Calmann-Lévy, éditeurs (p. 191-222).

SEPTIÈME CONFÉRENCE

« BÉRÉNICE. » — « BAJAZET »

J’ai à vous parler de la plus tendre et de la plus simple des tragédies de Racine, — et de la plus farouche et de la plus fortement intriguée : Bérénice et Bajazet. Car telle est, sous sa perfection continue, l’extrême diversité du plus sensible et du plus féroce des poètes.

Vous connaissez l’aimable tradition rapportée par Fontenelle dans sa Vie de Corneille, par l’abbé du Bos dans ses Réflexions critiques, par Louis Racine dans ses Mémoires et par Voltaire dans le Siècle de Louis XIV : la duchesse d’Orléans aurait indiqué séparément à Corneille et à Racine le sujet de Bérénice.

M. Gazier a démontré l’an dernier que cela n’était plus très sûr. M. Michaut l’a établi à son tour dans son livre sur Bérénice. Ces deux thèses ont été discutées, en juillet 1907, par M. Emile Faguet, dans deux feuilletons auxquels je vous renvoie.

Non, il n’est certes plus absolument certain qu’Henriette d’Angleterre ait institué cette sorte de concours secret entre Corneille et Racine. Mais il est moins sûr encore que Racine, comme le veut M. Michaut, ait dérobé son sujet à Corneille : procédé qui, d’ailleurs, n’eût point choqué en ce temps-là, les sujets fournis par la mythologie ou l’histoire appartenant à tout le monde, et les exemples étant alors nombreux de deux auteurs traitant, la même année, le même sujet de pièce.

Pour moi, je m’en tiendrais bien volontiers à la tradition, qui, sans être certaine, demeure encore appuyée d’assez bons témoignages et qui, au surplus, n’a rien d’invraisemblable.

Henriette, duchesse d’Orléans, aimait Racine, et elle était curieuse des choses de l’esprit. Racine lui avait lu Andromaque en manuscrit et même encore en projet :

On savait, dit le poète, dans la dédicace d’Andromaque, que Votre Altesse Royale avait daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie. On savait que vous m’aviez prêté quelques-unes de vos lumières pour y ajouter de nouveaux ornements.

L’idée de faire concourir, à l’insu l’un de l’autre, les deux poètes sur un même sujet semble, assez d’une femme malicieuse et curieuse.— Henriette était alors trop triste, dit-on, venant de perdre sa mère, et trop occupée, pour s’amuser à ce jeu.— Mais la tristesse et les occupations ont des trêves.— Cela, dit-on encore, n’était point trop charitable pour Corneille.— Mais, après tout, Corneille aussi pouvait faire un chef-d’œuvre. Et si Henriette a secrètement espéré que non, c’est sans doute qu’elle était un peu froissée par la façon dont Corneille et ses amis avaient traité Britannicus.

Voltaire affirme qu’Henriette, en indiquant à Racine le sujet de Bérénice, se souvenait de sa propre aventure avec le roi, et désirait que Racine s’en souvînt. Cela n’est pas tout à fait impossible, bien que, sauf la donnée très générale d’un amour combattu par le devoir, il y ait peu de rapport entre l’histoire de Bérénice et de Titus et celle d’Henriette et du roi son beau-frère. Disons plutôt qu’en proposant ce sujet à Racine, Henriette se souvenait un peu d’elle-même, et davantage de Marie Mancini et du premier amour de Louis XIV. Henriette avait été l’amie d’enfance de Marie et était restée très liée avec elle. Or, après la mort de Mazarin, Louis XIV revit souvent Marie chez sa sœur Olympe, à l’hôtel de Soissons, et Henriette assista plusieurs fois à ces rencontres. Il est fort possible qu’elle ait entretenu Racine de ces détails et qu’elle ait ajouté : — Allez, racontez-nous cette jolie histoire de Bérénice… Ne cherchez pas les allusions, mais ne les craignez pas trop… Cela ne déplaira pas au roi : je le connais… Et moi-même, — quoiqu’il n’y ait pas grande ressemblance entre l’aventure de Bérénice et ce que vous savez peut-être qu’on a dit de moi dans un temps, — eh bien, je me ressouviendrai… et cela m’attendrira…

Sur cette Henriette, madame de La Fayette a écrit un petit livre d’où il ressort : primo qu’elle avait l’esprit romanesque et aventureux et qu’elle aimait le danger ; et secundo qu’elle était charmante, justement parce qu’elle avait été malheureuse.

La reine, sa mère, dit madame de La Fayette, s’appliquait tout entière au soin de son éducation, et le malheur de ses affaires la faisant vivre plutôt en personne privée qu’en souveraine, cette jeune princesse prit toutes les lumières, toute la civilité et toute l’humanité des conditions ordinaires.

Et encore :

… Il y avait une grâce et une douceur répandues dans toute sa personne qui lui attiraient une sorte d’hommage gui lui devait être d’autant plus agréable qu’on le rendait plus à la personne qu’au rang.

Bossuet a eu certainement un faible pour elle. Elle s’était adressée à lui dans les derniers mois de sa vie, quand elle avait voulu devenir une chrétienne sérieuse ; et c’est lui qui l’avait assistée à l’heure de la mort. Des sept personnes (en comptant Nicolas Cornet) dont Bossuet a fait l’oraison funèbre, elle est la seule pour qui il ait eu une affection personnelle et vive, et l’on peut dire de la tendresse. Ce sentiment fait de l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre un chef-d’œuvre très particulier. Il y a, sous ce grave discours tout plein du dogme chrétien, une sensibilité contenue, mais profonde. Henriette, avant de mourir, avait donné à Bossuet son crucifix. Bossuet a tenu à ce que ce détail familier, ce mouvement d’elle à lui, et qui le rapprochait d’elle encore plus, fût rappelé parmi l’austère solennité de l’oraison funèbre ; et il l’a rappelé, en effet, ce geste intime, dans une délicate parenthèse. Et ce n’est pas tout : il trouve, dans certain mystère hardi du dogme catholique, de quoi glorifier l’exquise princesse comme jamais femme n’a été glorifiée par aucun adorateur profane. Il affirme que Dieu a immolé des milliers de vies humaines et bouleversé tout un peuple pour qu’Henriette fût catholique.

Pour la donner à l’Église, il a fallu renverser tout un grand royaume. La grandeur de la maison d’où elle était sortie n’était pour elle qu’un engagement plus étroit dans le schisme de ses ancêtres… Mais, si les lois de l’État s’opposent à son salut éternel, Dieu ébranlera tout l’État pour l’affranchir de ces lois. Il met les âmes à ce prix ; il remue le ciel et la terre pour enfanter ses élus ; et comme rien ne lui est plus cher que ces enfants de sa dilection éternelle, que ces membres inséparables de son Fils bien-aimé, rien ne lui coûte, pourvu qu’il les sauve.

« Il met les âmes à ce prix. » Les âmes ? Non pas toutes ; il n’y aurait pas moyen. Mais celle-là, oui : et qui osera dire qu’elle n’en valait pas la peine ? Voilà ce que je voudrais pouvoir appeler — si je ne craignais de diminuer les choses— un somptueux madrigal théologique.

La pauvre Henriette était morte quand fut jouée cette Bérénice qu’elle eût tant aimée ; car Bérénice est tendre et délicate comme elle. Le roi ne put donc échanger avec « Madame » nul sourire mystérieux et mélancolique. Nous savons seulement, par la préface de Racine, que Bérénice eut « le bonheur de ne pas déplaire à Sa Majesté » . Cela veut dire que le roi s’y reconnut sans chagrin, et que, dès lors, il y eut donc, entre le roi et Racine, quelque chose de presque intime et confidentiel, quoique inexprimé, qui n’y était pas auparavant…


Mais pourquoi a-t-on pris l’habitude d’appeler Bérénice une élégie divine ? C’est, bel et bien, une divine tragédie. Il est vrai qu’elle est fort simple, et que toutes les situations y sont uniquement provoquées par les sentiments des personnages, et sans nulle intervention d’un hasard artificieux : ce dont nous ne nous plaindrons point. Mais, au reste, tout y est « en action » ; chaque scène nous révèle, chez les personnages, un « état d’âme » qui ne nous avait pas encore été pleinement montré, et les laisse dans une disposition en partie nouvelle ; le mouvement est continu, et l’intérêt est des plus puissants qui soient, puisque ce qu’on nous raconte, c’est l’histoire éternelle de la séparation des cœurs aimants. Oui, c’est bien un drame, harmonieux délicieusement, infiniment douloureux.

Mais qui pourrait mieux parler de Bérénice que Racine lui-même ?

Ce qui me plut davantage dans mon sujet, c’est, dit-il, que je le trouvai extrêmement simple.

Et plus loin :

Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge de poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes les spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression.

Et enfin :

Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.

Définition libérale et souple. À ce compte, oui, Bérénice est assurément une tragédie ; mais on l’appellerait presque aussi bien une haute et noble comédie ou, comme on dit assez mal aujourd’hui, une « comédie dramatique », tant le ton en est souvent approché de la conversation des honnêtes gens. Nulle part Racine ne s’est mieux souvenu du dialogue en vers iambiques de Sophocle et surtout d’Euripide, dialogue où le rythme soutient les familiarités du langage et, par sa continuité, permet de passer insensiblement de ces familiarités mêmes aux expressions les plus poétiques. Dans Bérénice, les vers écrits dans le ton de ceux que je vais citer ne sont point rares :

Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue. Je veux partir ; pourquoi vous montrer à ma vue ? Pourquoi venir encor aigrir mon désespoir ? N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir. — Mais, de grâce, écoutez.— Il n’est plus temps.— Madame. Un mot.— Non.— Dans quel trouble elle jette mon âme ! Ma princesse, d’où vient ce changement soudain ? — C’en est fait. Vous voulez que je parte demain. Et moi j’ai résolu, de partir tout à l’heure, Et je pars.— Demeurez…

C’est parfaitement le ton de la comédie en vers de Molière dans ses plus nobles parties. Cela est même plus simple de style que, par exemple, le couplet d’Alceste jaloux au quatrième acte du Misanthrope. Mais tout de suite, et par le mouvement le plus naturel, la poésie reparaît :

— Ingrat ! que je demeure ? Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ? Ne l’entendez-vous pas, cette cruelle joie, Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ? Quel crime, quelle offense a pu les animer ? Hélas ! et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ? …

Qu’avaient donc ces échauffés de romantiques à railler la « pompe » de la tragédie classique, eux, les plus emphatiques des écrivains ?

Mais il est temps de voir si Bérénice est conforme à la définition qu’en donne Racine dans son ingénieuse préface. Il est temps de voir comment Bérénice est « faite », et comment l’ordonnance la plus habile et la plus savante y paraît le développement naturel et nécessaire de la situation une fois donnée.

À première vue, le sujet comportait, outre un ou deux monologues de Titus, deux grandes scènes seulement : la scène d’explication entre les deux amants, et la scène du sacrifice. Racine, chose prodigieuse, a eu l’art de reculer la scène d’explication jusqu’au quatrième acte. Elle est d’autant plus émouvante qu’il nous l’a fait attendre davantage et que, lorsque les deux intéressés se rencontrent enfin, ils savent l’un et l’autre de quoi il retourne et ont été progressivement amenés par le poète au plus haut point de douleur et d’angoisse. Comment s’y est-il pris pour nous rendre à la fois poignants et vrais et ce retardement et cette longue séparation ? En connaissant bien ses personnages ; en vivant lui-même, profondément, leur vie passionnelle ; en se donnant leur âme, car il n’y a pas d’autre secret.

Il a compris que Titus, soit pitié, soit manque d’un affreux courage, devait avoir presque tout de suite l’idée de faire annoncer son malheur à Bérénice par un intermédiaire. D’où le personnage du roi Antiochus. Mais, par une inspiration singulièrement heureuse, il a voulu qu’Antiochus fût amoureux de Bérénice. Et ainsi, non seulement le roi de Comagène sert à reculer le choc décisif entre les deux amants, à accroître, par là, le tragique de ce heurt inévitable, si longtemps souhaité et redouté des spectateurs ; non seulement il sert à nous faire connaître Bérénice et Titus en recevant tour à tour leurs confidences : mais, comme ces confidences le crucifient, il nous émeut aussi par lui-même ; que dis-je ! nous remarquons qu’il est le plus à plaindre des trois, puisqu’il aime, lui, sans être aimé ; et pourtant, comme il reste au second plan, sa souffrance discrète ne va point jusqu’à détourner notre attention de ses deux amis : elle nous aide seulement à mieux accepter la cruelle beauté du dénouement, en nous faisant apercevoir, derrière la douleur de Titus et de Bérénice, une douleur plus modeste et peut-être pire.

Dès lors, le drame se déroule tout seul, à ce qu’il semble.

Antiochus, persuadé que Titus, empereur, va épouser Bérénice, vient faire à celle-ci ses adieux et s’accorde, avant de partir pour jamais, la triste satisfaction et de lui avouer et de lui raconter son amour (dans le plus beau peut-être et le plus mélancolique récit amoureux qui soit au théâtre). Et Bérénice veut être douce, et elle est cruelle malgré soi, parce qu’elle aime l’autre et qu’elle croit toucher à son rêve… En vain Phénice, une fine camériste, lui dit : « À votre place, madame, j’aurais retenu ce garçon : car enfin, qui sait ? … Titus ne s’est pas encore expliqué. » Mais Bérénice ne veut rien entendre, et nous la plaignons, pauvre petite, d’être si confiante et si gaie. Et c’est le premier acte.

À l’acte suivant, dans l’entretien de Titus et de son confident Paulin, Racine nous expose avec une force et une précision extrêmes les raisons accablantes qu’a le nouveau César de sacrifier Bérénice et de se sacrifier lui-même. Il s’agit de choisir entre une femme et l’empire du monde. L’ « obstacle », ici, est donc absolu, en dehors de toute discussion. L’intérêt de Titus, s’il y pouvait songer, se confond avec le premier de ses devoirs. Ce devoir est un peu plus fort, il en faut convenir, que celui qui peut arracher des bras d’une grisette un étudiant que sa famille veut marier et établir, plus fort même que le devoir au nom duquel le père Duval sépare Armand de Marguerite. Quoi qu’elle pense ou croie penser dans le moment, Bérénice elle-même, dans six mois, ou dans un an, ou dans dix ans, mésestimerait Titus d’avoir lâché Rome pour elle. Tout le long du drame vous entendrez ce nom de Rome sonner au commencement des vers ou à la rime inexorablement. Il le fallait pour que Titus échappât à l’odieux. Titus n’est pas libre, et nous savons dès maintenant ce qu’il ne fera pas. Reste à savoir ce qu’il souffrira.

Il vient, il veut parler, et n’en a pas le courage. Il fuit sans avoir rien dit. C’est très simple, et si douloureux ! Bérénice ne veut pas comprendre. « C’est sans doute, songe-t-elle, qu’il pleure toujours son père ; ou peut-être a-t-il su l’amour d’Antiochus et s’en est-il offensé ? » Mais la blessure est faite, et la malheureuse ne croit déjà plus ce qu’elle dit.

Au troisième acte, Antiochus s’acquitte de son triste message auprès de Bérénice. Admirable scène ; tous deux souffrent tant ! Il a bien, lui, au fond du cœur, un peu d’espoir honteux et inavoué : mais il souffre, premièrement, de faire souffrir celle qu’il aime, et secondement, de savoir que, si elle souffre, c’est qu’elle aime un autre que lui. Et quant à elle… Ah ! quelle angoisse d’abord ! Puis, quand elle a reçu le coup, le beau cri ! Toute sa colère se porte naturellement sur le mauvais messager. Elle lui défend de jamais reparaître devant ses yeux… Mais déjà elle sent bien qu’il ne mentait pas.

Au quatrième acte, la « scène à faire » . J’en connais peu qui contiennent autant de douleur humaine. Des pleurs, si brûlants ! des plaintes, si mélodieuses et si douces ! des cris, si profonds ! Il est, lui, torturé d’être une victime qui paraît un bourreau, et d’être obligé de dire des choses qui sont raisonnables et qui semblent atroces. Bérénice s’est retirée, défaillante, dans sa chambre. Presque en même temps, on vient dire à l’empereur qu’elle est mourante et l’appelle— et que le Sénat est réuni et l’attend. Le moment est solennel et souverainement tragique. Il faut opter… Titus se rend au Sénat.

Étant donné la noblesse d’âme et à la fois la violence de passion de nos trois martyrs d’amour, il est certain qu’ils ne peuvent enfin sortir de là que par le sacrifice ou par le suicide. Et c’est pourquoi Bérénice veut mourir ; Antiochus veut mourir ; Titus lui-même veut mourir : du moins il le dit, et à ce moment-là, il le croit. Elle est bien obligée de reconnaître à ce signe que son amant l’aime toujours, et elle puise dans cette certitude le courage du renoncement. Tous trois feront leur devoir et vivront. Il y a dans cette fin de Bérénice comme un grand mouvement ascensionnel, une contagion montante d’héroïsme, qui rappelle, malgré la différence de la matière, le dernier acte de Polyeucte, et qui est d’une suprême beauté, et si triste ! et si sereine pourtant !

Il est à la mode, ces années-ci, de dire que Bérénice est la plus racinienne des tragédies de Racine. Oui, si l’on veut. Car d’abord, elle est, de toutes, la plus rigoureusement conforme aux deux admirables définitions que nous a données Racine de son système dramatique (dans la préface de Britannicus et dans celle de Bérénice même). Elle est, nous l’avons vu, la plus simple, celle qui est faite avec le moins de matière, celle où l’action est le plus purement intérieure.— Elle est aussi celle où Racine s’est le moins soucié de « couleur locale » ou même de couleur historique (sauf pour préciser l’obstacle qui sépare Titus de sa maîtresse). Les formes de la sensibilité y sont bien nettement celles de la cour de Versailles. Titus, c’est bien le roi, jeune, et idéalisé selon son propre rêve. Bérénice, restée un peu vaine et coquette parmi sa grande passion, c’est bien Marie ou Henriette (Racine avait à ce point oublié que Bérénice est juive, que, dans la première version de la pièce, il lui faisait invoquer « les dieux » ). Pour les contemporains, cette tragédie était bien, sous son très léger voile antique, une comédie moderne.— Et enfin, si, malgré tout, la « tendresse » est demeurée la marque dominante de Racine aux yeux des générations qui l’ont suivi, Bérénice sera donc la plus racinienne de ses tragédies, puisqu’elle en est la plus tendre, — non pas précisément par Titus, ni même par Bérénice, si « femme », si inconsciemment cruelle pour l’homme qu’elle n’aime pas, mais par ce doux et faible Antiochus, qui résume en lui tous les amants mélancoliques et délicats de l’Astrée et des romans issus de l’Astrée ; qui ne sait que gémir et rêver ; pèlerin d’amour après le départ de la reine ; aisément poète lyrique, dont le romanesque ressemble déjà par l’expression au romanesque des romantiques, et qui revoit Césarée dans le même sentiment que Lamartine reverra le lac du Bourget, et que Musset et Olympio reverront le paysage où ils ont aimé :

Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée,

dit Antiochus.


Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,

dit le Musset du Souvenir.

Regarde, je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir,

dit le Lamartine du Lac ; et le Lamartine du Vallon

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Mais, plus magnifiquement, Antiochus :

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Une remarque me vient. Les grandes amoureuses de Racine ne sont certes pas inférieures, par l’ardeur et la démence de leur passion, aux autres « femmes damnées » du théâtre ou du roman. Et cependant avez-vous fait attention que toutes les héroïnes raciniennes sont chastes et, pour préciser, qu’aucune d’elles n’a été la « maîtresse », au sens où nous l’entendons aujourd’hui, de l’homme qu’elle aime ? Racine dit de Bérénice :

Je ne l’ai point poussée jusqu’à se tuer comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Énée (auriez-vous cru cela ? ) elle n’est pas obligée, comme elle, de renoncer à la vie.

Ni Hermione, ni Roxane, ni Phèdre n’ont matériellement péché ; et Ériphile a beau avoir été enlevée par Achille et s’être pâmée dans ses bras ensanglantés, elle ne lui a pas appartenu. J’allais rechercher les raisons et les conséquences de cet évident parti pris de Racine. J’allais dire : « C’est peut-être pour cela que toutes ces femmes aiment si fort ? » Ou bien j’allais parler de la pudeur de Racine. Mais je m’aperçois que dans le théâtre de Corneille aussi, et, je crois bien, dans tout le théâtre tragique du XVIIe siècle, on ne voit aucune amoureuse— sauf l’Ariane de Thomas— qui ait été déjà possédée par son amant, et que c’est seulement au XIXe siècle qu’on a vu sur la scène des femmes traîner avec soi les souvenirs du lit et les secouer sur le public. La pudeur, justifiée ou non, que je me disposais à attribuer à Racine, appartiendrait donc à tout son siècle.


Bérénice eut un grand succès, non sans soulever d’ailleurs beaucoup de critiques et d’attaques. Il y eut une longue lettre d’un certain abbé de Villars, que madame de Sévigné trouvait charmante, et qui me semble à peu près stupide. Il y eut les vers du ridicule Robinet ; il y eut le jugement de l’éternel Saint-Évremond, qui rapproche obligeamment Racine de Quinault :

Dans les tragédies de Quinault, vous désireriez souvent de la douleur ou vous ne voyez que de la tendresse ; dans le Titus de Racine vous voyez du désespoir où il ne faudrait qu’à peine de la douleur.

(Comme toujours, Racine paraît trop violent à Saint-Évremond.) Et il y eut une comédie en trois actes : Tite et Titus ou Critique sur les Bérénices, où l’on accuse le Titus de Racine de « cruauté » et de « perfidie » et sa Bérénice de « bassesse d’âme » . Et, au XVIIIe siècle, tout le monde répète que Bérénice, c’est très joli sans doute, mais que ce n’est pas une tragédie, que ce serait plutôt une élégie, — comme si cela faisait quelque chose que ce soit ou non une tragédie !


Et le Tite et Bérénice de Corneille ? C’est à peu près le contraire de la Bérénice de Racine.

Embarrassé par la simplicité du sujet, Corneille le complique, d’ailleurs ingénieusement. Il suppose que Titus devait épouser Domitie, mais que, tandis que Titus aime Bérénice, Domitie de son côté aime Domitian. Il s’agit donc, pour Domitie et Domitian, d’amener Titus à épouser quand même Bérénice et le Sénat à l’y autoriser. Et donc, tout en travaillant secrètement le Sénat dans cette pensée, Domitian feint d’aimer lui-même Bérénice, afin d’exciter la jalousie de Titus, et pour que cette jalousie le décide à prendre pour femme la belle étrangère. Il suit de là que Domitian et Domitie tiennent une place considérable dans la pièce et relèguent presque Titus et Bérénice au second plan. L’intrigue et les sentiments sont d’une comédie galante.

Autre particularité : c’est Bérénice qui a l’air d’être un homme, comme la plupart des héroïnes de Corneille ; et c’est Tite qui parle et agit en femme. Après que le Sénat a donné licence à l’empereur d’épouser Bérénice : « C’est, dit-elle, tout ce que je voulais. Mais je ne vous épouserai pas : adieu. »

Votre cœur est à moi, j’y règne ; c’est assez.

Et c’est Tite qui est tendre, faible, incertain. À deux reprises, il se dit prêt à lâcher l’empire et à fuir au bout du monde avec sa maîtresse. Le Titus de Racine déclare tout le contraire :

… Et je dois encore moins vous dire Que je suis prêt, pour vous, d’abandonner l’empire… Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.

Chose bien curieuse : si on laisse de côté la forme, c’est plutôt la Bérénice de Racine qui serait cornélienne : car c’est bien au devoir, après tout, qu’elle s’immole : au lieu que la Bérénice de Corneille se sacrifie moitié par orgueil, moitié afin de conserver la vie à son amant, pour qui elle craint les assassins s’il osait épouser une étrangère.


Or, Racine, ayant fait une tragédie si tendre que c’était à peine une tragédie, ayant peint l’amour le plus vrai, mais le plus pur, et un amour qui finalement se sacrifie au devoir, Racine se ressouvint, par contraste, de la démence d’Hermione et d’Oreste, choisit la plus atroce des histoires d’amour, et écrivit Bajazet.

Cette histoire lui fut apportée par son ami Nantouillet, qui la tenait du comte de Cézy, ancien ambassadeur de France à Constantinople. M. de Cézy avait connu, nous dit Racine, « toutes les particularités de la mort de Bajazet ; et il y a quantité de personnes à la cour qui se souviennent de les lui avoir entendu conter lorsqu’il fut de retour en France » .

Et dans la deuxième préface :

M. de Cézy fut instruit des amours de Bajazet et de la sultane. Il vit plusieurs fois Bajazet à qui on permettait de se promener quelquefois à la pointe du sérail, sur le canal de la mer Noire. M. le comte de Cézy disait que c’était un prince de bonne mine.

Ce Cézy paraît avoir été un homme à aventures. L’historien anglais Ricaut, ambassadeur extraordinaire auprès de Mahomet IV, parle de la « vanité et de l’ambition qu’avait, comme on le dit, le comte de Cézy de faire la cour aux maîtresses du Grand Seigneur qui sont dans le sérail : ce qu’il ne pouvait faire qu’en donnant des sommes immenses aux eunuques » . Et c’est pour cela, paraît-il, qu’il était criblé de dettes.

Ainsi Racine put entendre raconter à Nantouillet, d’après Cézy, non seulement l’histoire de Bajazet et de Roxane, mais les aventures de Cézy lui-même, ses rencontres avec les femmes du harem, et mille particularités secrètes des mœurs turques. Et Racine en put retenir tout ce qu’il lui fallait pour son dessein.


Cézy, nous dit Racine, avait raconté la chose « à quantité de personnes » . Segrais en était. Il est extrêmement curieux de comparer ce que Segrais avait fait du récit de l’ambassadeur dans une nouvelle intitulée Floridon ou l’Amour imprudent, publiée en 1658, et ce que Racine en fit dans Bajazet.

Dans la nouvelle de Segrais, Roxane est la mère du sultan Amurat, c’est-à-dire une personne assez mûre et dont la passion pour Bajazet prête un peu au sourire. Acomat est un vieil eunuque qui s’entremet entre Bajazet et la sultane mère. La femme aimée de Bajazet, ce n’est point la princesse Atalide, mais une jeune esclave nommée Floridon. La lettre révélatrice est trouvée dans les vêtements de Bajazet. Et la vengeance de la vieille Roxane est assez modeste : elle établit sa rivale dans un palais à Péra, et elle permet à Bajazet d’aller chaque semaine passer une journée avec sa maîtresse ; mais, si les amants ne savent pas se contenter de cette concession, elle les fera périr. Cependant, elle les surveille, suit Bajazet en barque et, sous un déguisement, constate la trahison ; et, un messager d’Amurat apportant à ce moment l’ordre de mettre à mort Bajazet, Roxane répond que le sultan est maître absolu ; et dès le soir Bajazet est étranglé.

Que Segrais ait reproduit assez fidèlement le récit du comte de Cézy, cela paraît probable. Pourquoi ? C’est que, si Segrais avait inventé, il aurait inventé mieux, je l’espère. Il aurait sans doute corrigé l’âge de la sultane ; il lui aurait prêté une jalousie plus terrible… Du moins, je le crois. Oui, il me semble que Segrais doit reproduire assez exactement Cézy, quant aux faits.

Et alors on voit ce que Racine, lui, a inventé : l’admirable vizir Acomat (au lieu de l’insignifiant eunuque), le vizir Acomat, de si élégante allure et de philosophie si ironique et si détachée, à la manière, vraiment, d’un Talleyrand ou d’un Morny, si vous voulez ; tout le rôle, d’une duplicité si douloureuse, de la tendre et torturée princesse Atalide (au lieu de Floridon la petite esclave) ; tout le caractère de Roxane, qu’il a eu la faiblesse de rajeunir (mais, sans cela, dans quoi entrions-nous ? ) et enfin l’effroyable dénouement : Roxane, à l’instant où elle vient de faire étrangler Bajazet, étranglée elle-même par le mystérieux nègre arrivé à la fin du troisième acte. C’est dire que l’essentiel de Bajazet est bien de Racine, et aussi que tout ce qu’il a ajouté aux souvenirs de Cézy est justement ce qui, dans sa tragédie, nous paraît le plus « turc » par l’esprit.

Or, lorsque Bajazet eut été joué, le mot d’ordre, parmi les ennemis de Racine, fut de dire : « Ce sont des Français sous l’habit turc. » Ce fut leur « tarte à la crème » .

Étant une fois près de Corneille sur le théâtre à une représentation de Bajazet, il me dit : « Je me garderais bien de le dire à d’autres que vous, parce qu’on dirait que je parlerais par jalousie mais, prenez-y garde, il n’y a pas un seul personnage dans le Bajazet qui ait les sentiments qu’il doit avoir et que l’on a à Constantinople ; ils ont tous, sous un habit turc, les sentiments qu’on a au milieu de la France. »

Qui parle ainsi ? Segrais, d’après le Segraisiana. Et c’est assez amusant, parce que, s’il y a quelque chose de faiblement « turc », c’est bien la nouvelle inspirée à Segrais par les conversations de Cézy et qui ressemble à toutes les vagues nouvelles espagnoles du temps.

Ce qui est certain, c’est que Racine a très bien profité de Cézy, — et probablement aussi du grand voyageur Bernier qu’il avait vu dans la compagnie de Molière, de Chapelle et de Boileau, — et, en outre, de ses lectures. Ne lui demandez pas l’Orient pittoresque des romantiques : qu’en aurait-il fait ? Ne lui demandez pas le bric-à-brac des Orientales. Bajazet manque évidemment d’ « icoglans stupides », de « Allah ! Allah ! », de yatagans, de minarets et de muezzins. Dans le Bourgeois gentilhomme, joué l’année précédente, Cléante, déguisé en fils du Grand Turc, disait à M. Jourdain : « Que votre cœur soit toute l’année comme un rosier fleuri. Que le Ciel vous donne la force des lions et la prudence des serpents. » Racine aurait pu se ressouvenir de cette turquerie facile et l’adapter au style tragique. Je ne crois pas qu’il y ait songé. La couleur locale de Racine reste surtout intérieure. Mais enfin, dès le début, il marque, par quelques détails habilement placés, la civilisation où il nous transporte. Il nous fait connaître ou nous rappelle les us des sultans à l’égard de leurs frères, la loi du mariage chez le Grand Turc, et que la favorite n’est sultane qu’après la naissance d’un fils, etc. Il n’oublie ni la position et les dangers habituels des grands vizirs, ni le rôle des janissaires, ni celui des ulémas, ni l’étendard du prophète, ni la porte sacrée, ni les muets. Et même, çà et là, se détachent quelques vers, à demi pittoresques seulement, mais tels que nous achevons facilement les images qu’ils indiquent :

Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets, Peuple que dans ses murs renferme ce palais, Et dont à ma faveur les âmes asservies M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies… Nourri dans le sérail, j’en connais les détours… Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins, Né sous le ciel brûlant des plus noirs africains…

Au surplus, nous savons que, pour Bajazet, on chercha la fidélité du costume avec plus de soin qu’on n’en mettait alors à ces choses. Et enfin, si nous ne demandons à Racine que ce qu’il nous annonce dans sa préface, et qui est déjà beaucoup, à savoir « les mœurs et maximes des Turcs », — et cela, bien entendu, sous la forme dramatique, — nous trouverons qu’il n’a pas mal tenu sa promesse.

D’abord, l’action est toute turque. C’est l’histoire d’une conspiration de sérail qui échoue et qui se termine par une muette tuerie. Un vizir disgracié veut donner le trône au frère du sultan absent, en s’aidant de l’amour que ce frère a inspiré à la sultane favorite. La maladroite vertu du jeune prince vient déranger les plans du vizir, et le sultan, qui veille de loin, fait tout étrangler.

Nulle tragédie n’est plus enveloppée de mystère et d’épouvante. C’est bien le sérail, tel du moins que nous nous le figurons… Roxane, au moment où commence l’action, n’a pu communiquer avec Bajazet que par l’intermédiaire d’Atalide. Personne, sauf Roxane et Acomat, ne circule librement. Durant quatre actes sur cinq, Bajazet est gardé à vue. Il y a des yeux et des oreilles dans la muraille : les oreilles et les yeux du sultan. Nous sentons cela, dès la première scène, par l’entretien du vizir avec Osmin, son agent secret. Un premier messager, envoyé par Amurat pour demander la tête de Bajazet, a été supprimé sans bruit. Mais voilà qu’à la fin du troisième acte survient silencieusement un nouveau messager, le mystérieux nègre Orcan. Tous les personnages jouent leur tête et le savent. Si Acomat, ayant échoué dans son dessein, ne peut s’échapper à temps, il recevra le cordon de soie. Si Bajazet repousse Roxane, elle le tue, mais elle meurt. Bajazet et Atalide sont entre les mains de Roxane, et Roxane est sous la main du sultan. Sur leurs passions, leurs haines, leurs ambitions, leurs amours, plane une menace générale et impartiale de mort. Ils ont tous la tête dans un nœud coulant qu’on n’aperçoit pas et dont le bout est là-bas, à Bagdad. Et, tandis qu’ils s’agitent dans cette ombre funèbre, nous avons l’impression que quelqu’un des esclaves noirs qu’on voit glisser au fond de la scène conclura le drame.

Cela est déjà assez « oriental », ne croyez-vous pas ? Mais les personnages eux-mêmes, surtout Acomat et Roxane, sont-ils donc si « francisés » ?

Le subtil Acomat est, par ses principaux traits, le type même d’une certaine espèce d’hommes politiques, et, en même temps, un Turc fort vraisemblable. Ses desseins sont bien ceux d’un vizir expérimenté et du ministre d’un despote soupçonneux et jaloux : ils n’impliquent aucune préoccupation de l’intérêt public, et le vizir ne compte, pour les réaliser, que sur l’intérêt personnel et immédiat de ceux qu’il y associe. Ce plan est hardi et assez compliqué. Comme il sait que le sultan, à son retour, le ferait probablement étrangler, il veut lui substituer son frère, qui est doux, charmant, et « de bonne mine » . Roxane, souveraine maîtresse au sérail, a reçu l’ordre de faire tuer Bajazet : mais Acomat lui montre ce brave jeune homme, et elle prend feu. Bajazet épousera Roxane, sera sultan, — puis fera d’elle ce qu’il lui plaira. Acomat doit épouser la cousine de Bajazet, Atalide (c’est pour cela que Roxane, d’abord, ne se méfie point d’elle), et restera le véritable maître de l’empire. Il est bien sûr de son affaire ; l’intérêt de Bajazet et de Roxane lui répond du succès.

Mais il a compté sans la fierté du jeune prince et surtout sans son amour pour Atalide. Il n’a pu soupçonner que cette petite fille irait mettre tout ce grand ouvrage à néant. La finesse d’Acomat est courte par un côté : elle ne fait pas la part du désintéressement possible dans les actions humaines. Mais au reste, ce dessein difficile, audacieux et cependant sans grandeur, le vizir en poursuit l’accomplissement avec sérénité. Ce vieil homme ironique et rusé, qui a déjà eu l’esprit de survivre à plusieurs sultans et qu’une barque secrète attend toujours dans le port en cas de malheur, envisage tranquillement la mort ; et, comme il en a la duplicité légendaire, il a bien aussi la résignation, le majestueux fatalisme des hommes de sa race. S’il débitait çà et là quelques versets du Coran et s’il émaillait ses propos de quelques métaphores incohérentes, je vous jure qu’il nous paraîtrait Turc avec intensité et de la tête aux pieds.

Je ne sais si la façon d’aimer de Roxane est exclusivement orientale, et, à vrai dire, j’en doute. Mais il est certain que son amour répond assez à l’idée que nous nous faisons de l’amour d’une sultane, d’une femme de harem, d’une personne sensuelle, grasse, aux paupières lourdes, aux lèvres rouges, désœuvrée et totalement dépourvue tendresse, de mièvrerie et d’idéalisme. C’est un amour charnel et furieux, que le danger excite, et qui se tourne en cruauté quand ce qu’il désire lui échappe. Elle adore Bajazet avant de lui avoir jamais parlé : vous pensez donc bien que ce n’est pas de son âme qu’elle est éprise. Les sentiments de Roxane sont simples ; elle est naïve et terrible. Elle a cru, sur les rapports d’Atalide et sur quelques faibles apparences, à l’amour de Bajazet. Lorsqu’elle soupçonne qu’elle s’est trompée, elle éclate en transports sauvages ; et ce qu’elle trouve de mieux pour persuader et attendrir l’homme qu’elle aime, c’est de lui dire : « Prends garde ! ta vie est entre mes mains. Si tu ne m’aimes, je te tue ! » Mais elle espère encore, et c’est pourquoi elle l’épargne. Quand elle ne peut plus douter, quand elle sait qu’il aime Atalide et que tous deux la trompaient, elle lui fait cette étonnante proposition : « Je vais faire étrangler ma rivale sous tes yeux. Au reste, je ne te demande pas de m’aimer tout de suite :

Viens m’engager ta foi : le temps fera le reste. »

C’est dire qu’elle n’en veut qu’à son corps. (Mais sur quelles étranges caresses compte-t-elle donc pour s’emparer de lui ? ) Il refuse. Alors, qu’il meure ! Au moins, personne ne l’aura ! Et elle jette son terrible : « Sortez ! »

Roxane est un des animaux les plus effrénés qu’on ait mis sur la scène. Elle est la plus élémentaire et la plus brutale des quatre amoureuses meurtrières de Racine.

Bajazet et Atalide, complexes, d’une humanité plus épurée, plus tendre, je dirai : « plus chrétienne », font avec la sultane un contraste intéressant.

Il ne me paraît point que Bajazet soit un personnage aussi pâle qu’on l’a dit quelquefois.— Il est de son pays et de sa race, lui aussi, par quelques côtés : ainsi il veut bien mentir jusqu’à un certain point, — et il a le mépris absolu de la mort. Mais il n’est Turc qu’à moitié, et c’est ce qui le perd, — et c’est aussi ce qui rend son caractère très attachant. S’il était tout à fait de chez lui, il mentirait jusqu’au bout, il épouserait Roxane sans hésitation, — quitte à la faire coudre après dans un sac, — et il n’aimerait pas Atalide de cet amour chaste, délicat, profond, immuable.

Mais les mœurs du harem lui sont odieuses, et la passion farouche et toute sensuelle de la sultane lui répugne. Il compare cette bête voluptueuse, qui halète de désir autour de lui, à sa petite compagne d’enfance, à la gracieuse et modeste princesse Atalide. Il est évidemment spiritualiste et monogame. Il faut avouer que Racine l’a beaucoup tiré à nous.

Mais alors, dira-t-on, qu’il soit tout à fait vertueux ! Ce pur jeune homme n’en joue pas moins, avec l’impure sultane, un rôle d’une fâcheuse duplicité et qui lui donne une assez plate allure.— Mais d’abord, cette duplicité se borne à des réticences et à des silences : il laisse Roxane croire ce qu’elle veut.— C’est pire, réplique-t-on.— Attendez ; voici par où Bajazet se relève. Cette dissimulation aurait quelque chose d’assez bas s’il s’y pliait par crainte de la mort. Mais la mort, comme j’ai dit, il n’en a point peur ; il la connaît ; il vit avec elle ; depuis qu’il est au monde, il l’a vue assise à son chevet. Entendez-le répondre à Acomat qui le presse d’épouser Roxane :

… Acomat, c’est assez. Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez. La mort n’est pas pour moi le comble des disgrâces. J’osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces ; Et l’indigne prison où je suis enfermé À la voir de plus près m’a même accoutumé. Amurat à mes yeux l’a vingt fois présentée : Elle finit le cours d’une vie agitée…

Non, s’il craint, ce n’est point pour sa vie, c’est pour son amour, c’est pour Atalide. C’est pour elle qu’il consent à mentir comme il fait.

Et alors, à y regarder de près, son cas paraît digne d’une sympathie et d’une pitié immenses. Bajazet, c’est l’honnête homme engagé dans une situation fausse, contraint de s’abaisser moralement à ses propres yeux pour faire ce qu’il croit être son devoir, — et de revêtir des apparences équivoques au moment même où il est en réalité le plus héroïque. Le type devient ainsi très général. Tous ceux-là aimeront et comprendront Bajazet, qui ont été obligés de mentir et de soutenir péniblement leur mensonge, par amour, fidélité, « loyalisme », compassion, et pour épargner des douleurs à une autre créature. Ce rôle si compliqué, si gêné, si peu « avantageux » contient donc plus de tragique peut-être que les grands rôles des héros de tragédie. Je voudrais seulement que Bajazet nous dît mieux, — oh ! tout simplement dans quelque monologue, — à quel point il souffre des hontes et des abaissements qu’un devoir supérieur lui impose. On verrait tout de suite sous un autre jour ce personnage calomnié.

Dans ce drame où tout le monde ment, la petite princesse Atalide est encore celle qui ment le plus. Mais, outre qu’elle a la même excuse que Bajazet, on lui en veut moins parce qu’elle est femme. Je crois bien, d’ailleurs, que nul ne souffre plus qu’elle : elle a constamment le cœur dans un étau. Songez à ce que doivent être les sentiments d’une femme amoureuse qui s’entremet, pour son amant, auprès d’une autre femme, et le lui vante, et le lui offre, et le lui envoie ; songez quel horrible effort, et quelles craintes, quels soupçons, quelle jalousie ! La scène où elle supplie son amant de se prêter à ce jeu et, tout de suite après, celle où elle croit qu’il s’y est trop prêté, sont d’une vérité particulièrement poignante. Avec cela, elle est délicieuse. Racine a voulu l’opposer fortement à l’esclave Roxane. Elle est comme la sœur-fiancée de Bajazet ; ils ont été élevés ensemble dans un coin du sérail, tels que deux colombes dans une cour de mosquée. Cette petite princesse qui ment si bien, qui défend son amant avec tant d’énergie et qui, enfin, le perd parce qu’elle l’aime trop, a pourtant des grâces réservées et chastes de religieuse égarée dans un harem.


En résumé, de même que Bérénice est la plus racinienne des tragédies de Racine parce qu’elle en est la plus tendre, Bajazet est la plus racinienne des tragédies de Racine parce qu’elle en est la plus féroce, et que nulle n’offrit jamais (avec un tel entrecroisement de duplicités) un plus épouvantable jeu de l’amour et de la mort.

Mais, comme j’ai dit, le mot d’ordre était donné : il était convenu que la pièce (défaut impardonnable ! ) n’était pas turque. Apparemment la Sultane de Gabriel Bonnyn (1561), le grand et dernier Soliman de Mairet (1639), le Soliman de Dalibray (1637), la Roxelane de Desmares (1643), le Grand Tamerlan et Bajazet de Magnon, et l’Osman de Tristan l’Hermite (1656) l’étaient davantage ? Le ridicule Robinet, ami de Molière, s’égaya sur le peu de turquerie de Bajazet. Donneau de Visé, autre ami de Molière, découvrit dans des livres, tels que les Voyages du sieur Le Loir contenus en plusieurs lettres écrites du Levant ou l’Abrégé de l’histoire des Turcs de Du Verdier, que la tragédie de Racine était pleine d’erreurs, qu’Amurat s’était défait de Bajazet en même temps que de son frère Orcan, et que Roxane avait été avec Amurat au siège de Bagdad. Et la grosse Sévigné, après avoir assez vivement admiré Bajazet, n’osa plus le faire quand son odieuse fille l’en eut réprimandée.

Racine, cette fois, ne répliqua ni ne discuta. Il répondit froidement dans sa première préface :

C’est une aventure arrivée dans le sérail. Je la tiens du chevalier de Nantouillet, qui la tenait du comte de Cézy. J’ai été obligé de changer quelques circonstances. Mais, comme ce changement n’est pas fort considérable ; je ne pense pas qu’il soit nécessaire de le marquer au lecteur. La principale chose à quoi je me suis attaché, ç’a été de ne rien changer ni aux mœurs ni aux coutumes de la nation.

Rien de plus. Pour le reste, allez-y voir, ou interrogez ceux qui ont entendu M. de Cézy. Et la façon péremptoire et ironique dont il se dérobe ici, parce qu’il sait que, cette fois, on n’ira pas voir, nous montre tout ce qu’il devait y avoir de concession aux pédants et sans doute de moquerie secrète dans les passages de ses préfaces où il se donnait tant de mal pour prouver l’existence historique de tel ou tel personnage secondaire qu’il aurait pu simplement inventer.

Mais ici, je le répète, il dédaigne de répondre. Ce n’est même que quatre ans plus tard (préface de 1676) qu’il aura cette belle et ingénieuse remarque sur « l’éloignement du pays qui répare en quelque sorte la trop grande proximité du temps » et qu’il expliquera comment la vie du harem est propre à rendre les femmes plus savantes en amour. En 1672, il ne dit rien. Bajazet n’en a pas moins un très grand succès. Racine sent, à ce moment, toute sa force. Il va entrer à l’Académie. Il n’a plus grand’chose à désirer ; et il semble qu’une sorte de détachement commence à s’opérer en lui. Il sait qu’il n’écrira rien de plus violent ni de plus tragique que Bajazet. Que va faire maintenant cette âme dévorante ?