Éditions Édouard Garand (48p. 49-51).

CHAPITRE XIII

PENDANT QUE L’ENNEMI S’AVANCE


Depuis de longues années les Iroquois et les Hurons se faisaient mutuellement la guerre, mais le sort des armes avait plutôt favorisé les premiers qui s’étaient conquis un grand prestige. Les Hurons étaient devenus si affaiblis qu’ils n’avaient plus osé sortir de leur pays pour porter la guerre à leurs terribles ennemis. Puis la paix s’était faite comme d’un commun accord, sans qu’aucun traité eût été discuté, sans qu’on eût fumé le calumet de la paix.

Il faut dire que les vaillants missionnaires qui portaient la parole de Dieu chez les Iroquois, comme ceux qui enseignaient l’Évangile parmi les Hurons, avaient beaucoup fait pour empêcher les rencontres sanglantes entre les deux peuples.

Mais les Iroquois voyaient d’un mauvais œil les Français envahir peu à peu leur pays, et ne se croyant pas assez forts pour repousser les envahisseurs, ils avaient tenté de faire une alliance avec les Hurons. Mais ceux-ci semblaient préférer une alliance avec les Français pour combattre les Iroquois et venger leurs anciennes défaites. En effet, les Hurons firent des démarches auprès des Français en vue d’une alliance, et M. de Montmagny, alors gouverneur de la Nouvelle-France, leur promit des secours si les Iroquois les attaquaient. Mais ces derniers, soudain, se décidaient à faire la guerre aux Français. Ils avaient été soudoyés et armés par les colons anglais des côtes de l’Atlantique. Durant cinq années la Nouvelle-France eut fort à faire avec ces féroces sauvages. Puis, repoussés de toutes parts avec de lourdes pertes, les terribles guerriers songèrent à prendre leur revanche contre les Hurons qui refusaient toujours de s’allier à eux. C’est ainsi qu’au printemps de 1648 ils réduisirent en cendres le village de Saint-Joseph et massacrèrent la plupart de ses habitants.

M. de Montmagny promit des secours qui ne vinrent pas encore. Mais l’inquiétude des Hurons s’était apaisée en songeant que les Iroquois se trouvaient peut-être satisfaits par la destruction d’une bourgade. Aussi, commençaient-ils à vivre dans une sécurité relative, lorsque l’apparition soudaine dans leur pays du jeune chef Agnier sema parmi eux l’émoi. Mais Jean de Brébeuf réussit à calmer cet émoi non seulement par sa parole rassurante, mais surtout par le prestige merveilleux que sa personnalité possédait sur l’Araignée.

À mesure que l’hiver s’écoulait les Hurons semblaient oublier les événements de l’été d’avant, et ne paraissaient plus se rappeler les menaces de l’Araignée. Leur tranquillité était due non seulement à la confiance qu’ils avaient en leur Père Noir, mais aussi dans le fait que le jeune chef iroquois avait pris une huronne pour femme. Ils s’imaginaient que l’Araignée, par complaisance pour sa femme, ménagerait la nation huronne et que loin de demeurer un ennemi, il serait bientôt compté comme un ami puissant. Plusieurs guerriers hurons étaient d’avis que l’Araignée avait choisi Marie avec le secret espoir d’arriver à une alliance avec la tribu de la jeune femme. La conjecture n’était pas dénuée de bon sens. Aussi se reposèrent-ils sur cette probabilité, assurés qu’ils étaient que l’Araignée ne tenterait rien contre eux tant qu’une alliance n’aurait pas été discutée et rejetée.

Mais en voyant revenir Marie, en apprenant qu’elle n’avait pas épousé le jeune chef iroquois, qu’elle l’avait fui, les inquiétudes revinrent assiéger la peuplade malgré son plaisir de revoir la jeune huronne. L’événement lui avait paru fort grave : il n’y avait pas de doute que l’Araignée devait considérer la conduite de la jeune fille comme le plus grand des outrages que le sang de toute la tribu même ne suffirait pas à laver.

Marie n’était pas la dernière à redouter la vengeance du chef iroquois ; mais lorsqu’elle avait résolu sa fuite, elle avait espéré que Dieu saurait lui donner les moyens d’apaiser la colère de l’Araignée. Sa crainte s’accrut devant la crainte exprimée par le reste de la population, et alors elle commença de regretter de n’être pas demeurée au pays des Iroquois.

Un soir les principaux hurons s’étaient rassemblés chez elle, et l’un d’eux avait dit :

— Il est certain que cinquante soleils n’auront pas brillé que l’Araignée ne revienne te chercher. Alors il n’aura pitié de personne, ni de nos femmes ni de nos enfants.

Ces paroles avaient troublé la jeune huronne profondément.

Que faire ?

Car dans ces paroles elle avait senti comme un reproche de toute sa tribu. Certes, comme avant, elle était prête à se dévouer pour sa nation, prête à devenir la femme de l’Araignée, mais à condition qu’il promette de respecter la vie des Hurons. Mais l’Araignée promettrait-il ? S’il promettait, tiendrait-il sa promesse ? Marie ne croyait pas dans les promesses et les serments du jeune indien et elle avait, comme nous le savons, de fort bons motifs. Alors, encore une fois, à quoi servirait de se sacrifier ? Il peut sembler étrange qu’une jeune fille si bonne, si chrétienne, si confiante en Dieu, si fidèle, parût jouer la comédie de se donner et de se reprendre. Le sacrifice, le renoncement, l’abnégation de tout ne sont pas chez ces sauvages ce qu’ils sont chez les vrais chrétiens et mieux chez les vrais catholiques. Chez ceux-ci le renoncement est volontaire et sans autre espoir d’un avantage que les bénédictions du Ciel. Chez ces sauvages c’est le contraire : le renoncement peut être volontaire, mais il comporte un avantage. Car il est dans la nature de l’indien de troquer, il troque jusqu’à son âme. Nous ne voulons pas dire que Marie, comme bien d’autres de ces pauvres aborigènes, eût consenti à un tel troc, loin de là ! Marie était foncièrement catholique, elle aurait souffert les pires tourments plutôt que de renier Dieu. Seulement, pour obéir à sa nature que le temps seul pourrait changer, elle voulait un avantage en retour de son sacrifice. Son renoncement était conditionnel, et voilà tout.

Certes elle était assez intelligente pour comprendre que son sacrifice avait moins de valeur, et elle comprenait également que son jeu devrait avoir une fin. Elle ne troquerait pas indéfiniment ainsi, et elle savait que l’Araignée n’était pas homme à se faire jouer deux fois le même tour. Mais il lui semblait qu’elle pourrait, avec la puissance de Dieu, résoudre la difficulté : c’est-à-dire satisfaire l’Araignée et assurer l’existence de sa tribu.

L’on comprendra dans quelle terrible situation d’esprit elle se trouvait. Mais incapable par elle-même d’entrevoir une solution au problème qui la confrontait, elle résolut d’aller interroger les lumières du Père Noir.

Jean de Brébeuf la rassura, lui disant qu’elle avait agi selon les desseins de la Providence et qu’elle n’avait rien à se reprocher. Il lui conseilla d’écarter de son cœur toutes les craintes, de ne pas redouter ni l’Araignée ni ses guerriers, affirmant que ceux-ci n’oseraient jamais attaquer leur bourgade. Il acheva d’apaiser les troubles de la jeune fille par ces paroles :

— Marie, continue de bien prier le bon Dieu et prépare-toi à faire le grand voyage à Québec. Comme je te l’ai promis, je te conduirai chez les saintes femmes où tu vivras heureuse pour toujours.

— Jamais, répondit la jeune fille en pleurant, je ne serai heureuse, parce que je penserai toujours à Jean !

— Ah ! tu l’aimais donc bien réellement, ma fille ?

— Oui, Père. Si je vous ai dit le contraire, c’était pour qu’il souffrît moins lorsqu’il aurait appris que je me donnais à l’Araignée.

— Oui, ma fille, sourit le missionnaire, j’ai bien compris par après que tu te sacrifiais pour lui et pour nous tous. Dieu te récompensera de ton dévouement. Sois tranquille.

Et Marie s’en alla toute réconfortée.

Si Jean de Brébeuf parvenait à apaiser les troubles de ses ouailles, il ne pouvait se défaire complètement de ses propres inquiétudes, malgré toute sa confiance en Dieu. Mais ses inquiétudes n’étaient pas pour lui-même : c’était pour ses ouailles qu’il s’inquiétait, car il voulait écarter d’elles tout danger. Ces troubles il les acceptait comme une souffrance que Dieu lui envoyait, et il s’en réjouissait tout en suppliant :

— Toutes les souffrances pour moi, ô mon Dieu ! tous les chagrins, toutes les peines, mais, dans votre auguste bonté, qu’il vous plaise de ménager mon pauvre troupeau !

Or voilà que l’inquiétude s’était tout à coup dissipée dans son âme, voilà qu’une joie extraordinaire l’avait tout à coup assailli en songeant à la vengeance des Iroquois contre les Hurons et à leurs représailles. Oui, l’Araignée pouvait venir laver les affronts qu’il pensait avoir reçus, et lui, Jean de Brébeuf, ne s’inquiétait plus. Il savait à quels dangers il était sans cesse exposé, et pourtant il ne s’inquiétait pas ; il savait que sa vie ne tenait qu’à un fil, et il ne s’inquiétait pas. À tout instant l’Araignée pouvait surgir et le jeter aux pires tortures ! Ces tortures il pouvait en être la victime même parmi ses chers Hurons ! Car ces grands enfants des bois qu’il avait évangélisés demeuraient encore mobiles et farouches ; pour un rien, par un vent de folie ils pouvaient se rebeller, se jeter sur lui et le massacrer. Il avait souvent envisagé un tel sort, et chaque fois que la vision du martyre s’était dessinée à son esprit, il avait pris son crucifix, l’avait baisé et s’était écrié :

— Mon Dieu, j’ai travaillé pour votre gloire et pour mériter votre amour ; mais si mes mérites ne sont pas suffisants, si, pour assurer votre règne parmi mes bons sauvages, il est nécessaire sinon utile de souffrir les pires tortures corporelles, commandez, Seigneur, votre serviteur écoute ! Et si je n’ai pas ce bonheur de souffrir ces tortures pour votre plus grande gloire, ô Seigneur, je continuerai de vous servir au mieux de mes facultés et de mes pauvres forces humaines ! Que votre sainte volonté soit faite, ô mon Dieu !…

Le missionnaire continuait à sentir en lui ce transport divin à mesure que les jours s’écoulaient, — et que s’achevait l’hiver. Il sentait que l’heure approchait où son Dieu lui demanderait un grand sacrifice, et il se réjouissait à l’avance de prouver à son Rédempteur toute sa gratitude et son amour. Mais s’il acceptait de tout cœur le sacrifice requis, en bon père il devait assurer le bonheur de ses enfants. Il devait éloigner d’eux les chagrins, les douleurs et les deuils. Il devait protéger ses fidèles Hurons contre les attaques des Iroquois. Pour mieux les protéger il devait prévoir les dangers et prendre les mesures nécessaires pour les éloigner. C’est pourquoi un jour de mars il se rendit avec ses Hurons à la forêt et, donnant l’exemple hache en mains, fit un formidable abatis tout autour de la bourgade. En quelques jours la forêt fut reculée de quelques centaines de verges, de sorte que si les Iroquois tentaient une attaque contre le village Saint-Louis, ils seraient aperçus d’assez loin pour que les Hurons s’apprêtent à les repousser avec avantage.

Lorsque ce travail fut accompli, Jean de Brébeuf fut tranquille : il n’y avait plus à craindre une surprise de l’Araignée et de ses guerriers. Et il était content pour lui-même, parce qu’il se disait que si des calamités fondaient sur la bourgade, il en serait la cause le moins possible. Ah ! il aimait tellement ses hurons que pour leur épargner la moindre misère il eût souffert mille morts. Comme le Père Daniel à Saint-Joseph il irait seul à l’ennemi, si c’était nécessaire, pour sauver ses sauvages de la mort.