en faire une idée. Où il excelle, en revanche, c’est dans la peinture de certaines scènes à peu de personnages, nous dirions presque de scènes d’intérieur que son regard pouvait embrasser tout entières, telles que la charmante page où il raconte comment saint Louis vint le surprendre, en lui posant les mains sur les épaules après le conseil d’Acre. Ce n’est pas que, dans ces morceaux, Joinville fasse, à proprement parler, preuve de qualités littéraires. En fait, il n’en a aucune, et le charme de ses écrits provient justement de l’absence de tout art. Le clerc auquel il dictait a recueilli ses paroles telles qu’elles sortaient de sa bouche ; aussi l’œuvre qui en est résultée est-elle plutôt la transcription d’une causerie qu’un livre régulièrement composé. C’est la conversation d’un honnête homme qui, sans chercher l’effet, sans rien sacrifier à la forme, doit à son bon sens et à une certaine bonne humeur naturelle de rencontrer souvent le terme juste ou le tour piquant ; à la naïveté même de ses émotions et à la simplicité avec laquelle il les exprime, de les faire toujours partager et de tenir sans cesse l’intérêt en éveil. Sans doute, le conteur n’est plus jeune ; il se répète quelquefois, le souvenir appelle le souvenir et amène la digression, l’ordre fixé d’avance n’est pas toujours observé ; mais, dans ce vieux cœur, la chaleur des belles années n’est pas encore éteinte. N’a-t-on pas vu le sénéchal, vers l’époque où il venait d’achever ses mémoires, à près de quatre-vingt-dix ans, conservant assez de vigueur physique pour commander en personne des expéditions militaires et assez d’énergie morale pour flétrir en termes indignés les déloyales propositions d’un seigneur trop oublieux de ses devoirs envers le roi ? De même dans son Histoire de saint Louis, lorsque sa pensée se reporte aux déchiremens du départ pour la croisade, ou bien à ces heures bénies où, sur le pont du navire qui les transportait d’Egypte en Syrie, le roi et lui, assis côte à côte, s’étaient ouvert leurs cœurs et s’étaient pour la première fois parlé, suivant l’admirable parole de l’Exode « comme un ami par le à son ami, » il retrouve l’attendrissement de sa jeunesse et le renouvellement de ses anciennes émotions.

Bref, si l’on ne ressent jamais en lisant l’Histoire de saint Louis l’admiration qu’inspirent certains passages de Villehardouin, on ne peut se défendre d’éprouver pour l’auteur quelque chose comme de la sympathie personnelle. « Le bon Joinville, » telle est l’expression qui vient naturellement sur les lèvres lorsqu’on parle du sénéchal de Champagne. C’est que, — nous l’avons déjà dit, — les qualités que l’on peut goûter dans son livre ne sont pas, ou ne sont que par certains côtés, des qualités d’écrivain : toutes sont inhérentes au caractère de l’homme.

Celle qui domine, c’est la véracité. « Jamais je ne lui mentis, » dit quelque part Joinville, en parlant de Louis IX. Le témoignage qu’il se rendait à lui-même, il est juste que nous le lui rendions aussi en le généralisant. S’il ne craint pas de reprocher au tout-puissant Philippe le Bel des injustices indignes du petit-fils de saint Louis, il n’hésite pas non plus à blâmer certaines façons d’agir du prince qu’il regardait comme le plus parfait des hommes, ou à reconnaître ses propres faiblesses. C’est ce franc parler qui dut faire tomber dans un oubli, probablement volontaire à l’origine, les Mémoires du sénéchal à peine parus ; c’est cette qualité qui nous les rend aujourd’hui si précieux. Quelle en serait donc la valeur si, au lieu de se restreindre au règne de saint Louis, Joinville avait entrepris de raconter, avec la même sincérité, les événemens auxquels il avait été mêlé pendant le cours entier de sa longue vie ! Né sous Louis VIII, au lendemain de la mort de Philippe le Conquérant, il avait vu six rois se succéder sur le trône. Après l’âge d’or de saint Louis, après le règne honorable de Philippe le Hardi, il avait assisté aux grands événemens du règne de Philippe le Bel, où le bon et le mauvais sont si étrangement mêlés ; à l’audacieuse rupture avec Boniface VIII, à l’abaissement de la féodalité, à la convocation des états-généraux. Puis après le court règne de Louis X et l’éphémère apparition de son fils posthume, après la première application du principe sauveur auquel la France dut sa grandeur et peut-être son existence, le début du règne réparateur de Philippe le Long avait pu lui faire espérer le retour aux traditions de saint Louis. Certes, en considérant l’importance des faits qui s’étaient déroulés sous ses yeux, on se prend à regretter qu’il n’ait pas donné, dans ses Mémoires, une place plus grande aux événemens historiques. Qui sait pourtant si son œuvre n’aurait pas perdu à être ainsi développée, et si nous n’aurions pas quelque sèche chronique, au lieu de ces récits vivans qui nous font pénétrer familièrement dans la vie, sinon dans l’histoire des Français de ce temps et qui ont rendu son nom inséparable de celui de saint Louis ?

Le souvenir de Joinville demeure donc associé à tout ce qu’il y eut de plus grand dans l’histoire du moyen âge français. Il se trouve même que les associations s’étendent au-delà des limites de l’existence du sénéchal et rattachent sa mémoire au plus glorieux, au plus cher de nos souvenirs nationaux, à celui de Jeanne d’Arc. Née sur un sol qui avait fait partie des domaines de la maison de Joinville, la Pucelle avait pour saint Louis un culte qui n’était pas inférieur à celui que lui avait voué le sénéchal. Ne dit-elle pas plusieurs fois que c’était à la prière du saint roi que Dieu l’avait envoyée ? Au milieu des vagues déchaînées par la tempête, l’intercession implorée par Joinville, pour le salut du roi de France, était celle du saint vénéré auprès de Varangéville, dans ce sanctuaire de Saint-Nicolas-du-Port où, durant une autre tempête qui menaçait, non-seulement le roi, mais la France tout entière déjà plus qu’à moitié submergée sous le flot de l’invasion anglaise, Jeanne d’Arc voulut aller prier. Comme Jean, elle vit sa prière exaucée : ce fut à son retour qu’elle obtint enfin de Baudricourt l’autorisation d’aller se révéler à Charles VII. C’est en vue des tours de Joinville, dans l’abbaye de Saint-Urbain, au lieu même où le sénéchal, partant pour la croisade, n’osait lever les yeux vers ce « beau chastel » où il laissait ses deux petits enfans, que Jeanne, partant pour sa croisade à elle, fit sa première halte. On sait maintenant quelle part le mouvement franciscain eut au développement de la piété de Jeanne d’Arc ; Joinville que l’on peut dire, au point de vue de la dévotion, le fils spirituel de saint Louis, du grand protecteur des franciscains, Joinville ne cache pas l’admiration qu’il ressentit pour l’un des propagateurs de ce mouvement en France, frère Hugues de Barjols. Enfin, cet esprit si français, ce bon sens irrésistible, cette gaîté qui éclate jusque dans les circonstances les plus graves, ne sont-ce pas là des traits communs au sénéchal et à la Pucelle ? Bien plus, il nous semble que toutes les qualités de Joinville, la sincère piété, la pureté des mœurs, la loyauté, le courage, l’amour du roi, la pitié pour ce qu’il appelle « le menu peuple de Notre Seigneur, » étaient précisément celles que Jeanne prisait le plus, et que, s’il eût vécu de son temps, elle l’aurait compté parmi ses amis, à côté de Dunois, de Gaucourt et du duc d’Alençon.


H.-FRANCOIS DELABORDE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1868.