Les Éditions de l’homme (p. 69-70).

QU’EST-CE QUE
L’IDÉAL ?


— « J’ai souvent entendu dire de quelqu’un : C’est un homme plein d’idéal. En somme, qu’est-ce que c’est qu’un idéal ? » me demanda le diable.

— « Un idéal, mon vieux, c’est un but magnifique et lointain vers lequel tend un individu. »

— « Alors, on pourrait dire que l’idéal, c’est comme le Beau, suivant la définition d’Ibsen, « Quelque chose de magnifique et de bien loin d’ici. »

— « Entre nous, mon vieux, ce qu’il y a de beau, de grand, de pathétique chez celui qui tend vers un idéal, c’est qu’il ne l’atteint jamais. »

— « Ah ?… Mais, si par hasard, il l’atteignait ? » fit le diable.

— « Pauvre lui ! je parierais qu’il en serait déçu. »

— « Te voilà bien sombre ! Tu as le vin ou plutôt le rhum triste ! »

— « Celui qui a un idéal ressemble étrangement au chien qu’on fait sauter en lui montrant un os. Chaque fois que le chien va l’atteindre, on élève l’os. Puis, quand la pauvre bête morfondue, toute pantelante, les pattes rompues, parvient enfin à attraper l’os, elle s’aperçoit qu’il ne contient pas de moelle. »

— « Pessimiste enragé ! fit le diable. Si je continue à t’écouter, je finirai par ne plus rien comprendre à la vie. »

— « Tu vas te trouver en bonne compagnie, mon vieux ! La vie, qui la comprend ? On entre dans la vie, à tout hasard, comme un piéton entre dans un cinéma dont la représentation est déjà en cours, et qui en ressort, avant d’avoir attendu la fin. Il s’est fatigué à regarder des scènes, sans savoir comment tout cela avait commencé, et il en ignorera toujours le dénouement. »

— « Allons, allons ! Abandonnons le sujet. Prends plutôt ce verre de rhum ! Figure-toi que c’est du vin. Cela me permettra de te citer ce quatrain d’Omar Khayyam : « Bois du vin, pour qu’il chasse au loin toutes tes misères. Si tu en prends une gorgée, il fera s’évanouir en toi mille soucis. »

Je dégustai mon rhum, tout en lui faisant observer que si Omar Khayyam avait bu du rhum, il eut été encore mieux inspiré.