Jean d’Agrève/Chapitre I

midi.  ►

AUBE



ISEUT.
Jour et Mort d’un vol semblable
Vont sur notre amour s’abattre…
(Tristan et Iseut, Acte ii.)

— Admirable légende ! C’est grand dommage que ces beaux cas de passion ne se produisent plus dans notre monde civilisé !

D’un air avantageux et d’un ton catégorique, de l’air et du ton d’un homme qui a toisé l’univers, jaugé le possible, remis chaque chose à sa place, le petit baron laissa tomber cette conclusion en posant sur la cheminée la tasse de thé qu’il achevait de vider. Et il se fit dans le salon un silence d’acquiescement, l’adhésion résignée qui accueille au passage les vérités trop évidentes : aphorismes sur l’élévation de la température, la mort inévitable, les inconvénients de la presse, la cherté croissante de la vie.

Ce salon est l’un des bureaux d’esprit et de sentiment où quelques Parisiens de marque font chaque jour, entre cinq et sept, la cote des idées courantes, comme les agents de change font à la Bourse, entre midi et trois, la cote des valeurs demandées. Les gens pressés, et tous le sont à Paris, passent là quelques instants, entre le Bois et le club, entre une course d’affaires et une corvée mondaine, pour contrôler, affiner et poinçonner dans ce milieu distingué la somme d’aperçus qu’ils ont recueillie en lisant le journal du matin.

Les habitués de l’aimable parlote venaient de « s’expliquer » abondamment sur Tristan et Iseut. Une partie de la société s’était transportée à Bruxelles, l’avant-veille, pour entendre au théâtre de la Monnaie le drame wagnérien. D’où le sujet à l’ordre du jour. Tout chauds de leurs impressions, les revenants de Belgique discutaient l’œuvre musicale et le vieux trésor de poésie qui en a fourni le thème. Naturellement, la conversation avait dévié sur les choses de l’amour. Des spécialistes, hommes et femmes, avaient énoncé quelques remarques ingénieuses sur ses transformations à travers les âges ; et le petit baron résumait l’opinion générale en classant parmi les phénomènes préhistoriques la passion surhumaine des amants de Cornouaille.

— Oui, ajouta tristement le romancier attitré du salon, nous ne pouvons même plus feindre dans nos livres ces sentiments dévastateurs de la vie et plus forts que la mort : on nous accuserait d’être en dehors de la réalité, de la sacro-sainte réalité. Heureux les vieux confrères qui travaillaient sur la matière de Bretagne ! Dans mon prochain roman…

— Dans votre prochain roman, mon pauvre ami, vous serez un peu plus essoufflé, — interrompit cavalièrement la comtesse, — et les amants dont vous tirerez les ficelles le seront aussi !

Une personne sur le retour, qui dissimulait son âge et montrait plus volontiers sa vaste lecture, y alla de son darwinisme. — Ainsi, soupira-t-elle, la sélection aurait accru toutes les puissances de l’homme, sauf la puissance décroissante du désir ! C’est triste.

— Pardonnez-moi, madame. Je crois plutôt que l’empire de la loi morale, mieux accepté, refrène aujourd’hui cette puissance monstrueuse du désir. Ces explosions de l’individualisme se produisent encore dans les basses classes, sous la forme de tragédies brutales et rapides ; à un certain niveau social, la moralité ambiante ne les tolère plus. En lui-même comme autour de lui, l’homme moderne a triomphé des forces aveugles de la nature.

Ceci fut dit par un jeune homme grave. Il tenait l’emploi des néo-chrétiens ; il était venu de la Suisse romande pour réussir à Paris.

— Heureusement qu’il y a Ibsen, fit une des croqueuses de gâteaux, très élégante sous des bandeaux signalétiques. Heureusement que l’amour défie encore le monde, au pôle Nord !

— Vas-y voir ! murmura un membre du Petit-Club. Vous nous venez ici de chez le grand couturier, très bien ficelées, ma foi ! Vous ne pouvez raisonnablement exiger qu’on vous traite comme ces dames du mythe, vêtues de peaux de bêtes. Et puis, on nous la baille belle avec les histoires armoricaines ; ça n’est peut-être jamais arrivé, ça n’arrive qu’à l’Opéra, et allemand encore : le seul lieu où l’on ait le droit de nous raser avec ces brûle-toujours.

On échangea d’autres observations, graves ou plaisantes, profondes ou lestes. Toutes attestèrent la conviction découragée de ces messieurs et de ces dames : il y avait beau temps qu’elle était perdue, la recette du philtre versé par Brangien dans la coupe d’lseut.

— Demandez plutôt au sage Nestor, dit le membre du Petit-Club en se levant pour prendre congé.

Qui ne connaît en Europe Nestor du Plantier, diplomate d’âge mûr, oracle en disponibilité, « le dernier de la tradition », comme il se nomme lui-même ? Redevable à un père helléniste de son prénom de bon augure, à un oncle industriel de la fortune qui lui ouvrit la carrière, il fut longtemps l’un des plus notoires dans ce petit compagnonnage de bohémiens corrects, perpétuellement voiturés de Pétersbourg à Madrid, de Washington à Pékin, avec quartier général à Paris, et qu’on retrouve partout les mêmes, autour de la même table de whist, de la même table à thé, courtisant les mêmes femmes, rédigeant la même dépêche, ébruitant les mêmes secrets d’État surpris dans les mêmes journaux. Dégoûté, dit-il, de ce gouvernement, qui l’a remercié, disent ses collègues, il est devenu l’un des meubles indispensables du salon où ses rhumatismes ont pris retraite. Il y vient, assure-t-il, pour ne pas laisser rouiller ses facultés d’observation. On les sent très actives encore dans sa parole, où les vérités d’expérience se glissent sous le couvert du paradoxe, dans ses yeux exercés à tout saisir et à ne rien rendre des impressions curieusement guettées. Il prétend qu’un diplomate digne de ce nom doit se faire des yeux à la ressemblance des petits miroirs accrochés aux fenêtres des maisons hollandaises, ces espions qui apportent dans la chambre tous les tableaux de la rue et ne livrent à la rue aucune révélation sur l’intérieur de la chambre. — C’est la théorie. Dans la pratique, ce chevalier du Silence est le plus indiscret des hommes, quand les femmes l’en prient ; capable de sacrifier son meilleur ami à un succès de causerie devant la cheminée ; bon camarade, au demeurant, fort avisé, sérieux d’esprit et de cœur lorsque les choses en valent la peine.

Interpellé par son jeune ami, ce personnage parut remonter du fond de quelque souvenir.

— Je vous écoute, dit-il, je vous admire. Vous semblez croire qu’aux temps fabuleux du roi Mark, ou à toute autre époque lointaine, la passion symbolisée dans la légende de Tristan était un accident normal, fréquent ; et vous paraissez bien assurés que cet accident ne peut plus se manifester chez un contribuable de la troisième république. Je les retrouve, ici comme partout, les deux sottes turlutaines qui faussent tous nos jugements, les deux gangrènes dont nous mourons depuis cent ans : croyance à l’égalité des hommes, à leurs mêmes aptitudes dans un même temps ; croyance à leur perfectibilité, ou du moins à un changement de l’animal humain sous les diverses grimaces sociales qui ont modifié les visages. Tenez, le dernier mot de vos débats est dans l’axiome émis par Balzac : « Les grandes passions sont rares comme les chefs-d’œuvre. » Je vous engage à le méditer. Un grand amour est un chef-d’œuvre d’un certain ordre, aussi irréalisable pour le commun des hommes que les chefs-d’œuvre de peinture ou de poésie, de politique ou de guerre. À combien d’entre nous est-il donné de peindre le plafond de la Sixtine, d’écrire Phèdre ou le Misanthrope, de gagner la bataille d’Austerlitz, de concevoir et d’exécuter les desseins d’un Richelieu ou d’un Bismarck ? Comme les élus du génie, ceux de l’amour absolu sont des exceptions, toujours clairsemées à travers les siècles, toujours improbables et toujours possibles à chaque époque. Oh ! je sais bien que c’est là une des vérités les plus désagréables à nos amours-propres : plus encore que notre esprit, notre cœur a la vanité de sa force. Il se pipe, l’imbécile.

Les chefs-d’œuvre de l’amour sont rares, et il y a de grandes chances pour qu’ils restent inconnus. On ne les fait pas pour la gloire, comme les autres ; ils fuient la lumière, dont ils meurent. Le monde distrait passe sur eux comme le voyageur sur une mine de diamants, sans les voir, ou sans les distinguer des vulgaires cailloux. Quand le monde commence à parler d’un grand amour, méfiez-vous. En cette matière, tout ce qu’on expose est par là même éliminé du concours : puisqu’elle n’existe plus dès qu’elle cesse de vivre pour soi seule, la fleur de nuit, la fleur de silence.

Les chefs-d’œuvre de l’amour sont d’autant plus rares qu’il y faut être deux. Croyez-m’en, mesdames les Iseuts, il n’y a pas un Tristan sur cent mille candidats. Et vous, messieurs les Tristans, il n’y a pas une Iseut sur… dirai-je un plus gros ou un moindre chiffre ? Soyons galants. Moi qui vous parle, après une assez longue et assez minutieuse inspection de la planète, je n’ai rencontré qu’un seul cas de l’amour-type. Je n’ai connu que deux êtres dévoués à leur funeste bonheur par une prédestination évidente. Seuls ils m’ont donné la vision quasi réelle d’une puissance de la nature, substituant son arrêt aux caprices qui forment habituellement ces sortes de liens. Je pensais à eux, avant-hier, je croyais entendre leur voix dans la musique de Wagner. Le gueux ! Il est cause que vous m’avez traîné jusqu’au fond du Brabant, moi qui ne bouge plus, et que j’ai fait un exécrable dîner, hors de mon régime, talonné par votre peur de manquer l’ouverture. N’importe, je lui pardonne ; car il n’y a pas à dire, c’est un fier remueur des océans qui dorment en nous, ce poseur insupportable dont j’ai tant ri jadis, à Munich, quand il nous recevait avec sa robe de chambre jaune. Je lui pardonne : il a orchestré le cri que je ne puis oublier, ni confondre avec un autre, l’ayant entendu une fois.

— Oh ! contez-nous cela, mon cher ministre, contez-nous cela !

Les femmes se rapprochèrent, avec des mouvements de chattes qui ont flairé un bol de lait :

— Allons ! bon ! murmura le membre du Petit-Club en se rasseyant d’un air résigné, — il va nous placer une de ses bonnes fortunes exotiques !

— Non, mon cher monsieur. Dans l’ancienne carrière, nous aimions comme nous faisions toute chose, avec correction et discrétion : ce qui exclut le chef-d’œuvre. Il ne s’agit pas de votre serviteur indigne, mais d’un sien ami, d’un homme qui fut de mes meilleurs amis. Raison suffisante pour que je ne satisfasse pas la curiosité de ces dames.

Ces dames insistèrent, jurant qu’elles mettraient en quarantaine leur cher ministre s’il ne sortait pas son histoire.

— Mais elle vous intéresserait moins que vous ne croyez ! Vous n’y trouveriez même pas un petit potin à colporter ! Ces pauvres amants sont morts et oubliés depuis longtemps. Je parierais que personne ici ne les a connus. Voyons, quelqu’un se souvient-il d’un brillant officier de marine qui fit beaucoup parler de lui quand il disparut de la scène parisienne, il y de cela près de quinze ans, et d’une femme de la société dont le nom fut murmuré à cette occasion ?

— La bonne plaisanterie ! Vous pensez donc que nous n’avons rien à faire ? Qui se souvient à Paris des morts d’il y a quinze ans ? Mais ceci même doit lever vos scrupules : il n’y aura pas plus d’indiscrétion qu’à nous raconter les amours des momies de Thèbes.

— Pour vous. Pour moi, j’hésite comme devant une profanation…

— J’ai failli attendre ! s’écria la comtesse. Allons, finissez-en, déballez vos cadavres, sinon je vous bannis pour un mois de ma table et de ma loge. — Et elle menaça du regard son vieux sigisbée, sachant bien qu’il ne refusait jamais rien à ses caprices tyranniques.

— Vous le voulez toutes ? Je capitule. Voici mes conditions. Notre douce hôtesse nous réunira après-demain à dîner. Il y aura de la pintade aux céleris, mon faible. Je m’exécuterai ensuite. Je modifierai quelques noms, quelques circonstances, pour dérouter votre malignité. Et notre romancier sera exclu ce soir-là : le traître ne manquerait pas de me piller sans pudeur.

L’accusé protesta avec énergie. Lui, qui ne portait même pas un carnet dans le monde !

— Au fait, j’ai tort, et je ne crains rien. Mon histoire est si simple, si monotone, qu’à la reproduire vous perdriez votre renom d’habile homme ; elle ne serait pas de vente. Votre clientèle ne se divertit guère à regarder couler de l’eau profonde : il lui faut des cascades. Donc, à jeudi soir : j’apporterai mes documents, vous jugerez sur pièces. Je ne sais pas inventer ; et si même j’avais ce don, j’en serais découragé par tout ce que j’ai vu. La vie m’a montré en tout genre des réalités qui passent les inventions des plus fertiles dramaturges.

M. du Plantier tint parole, le surlendemain. Il tira d’un portefeuille une liasse de lettres et des cahiers couverts d’une écriture serrée.

— Vous saurez tout à l’heure comment ces papiers sont venus dans mes mains. Permettez-moi un court préambule pour vous en donner la clef. Je laisserai ensuite mon ami raconter ce qu’il a voulu mettre là de son cœur, ce qu’il n’a révélé à personne. J’ai soupçonné l’événement qui a bouleversé sa vie : jamais il ne m’en a fait confidence ; à moi, ni à nul autre homme, j’en suis certain. Sa tombe seule a parlé.

J’avais connu Jean d’Agrève sur les bancs du collège Sainte-Barbe, où nous fîmes nos études ensemble. Je le retrouvai plus tard enseigne à bord du Château-Renault, le stationnaire que notre division du Levant détachait au Pirée ; j’étais moi-même alors secrétaire à la légation d’Athènes. Notre liaison d’enfance se resserra à cette époque ; elle a persisté, solide et confiante, jusqu’à la disparition de Jean.

Je le revois encore dans la division des petits, à Sainte-Barbe, ce nouveau qui avait attiré sur sa tête toute la hargne flottante dans une cour de collège. Il apportait à la vie commune le caractère qu’on y tolère le plus difficilement. Sauvage comme un merle, insociable et silencieux d’habitude, des élans subits d’expansion naïve le livraient sans défense à ses bourreaux. Les enfants d’abord, les hommes plus tard, s’acharnent d’instinct contre ces natures où ils devinent une force à briser, un cœur tendre à torturer. Dès le premier jour, nous fûmes tous ligués pour civiliser le Bédouin ; on lui donnait ce sobriquet parce qu’il nous arrivait de Bédouin, un petit bourg du Comtat accroché aux croupes méridionales du mont Ventoux.

D’Agrève avait grandi là, dans une morose gentilhommière des hautes garigues. Sa famille, d’une ancienneté sans éclat, était attachée depuis des siècles à cette terre pauvre. Ce sont des pays de bonne race, disait-il, sève de Provence fortifiée de sève de montagne, gens solides et doux qui voient des chênes sur leurs têtes et des oliviers sous leurs pieds. La vieille souche, ensevelie dans ce pli de roches, y accumulait des forces que nul de ses rejetons n’avait encore dépensées au dehors. Jean tenait de son ascendance provençale une sensibilité de cœur et une vivacité d’esprit qui semblaient combattues, refrénées en lui par l’influence du sang maternel. Sa mère était une Bretonne du pays de Léon, fille d’une lignée de marins ; M. d’Agrève le père avait rencontré et épousé Mlle de Kermaheuc durant un séjour à Toulon. J’attribuais au hasard de cette union les contrastes de mon ami, fait de brume et de lumière, de mélancolie et d’ardeur. Ses désirs et ses dégoûts de l’action, sa paresse méditative brusquement secouée par la recherche de l’aventure, les soudains abandons de confiance et de gaîté qui rompaient sa retenue farouche, tout en lui me donnait l’impression d’un chaud rayon de soleil brisé sous les vagues froides de l’Océan. Je m’expliquais les singularités de Jean par sa double origine, puisque c’est aujourd’hui l’explication à la mode pour la formation mystérieuse de l’homme intérieur ; mais que le diable m’emporte si je sais, et si d’autres savent, pour celui-là comme pour beaucoup de ses pareils, où il avait pris le métal mal fondu de l’armure qu’il apportait au combat de ce monde.

L’hostilité du début entre Jean et moi fit place à une cordiale camaraderie quand je le connus mieux ; autant du moins qu’on pouvait être camarade avec lui. Puis, nous nous perdîmes de vue au sortir du collège, comme il arrive, en allant chacun par nos chemins séparés. Orphelin de bonne heure, d’Agrève était confié aux soins de son oncle maternel, l’amiral de Kermaheuc. Le brave amiral estimait que la mer avait été faite pour porter les Kermaheuc, et que tous les Kermaheuc avaient été faits pour la mer ; il dirigea impérieusement de ce côté l’éducation de son neveu. Jean se laissa pousser à l’École navale, sans résistance et sans enthousiasme ; il nous quitta, — c’était… oui, c’était en 1859, — il entra au Borda. J’appris trois ans après que l’aspirant embarquait sur l’Atalante, pour une longue campagne dans les mers de Chine.

Je le revis, comme je vous le disais, en 1866, quand le Château-Renault vint mouiller au Pirée. Le jeune enseigne était mûri par la vue réfléchie d’une moitié du globe et par l’exercice de son métier. J’observai une fois de plus, non sans quelque humiliation, la supériorité que ce métier donne aux marins sur les autres jeunes gens, à égalité d’âge et d’intelligence. Chaque nuit, pendant quatre heures, ils portent une responsabilité qu’on attend vingt-cinq ou trente ans dans les autres carrières ; durant ces heures, des centaines de vies humaines sont confiées à l’attention continue de leur cerveau, à la sûreté de leur regard, à la décision rapide de leur commandement. Cela met vite du plomb dans la tête. La règle et la solitude achèvent de former les moines du couvent errant.

Jean avait médité, tandis que nous, ses camarades terriens, nous nous laissions vivre au fil de notre jeunesse. Il avait beaucoup lu. Quand je lui montrai mon Athènes, je découvris un esprit prompt à toutes les curiosités, muni d’idées personnelles sur l’histoire, sur l’art ; une sensibilité frémissante à toutes les apparitions de beauté, à tous les souffles de poésie. Elle s’échappait brusquement, comme jadis chez l’écolier ; il la refoulait aussitôt, du coup de gouvernail dont il eût redressé son navire allant à la dérive. Ce fut une des meilleures années de ma vie, et de la sienne aussi, sans doute, le bon temps que nous passâmes en vagabondages à travers la Grèce. L’émulation qui naît des longs et libres entretiens entre deux jeunes intelligences avivait en nous la fièvre de voir, de comprendre, de jouir des choses.

À mesure qu’il se livrait davantage, mis en confiance par mon amitié, je discernais les traits saillants de sa personne morale et j’en concevais quelque inquiétude pour son avenir. Sous la gravité naturelle, accrue par la discipline du métier, qui donnait à mon ami une assiette si ferme, on devinait une exaltation d’autant plus véhémente qu’elle était plus durement comprimée. « Nous avons tous au fond de nous un fou qu’il faut enfermer », disait-il parfois ; et il souriait de ma prédiction, lorsque je répliquais : Le fou trop étroitement verrouillé brisera tout à l’intérieur de sa prison. — L’immense et vague attente commune à tous les jeunes bommes prenait chez lui la forme d’une puissance de rêve effrayante, tant on sentait son désir disproportionné aux satisfactions que nous pouvons espérer de la meilleure vie. Je m’en rendais compte, lorsque j’essayais de remplir mon irremplissable, comme je l’appelais par taquinerie amicale, lorsque je proposais à son admiration les idées, les œuvres, les reliques de beauté que je croyais les mieux faites pour charmer en lui le penseur et l’artiste. Idées sublimes, sentiments ardents, réalisations parfaites de la beauté dans la nature et dans l’art, tout tombait dans son âme comme de la paille sur un brasier ; il s’enflammait un instant, il en jouissait violemment, et, aussitôt la jouissance dévorée, il s’élançait au delà, à la poursuite silencieuse d’un type connu de lui seul, antérieur et supérieur à tout ce qu’il rencontrait dans ses explorations. On eût dit que cette âme avait pris l’habitude du regard marin, toujours tendu pour chercher ce qui va surgir aux extrêmes limites de l’horizon, au delà du cercle visible. « C’est notre malheur, à nous autres gens de mer, de mesurer tout à une échelle infinie. » — Je me souviens de ce propos où il résumait ses observations sur lui-même.

Avec cela, — explique qui pourra cette contradiction, si c’en est une, — la raison de cet imaginatif était bien la plus sévère réaliste que j’aie rencontrée. Soumis extérieurement, par déférence d’homme bien élevé, à toutes les conventions qui règlent nos rapports sociaux, notre vie intellectuelle et sentimentale, Jean ne leur attribuait aucune valeur lorsqu’il n’en pouvait pas vérifier les fondements. Il ne se payait jamais de mots ; il les rejetait quand il ne trouvait pas une réalité correspondante, sans se laisser impressionner par l’autorité attachée à ces mots, par l’acceptation universelle de leur pouvoir. Que de fois il désespéra nos amis de l’École d’Athènes, avec ses jugements directs sur les objets de leurs études, avec son insouciance des opinions orthodoxes ! Aucun raisonnement abstrait ne maîtrisait cet esprit, qui allait par ses propres chemins, dans son indépendance hautaine.

Dirai-je que je fus très étonné quand je retrouvai mon grave d’Agrève, trois ans plus tard, organisant à Paris les bals légendaires du ministère de la Marine ? L’amiral de Kermaheuc avait reçu ce département dans l’un des derniers cabinets de l’Empire. Il prit son neveu comme officier d’ordonnance et se complut à le mettre en relief. Jean passa sans transition de l’isolement contemplatif du carré au brillant tourbillon où s’étourdissait l’Empire finissant. Le jeune marin obtint un vif succès dans un monde que sa supériorité originale séduisit de prime abord ; il y fut distingué, bientôt adopté et choyé par les femmes en vedette aux Tuileries, à Compiègne. C’est presque toujours le cas dans une société frivole, où chacun est las du voisin parce que tous sonnent le même creux ; elle fait grand accueil à l’animal d’une autre espèce, à l’homme qui lui apporte des acquisitions personnelles ; elle se jette sur lui comme l’essaim de frelons sur le nid d’abeilles, pour le vider et s’en assimiler le miel. Jean se laissa vider de bonne grâce. Par une de ces brusques détentes dont il était coutumier, il se livra avec emportement au courant de plaisir qui l’entraînait. À le voir si enragé de fêtes et d’aventures galantes, on eût dit un matelot qui tirait sa bordée.

La fête ne dura guère pour cet invité venu trop tard : vous savez comment elle s’acheva. D’Agrève gagna ses galons de lieutenant de vaisseau au fort d’Issy, où il commandait une compagnie de fusiliers marins. Après la guerre, il embarqua pour des croisières lointaines, aux Antilles, dans le Pacifique ; et, de nouveau, la protection de l’amiral lui ménagea une situation exceptionnelle à Paris ; ancien camarade du Maréchal, M. de Kermaheuc fit agréer son neveu dans la maison militaire du Président.

Ces temps lointains ne vous représentent, j’en suis sûr, que de fastidieuses querelles politiques, la morne défaite d’un personnel usé sur les positions prises d’assaut par de nouvelles couches sociales. Ainsi se construit d’abord la carcasse de l’histoire, pour les générations qui enterrent leurs devancières ; de la période révolue, elles ne voient qu’un squelette maussade sur une planche de manuel ; jusqu’au jour où les mémoires intimes viennent égayer et compléter une physionomie qui se ranime dans le passé. Éclairée en dessous par ces dépositions, la présidence du Maréchal apparaîtra comme la dernière alliance de la vie élégante et de la vie des grandes affaires dans notre pays ; comme un dernier sourire officiel de la société polie avant le panmuflisme, ainsi que vous dites aujourd’hui. Temps charmant, plein d’illusions heureuses pour ceux qui allaient mourir. Le grouillement des Réservoirs donnait l’impression d’une foire où se coudoyaient gaîment tous les mondes, tous les partis, où s’enchevêtraient toutes les intrigues d’intérêt, d’ambition, de plaisir. Sur cet amusant théâtre de Versailles, les reines des Tuileries avaient ressaisi le sceptre ; elles luttaient bravement, elles aussi, contre de nouvelles couches, contre les jeunes femmes de leur monde qui aspiraient à les détrôner. On avait le choix entre les deux équipes, disait Jean.

Il reprit à Versailles et à l’Élysée l’existence dont il avait goûté durant son court passage à la rue Royale, sous l’Empire ; non plus avec la fougue du jeune matelot qui découvrait la vie élégante, mais avec l’expérience et le dilettantisme de la maturité. Il fit le tour des femmes de Paris : vous savez bien, cette vaillante petite armée où ce sont, comme dans les vieilles troupes, toujours les mêmes qui se font tuer ; par les mêmes adversaires, par les quelques hommes très en vue comme l’était alors d’Agrève. Il se fût singularisé s’il eût pris sa retraite avant d’avoir l’engagement obligatoire avec chacune de ces victimes complaisantes. Tout en recueillant sur ce champ d’opérations les bénéfices et les charges de sa situation, Jean s’intéressait d’esprit à la pièce qu’il avait sous les yeux ; pourvu d’une bonne loge, avec accès dans les coulisses, il regardait en spectateur amusé la comédie humaine.

Quand je le revis alors, tranquillement installé dans ce train quotidien, je me demandai si l’usure mondaine n’avait pas détruit chez celui-là, comme chez nous tous, le ressort intérieur que j’avais connu si vigoureux, l’originalité native qui faisait jadis l’attrait de mon petit camarade à Sainte-Barbe, de mon compagnon en Grèce. Eh quoi ! lui aussi, l’enfant de montagne trempé par la mer, l’indomptable rêveur d’impossible, la vie l’aurait dompté ? — Ainsi, lui disais-je, le Bédouin est bien mort, l’irremplissable est gavé ?

— Non, faisait Jean, mais il accepte le vide. Que veux-tu ? Dans notre temps, il n’est si dur caillou qui résiste au frottement de la vague sociale ; à force de le rouler, elle en fait un galet poli comme les autres. On se révolte, on se raccroche aux lambeaux de son idéal en se déchirant les mains, on en demande la réalisation à ces braves figurantes de l’amour, à nos bons pantins de la politique, de l’art, de la pensée ; puis on vieillit, on se soumet, on accepte. Il faut bien vivre la vie de tout le monde.

Il la vivait même un peu plus que tout le monde, disait la chronique des salons, fort occupée de ses liaisons notoires et de quelques passions moins apparentes. Passions violentes et brèves, où le Jean d’autrefois se retrouvait avec l’ardeur, l’inquiétude et la mobilité de sa flamme de fond, avec ce beau trésor de niaiserie, comme il l’appelait lui-même ensuite, où il puisait sans cesse de quoi dorer et adorer un instant les figurines d’argile qu’il brisait après désillusion.

Une mission à l’étranger m’éloigna de France. La retraite du Maréchal me fit croire que tout allait changer dans la vie de mon ami. Je lui écrivis pour m’informer de ses projets. Il me répondit : « Ne te mets pas en peine de moi. Porté sur le testament pour la croix, recommandé aux archevêques de la rue Royale, je me fais caser à l’état-major de la marine. Et je suis le conseil que mon excellent patron donnait à ce nègre : je continue. » La lettre de Jean me le montrait de plus en plus acclimaté dans ses fonctions de grand chef des élégances mondaines. Quelques boutades de lassitude, singulièrement âcres, étaient les seuls indices où je reconnusse l’épine du sauvageon, si bien transformé par la greffe sociale.

Il gardait son activité d’esprit : mais Paris avait opéré sur son intelligence ce travail auquel nul n’échappe. L’atmosphère parisienne attire à fleur de cerveau et disperse en étincelles rapides, éparses, la pensée concentrée que les hommes comme d’Agrève ont ramassée dans la solitude. « C’est une ville où l’aiguille de la boussole s’affole, disait-il : déviée de tous côtés, elle frémit sans cesse à la recherche d’une orientation. »

À l’Élysée, sa curiosité s’était portée sur les machines politiques dont il voyait de près le maniement. Éloignée et rassasiée de ce spectacle, elle se passionna pour le mouvement des idées, elle se divertit au bruit des mots qui en tiennent lieu, aux disputes des cercles artistiques et littéraires. C’était l’époque où se développait, dans une société définitivement écartée des affaires publiques, cette grande manie de bel esprit qui tourne aujourd’hui vos têtes, mes bonnes amies : On voyait poindre les nouveaux talents, Maupassant, Loti, Bourget, on prenait parti pour les jeunes écoles qui s’insurgeaient contre le réalisme ou pour celles qui en outraient les procédés, on saluait les messies intellectuels importés d’un tas de pays bizarres. Il n’y avait de risettes que pour les gens de plume, dans ces mêmes salons où les pontifes de l’Assemblée nationale plaçaient auparavant leurs discours du lendemain. Et nous autres, pauvres diables de profanes, nous fûmes obligés de nous frotter de littérature et d’art, de devenir experts en tout genre de bibelots, sous peine de démériter à vos yeux. Jean parut donner dans ces engouements, peut-être parce que c’était la consigne chez la divinité qu’il servait à ce moment-là. On lui attribua quelques essais anonymes, publiés dans une revue en faveur ; écrits soigneusement lavés à l’eau douce, où rien ne trahissait l’âpreté de mer dont cette âme avait été imprégnée.

Bref, je le croyais décidément parti comme nous tous, parti pour n’arriver nulle part ; pour devenir et rester ce que nous sommes, ce qu’est ici votre humble et négligeable serviteur : un meuble de salon, très décoratif d’abord, et devant lequel plus d’une s’est agenouillée, meuble bientôt fané, démodé, où elles s’assoient sans façons, meuble toléré par habitude et finalement oublié dans un coin, jusqu’au jour où les déménageurs de M. de Borniol l’emportent dans l’inattention générale.

Mon jugement était trop hâtif. Au commencement de 1883, je revins chercher à Paris ma nomination de ministre au Caire. Je courus chez Jean : il avait disparu, on était depuis quelques mois sans nouvelles de lui dans les maisons qu’il fréquentait le plus assidûment. Je me renseignai au ministère de la Marine : le lieutenant d’Agrève s’était fait attacher au port de Toulon, il sollicitait un commandement à la mer. En réponse à la lettre où je le sommais de me donner signe de vie, mon ami m’écrivit ces lignes :


« Port-Cros des Îles d’Or.

« Le Bédouin n’est pas mort, mon bon, ou du moins il est ressuscité. Tu sais bien, toi, vieil Oriental, qu’on ne les civilise jamais. Le tien vague présentement dans une île sauvage. S’ennuyant de s’amuser à Paris, il a pris la fuite vers un port, un de ces lieux que j’ai toujours aimés, parce qu’ils vous disent à toute heure par toutes leurs voix qu’on s’envole de là pour on ne sait où. S’ennuyant nonobstant à Toulon, il est venu se terrer dans le maquis de Port-Cros, l’île où j’ai loué une case et pris la succession des anciens cénobites. Dès que mes affaires de service, qui sont nulles, me laissent le loisir de quitter l’Arsenal, je fais voile pour mon ermitage, et je relève à peu de frais le marquisat des Îles d’Or. Tu ignores où Port-Cros se place ? Tu l’apprendras. Un vrai paradis terrestre, tu en jugeras. Tu vas, me dis-tu, administrer notre humiliation en Égypte ; tu n’aurais pas la barbarie de t’embarquer à Marseille avant de venir me serrer la main. Pousse jusqu’à Hyères ; tu verras en face de toi les trois îles qui ferment si gracieusement l’horizon de la rade. Port-Cros est celle du milieu. Tu affréteras une barque aux Salins, et, si la mer t’est propice, tu seras en deux ou trois heures dans le sanatorium où je me guéris de la névrose parisienne. Viens, cela nous rajeunira ; tu te croiras dans l’Archipel, au temps lointain où le perdreau grec nous attirait à Imbros, à Limni, où nous en faisions de si beaux abatis dans les fourrés de laurier-rose. Mon île ressemble paradoxalement à ses sœurs de la mer Égée, on jurerait qu’elle vient de les quitter, qu’elle arrive tout droit d’Orient pour nous chanter nos chansons de jeunesse. Comme là-bas, jadis, j’ai à t’offrir des perdreaux, des faisans, de vraies bêtes naturelles qui ne doivent rien à aucun garde-chasse. J’ai du poisson frais, des primeurs qu’on paierait au poids de l’or chez Chevet, j’ai même une maison, et charmante, pour abriter mon vieux ministre. Et j’ai toujours ma vieille amitié pour lui.

jean d’agrève. »

Je lui répondis, autant qu’il m’en souvient, par des plaisanteries sur ce sanatorium, une ambulance où le blessé avait dû entrer à la suite d’un coup de couteau dans la région du cœur ; quelques semaines de convalescence, et il n’y paraîtrait plus : les Parisiennes verraient revenir le beau soldat sur la ligne de bataille. Ces taquineries me valurent une autre lettre, d’un ton légèrement piqué. Le d’Agrève natif s’y débondait, avec l’absolu de ses jugements, l’exagération qui en gâtait la perspicacité, ce quelque chose de rêche et d’intransigeant par quoi il s’aliénait la sympathie des gens pondérés. Voici cette lettre

« Toi aussi ? Tu baisses. Ils sont dix imbéciles, elles sont vingt sottes qui m’ont adressé la même épître. Vous voilà bien tous, avec vos idées et vos phrases de roman. Qu’il se produise de grands changements dans un homme, qu’on le voie dépouiller une livrée sociale et retrouver sa vraie nature, c’est toujours, à vous en croire, l’effet d’un coup soudain, d’un drame de cœur, d’une crise de vie enseignée à la Comédie-Française ou à l’Odéon. Autant que j’ai pu observer, c’est le contraire qui arrive. À l’instant où l’on s’y attend le moins, l’homme d’emprunt que l’on était s’abat, crevé par une myriade de coups d’épingles ; une série de petits chocs a désagrégé le plâtras du mur, il tomhe sous la chiquenaude d’un enfant. Te rappelles-tu notre ascension au couvent des Météores, en Thessalie ? La corde du panier où l’on nous hissait était pourrie, elle servait toujours ; nous demandâmes au caloyer quand on la changeait. — Quand elle casse, nous dit le moine. — Et nous fîmes réflexion qu’il n’y avait pas de sécurité, même pour les maigres, que la corde casserait une fois, très vraisemblablement pendant un voyage où le monsieur hissé ne serait pas plus lourd que son devancier. Crois-moi, il faut beaucoup de jours vides et pareils pour faire la nuit de Jouffroy, pour pousser un Pascal à Port-Royal, un Rancé à la Trappe. Un beau matin, en se faisant la barbe, — premier ennui qui annonce tous les ennuis de la journée, — on voit dans le miroir un autre homme : on a mué, revêtu une nouvelle peau, et c’est le plus souvent la vieille peau trouvée au berceau.

« J’ignore si tu es psychologue. Non ; tu reviens de l’étranger, tu n’as pas eu le temps ! Quand j’ai quitté Paris, c’était la grande fureur, la cocarde à la mode que devait arborer tout homme soigneux de son attitude. Au cas où tu donnerais dans ce sport, je te livre gratis une autre observation d’expérience. Chaque individu, M. de la Palisse te l’aurait dit avant moi, apporte à la mise commune de la vie sa complexion particulière, produit combiné de ses humeurs physiques, de son éducation, de son atavisme, de je ne sais plus quoi encore. Ce qu’elle a de plus individuel s’atténue, s’efface dans la force de l’âge, parfois jusqu’à disparaître temporairement sous le travail de la volonté, sous le frottement des milieux. Passé trente ans, un Français bien élevé devient Monsieur tout le monde. À l’approche du déclin, il se produit une réviviscence des parties que l’on croyait mortes ; le vrai tuf de l’homme émerge à nouveau, de dessous les eaux de la jeunesse qui se retirent. Pour ceux qui ont foi à l’atavisme, aux influences de race, il semble que nos ancêtres se relèvent en nous et nous ressaisissent au moment où nous allons les rejoindre. J’ai vu des compatriotes d’origine étrangère, nivelés leur vie durant dans la banalité française, chez qui l’italien, l’Anglais, l’Allemand réapparaissaient sur le tard. Ce phénomène de régression précède et annonce cet autre fait d’observation courante, le retour du vieillard à l’enfance ; il concorde avec le réveil pathologique du mal héréditaire qui guette en secret chacun de nous, qui va se déclarer chez le vieillard et l’emporter.

« Tu es poli, tu me diras que je ne suis pas encore au cadre de réserve. Non ; mais les quarante ans vont sonner, et j’ai des campagnes qui comptent double. Je mue, je quitte leur peau de louage, je retrouve mon vrai moi sous le travesti. Et puis, vois-tu, c’est trop fastidieux, ce mensonge colossal, universel, de la vie sociale, de la vie parisienne et mondaine en particulier. Il y a un juif de Hongrie à qui l’on devrait dresser des statues, uniquement parce qu’il a trouvé ce titre pour un livre : les Mensonges conventionnels de la civilisation. Un jour est venu, — pourquoi le jeudi, si c’était un jeudi, plutôt que le lundi, je n’en sais rien, — où j’ai pris en dégoût, jusqu’à l’asphyxie, mes exercices de singe dressé dans un cirque. Toujours entendre et proférer des mots qui ne traduisent aucune réalité, qui contredisent le plus souvent l’évidence intime ! Toujours lire dans le journal, notre souverain maître, ce qu’on sait être la parodie de la vérité ; et penser que tout un peuple se nourrit exclusivement de ce pain empoisonné, et se voir dans l’obligation d’acquiescer ! Celui qui céderait à la tentation folle de promener sur le boulevard la vérité toute nue, les gardiens de la paix l’arrêteraient pour attentat aux mœurs. Toujours tendre à des drôles la main qu’on voudrait leur mettre sur la figure ; ou, malheur pire encore, être la proie perpétuelle des fâcheux qui ne vous voleraient pas un sou, qui vous dérobent sans pitié votre temps, votre intelligence, votre force d’attention.

« Et pourquoi subir ces misères, grand Dieu ! quand on ne recherche aucun des lots que les gagnants décrochent à la foire, quand on n’a dessein ni de s’enrichir, ni de gouverner ses semblables, ni de les étonner par de prétendus chefs-d’œuvre, ni de remplir son cœur avec les sentiments qu’ils peuvent offrir ?

« J’ai essayé de m’intéresser au gouvernement des hommes. J’ai vu de près comment ça se triturait, lorsque j’étais aide de cuisine à l’Élysée. Il m’a paru que les faits menaient souverainement d’honnêtes doctrinaires qui croient les diriger. Il m’a paru qu’à ce jeu la prime était trop forte pour les charlatans et les coquins, habiles à flatter et à duper un despote cent fois plus exigeant que Louis xiv. Tu connais mes rengaines : je sais que leur absolu te fait sourire ; ton métier t’affermit dans la persuasion que tout se tasse à la longue et se raccommode avec des pièces mal jointes, comme tes convictions, affreux orléaniste qui sers une république et n’es au fond qu’un affreux sceptique. Vis seulement deux cents ans, ce que je te souhaite, et tu verras que j’ai raison. Ce pauvre peuple eut la fière idée, voilà tantôt un siècle, qu’il se porterait mieux s’il se coupait la tête, que le monde entier l’imiterait et serait parfaitement heureux. Depuis lors, le tronc décapité ne fait plus que des gestes réflexes ; il se rajuste maladroitement des têtes artificielles, il les arrache aussitôt dans un spasme de révolte ; quoi que tu en dises, ça ne se recolle pas, une tête coupée, ça ne s’achète pas au marché électoral, ça ne se retrouve pas dans le bric-à-brac de famille : c’est un legs des siècles qu’on ne remplace plus, quant on l’a jeté à l’égout. Et sans tête on ne peut pas marcher. Tirez-vous de là. Ce n’est pas à nous autres marins qu’on en fera accroire avec votre catéchisme libéral : nous savons tous qu’un navire est fatalement perdu, s’il n’obéit pas à l’impulsion unique d’un cerveau, d’une volonté, d’un bras dirigeant tous les bras. Comme nous, le plus insubordonné de nos matelots sait qu’il irait vite nourrir les poissons, si le commandement faisait défaut une seule nuit. Or, toute ridicule qu’elle soit à force d’usure, la métaphore du vaisseau de l’État demeure rigoureusement exacte : ce qui serait folie sur un petit bateau ne peut pas être raison sur le grand.

« J’ai voulu m’étourdir par le bourdonnement intellectuel qui nous console de nos déchéances. Comme les autres, durant un temps, j’ai joué avec les idées épanouies dans cette douce anarchie : la pensée, la philosophie, la littérature, l’art… Ouf ! J’en eus vite les oreilles assourdies, de leurs cymbales. Quel tintamarre de mots, squelettes qui renfermèrent jadis une substance, vidés aujourd’hui par un trop long usage, abstraits, scolastiques, entre-choqués pour le plaisir d’un vain bruit. Chimæra bombinans ! Est-ce donc que tout a été dit ? On le prétend ; je ne sais, mais j’étais stupéfait d’ouïr les derniers cris. La vieillerie de toutes ces nouveautés m’a lassé, le faux neuf m’a redonné l’amour du vrai vieux. Faux neuf, nos pessimistes, ces noirs compagnons qui prennent un verset de l’Ecclésiaste et le gonflent en un volume : Job et Salomon avaient purgé avant eux toute la bile humaine, nous n’en évacuerons pas de nouvelle, ni de plus amère. Faux neuf, ces symbolistes qui pointent à l’horizon : nous ne les avions pas attendus pour nous convaincre que d’Eschyle à Dante ; de Dante à Shakespeare, de Shakespeare jusqu’à nous, chaque vers, chaque ligne qui a mérité l’attention des hommes était du symbolisme, c’est-à-dire l’apparition et le retentissement, derrière un fait particulier, du mystérieux univers en relation avec ce fait. Faux neuf, les néo-replâtreurs qui réinventent Dieu, les religions, la morale, qui rebadigeonnent les vieux piliers de l’édifice humain et s’imaginent qu’ils les ont reconstruits.

« Ah ! les lettres, les bonnes lettres ! Je ne suis pas du métier, j’y ai touché en amateur, j’en juge peut-être fort mal ; mais la transformation qu’il a subie m’apparaît clairement. De ce qui fut pour nos naïfs précurseurs la recherche de l’idéal, de la vérité, de la gloire, les courants irrésistibles de notre siècle ont fait une industrie patentée, l’industrie du joujou verbal, méthodiquement exploitée dans les divers comptoirs d’un immense Bon-Marché. Peut-être y a-t-il encore dans quelques greniers des enfants de vingt ans qui écrivent pour soulager leur cœur, par pur besoin de se tirer une pinte de sang dans la pléthore. L’engrenage industriel aura tôt fait de les saisir, de les parquer dans un compartiment de l’atelier où ils deviendront, suivant leur chance, commis, chefs de rayon, directeurs préposés à la fabrication et à la vente de tel article demandé par la clientèle.

« Reste l’amour. Nous n’en parlerons plus, n’est-ce pas ? Si malin que soit le génie de l’espèce, vient un âge où il peut encore nous distraire, où il ne peut plus nous faire prendre des vessies pour des étoiles. D’obligeantes douairières ont voulu me marier. Non, me vois-tu dans cette fonction civique ? J’ai engagé ces braves dames à capturer d’abord l’albatros et le courlis, à les faire nicher et pondre en cage : après quoi je me déclarerai vaincu par l’exemple de ces frères.

« En un mot, la comédie qui m’amusa un temps a cessé de me divertir, elle ne vaut plus pour moi le prix dont on paie sa place. Je me suis dit un matin que c’était trop bête de continuer ainsi, sans but, sans contentement vrai, sans ressort pour la vie intérieure. J’ai filé, je replonge dans l’eau, mon eau mère. Je demande un bâtiment que nos sacrés bureaux me font attendre. Sur ces planches, du moins, on retrouve l’indépendance dans une règle rationnelle, le sérieux, le loisir de penser, la fierté de vivre. Commander librement et impérieusement cette belle machine, la conduire à l’inconnu, c’est un emploi d’homme. J’irai voir si les parties de la planète qui me sont familières ont changé, ce dont je doute ; si les parties que j’ignore ont quelque chose de neuf à m’offrir, et ce n’est guère plus probable. Qui sait pourtant ? Il y a peut-être encore des mondes à trouver.

« En attendant, je me rapproprie l’âme dans la solitude de ce délicieux Éden. Je lis : non plus, Dieu merci, les « nouveautés » rapportées de chez Achille, tout humides encore de l’imprimerie, le fatras des primeurs rances dont il fallait s’indigérer à Paris, sous peine de paraître un barbare. Non : je relis les vieux compagnons qui firent dans ma cabine quelques tours du globe ; tu sais, les grands et modestes livres d’autrefois ; ils n’ont pas, comme les nouveautés des vitrines, l’allure provocante de filles en robe jaune ; ils ont mine d’honnêtes gens, sous leur tranche rouge et leurs plats de veau fauve, sous l’humble habit qui cache tant de poésie, de réflexion, de sagesse résignée. Je remets au courant mes Quarts de nuit, bien abandonnés. T’ai-je confié la vieille habitude à laquelle je fus longtemps fidèle ? Pour ne pas somnoler sur la passerelle et vaguer dans la torpeur du cerveau, pendant les nuits de quart, j’assignais à ma pensée un thème précis, je creusais un des sujets de méditation qui tourmentent éternellement l’homme. Le matin, j’écrivais sur un cahier mes réflexions de la veillée : oh ! uniquement pour éclaircir mes idées, pour fixer mes souvenirs. Mes Quarts de nuit ne feront pas gémir la rotative, je t’en réponds. — Enfin et surtout, je m’emplis les yeux de nature, de formes et de couleurs admirables. La beauté parfaite ne lasse jamais. Tu te souviens de ce matin de printemps où tu me trouvas sur l’Acropole, agenouillé devant les Errhéphores de l’Érechtheion : je voulais t’étrangler et te jeter à la mer, pour m’avoir surpris en si ridicule posture. Eh bien ! on s’agenouillerait de même devant certains aspects de mon île. Viens t’en convaincre. Je t’attends. Je te méprise à cause de ta lettre ; je te raimerai bien fort, bonne bête, si tu viens chez ton vieux

jean d’agrève. »

J’avançai mon voyage de trois jours ; je me rendis à l’invitation de mon ami. J’étais curieux de voir comment l’animal apprivoisé s’était de nouveau ensauvagé. Jean vint me chercher à Hyères et me conduisit dans son royaume. Il n’avait pas exagéré l’agrément de cette terre infréquentée, qui érige son plateau de forêts sur une aire d’une vingtaine de kilomètres de pourtour, à sept ou huit mille du continent. Entre l’île du Levant, large table de pierre rase abandonnée aux tirs de la flotte, et l’île de Porquerolles, plus étendue, plus rapprochée de la terre ferme, habitée et en partie exploitée, Port-Cros se dresse dans sa grâce altière. Elle commence à se civiliser depuis quatre ou cinq ans ; depuis qu’un homme de goût, un lettré, séduit par la poésie de cette inconnue, s’en est rendu acquéreur et défriche à nouveau les champs cultivés jadis par les moines de Saint-Honorat ; on me dit, hélas ! qu’un service de courriers assure aujourd’hui des communications régulières avec Toulon, amène des profanes. À l’époque peu éloignée dont je vous parle, la venue d’un vapeur sur la rade de Port-Cros était un événement ; l’île appartenait à un marchand de biens ; désespérant d’en tirer parti, ce sage négociant l’avait restituée depuis longtemps au libre travail de la nature.

Vous entendriez mal les notes intimes et les lettres que je vais vous lire si vous n’aviez pas quelque idée des lieux auxquels elles font allusion ; pour ma part, je ne puis séparer les deux destinées que vous voulez connaître du cadre où tout semblait commander la figure qu’elles ont prise. J’en retrouve un premier croquis dans les Quarts de nuit dont parlait d’Agrève, ces cahiers où il jetait pêle-mêle ses observations et ses méditations. Je leur fait cet emprunt.


quarts de nuit

Février 1883. — Les Îles d’Or ! l’admiration de nos pères les avait bien nommés, ces anneaux visibles de la chaîne sous-marine qui relie les Alpes du littoral à la Corse et à la Sardaigne. Souvent, de la haute mer ou de la côte, mon regard avait convoité les trois sœurs, souriantes dans leur bain de lumière. J’étais surtout attiré par la mystérieuse Port-Cros : aucun de mes camarades n’y avait atterri ; personne ne m’avait dit combien elle est belle. Je la découvre, je l’explore, cette Corse en miniature, montagneuse et boisée. Du sommet culminant, un rameau se détache et court au sud, parallèle à la mer qu’il domine d’une hauteur de 200 mètres ; sa muraille abrupte dévale vers les eaux. Nulle falaise bretonne ou normande ne peut rivaliser d’élévation et de pittoresque avec ce pan de montagne coupé à pic sur l’abîme. Une robe de pins tordus par le vent du large tremble perpétuellement sur les flancs de la roche, descend par endroits jusqu’à ses pieds ; ailleurs, la paroi lisse et nue reçoit le soleil sur son miroir aveuglant, phare diurne que les navigateurs distinguent de très loin.

Au nord et à l’ouest, les chaînons s’inclinent doucement jusqu’aux plages qui regardent le continent. Sur leurs pentes, les forêts de chênes verts et de pins d’Alep alternent avec un épais maquis d’arbousiers, de myrtes, de romarins, de bruyères. Ces arbustes atteignent et dépassent la taille d’un homme. Au moment où j’abordai à Port-Cros, les hautes bruyères blanches fleurissaient, l’île entière était couverte de ces grands bouquets vert et blanc, mariés aux étoiles bleu pâle du romarin, aux touffes argentées du cinéraire maritime. Abritées entre les coteaux, des vallées se creusent et s’évasent vers la mer, elles lui portent les ruisseaux qui vivifient dans ces fonds tièdes la végétation méridionale : oliviers, amandiers, mûriers, vignes, figuiers. Je ne retrouve pas à Port-Cros l’Afrique de parade et de serre chaude créée par les jardiniers de la Corniche sur quelques points de notre littoral ; on sent pourtant l’Afrique plus proche, dans ces vallées où l’oranger, le palmier, le chêne-liège, le laurier-rose ne survivent que par quelques représentants, témoins des anciennes cultures abandonnées. Les palets épineux du figuier de Barbarie et les glaives de l’aloès font sentinelle autour des vergers, autour des vieux forts, dont les glacis disparaissent sous un manteau de sorcie, cette plante grasse que le peuple appelle patte de sorcière, et qui jette sur les murailles une si riche tenture de vert glauque et de fleurs vermeilles.

L’opulence de ce paradis terrestre, la douceur constante de la température, maintenue par l’haleine égale de la mer, la pureté de l’air et la splendeur de la lumière défient toute comparaison. On ne connaît à Port-Cros ni la froidure ni les chaleurs accablantes ; la gelée, la grêle, sont des phénomènes ignorés. Les plus mauvais temps du continent ne se font sentir dans l’île que par quelques rafales de mistral, par quelques rares jours de pluie au cours d’une année. Les arêtes de roche vive et les panaches des pins isolés qui dentellent les crêtes se profilent toujours sur le même azur, imbibé d’une clarté dorée ; le même voile de lumière palpable, semble-t-il, flotte toujours sur les cimes des forêts. Et c’est une sensation étrange, quand on gravit les sentiers blottis entre les bruyères et les myrtes, tandis que le pied écrase la lavande, le fenouil, la germandrée, les cent herbes qui saturent l’atmosphère de leurs effluves amers, c’est un paradoxe délicieux, le contraste de l’air si doux avec cette végétation violente, ces plantes de passion âpre et de fort parfum.

Au moindre effort de l’homme, ces vallons fertiles lui rendraient tous les fruits de la zone africaine. L’homme les leur demandera sans doute, il ne tolère plus les perles qui ne rapportent pas. Il demandera le fer et l’argent aux rochers qui continuent à Port-Cros les filons voisins de la mine des Bormettes. La trace de ces métaux est visible dans les éclats de schiste micacé dont tous les chemins de l’île sont pavés, pierres luisantes imprégnées d’une poussière de diamant ; elle gardent leur fulguration dans les bas-fonds des côtes, sous la « mer d’argent », ainsi qu’on nomme à Porquerolles une baie où l’eau dort sur cette armure d’écailles brillantes. L’homme demandera un jour à cette terre priviligiée les trésors qu’elle recèle ; et le charme de Port-Cros s’évanouira. Il est fait des libres fantaisies de la nature, il réside surtout dans le chaste abandon, le silence, la paix sereine de cette vierge inviolée. Je la compare sans cesse à ces îles des Sporades, restées en dehors des routes maritimes, où je chassais autrefois en compagnie des bergers grecs. À quelques encâblures des cercles parisiens transportés sur la Corniche, l’Île d’Or me rend mes anciennes impressions de liberté errante dans une oasis sans maître. Elle est si bien préservée de toute intrusion banale, si distante de toutes les choses d’habitude !

Port-Cros ne fut pas toujours aussi solitaire. Au moyen âge, des moines sortis des îles de Lérins colonisèrent la thébaïde où le vent avait poussé leurs barques. La communauté dut être nombreuse, active : d’anciennes ruines attestent sur plusieurs emplacements l’existence de monastères et d’exploitations agricoles. Les Barbaresques envahirent la retraite des cénobites ; chassés des Îles d’Or sous François ier, ces Maures reparurent à maintes reprises, et jusqu’à une époque très récente, dans le poste avancé d’où ils gagnaient les montagnes du continent qui portent leur nom. Pour les tenir en respect, nos rois firent construire des ouvrages de défense, belles cuirasses de pierre inutiles et vides aujourd’hui. Le Vieux-Château domine la rade ; un donjon à la Vauban, l’Estissac, met plus haut sa tache de lumière blanche dans le vert des forêts ; d’autres batteries couronnent les promontoires. Tous ces forts sont déclassés. La giroflée pourpre veille seule aux meurtrières, les goélands tournoient en gémissant dans le chemin de ronde, le mistral attaque furieusement les ponts-levis, s’engouffre dans les tours sonores, secoue les larges bannières de la sorcie, pendantes des créneaux sur la mer.

La Révolution acheva de disperser les moines, bientôt remplacés par les vétérans de l’armée d’Égypte. Bonaparte fit de Port-Cros une colonie pour ses vieux soldats. L’homme au coup d’œil infaillible avait remarqué en passant les avantages de cette position ; il y voulait créer de grands établissements militaires. Les vétérans quittèrent l’île, on ne sait pour quel motif. Cédée à M. de Las-Cases, puis au duc de Vicence, elle passa de mains en mains : ses propriétaires, rebutés par l’éloignement et par les difficultés d’exploitation, la laissèrent retomber dans l’abandon où je l’ai trouvée. Quelques familles de pêcheurs habitent seules sur la petite rade qui se creuse à l’orée de la vallée principale. Protégée contre les vents par une jetée naturelle, par la longue barre transversale du rocher de Bagaud, cette crique offre aux bâtiments un refuge assez sûr. Une quinzaine de barques dorment au pied du môle ; autant de pauvres maisons s’étagent sous les remparts dégarnis du Vieux-Château. Les insulaires tendent leurs filets dans les eaux de Port-Cros ; ils vont porter en terre ferme, au Lavandou, le poisson qu’ils capturent, les légumes et les fruits hâtifs qu’ils récoltent ; ils ne s’éloignent guère que pour la pêche du thon, à la Saint-Michel d’août. Heureuse république, oubliée par notre engrenage social, légal, administratif. Il n’y a même pas de municipalité. Un garde du génie consigné dans le plus moderne des forts, une ou deux visites par an d’un adjoint délégué de la commune d’Hyères, le passage de l’ingénieur hydrographe, voilà tout ce qui rappelle à Port-Cros la gêne sociale, la limite du libre vouloir.

Au fond de la rade, à l’entrée de la vallée, un manoir du siècle dernier se cache derrière un rideau de tamaris et d’eucalyptus ; seule maison d’habitation à laquelle on puisse donner ce nom dans toute l’île. Le carré de briques blanchies à la chaux emprunte un petit air seigneurial aux fausses tourelles crénelées qui le flanquent aux quatre angles. Un manteau de plantes grimpantes monte jusqu’au toit ; le géranium pariétaire étale sur la façade ses fleurs délicates ; le crépi blanc de la muraille transparaît sous ces pétales d’un rose pâle, qui ont la nuance et la finesse d’un épiderme d’enfant. À l’intérieur, un grand vestibule et quelques chambres gardent la physionomie simple et accueillante des logis d’autrefois. J’ai pris mes quartiers dans le château des seigneurs de Port-Cros, comme l’appellent pompeusement les pêcheurs. Le marchand de biens, trop heureux d’une aubaine inespérée, m’a cédé pour un morceau de pain la jouissance temporaire de cette maison depuis si longtemps désertée.

Je peux vraiment me croire le seigneur de Port-Cros, souverain aussi absolu que Robinson dans son empire, quand je vais contempler le mien de ce point culminant où le fort de la Vigie dresse sa masse blanche. Une logette à quatre ouvertures est accotée au mât de pavillon, scellé sur la plus haute saillie de rocher. J’aime m’asseoir là au tomber du jour. J’ai vu dans les deux hémisphères des panoramas plus fameux ; ils ne passaient point en grâce et en majesté ce spectacle changeant à chaque mort du soleil. Là-haut, l’île entière se ramasse sous mes yeux, avec ses pentes forestières allant noyer leurs derniers pins dans les haies, ses vallons allongés sur un versant, et, sur l’autre, ses ravines boisées dégringolant à pic dans le gouffre.

Au nord et à l’ouest, le cercle de mer est brisé par des terres d’une infinie variété de lignes et de couleurs. De la pointe de Saint-Tropez aux cimes rocheuses qui surplombent Toulon, la côte du littoral développe ses plans de forêts bleuies, étagés jusqu’aux montagnes des Maures. Les maisons d’Hyères pendent en grappes blanches sur la pyramide qui les porte ; plus près, la presqu’île de Giens s’avance dans le chenal de Porquerolles. De ce côté, les terres et les eaux où tombe le soleil font une succession de barres tantôt lumineuses, tantôt sombres : l’arête de Bagaud, d’abord ; puis la silhouette élégante de Porquerolles, avec ses bizarres grand’gardes, les îlots des Mèdes, écrans de granit qui interceptent ou laissent filtrer entre leurs déchirures les rayons obliques ; enfin Saint-Mandrier et la rade de Toulon, fermant l’horizon du couchant. Au sud, à l’est, la mer libre se perd sous le ciel d’Afrique et le ciel d’Italie.

Quelle est frappante à cette heure, sur les coteaux pâlissants au crépuscule, la particularité que j’avais déjà observée sous la clarté de midi ! Le feuillage soyeux des pins d’Alep, tremblant sur les roches grises, communique à ce paysage quelque chose d’aérien et d’immatériel ; tamisée à travers les écharpes floches qui semblent envelopper ces arbres, l’atmosphère baigne tous les objets voisins d’une brume fluide, pareille à celle qu’on voit flotter sur les tableaux de Corot. Cet effet m’avait toujours paru exagéré dans les œuvres du peintre : j’en ai compris la vérité sous les pins de Port-Cros, où la roche elle-même s’allège en apparition diaphane, se fond dans une vapeur de rêve.

— Jean avait raison, fit ici le ministre en interrompant sa lecture. Comme lui, j’ai été saisi, en mettant le pied à Port-Cros, par ce caractère de bois sacré qui attend les dieux. Mon ami ne me laissa pas le temps de me reposer dans sa maison ; à peine débarqué, il m’entraîna dans les sentiers de la montagne, entre les bruyères fleuries où nous disparaissions tous deux. Il marchait devant moi d’un pas joyeux, d’un pas qui semblait prendre possession voluptueuse de cette terre ; il allait, me nommant tous les arbustes dont l’odeur nous grisait, appelant mon attention sur les merveilleuses coulées de la lumière au fond des entonnoirs où se tassent les pinèdes, jetant son coup de fusil aux faisans, aux perdrix qui se levaient sous nos pieds, et me répétant sur tons les tons :

— N’est-ce pas que nous revoilà dans notre Archipel ? Confesse que nous sommes dans les vrais domaines de Dieu ; pense que tu es encore à Imbros, sous le libre et vrai soleil qui brûle des formes de beauté, pense qu’ils sont vrais et libres, ces arbres, ces oiseaux sauvages, ces hommes que tu vois partir au-dessous de nous sur la mer…

Il me promena dans ses forêts, comme il aimait à dire, il me fit asseoir aux places préférées, à celles d’où le regard, protégé par la sombre visière des pins, plongeait brusquement sur des tableaux lumineux, sur le flamboiement des eaux aux feux du midi ou sur la nappe de saphir immobile à l’ombre des anses septentrionales. Quand il me ramena au logis, harassé, ébloui, les premières étoiles versaient une paix souveraine sur la maison blanche, sur le berceau de jasmin où l’on mettait notre couvert, devant la porte.

— Eh bien, Robinson avait-il tort de te vanter son île ?

— Non, certes ; mais si belle qu’elle soit, je gage que Robinson s’y ennuiera et qu’il aura bientôt la nostalgie de Paris. À la longue, ce port de mer doit manquer un peu de société.

— La société ! fit d’Agrève : j’en ai autant qu’il me plaît, et de la meilleure, et précisément sur ce port. Ces braves pêcheurs sont pour la plupart de vieux marins ; comme moi, ils ont couru le monde sous tous les parallèles, vu plus de choses curieuses en leur vie que tous les habitués du boulevard pris ensemble ; comme moi, ils sont venus reposer ici leur lassitude. Ce n’est pas la société des salons de Paris ; mais il y a chez eux autant d’esprit, quoique d’une autre sorte, plus de relief dans les caractères, plus de bonhomie dans les cœurs, plus de sérieux dans les âmes. Attends seulement ; tu en jugeras demain, quand je te mènerai sur la marine, comme nous disions dans le Levant.

Le lendemain matin, Jean m’introduisit chez quelques-uns de ses amis. Vous les verrez reparaître dans ses confidences : je vous présente seulement les principaux de l’île, ceux dont la physionomie se ranime en ma mémoire, quand leurs noms et leurs propos reviennent dans les Quarts de nuit.

C’était César Cordélio, le boulanger : figure falote, nez taillé en récif sous deux petits yeux clignotants. On ne lui eût pas donné la moitié de son âge avancé ; il n’avait jamais ressenti une infirmité. — Informe-toi de sa santé, me dit Jean. Et l’homme de me répondre aussitôt, d’un ton mécontent : « Trop bonne, monsieur, trop bonne ; je voudrais bien une petite maladie, pour laisser reposer ma santé, afin qu’elle ne tourne pas tout d’un coup. » — Je demande chaque jour à cet animal comment il se porte, reprit mon ami, et chaque fois il me fait la même réponse. Il a une idée fixe, laisser reposer sa santé.

C’était Zourdan, vieillard à tête hirsute, au type étranger. Dalmate d’origine, et, de son ancienne profession, pandour au service de l’Autriche, Zourdan déserta le soir de Sadowa ; il passa l’Elbe à la nage. — Comment il est venu s’échouer ici, ajoutait d’Agrève, bien fin qui le saura. De son état actuel, il est entre autres choses fossoyeur de Port-Cros. État facile : tu le vois à leur âge et à leur mine, ces gaillards-là ne meurent jamais. Le drap mortuaire ne sert qu’à protéger les essaims d’abeilles du vieux curé, qui l’étend consciencieusement sur ses ruches. Néanmoins, Zourdan creuse de temps à autre une fosse, pour son usage ; parce que, prétend-il, on ne dort nulle part aussi bien, aussi fraîchement, par les nuits chaudes. Le Dalmate vit là-haut, dans cette petite cahute qui a la mine d’une maison de sorcier. Il y gîte avec une poule familière ; elle l’éveille avant l’aube en lui picotant les pieds, et il sort pour consulter les étoiles.

C’était enfin Savéû, l’homme considérable de la localité, le patron de la barque qui passait Jean en terre ferme. Savéû avait navigué trente ans à l’État, et voilà vingt autres années qu’il avait jeté l’ancre à Port-Cros. Il avouait soixante-dix ans ; il en paraissait cinquante ; trapu, vif, alerte, la face volontaire encadrée dans les favoris gris ; et deux yeux sondeurs de mer, deux yeux pleins de vieilles tempêtes, pleins de tous les cieux ressouvenus. Une indicible flamme de vie brillait au fond, sous la taie de l’âge, comme un fanal de vigie sous l’écoutille à demi fermée. Savéû raccommodait ses filets, troués par les marsouins, disait-il ; cet accident n’arrivait jamais qu’à lui. Une vieille femme, effondrée dans l’idiotisme, dodelinait de la tête au coin de l’âtre. Notre hôte nous offrit le myrte de Port-Cros, une liqueur exquise qu’on fabrique dans les ménages de l’île avec des baies de myrtes macérées dans l’alcool. Puis, l’ancien gabier se mit à conter ses campagnes : un appendice aux voyages de Sindbad le marin, et qui eût soutenu sans désavantage la comparaison. Il disait la frégate la Sabine, démâtée sous lui au cap Horn, quand il allait avec Dumont d’Urville à la recherche des terres australes. Il disait la perte sur un banc de corail, en vue de l’Inde, d’un bateau qui portait un chargement de deux millions ; Savéû avait gagné la terre, nu comme au jour de sa naissance ; habillé par une négresse charitable, à Bombay, il avait vécu trois mois avec elle dans une caverne. Il disait encore le mariage du prince de Joinville, à Rio de Janeiro, et les splendeurs qui l’avaient particulièrement frappé ; il attendait toujours le prince qui lui avait promis en 1840 de venir le visiter, quand ils seraient tous deux à la retraite. Où Savéû n’avait-il pas voyagé ? « En Tartarie », et bien loin vers le Nord, dans une expédition à la découverte du pôle. — « Pourtant, Savéû, vous ne l’avez pas touché, le pôle ? — Peut-être : si j’ai passé dessus sans le voir, qui sait ? » répondait sentencieusement le gabier.

— C’est Tartarin en personne, disais-je à Jean.

— Pas du tout, ne t’y trompe pas. Il y a une nuance très sensible entre nos gens et le légendaire Méridional. La conversation de Savéû me fait parfois songer à celle de M. Renan, transposée dans un autre mode ; à cette ironie légère, amusée, flottant sur un vaste lit d’expérience sérieuse, et, tout au fond, sur l’intarissable source de tristesse et de rêverie particulière aux races de marins.

— Regarde-les bien, continuait d’Agrève, ces grands enfants qui jouent là aux boules et s’amusent aux exploits de leur goéland apprivoisé. Lui aussi, il plaisante à sa façon, l’oiseau gémissant des tempêtes ; il enlève les boules et va les précipiter dans la mer, comme il enleva hier ton chapeau, — c’est sa facétie préférée, — à la grande joie de nos pêcheurs dont pas un ne broncha devant ton ahurissement. — Regarde-les bien ; je te les présenterais tous que tu reconnaîtrais chez chacun d’eux une créature d’Homère, du véritable Homère, et non de celui que la convention classique a grimé dans nos collèges : un type tantôt grave et tantôt bouffon, mais de cette bouffonnerie propre aux héros de l’Odyssée, quand ils se divertissent. Ne la confonds pas avec la galéjade provençale. Et leur langage est tout naturellement celui des discoureurs de l’Odyssée. Avant-hier soir, je passais devant une maison où deux d’entre eux s’injuriaient, l’un sur le pas de la porte et l’autre à la fenêtre. — « Dis encore un mot, criait le premier, je monte et je t’arrache les entrailles. — Si je descend, répliquait noblement le second, tout sera fini pour le fils de ta mère. » N’est-ce pas d’un tour homérique ? Une heure après, tous deux buvaient fraternellement au cabaret. Chaque jour grossit ma collection de mots pareils, de récits épiques, plaisants parfois, et parfois d’une philosophie sourde, profonde, comme les leçons de l’Océan.

Je retrouve dans les cahiers de Jean les traces de nos longues causeries sur tous les sujets, pendant les trois journées que je passai près de lui à Port-Cros, les dernières de notre vie commune. Il avait vraiment mué, je pus m’en convaincre ; du moins paraissait-il en défense contre toutes les tentations trop semblables à celles qu’il avait expérimentées et qu’il jugeait avec une cruelle clairvoyance. Cependant je me défiais encore de l’imagina­tion fébrile qui grondait sous cette raison lucide ; du « fou intérieur qu’il fallait enfermer », comme il l’appelait autrefois.

— Mon pauvre ami, lui disais-je, tu te donnes à la nature pour tromper ton cœur ; tu le promèneras toujours, ce cœur, comme un mendiant sa sébile, tu demanderas encore deux sous de doux mensonge.

Ce pronostic le jetait hors des gonds : — Alors, j’irai l’acheter à Tahiti ou à Yokohama ; mais ce ne sera plus dans votre monde, assurément !

La veille de mon départ, il me dit l’ennui où le mettait l’obligation d’y rentrer pour une heure, dans ce monde honni. L’escadre mouillait aux Salins d’Hyères ; l’amiral commandant avait lancé des invitations à une fête : il priait a danser sur son vaisseau pour le lendemain. D’Agrève ne pouvait guère se dispenser d’aller s’aligner chez le grand chef. Il hésitait, pourtant, il cherchait une bonne excuse. Je lui représentai fortement l’inconvenance du procédé ; on le savait en déplacement de chasse à Port-Cros, — c’était le prétexte dont il colorait ses retraites dans l’île, — sous les longues-vues de l’escadre ; son abstention serait interprétée comme un manque d’égards envers ses camarades et ses supérieurs. J’eus raison de ses répugnances. — Que de fois je me suis reproché amèrement mon intervention malencontreuse ! Que de fois j’ai regretté ma visite à Port-Cros, ma maudite pression sur l’ami qu’un instinct obscur avertissait !… Puis, mon remords se calme, devant l’arrêt évident du sort : rien n’eût pu conjurer la force immaîtrisable qui préméditait son œuvre et allait l’accomplir… Mais n’anticipons pas.

— Soit, fit Jean, puisque tu le veux ; mais à une condition. Je t’emmène. Tu as reçu maintes fois l’amiral dans le Levant, il sera enchanté de revoir une vieille connaissance. Tu feras des frais à ma place avec les belles dames du littoral ; nous irons dîner à Hyères en quittant le bord et je t’emballerai dans le train de Marseille : tu arriveras juste à temps pour ton paquebot.

Le lendemain, Savéû astiquait dès l’aube le Souvenir, la barque affectée au service de mon hôte. Moins chétif et moins lourd de formes que les autres bateaux de pêche, pimpant au soleil sous sa robe de peinture verte et sa voile rosée, le Souvenir faisait figure de vaisseau amiral sur la rade de Port-Cros, comme son patron y tranchait du capitaine de port. Tout fier de conduire un officier en tenue à bord d’un navire de guerre, l’ancien gabier s’était requinqué ; affublé, sous son chapeau de paille, d’une redingote invraisemblable, où il paraissait aussi gêné que Vendredi dans son premier habit, Savéû avait repris l’air pénétré de l’homme en service commandé : il fallait montrer aux novices de la Triomphante qu’on avait servi à l’État, dans son temps, et qu’on savait les choses. Une brise légère comme un appel de plaisir nous poussa d’une seule bordée à l’échelle du grand cuirassé qui battait pavillon amiral.

La journée était radieuse ; la lumière si intense que les ombres portées par quelques nuées sur la chaîne des Maures donnaient l’illusion, là où elles tombaient, de forêts de sapins noircissant entre les verdures plus claires. Encadrés par l’amphithéâtre de montagnes et d’îles, stables dans leur force superbe, les cuirassés blancs buvaient cette lumière ; le tremblement de l’air chaud sur leurs flancs semblait la respiration de ces colosses, pâmés dans la volupté des souffles tièdes. La mer en fête avait mis tous ses diamants, elle souriait à ses hôtes, ardente et molle ; le clapotis joyeux de ses courtes lames bleues chantait sous les carapaces luisantes des énormes monstres, hérissés de leurs apparaux, sous les blanches baleinières portant des officiers d’un navire à l’autre, sous les embarcations qui amenaient les groupes d’invités. Des fusées de petits cris partaient de l’échelle encombrée, aux coups du ressac poursuivant de sa caresse les pieds des danseuses qui sautaient sur la claire-voie, accompagnant de son murmure le frôlement des robes contre les tôles. Les accords d’une valse attaquée par la fanfare descendaient du pont, s’épandaient sur l’eau avec le caquetage et les rires des femmes en toilettes claires qu’on voyait là-haut, circulant entre les agrès, entre les bérets des matelots, ou penchées sur la bande étincelante de la lisse, sous le claquement des toiles de tente, dans le miroitement des rayons réverbérés par les flots, accrochés aux cuivres du bastingage, aux ors des uniformes, aux aciers des armes. Tout était mouvement, bruissement, éclat, ondes de clartés et de sonorités lointaines ; tout respirait la gaîté grisante, l’allégresse martiale de ces joies brèves sur les grands meurtriers sévères. Quelle puissance de vertige a le plaisit, quand il se déchaîne une heure dans ces ateliers de science et de mort, suspend des guirlandes de roses aux bouches des canons géants, tressaute sur les cales où dorment des monceaux de poudre ! Quand la femme, maîtresse un instant du domaine interdit, apporte son sourire chez les moines, envahit leurs étroites cellules, joue de ses mains étonnées avec leurs engins farouches, amollit de sa grâce cette grandeur indulgente ! Rien n’exalte l’homme comme ces fêtes militaires à bord des vaisseaux : plus frêle et plus tentante parmi ces rudesses, enivrée des musiques, de l’air trop vif, de la lumière trop éblouissante, la femme semble une proie toute offerte en folie, prête à fuir avec les maîtres de l’espace vers ces libres horizons, dans la fascination complice qui émane de la beauté du cadre, dans la fureur de vie chaude qui monte de la mer ensoleillée.

Je regardai Jean : maussade et ennuyé au départ, l’ombre du navire avait fait de lui un autre homme. Ressaisi par le pli de l’habitude, par la chaîne d’enchantements pareils que la magie du souvenir déroulait en lui, électrisé par la vibration universelle autour de nous, il avait dans le regard et dans toute sa personne le redressement d’avant le combat possible. Dans le sang qui lui venait au cœur, à cet instant, je crois bien qu’on eût trouvé toute l’effrayante fécondité de la mer. Il sauta sur la claire-voie, il gravit l’échelle, du pas d’un homme qui met le pied chez soi, un chez-soi de force et de joie. L’excellent amiral nous reçut à la coupée avec une cordiale bienvenue. Je ne l’avais pas revu depuis longtemps ; nous avions franchi ensemble plus d’une étroite passe diplomatique ; il me prit sous son bras pour deviser du temps jadis et de ce que j’allais faire en Égypte. — « Quant à d’Agrève, ajouta-t-il, je le laisse à ces dames : elles se languissent de lui, comme disent nos Provençaux. »

Une foule élégante se pressait sur le pont, entre les fleurs et les plantes vertes qui masquaient les tourelles : officiers accompagnés de leurs femmes et de leurs filles, oisifs et touristes venus de toutes les stations de la Corniche, étrangères et Parisiennes de grand vol, amenées par les yachts de Cannes ou de Nice. Groupée sur des affûts à l’arrière, la coterie de la haute vie regardait danser les aspirants et les jeunes filles, attendant que l’amiral vînt offrir son salon pour organiser une petite sauterie « entre soi ». À l’apparition de Jean, ce ne fut qu’un cri dans tout ce clan. — Comment ? Lui ! le transfuge ! Pas possible ! Ici, d’Agrève, venez vous confesser ! Qui vous a enlevé ? Où est-elle ?

Il me parut que mon compagnon répondait froidement à ces agaceries et qu’il se dérobait pour causer avec des camarades. Occupé moi-même par des connaissances de qui je voulais prendre congé, je le perdis de vue.

Quand je le rejoignis, l’après-midi s’avançait. Le soleil déclinait derrière les pins de la presqu’île de Giens : ses rayons rasants enfilaient le pont de la Triomphante, incendiaient les cristaux, empourpraient les fruits et les feuillages sur la longue table que les matelots dressaient à l’arrière. L’amiral fit interrompre les danses et pria ses invitées de s’asseoir au lunch qui devait être pour les plus pressés le signal du départ. Un appel de clairon rassembla les curieuses égrenées dans toutes les parties du navire.

Je vois encore la place où nous étions à ce moment, appuyés sur l’habitacle de la boussole, tout au bout de la dunette. À l’invitation de l’amiral, deux personnes accoudées sur le couronnement se retournèrent : l’une toute jeune, l’autre âgée, et qui paraissait la mère de sa compagne. Je les avais croisées deux ou trois fois sur le pont, pendant le bal : leurs figures m’étaient inconnues, je les prenais pour des étrangères ; d’autant plus qu’elles semblaient avoir peu de relations dans le monde qui nous entourait. Elles causaient à part, contemplaient la mer et le spectacle animé de l’escadre ; la jeune femme ne dansait pas, elle répondait distraitement aux galanteries des officiers présentés par l’amiral. Sa beauté avait attiré mes regards à la première rencontre ; et je me souviens du rire que fit éclater, dans un groupe où je me trouvais, l’hommage involontaire d’un vieux quartier-maître : tandis qu’elle examinait la machine, le matelot, tout benoît d’admiration, n’avait pu retenir derrière elle ce cri : « Nom de nom, la jolie frégate ! »

Cette beauté me frappa plus vivement encore quand l’inconnue se tourna vers nous, redressant sa taille cambrée sur la lisse. Souple et svelte, sa personne brisait à ce moment le faisceau lumineux que le soleil plongeant dardait sur l’arrière du navire. Debout dans cette gloire d’apothéose, détachée sur le globe rouge, elle était vêtue de la clarté vermeille. Sa robe rose baignait dans ce feu liquide ; il semblait couler de l’épaisse chevelure, tordue négligemment en un seul nœud sur la nuque : des cheveux blonds fulgurants, dont les tons clairs et chauds faisaient songer à un rayon de miel bruni par places. Quelques boucles, chassées sur le col par la brise, étaient d’un or si pâle qu’elles continuaient sans transition les grappes de mimosa pendantes de la capote : un chapeau de paille légère où elle avait épinglé les fleurs communes de la saison, rameaux de mimosa et bouquets de violettes. Le coloris ambré du visage et de la gorge gardait un reflet de l’opulent diadème qui chargeait cette petite tête au modelé délicat. Les traits, fins et réguliers, empruntaient une expression énigmatique à deux grands yeux étrangement graves, étrangement fixes sous l’arc volontaire des sourcils ; leur calme profondeur bleue attirait et inquiétait comme celle du gouffre de mer qu’ils venaient de regarder. Il y avait sur toute cette physionomie une douceur égarée ; elle me donna une impression indéfinissable que je ne puis rendre, que vous avez tous ressentie au passage de certaines créatures : elle n’était pas là où elle était, elle venait d’un autre monde qu’elle portait partout avec elle.

La jeune femme s’avança vers nous d’un pas lent et rythmé ; avec je ne sais quoi d’automatique dans la grâce de sa démarche, l’impulsion d’une Force étrangère et supérieure, du vent dans le vol de l’oiseau. Elle s’arrêta, le buste haut, un fier mouvement du col en arrière, sa belle main distraitement posée sur le cristal de la boussole ; de l’aiguille bleuissante qui tremblait sous cette main, il semblait que le magnétisme passât à cette minute dans toutes ses veines. Et regardant bien en face celui à qui elle s’adressait :

— Amiral, je voudrais que vous me présentiez M. d’Agrève.

Ceci fut dit très sérieusement, très simplement, avec une volonté impérieuse sur le haut du visage, avec une petite supplication d’enfant sur les lèvres de la bouche si enfantine ; sans aucune des minauderies, des plaisanteries enjouées par lesquelles les femmes sauvent l’embarras de pareilles demandes.

— Comment ? Ce n’est pas encore fait ? — Notre hôte appela d’un signe l’officier, éloigné de quelques pas, occupé comme moi à dévisager la jeune femme. — Arrivez, mon cher, vous avez l’heur d’être réclamé par Madame…

L’amiral prononça un nom étranger qui me mit sur la voie.

— Vous mériteriez les arrêts de rigueur pour avoir tant tardé. Je vous consigne à ces dames. Faites-leur les honneurs de mon bord et de mon goûter.

Jean s’inclina avec le salut glacial qui lui était habituel quand on forçait à l’improviste son intimité. Lui aussi, cependant, tandis qu’il faisait ces deux pas, il me parut porté par une Force étrangère et dominatrice. Oui ; si d’aventure, dans ce calme soir, un violent coup de mer eût brusquement secoué le navire et jeté ces deux êtres l’un contre l’autre, je n’aurais pas eu plus réellement la sensation d’une puissance élémentaire jouant avec ces faibles atomes. Lui aussi, — pourquoi ai-je remarqué ce détail ? — il frôla de ses doigts l’aiguille d’aimant d’où la belle main venait de se retirer.

Mon ami offrit son bras et conduisit les deux dames à la table du lunch, non loin de la place où l’amiral me retint. Je l’observai curieusement : contraint d’abord, il s’anima bientôt, se détendit, se mit à parler avec gaîté, la gaîté du voyageur heureux sans savoir pourquoi, quand il part sous le premier rayon de soleil du matin. Je n’entendais pas ce qu’il disait ; mais je connaissais bien mon Jean ; je savais ce que signifiaient ces accès d’éloquence fiévreuse succédant au mutisme accoutumé, ces éclairs du regard : où brillait le feu du démon secret, cet air de machine sous pression, comme nous l’appelions, qui jetait soudain un rayonnement tendre et hardi sur le masque de froideur voulue.

Sa voisine répondait à peine. Je ne surpris pas un geste de coquetterie dans l’immobilité qu’elle gardait. D’où venait à cette singulière femme le voile d’extase qui transfigurait son visage ? De ce qu’elle entendait ? De ce qu’elle voyait ? À son attitude, au pli de son front et à la contraction de ses sourcils, on la sentait attentive, toute pénétrée par les mots qui tombaient dans son oreille ; mais les grands yeux graves regardaient droit devant eux, très loin, sur la mer où l’enchantement du soir descendait avec les teintes roses et lilas du crépuscule ; bien loin de nous tous et de l’homme qui parlait, ces yeux rêvaient dans les palais de mirage édifiés sur les eaux assoupies. Je croyais deviner un effort de dédoublement chez cette enfant silencieuse, comme si son regard emportait dans ce lointain monde de songe les mots recueillis par l’oreille, pour les agrandir, les métamorphoser dans la beauté des choses, pour fuir avec eux à perte de ciel et aller les comprendre ailleurs.

Les convives se levèrent, prirent congé. La cloche du bord piqua le quart de six heures. Je n’avais plus une minute à perdre avant le passage de mon train. J’appelai Jean.

— Tu me vois désolé, dit-il. L’amiral fait armer un canot pour ces deux dames. Elles n’ont personne pour les accompagner. Il me prie de les conduire à terre. Je ne t’offre pas de te prendre : les femmes, on ne sait jamais quand c’est prêt à embarquer ! — Service commandé, ajouta-t-il, avec une nuance visible d’embarras dans le sourire. — Mais j’espère bien te rattraper encore en gare.

— Ne te gêne pas, Jean. D’ailleurs, nous nous reverrons bientôt. Je t’attends prochainement à Port-Saïd ou à Suez : ce sera bien le diable si le bateau que tu commandes ne fait pas route par le canal. Adieu, mon Jean : que l’île déserte te conserve heureux !

Je le regardai affectueusement au fond des yeux. Crut-il à une ironie dans les miens ? Il se détourna avec un imperceptible mouvement de contrariété.

— Mais non, au revoir… à tout à l’heure !

Je hélai Savéû. Le Souvenir démarra. Nous étions loin du cuirassé, quand un canot blanc nous rejoignit, évita notre arrière sur l’eau déjà sombre, nous dépassa de toute la vitesse de ses six avirons. L’embarcation portait les deux dames avec d’Agrève. Il avait renvoyé le maître timonier et pris galamment la place de cet homme à la barre. Au passage de mon ami, je le saluai d’un geste et d’une parole, bord à bord. Il ne me vit pas, ne m’entendit pas : ses yeux étaient rivés sur une petite main qui balançait en jouant la poignée du gouvernail.

— Couvre-toi, Hélène, le temps fraîchit, dit la voix de la vieille dame.

Jean se leva pour aider celle qu’on appelait Hélène à passer un manteau. Dans le mouvement qu’il fit, son sabre accrocha la drisse du pavillon ; la légère étamine s’abattit à mi mât ; il n’y avait plus un souffle de vent ; elle s’affala contre le bâton.

— Tiens, dit Savéû, voilà le pavillon du capitaine en berne ! Il n’a pourtant pas l’air d’un qui porte la mort !

La remarque joviale du matelot me donna froid jusqu’au fond de l’âme. Quelques instants encore, je distinguai dans les ténèbres croissantes le fantôme blanc qui fuyait, l’élégante silhouette de mon vieux camarade devant le signe du deuil marin, et, comme une phosphorescence de la mer, l’irradiation fauve de cette couronne blonde qui semblait absorber toute la lueur du petit fanal allumé à l’avant. Ils disparurent.

Machinalement, je me répétais, en les associant déjà, ces deux noms : Jean… Hélène…

Je courus à la gare. Mon train stoppait ; je cherchai Jean sur le quai ; je ne le vis point ; je ne l’ai jamais revu.

Pardonnez-moi de m’être attardé à ces souvenirs. Ils ne sont pour vous qu’un préliminaire de ce que vous attendez ; pour moi, ils sont le principal, ils ont le charme des dernières bonnes journées avant une large entaille dans ma vie intime. J’ai eu du cœur autrefois, on n’est pas parfait : j’en avais mis le plus gros morceau dans cette amitié. — Ah ! mon pauvre Jean ! — À lui maintenant, à eux de vous conter le reste.

Notre vieil ami lut durant plusieurs heures de nombreux extraits des lettres et des cahiers qu’il avait entre les mains. Il nous a donné l’autorisation de transcrire les parties où ses auditeurs avaient paru prendre quelque intérêt. Nous n’en reproduirons ici que les passages essentiels, ceux qui résument le mieux les diverses phases et les moments décisifs de cette histoire sentimentale.