J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 5-10).

JEAN RIVARD

économiste.[1]

I

la lune de miel.


Sans la femme, l’homme serait rude, grossier, solitaire. La femme suspend autour de lui les fleurs de la vie, comme ces lianes des forêts qui décorent le tronc des chênes de leurs guirlandes parfumées. Enfin l’époux chrétien et son épouse vivent, renaissent et meurent ensemble ; ensemble ils élèvent les fruits de leur union ; en poussière ils retournent ensemble et se retrouvent ensemble par delà les limites du tombeau.
Chateaubriand.


Transportez-vous au centre du canton de Bristol. Voyez-vous, dans l’épaisseur de la forêt, cette petite éclaircie de trente à quarante acres, encore parsemée de souches noirâtres ? Voyez-vous, au milieu, sur la colline, cette maisonnette blanche, à l’apparence proprette et gaie ?

C’est là le gîte modeste de Jean Rivard et de Louise Routier.

La maison est meublée simplement, économiquement, mais tout y est si bien rangé, si propre, si clair, qu’on reçoit en y entrant, comme un reflet du bonheur de ceux qui l’habitent. Douze chaises de bois et une couple de fauteuils ont remplacé les bancs grossiers de la cabane primitive ; une table de bois de pin, d’une certaine élégance, recouverte d’une toile cirée, sert de table à dîner ; le lit large et moelleux apporté par Louise a remplacé le grabat des deux années précédentes ; quelques lisières de tapis de catalogne, fabriqué à Grandpré par Louise Routier elle-même, couvrent le plancher de la petite chambre de compagnie. C’est aussi dans cette dernière chambre que se trouve le buffet ou l’armoire contenant le linge de ménage.

La chambre à coucher des jeunes époux ne se distingue par aucun meuble ou ornement superflu. À part le lit et l’armoire de Louise, une couple de chaises et le miroir indispensable, on n’y voit qu’un petit bénitier et un crucifix en bois peint suspendus à la tête du lit, et un cadre modeste représentant la sainte Vierge et l’enfant Jésus.

Dans la salle à dîner, à part les chaises, la table et le garde-manger, on ne voit qu’une pendule qui peut avoir coûté de cinq à dix chelins, et la croix de tempérance, accolées sur la cloison.

Toute modeste cependant que soit cette habitation elle peut passer pour splendide comparée à celle qu’occupait Jean Rivard durant les deux premières années de son séjour dans la forêt.

J’entends ici le lecteur s’écrier : Quelle cruauté ! quel égoïsme de la part de Jean Rivard ! Comment n’avait-il pas prévu que la jeune fille élevée dans une riche et populeuse campagne, entourée de parents affectionnés, d’aimables et joyeux voisins, reculerait d’effroi devant cette sombre forêt, devant ces souches lugubres et cette nature sauvage ?

Détrompez-vous, lecteur ; la vue des grands arbres sur lesquels les yeux s’arrêtaient de tous côtés, la tranquillité de cette solitude, n’effrayèrent nullement l’imagination de la jeune femme. L’asile modeste qu’elle allait embellir par sa présence, et où elle devait gouverner en reine et maîtresse, était propre, gai, confortable ; elle ne l’eût pas échangé contre la plus riche villa. D’ailleurs, qui ne sait que les lieux où l’on aime ont toujours un aspect charmant ?


On ne vit qu’où l’on aime et la patrie est là.


Il faut bien se rappeler aussi que Louise ne s’était pas mariée afin de mener plus facilement une vie frivole et dissipée, courir les bals et les soirées, et briller dans le monde par une toilette extravagante. Je ne voudrais pas prétendre qu’elle eût perdu en se mariant ce besoin de plaire et d’être aimé qui semble inné chez la femme ; mais elle avait fait un mariage d’inclination, elle se sentait aimée de celui qu’elle aimait, et cela lui suffisait pour être heureuse.

Jean Rivard l’aimait en effet de toute l’ardeur de son âme, cette jeune femme si belle, si douce, si pieuse, qui lui avait confié le bonheur de toute sa vie ; il l’aimait de cet amour fondé sur l’estime autant que sur les qualités extérieures, qui loin de s’éteindre par la possession ne fait que s’accroître avec le temps.

On ne sera donc pas étonné quand je dirai que Louise, qui, antérieurement à son mariage n’était jamais sortie de sa paroisse, n’éprouva pas le moins du monde cette nostalgie dont souffrent si souvent les personnes qui s’éloignent pour la première fois de leur endroit natal. Elle pensait bien, il est vrai, à sa bonne mère, à son père, à ses frères et sœurs, mais ce n’était que pour mieux éprouver la puissance du commandement divin : la jeune fille quittera son père et sa mère pour suivre son époux. Elle se sentait comme fascinée, comme irrésistiblement attachée à cet homme au cœur chaud, aux sentiments chevaleresques, qu’elle avait choisi pour son protecteur et son maître, et qu’elle désirait de tout son cœur rendre heureux.

En entrant en ménage Louise s’empara du ministère de l’intérieur, exercé d’abord par notre ami Pierre Gagnon, puis par la mère Guilmette, et elle en remplit les devoirs avec une rare habileté. Elle était aidée dans ses fonctions domestiques par l’ancienne servante de sa mère, la fille Françoise, qui, pour des motifs qu’on connaîtra plus tard, avait non-seulement consenti mais même demandé avec instance à suivre Mademoiselle Louise dans le canton de Bristol.

Durant les premières semaines qui suivirent son mariage, Jean Rivard se donna plus de bon temps qu’à l’ordinaire. Sa principale occupation fut de nettoyer les alentours de sa demeure, de les enjoliver, de faire à l’intérieur diverses améliorations réclamées avec instance par la nouvelle ménagère. Il fit pareillement de chaque côté du chemin public et sur toute la largeur de sa propriété une plantation d’arbres de différentes sortes qui devaient plus tard orner, embellir et égayer sa résidence. On a déjà vu que Jean Rivard aimait beaucoup les arbres ; il était même à cet égard quelque peu artiste. Il ne les aimait pas seulement pour l’ombrage qu’ils offrent, mais aussi pour le coup-d’œil, pour l’effet, pour la beauté qu’ils donnent au paysage. C’est un goût malheureusement trop rare chez le cultivateur canadien, qui ne recherche en tout que l’utile, et qui souvent passera devant les plus beaux panoramas champêtres sans manifester la moindre émotion. Soit effet d’une nature plus artistique ou d’un esprit plus cultivé Jean Rivard faisait exception à la règle. Il mettait autant d’attention à bien tailler ses arbres, à disposer symétriquement ses plantations autour de sa demeure qu’il en accordait au soin de ses animaux et aux autres détails de son exploitation.

Parmi les travaux d’une utilité plus immédiate auxquels il se consacra durant ces quelques semaines, fut le creusement d’un puits qu’il construisit à mi-chemin entre sa grange et sa maison ; ce puits qui fournissait en abondance une eau claire et fraîche répondait aux besoins de la cuisine et servait en même temps à abreuver les animaux.

Il construisit aussi un four de moyenne grandeur qui devait remplacer le chaudron dans la cuisson du pain ; ce four bâti en brique, avec un mélange de glaise et de mortier, ne lui coûta guère plus de deux ou trois jours de travail.

Tout en travaillant au dehors, Jean Rivard rentrait souvent à sa maison ; mais ce n’était que pour un instant ; à peine le temps de dire un mot ou de donner un baiser. Louise d’ailleurs pouvait le plus souvent l’apercevoir de la fenêtre, et si son absence se prolongeait, elle-même allait le joindre et causer avec lui, tout en continuant son travail de couture.

Jean Rivard était d’une bonne humeur constante ; nul souci n’assombrissait sa figure. Sous ce rapport il était devenu l’égal de Pierre Gagnon, si ce n’est que sa gaîté était moins burlesque et moins bruyante.

Il faut bien admettre aussi que notre jeune couple possédait déjà en grande partie ce qui sert à constituer le bonheur. Unis par les liens d’une affection réciproque, parfaitement assortis sous le rapport de la fortune, de l’intelligence et de la position sociale, exempts d’inquiétudes sur les besoins matériels de la vie, pleins de santé, de courage et d’espoir, l’avenir leur apparaissait sous les plus riantes couleurs. Tous deux se berçaient des illusions charmantes de la jeunesse et se promettaient de longues années de calme et de bonheur. Le séjour des cités, les richesses, les grandeurs, la vie fastueuse des hautes classes de la société n’auraient jamais pu leur procurer ce contentement du cœur, cette félicité sans mélange. Là, les époux ne s’appartiennent pas ; ils sont les esclaves des exigences sociales ; il leur faut recevoir et rendre des visites, s’occuper sans cesse de détails de toilette, d’ameublement, de réception, vivre enfin beaucoup plus pour la curiosité publique que pour leur propre satisfaction.

Rien de tout cela ne préoccupait nos jeunes mariés, et on peut dire qu’ils étaient tout entiers l’un à l’autre.

Leur lune de miel fut longue, paisible et douce.

  1. Cette seconde partie de Jean Rivard a été publiée pour la première fois dans le Foyer Canadien, en 1864.