Éditions Édouard Garand (48p. 21-24).

CHAPITRE VI

L’APÔTRE ET SON ŒUVRE


Peu après cet incident, le Père Lalemant reprenait le chemin de la bourgade Saint-Ignace, afin de se trouver là le lendemain, dimanche, pour célébrer la sainte messe. Un sentier sinueux et peu large y conduisait au travers de la forêt, et ce parcours de quatre milles pour le penseur et l’homme de la méditation était un doux exercice en même temps qu’un poétique passe-temps.

De son côté Jean de Brébeuf, selon qu’il en avait pris l’habitude à l’heure du crépuscule, se mit à parcourir la bourgade pour réconforter ses ouailles et s’enquérir de leurs besoins. Il vivait au milieu de ces sauvages comme un père vit au milieu de sa famille. Il voulait savoir leurs peines et leurs soucis afin de les consoler. Il les encourageait à leur travail, donnait un coup de main çà et là, se rendait utile et agréable. Il jouait un moment avec une tapée d’enfants dont les cris joyeux volaient et se mêlaient aux gazouillis de la forêt. Des femmes accroupies sur le pas des portes et causant entre elles s’inclinaient sur le passage du Père Noir. Il disait un bon mot, esquissait un large sourire. Les hommes, revenus de la chasse ou de l’ouvrage, le torse en sueurs se couchaient près de leur cabane sur l’herbe, levaient les yeux vers le firmament dont le bleu clair devenait plus sombre de moment en moment et demeuraient dans une immobilité contemplative. Les couchers de soleil sont pour l’indigène une heure solennelle, et l’on croirait qu’il profite de ce moment paisible et doux pour se recueillir et méditer.

Plus que le sauvage Jean de Brébeuf subissait le charme puissant de la nature qui se voile. D’ordinaire, après avoir visité son village, il franchissait la porte de la palissade et, le bréviaire sous le bras, il s’en allait dans la forêt. D’autres fois il parcourait les champs de maïs qui s’étendaient sur plusieurs hectares à l’ouest de la bourgade. Alors il descendait les bords escarpés de la rivière, s’arrêtait un moment à rêver sur le pont fait de quatre troncs d’arbres renversés et à écouter le murmure de l’eau, puis montait la pente opposée au sommet de laquelle il s’arrêtait pour jeter sur les champs un regard admirateur et satisfait. Ses yeux s’élevaient au-dessus des forêts voisines, se posaient sur le couchant, puis ses lèvres murmuraient avec amour :

— Merci, ô mon Seigneur-Dieu, d’avoir fait si belle votre nature ! Oh ! comme on y voit bien votre beauté et votre bonté !…

Les derniers rayons du soleil répandaient alors des flots de vapeur vermeille ou écarlate sur les tiges hautes et vertes des maïs, dont les feuilles s’agitaient doucement sous la brise avec un bruissement argentin. De l’autre côté des maïs, plus à l’ouest, se détachait, plus verte, plus drue, plus égale et toute semblable à une riche pelouse une pièce de blé dont l’épi se formait peu à peu dans la tige. Enfin à droite, longeant la lisière de la forêt, s’étendait une magnifique planche de pommes de terre. Tout était symétrique, propre, travaillé avec soin sous l’œil minutieux du missionnaire. Cette oasis de riche verdure tout effleurée de lumières d’or et de pourpre était majestueusement encadrée de la forêt sombre, profonde, mystérieuse.

Souvent un silence religieux planait doucement au-dessus des cimes immobiles sur lesquelles le ciel bleu semblait se poser. Nul son, nulle voix, nul bruit ne s’élevait du sein des bois, pas le moindre frisson n’agitait les rameaux, pas un brin d’herbe ne tressaillait, si bien qu’on eût dit la vie éteinte. Et ce silence, cette tranquillité et la douceur qui s’en dégageait semblaient perpétuels et universels. Le globe terrestre, si mouvementé par l’existence des hommes, disparaissait ; il semblait à Jean de Brébeuf que la terre était revenue aux premiers temps de sa création alors que Dieu n’avait pas encore tiré l’homme du limon de la terre. Et lui, l’apôtre, à sentir la puissante majesté du Maître infini planer dans cette atmosphère si calme, croyait être l’homme que Dieu allait dans un instant faire sortir du néant pour en orner le Paradis terrestre et apporter à la terre la vie, le mouvement à la nature. D’ailleurs il plaisait à Jean de Brébeuf de se trouver seul ainsi avec Dieu et la nature immense, car c’est alors seulement qu’il se sentait plus rapproché de son Créateur et qu’il en voyait avec joie et admiration la toute-puissance et la beauté. Malgré sa grande activité, le missionnaire vivait toujours d’une vie intérieure intense, il voyait ou l’image de Dieu ou sa grandeur et sa puissance dans les moindres choses de la création. Mais c’est devant l’immensité des bois, en face de leur splendide solitude et sous leur voûte profonde et mystérieuse qu’il découvrait davantage la grandeur et la splendeur du Divin Maître. Quelle joie inouïe l’assaillait à ces moments de « comparution » devant la majesté du Seigneur ! Alors sa large poitrine battait avec force, son cœur éclatait, ses narines frémissaient en aspirant les parfums capiteux des pins et des cèdres, parfums qui lui semblaient comme une vapeur d’encens offerte au Seigneur ! Son âme exultait. Alors, pour que sa joie ne fût pas seule à se manifester, les bois s’animaient peu à peu, la forêt murmurait doucement, elle parlait, elle priait, elle chantait. Et lorsque le dernier rayon de soleil s’éteignait lentement par delà des monts lointains, la forêt entière frémissait et retentissait d’une vie crépusculaire si admirable, que le missionnaire tombait à genoux, joignait les mains et remerciait Dieu d’un concert aussi magnifique. Tel, après la Création, Adam saisi d’admiration et de joie dut se prosterner pour remercier le Créateur des choses si belles dont il l’avait fait le maître !

Et tout le temps qu’il restait assez de jour pour lui permettre de voir, Jean de Brébeuf ne se lassait pas d’admirer ce puissant décor, cette nature sauvage qui durant des siècles avait paru défier la civilisation. Aux premiers découvreurs européens ces forêts avaient semblé inabordables, c’étaient des géants auxquels il eût été fou de s’attaquer ; pourtant ces missionnaires étaient venus, doux et paisibles, et les géants avaient livré passage, les monts s’étaient inclinés devant eux, les fleuves et les lacs n’avaient pas résisté. Ils y avaient trouvé d’incalculables richesses pour Dieu comme d’immenses richesses pour les hommes, et ils avaient exploité les unes et les autres. À une époque où les moyens manquaient totalement ils avaient réussi à accomplir des prodiges, qui étonnent de nos jours encore et qui étonneront bien des siècles à venir.

L’œuvre de ces grands missionnaires était d’autant plus sujette à l’admiration et à l’étonnement qu’elle avait paru impossible au reste des mortels. Eux ne s’étaient pas étonnés de leurs propres prodiges, parce que, serviteurs de Dieu, ils avaient obéi à son ordre et marché avec sa puissance. Leur œuvre était l’œuvre de ce Dieu qu’ils aimaient et servaient, et ils avaient aimé cette œuvre pour en supporter toutes les difficultés, les misères et les souffrances. En elle ils avaient d’abord trouvé leur première récompense : l’amour même de leur œuvre. Et n’est-ce pas la meilleure récompense de tout ouvrier d’aimer et d’admirer ce qu’il a accompli. Oui, l’amour du travail fait voilà bien la première rétribution du travailleur, car ce qu’il a fait, bâti, construit est devenu partie de lui-même. Ce sont ses sueurs, c’est son souffle, c’est sa pensée qui a agi, et c’est son amour qui a stimulé la pensée, et le cœur de l’homme s’attache tellement à l’œuvre qu’ont accomplie ses facultés ou physiques ou intellectuelles, qu’il ne s’en sépare jamais sans un intense regret.

Jean de Brébeuf n’avait donc pu qu’aimer et admirer son œuvre admirable, mais qu’il aimait et admirait en Dieu. Il l’aimait à ce point de ne se lasser jamais de la contempler. À chaque loisir que lui laissait son ministère, ses regards ardents embrassaient le travail accompli durant seize années de labeur pénible et doux à la fois. Il aimait à se rappeler chaque peine, chaque difficulté, chaque souffrance, chaque obstacle combattu et renversé, et sa pensée montait vers Dieu pour le remercier de l’avoir secondé, sûr qu’il était qu’il aurait échoué avec ses seules forces d’homme. En fait, cette œuvre grandiose il l’attribuait à Dieu. Lui n’avait été que l’outil. Seulement, il se réjouissait d’avoir été un instrument fidèle, un serviteur obéissant, et du fait il se rapprochait de plus en plus de Dieu, unique récompense qu’il convoitait.

Mais était-il possible que ces hommes, faits de chair et d’os comme tous les mortels, pussent endurer tant de misères, de tourments et de souffrances de toutes sortes sans jamais se décourager ? Oui, parce que leurs souffrances étaient accueillies comme des joies et des grâces que répandait sur eux le Seigneur. Ils aimaient les souffrances parce que le Rédempteur les avait aimées. Ce n’étaient pas les misères qui s’acharnaient à ces apôtres, c’est eux qui allaient aux misères ; alors pourquoi se seraient-ils lassés, pourquoi se seraient-ils plaint ? L’homme par sa nature faible est porté à maudire ce qui l’importune ou le torture ; le chrétien lui-même se plaint de ses misères et de ses souffrances, encore qu’il sache qu’un Dieu mort pour lui a souffert plus qu’il n’était possible sans se plaindre. Mais si l’homme se plaint et gémit, c’est donc qu’il souffre et qu’il est porté à haïr ses tourments ; et s’il les hait il en subit davantage la torture. Or, ce qui fit la force de ces apôtres, non seulement de ceux-là qui ont christianisé l’Amérique, mais également de tous ceux qui ont répandu par le monde entier la parole de l’Évangile, ce fut leur amour même de la souffrance, car en l’aimant il leur était possible de la mieux supporter. Leur endurance était d’autant plus inébranlable que leurs tourments n’étaient pas soufferts en vue d’un gain matériel et terrestre, mais pour la conquête de biens célestes et éternels qui ne s’acquièrent pas sans la souffrance. Et plus ces apôtres souffrent, plus ils jouissent, car plus ils entrevoient l’immense somme de bonheur et de joies que Dieu leur réserve auprès de lui. Mais, tout de même, ce qu’il leur faut d’énergie sublime, de maîtrise sur soi-même, de volonté pour ne pas céder à la faiblesse de leur chair d’homme !

Jean de Brébeuf possédait toutes ces vertus qui font les puissants conquérants. Il avait été si fort qu’il n’avait jamais failli. Dans les pires traverses, dans les crises les plus terribles il avait dressé sa taille haute et fière, levé la tête, offert son cœur à Dieu, et hardiment il avait fait son chemin, fort, avec l’aide de son Dieu, d’atteindre le but. Il n’avait jamais retraité devant l’ennemi ou l’obstacle, il était allé de l’avant, dût-il y trouver la mort ! La mort ?… Mais depuis longtemps déjà il avait fait le sacrifice de sa vie ! La mort ?… Mais pour lui c’était encore la vie, la vraie vie, l’unique vie… cette vie céleste qu’il voulait conquérir ! Néanmoins, tout en méprisant la mort, il avait toujours été d’une extrême prudence : s’il ne redoutait pas la mort, il ne la bravait pas non plus. Car braver, c’est s’exposer, et il n’avait pas le droit d’hasarder sa vie. Dieu seul possédait ce droit. Jean de Brébeuf lui avait offert sa vie, il la lui avait donnée, il ne pouvait donc pas la reprendre. Mais le jour où Dieu voudrait reprendre cette vie, comme Jean de Brébeuf serait prêt à la lui laisser ! Il serait si prêt, qu’il se sentait capable de marcher fermement au martyre, afin d’arriver plus sûrement à Celui qu’il voulait. Et cependant il priait le Seigneur de le laisser encore longtemps dans cette vallée de larmes et de souffrances, tant il entrevoyait de beaux combats à engager.

Ce jour-là encore, dans ce superbe crépuscule où se révélait toute la magnificence de Dieu, Jean de Brébeuf offrait sa vie au Seigneur. Il revenait sur ses pas et considérait d’un œil calme et d’un cœur content son œuvre immense qui lui paraissait cependant à peine ébauchée. Il murmurait :

— Ô mon Dieu ! me permettrez-vous de l’achever ?… Que votre sainte volonté soit faite !

Car il avait un pressentiment qui l’assiégeait depuis quelques jours. Une douce tristesse était descendue dans son cœur, il avait senti comme un murmure lui souffler que bientôt ses yeux humains se fermeraient à toute cette splendide nature qu’il adorait dans la toute-puissance de Dieu. Puis c’était comme un regret qui troublait son esprit à la pensée d’abandonner sitôt ce beau domaine si ardûment acquis ! ! De l’abandonner encore inachevé ! Il semblait au missionnaire que l’œuvre n’était pas si considérable qu’il l’avait faite. Il lui semblait qu’il n’avait pas assez accompli, qu’il aurait pu faire mieux et davantage ! Mais enfin, si le Seigneur était satisfait, pourquoi ne le serait-il pas, lui ? Eh bien ! oui, Jean de Brébeuf était satisfait !… La mort pouvait venir frapper, il était prêt ! Si c’était le martyre qui devait prendre son dernier souffle de vie humaine, il serait content.

— Je ne faillirai pas, s’était-il dit, et je tâcherai de ne m’en pas rendre indigne !

Comme on le voit, Jean de Brébeuf était bien l’homme choisi de Dieu !