Jean Macé et la fondation de la Ligue de l'enseignement/Chapitre 6

vi

la ligue. — manifestes et premières adhésions

Pendant que dans l’étendue restreinte d’un de nos départements, Jean Macé s’efforçait ainsi de mettre l’initiative individuelle au service des idées d’instruction, un autre mouvement, inspiré par la même pensée généreuse, mais singulièrement facilité par sa liberté constitutionnelle du pays dans lequel il était provoqué, et prenant la tâche de plus haut, se donnant la mission de pousser à l’enseignement de toutes les manières, se produisait en Belgique. Là, comme avait fait chez nous la loi de 1850 une loi de 1842 avait remis l’enseignement aux mains ecclésiastiques. Il s’agissait de réagir contre cette prédominance, exclusive et intolérante, du clergé. Quelques libéraux formèrent le projet d’une association qui, ramifiée sur tout le pays, grouperait, dans chaque canton, dans chaque commune, les esprits pénétrés de la nécessité de changer un tel ordre de choses, et par les mille formes de sa propagande déterminerait un courant d’opinion, en même temps qu’elle étudierait les réformes à faire, les perfectionnements à apporter dans les diverses branches de l’enseignement et au besoin tâcherait elle-même de les réaliser. Ce serait l’armée, en quelque sorte, de l’enseignement laïque, progressiste et libéral. L’association fut créée au commencement de 1865. On l’appela la Ligue de l’Enseignement.

Au mois de septembre 1866, elle tenait à Liège ses secondes assises annuelles ; Jean Macé, qui s’était empressé de se faire inscrire parmi ses membres, fut frappé des merveilleux résultats déjà obtenus. Il trouvait là, appliquée depuis un an et demi, l’idée qu’il avait conçue et dont la création de la Société des bibliothèques du Haut-Rhin n’était que la manifestation partielle. L’heure n’était-elle pas venue de faire semblable chose en France ? Nos voisins étaient un vivant exemple à offrir à tous. En les quittant, Jean Macé dit à ses ami belges son intention. On lui répondit par des sourires. En France, y pouvait-il songer ? sous le gouvernement impérial ? Et la liberté d’agir, où la prendrait-il ? Pour un peu, on l’eût traité de naïf.

Loin de le décourager, cette sorte d’incrédulité lui fut un stimulant. Il rentra chez lui fermement décidé à tenter quelque chose. La Société des bibliothèques du Haut-Rhin avait réussi, pourquoi n’en serait-il pas de même de la Ligue ?

Le 25 octobre, Jean Macé lançait un premier appel à ses concitoyens dans l’Opinion nationale. Il exposait l’organisation de la Ligue belge, puis se demandait pourquoi nous n’aurions pas aussi notre ligue de l’enseignement.

« Nous ne sommes pas tout à fait, c’est vrai, ajoutait-il, dans les mêmes conditions que nos voisins. Il nous faut des autorisations dont ils n’ont pas besoin, et le programme à présenter devra probablement être moins large que le leur. Mais quand il s’agit d’un intérêt aussi majeur pour le pays, ce qu’on ne peut pas faire doit-il jamais empêcher de chercher à faire ce qu’on pourrait ? Une coalition organisée dans tous nos départements entre tous les hommes de bonne volonté qui ne demandent qu’à travailler à l’enseignement du peuple, sans plus, cette coalition ne serait pas de trop pour ce que nous avons à faire. Les Belges en sont encore à se préparer au suffrage universel, et nous le tenons : il nous tient, si vous aimez mieux. »

Il terminait par ces mots :

« Pourquoi, puisqu’on parle de remanier notre système militaire, pourquoi, à côté de l’armée régulière, ne chercherions-nous pas à organiser aussi la landwehr de l’enseignement ? Je serais bien étonné si l’ordre public y perdait quelque chose. »

Deux jours après, il recevait une lettre lui apportant trois souscriptions à la nouvelle Ligue. Trois humbles, trois petits, de ceux-là mêmes auxquels il fallait précisément donner cette instruction distribuée insuffisamment par l’école, comprenant d’instinct la noblesse de la pensée, la grandeur de l’œuvre, s’inscrivaient chacun pour cinq francs par an. Il faut dire leurs noms. C’était Antoine Mamy, conducteur-chef au chemin de fer de Lyon, Jean Petit, tailleur de pierres, et Larmier, sergent de ville, ce dernier signataire de la lettre. Jean Macé s’est applaudi plus tard d’avoir eu la fortune que les premiers adhérents à son œuvre fussent ainsi choisis par le sort. Le danger était en effet, dans les noms mêmes qui allaient abriter les premiers pas. Il importait de ne paraître attaché ni à l’opposition ni au gouvernement. Cette première adhésion venait à merveille. « Un sergent de ville ! On ne pouvait pas crier à l’opposition. Ce n’était pas non plus précisément un personnage gouvernemental, flanqué sur tout qu’il était d’un conducteur de chemin de fer es d’un tailleur de pierres. »

Cette lettre constituait une sorte de mise en demeure de mettre le projet à exécution. Jean Macé annonça immédiatement que le « projet d’établissement d’une Ligue de l’enseignement » en France comptait déjà quatre adhérents, lui quatrième. Il priait tous ceux qui voudraient se joindre à eux de le lui faire savoir avec le chiffre de leur cotisation.

« Je me charge provisoirement, écrivait-il à l’Opinion nationale, de recueillir les premières adhésions en attendant que le projet réunisse les deux conditions nécessaires à sa réalisation, le concours des bons citoyens et l’assentiment des autorités, et je ne vois rien qui fasse désespérer de l’un plus que de l’autre.

Ayez, je vous prie, l’obligeance de publier ce simple avis, qui me paraît suffisant pour entamer l’affaire. Elle fera son chemin toute seule, si l’heure est venue. »

Apparemment l’heure était venue, car les adhésions arrivèrent en masse et bien vite à Beblenheim. C’étaient des félicitations, des envois d’argent, des demandes d’explications surtout, des propositions de programmes. Ce dernier point était particulièrement délicat. Quelles explications précises pouvaient être données sans danger de voir aussitôt le mouvement entravé ? Les ennemis-nés de la Ligue en eussent immédiatement et avidement profité. Il fallait pour l’instant se renfermer dans le domaine de l’idée pure ; quand les adhésions seraient réunies, nombreuses, on verrait à l’application. C’est ce que Jean Macé répondit dans un article qu’inséra l’Opinion nationale du 15 novembre. Il s’engageait à centraliser les adhésions et à publier, à intervalles déterminés, le bulletin des résultats obtenus. En même temps, il ouvrait une souscription pour couvrir les frais d’impression et d’envoi du bulletin. « On avisera, quand il y aura lieu, au moyen de réunir une première assemblée générale où l’on conviendra des statuts de la Ligue et du plan d’organisation à présenter à l’assentiment du gouvernement. » Jusque-là, l’idée seule existant, il n’y avait rien à demander au gouvernement, et par conséquent pas de crainte de refus à essuyer. La propagande pour l’idée n’avait qu’à suivre son cours. Ainsi déterminée, elle était inattaquable. Jean Macé ajoutait :

« Nous sommes mal placés en Alsace pour endurer patiemment le sommeil de l’initiative individuelle dans notre pays. Nous y recevons de première main les mépris parfois inintelligents de nos voisins, qui ne se rendent pas encore bien compte de la partie qui se joue en France depuis dix-huit ans. Il est temps de leur apprendre, s’ils ne le voient pas déjà, qu’un gouvernement dont la force principale est dans le peuple, n’empêchera jamais personne de travailler pour le peuple quand il n’y verra pas un sujet d’inquiétude personnelle ; qu’il ne saurait l’empêcher de gaieté de cœur sans se diminuer, forcé qu’il est de donner lui-même l’exemple, et qu’on aura toujours le pouvoir de faire ce qui est utile partout où l’on cessera de s’occuper de lui, ce qui n’est pas bien difficile après tout, quand on s’est donné quelque chose à faire. Je sais bien quel sera l’ennemi de notre Ligue de l’enseignement, là où elle cherchera à s’organiser : ce ne sera pas le gouvernement. »

Il concluait ainsi :

« Je fais appel à tous ceux qui conçoivent la Ligue future comme un terrain neutre, politiquement et religieusement parlant, et qui placent assez haut la question de l’enseignement populaire, dans le sens strict du mot, pour accepter de la servir toute seule sur ce terrain-là, abstraction faite du reste. Ce ne serait pas la peine d’essayer, si l’on voulait autre chose. On ne vivrait pas, en supposant qu’on pût parvenir à naître. »

Il faut considérer cet article du 15 novembre 1866 comme le véritable manifeste d’entrée en campagne de Jean Macé. Il marque la vraie date de fondation de la Ligue. De ce jour, en effet, était tracé et pour toujours son grand rôle : la stimulation de l’initiative individuelle en matière d’instruction.

Immédiatement furent mises en circulation des listes d’adhésions à la formule suivante :

« Les soussignés, désireux de contribuer personnellement au développement de l’instruction dans leurs pays, déclarent adhérer au projet d’établissement en France d’une Ligue de l’enseignement, au sein de laquelle il demeure entendu qu’on ne servira les intérêts particuliers d’aucune opinion religieuse ou politique.

Ils s’engagent à en faire partie quand elle sera constituée, et à souscrire annuellement chacun pour la somme portée à la suite de son nom. »

Un mois après, le 15 décembre, 510 adhésions étaient déjà parvenues à Beblenheim ; le 15 février suivant, on en comptait 2 109 ; le 15 mai, elles atteignent le chiffre de 4 075. Les recettes de la souscription s’étaient élevées à 7 202 fr. 35, les dépenses à 2 928 fr. 95. Un an après la publication du manifeste, le 15 novembre 1867, Jean Macé pouvait annoncer, dans son « rapport sur la première année de propagande de la Ligue de l’enseignement en France », qu’au 1er novembre, les adhésions étaient au nombre de 4 792, dont 4 751 pour la France, réparties sur 77 départements ; 41 étaient venues des pays étrangers, Belgique, Angleterre, Allemagne, Suisse, Italie, Russie, Égypte, États-Unis et jusque de Singapore.

Douze départements seulement, sur 89, n’avaient rien fourni à la Ligue : c’étaient les Alpes-Maritimes, l’Ariège, l’Aude, les Basses-Alpes, la Corrèze, la Corse, les Côtes-du-Nord, la Haute-Loire, le Lot, la Savoie, Vaucluse et la Vendée. Dans les autres, les adhésions n’étaient pas également nombreuses. 11 départements n’en offraient chacun qu’une, 5 en offraient deux, 4 en offraient trois, d’autres quatre, cinq, six ; mais dans la Moselle on en comptait 111, dans le Var, 125 ; dans le Loiret, 158 ; dans le Rhône, 176 ; dans la Seine-Inférieure, 217 ; dans la Marne, 238 ; dans les Vosges, 292 ; dans le Haut-Rhin, 401. La Seine avait le plus gros chiffre, 1 268.

Bien entendu, ces chiffres représentent les adhésions enregistrées à Beblenheim par Jean Macé ; la Ligue, en réalité, en réunissait davantage, si l’on veut bien songer que n’étant qu’à l’état d’idée, de projet, elle pouvait revendiquer à bon droit, comme siens, tous ceux qui, sans avoir encore donné leurs noms au fondateur, avaient déjà commencé, dans leur ville ou leur village, à mettre en action sa pensée.

Des cercles locaux, en effet, s’étaient déjà formés ; des commencements d’organisation étaient faits. On agissait sur place, au hasard des situations, se groupant autour des hommes d’initiative. C’était bien la vraie marche à suivre pour arriver à la constitution de la Ligue. Celle-ci se formerait plus tard, d’elle-même, par le simple rapprochement nécessaire des groupes dans leurs intérêts communs, par leur fédération, sans qu’on eût lancé aucun projet d’ensemble, dangereux au début, parce que, renfermant toujours quelques énigmes, il laisse place aux craintes, et en eût certainement suscité au gouvernement d’alors qui l’eût arrêté au passage.

Jean Macé, d’ailleurs, avait conseillé d’agir ainsi. Bien qu’il eût tenu, dans son manifeste du 15 novembre, à ne pas s’expliquer sur le programme et le plan qu’il avait conçus, il avait bien fallu qu’il cédât aux questions réitérées et posées de tous côtés.

« La marche suivie en Belgique, dit-il, dans le second bulletin, aurait été plus conforme, je le sais bien, aux habitudes reçues en pareille affaire, aux nôtres surtout.

Un premier groupe d’hommes s’est formé à Bruxelles. Il a nommé une commission chargée d’élaborer un projet de statuts, et les statuts adoptés en assemblée générale des membres fondateurs, on a commencé à recueillir les adhésions et à provoquer la formation de cercles locaux, mis en possession du reste par les statuts d’une entière liberté d’action.

Chez nous, la Ligue de l’enseignement aura passé par un autre chemin pour arriver en somme au même résultat. Le fondateur — je suis bien forcé d’employer ici le singulier — a préféré, pour des raisons qu’il a cru bonnes, partir tout seul, d’un village, sans statuts dans sa poche, un bagage dont il lui était facile de se faire un cadeau, et provoquer tout d’abord les adhésions à l’idée pure et simple et les créations de cercles locaux, laissant aux adhérents le soin de se donner après coup la constitution qui leur conviendrait, aux cercles locaux celui de s’organiser d’eux-mêmes comme ils l’entendraient, pour procéder ensuite, par délégation, à l’organisation centrale.

Depuis si longtemps qu’on parle ici du besoin de décentraliser et de réveiller dans le pays l’initiative individuelle, on aurait dû, ce semble, acclamer cette façon de prendre le taureau par les cornes, en abandonnant résolument le principe de l’impulsion centrale pour mettre la circonférence en mouvement vers un centre de sa création. Beaucoup, en effet, l’ont trouvée de leur goût. Mais l’habitude de recevoir des directions fait qu’on se croit perdu dès qu’on ne sent plus une main qui vous tienne. La grande objection qu’ont rencontrée partout les propagandistes de la Ligue est précisément ce qui aurait dû en faire partout le mérite principal, comme conception, l’absence de direction imposée. »

Il écrivait cela le 20 février 1867. Mais dès le lendemain presque de l’apparition de son manifeste du 15 novembre, on lui posait déjà la question : « Où est le gouvernement ? Il en faut un. » Et dans une lettre adressée au rédacteur de la Gironde, le 1er décembre, il répondait : Non, la Ligue ne sera pas, elle ne doit pas, elle ne peut pas être gouvernée. Comment gouvernerait-on ces efforts de bonnes volontés, aussi divers dans leurs modes et dans leurs buts que les temps, les lieux, les hommes au milieu desquels ils sont faits ? Le pourrait-on d’ailleurs, quel besoin s’en faisait sentir ? Et il citait l’exemple d’un maire des Pyrénées-Orientales qui s’était mis de moitié avec l’instituteur dans les cours d’adultes de son village.

« Qui lui a dicté son devoir à celui-là ? Qui lui a envoyé sa direction ? Quel programme a-t-il fait venir de Paris pour enseigner ce qu’il savait à ses concitoyens illettrés ?

Des activités personnelles, voilà ce qu’il faut à la Ligue. C’est par là qu’elle vivra et qu’elle fera. »

Ce qui se passait au sein du Comité de la Société des Bibliothèques du Haut-Rhin pouvait d’ailleurs servir d’exemple.

« Nous n’avons autorité sur personne, écrivait Jean Macé au rédacteur de l’Industriel alsacien. Chaque commune fait sa bibliothèque et l’administre comme elle l’entend. Nous n’avons rien à faire entre nous qu’à constater les résultats obtenus, nous communiquer les tentatives faites pour propager notre œuvre, chercher quels moyens, quels hommes on pourrait employer pour la faire entrer dans les cantons rebelles, extraire enfin de notre correspondance les renseignements utiles. Le bulletin de nos séances en porte ensuite le résumé à la connaissance de tous les membres de la Société. Il va même plus loin, si vous vous le rappelez, et nos publications n’ont peut-être pas été inutiles au mouvement de bibliothèques populaires qui se répand aujourd’hui par toute la France.

C’est à ce que j’avais sous les yeux que j’ai pensé en émettant une idée que je n’ai pas rapportée de Belgique. C’est elle qui m’y avait fait aller. Élargissez le cadre de notre œuvre des bibliothèques pour y faire entrer toutes les formes possibles de l’enseignement populaire ; étendez à toute la France ce qui est circonscrit ici dans un département ; vous aurez juste notre Ligue de l’Enseignement telle que je la conçois.

… Au surplus, j’en vois une (une organisation), en gros, qui me paraît à peu près forcée. Les cercles locaux commenceraient par s’organiser partout où les adhérents pourront former un noyau suffisant. Ils s’entendraient entre cercles voisins, si leurs membres ne sont pas assez nombreux, pour envoyer des délégués à une première assemblée générale qui règlerait ce qu’il y aura à régler. Le tout sous l’œil de l’autorité et d’accord avec elle, c’est entendu. Je ne demanderais pas mieux pour mon compte, quand bien même ce ne serait pas nécessaire. »

Cette assemblée, Jean Macé eût désiré qu’elle se tînt à Paris, au moment de l’Exposition de 1867.

Il ajoutait :

« Maintenant cette Ligue une fois constituée, une fois organisée, que fera-t-elle ? Elle fera ce qu’elle voudra.

Je suppose les hommes qui la composeront assez grands garçons pour que je ne me fatigue pas en ce moment la tête à le trouver pour eux. »

Dans son premier bulletin, qui porte la date du 15 décembre 1866, Jean Macé reproduisait cette lettre en la faisant suivre d’observations destinées à rendre plus explicite encore sa pensée :

« Quand des Settlers américains s’en vont droit devant eux à la recherche d’un établissement dans le Far West, savent-ils toujours où et comment ils le feront ? Ce qu’ils savent, c’est qu’ils sont des hommes et qu’il y a de la terre à défricher là-bas. Allez voir dix ans après à l’endroit où ils se sont arrêtés. Vous y trouverez une ville dont il est bien certain qu’ils n’avaient pas le plan dans leur poche quand il sont partis. Elle est faite pourtant.

Ainsi se fera notre Ligue, si nous sommes des hommes. »

L’initiative individuelle, c’était donc là surtout ce qu’il fallait susciter. Mais quel inconnu dans notre pays ! L’Empire ne l’encourageait guère, et pour cause. On s’était habitué à tout attendre du pouvoir, d’une direction supérieure. Et de direction, il n’y en avait pas, dans la Ligue. Jean Macé ne voulait pas, et avec raison, sous peine de voir périr son œuvre avant d’être née, qu’il y en eût.

J’insiste sur ces débuts de la Ligue, sur les difficultés que rencontra Jean Macé à bien faire entrer sa pensée dans les esprits, les explications dans lesquelles il dut, à fréquentes reprises, se répandre, parce que la même se trouve la caractéristique du rôle de la Ligue. Elle est, avant tout, une œuvre d’initiative, d’émancipation, d’affranchissement intellectuel. Permettre à l’esprit de se diriger lui-même, de chercher sa voie, la reconnaître, la suivre, voilà son but. Il fallait donc laisser aux groupes le soin de s’organiser, de se constituer librement, à leur volonté, en s’inspirant des circonstances et des besoins locaux. N’était-ce pas d’ailleurs le meilleur moyen, le plus sûr, de donner à la Ligue les bonnes et fortes assises qui devaient garantir sa durée ? Moyen lent peut-être ; mais c’était contre la torpeur, le mal même qui causait cette lenteur, qu’on devait lutter et le pouvait-on efficacement d’autre manière ? Pour la même raison, une fois constitués, les groupes devaient rester libres de leur action. Le bureau qu’aurait à nommer la Ligue, quand la fédération serait un fait accompli, ne pourrait en rien toucher à cette liberté.

« Le bureau qui la représentera, tel que je le conçois, disait Jean Macé dans son premier bulletin, ne sera pas un rayonnement du centre à la circonférence, mais de la circonférence au centre, ce qui est bien différent. Nommé et soutenu par tous les groupes qui se seront organisés d’eux-mêmes sur tous les points du territoire, pour travailler, sous toutes les formes possibles, à la propagation des connaissances utiles — je garde le mot qui est bon, il n’aura l’entreprise d’aucune œuvre spéciale, et ne sera qu’un centre de publicité pour toutes les œuvres existantes, un centre de renseignements où l’on pourra venir puiser pour en créer de nouvelles, ou développer celles qui existent déjà. Son œuvre, à lui, sera de déterminer les dévouements obscurs pour les mettre en lumière, de servir de point d’appui aux efforts isolés, trop souvent impuissants à triompher des obstacles locaux, de susciter les hommes et de provoquer des efforts dans les endroits qui dorment en mettant sous les yeux de tous l’exemple de ceux qui ont essayé de faire et qui ont réussi. Il n'y a rien là dedans qui puisse porter ombrage à qui que ce soit. »

Ainsi se trouvait posée nettement et dès le premier jour l’indépendance absolue de chaque groupe. Les sociétés d'instruction déjà existantes pouvaient se rallier, se faire inscrire, sans rien changer à leur mode d'action et d'existence.

Un autre écueil à redouter était dans les dispositions mêmes de l'autorité. De quel œil verrait-elle la création d’une Ligue ? Elle y voudrait sans doute avoir l’œil et la main.

« L’œil, oui, tant qu’elle voudra, écrivait au Temps Jean Macé le 1er décembre 1866 ; cela ne nous gênera jamais, n’ayant rien à faire qu’elle ne puisse voir.

La main : non ; ni elle ni personne. »

Et pour qu’elle n’eût pas la tentation de l’y mettre, Jean Macé recommandait d’observer strictement l’engagement pris dans la formule d’adhésion. Il revenait sur l’exemple de la société des bibliothèques du Haut-Rhin « qui fonctionne en toute liberté depuis trois ans passés, sans que l’autorité y ait mis encore une seule fois, je ne dirai pas la main, mais l’œil, ce qui est plus. »

« Il est vrai que nos fenêtres sont ouvertes et qu’on sait fort bien qu’il n’est pas nécessaire d’y regarder. »

C’est sur ce pied-là qu’il fallait absolument mettre la Ligue.

« Ceux qui signent en ce moment des listes d’adhésions s’y engagent en les signant, et je n’admets pas qu’on prenne un engagement pour rire, quand rien ne vous y force. Cela étant, en quoi l’autorité pourra-t-elle nous gêner dans l’exercice de nos fonctions ? »

D’ailleurs, le fonctionnement des sociétés déjà organisées était fait pour rassurer le gouvernement.

« Il ne peut que gagner, disait Jean Macé, dans le premier bulletin, à ce que ceux dont il croirait devoir se méfier viennent s’enrôler avec les autres dans la grande croisade nationale contre l’ignorance ; et ceux-là aussi ne peuvent qu’y gagner. Les plus ardents se calment quand ils se sentent pris dans l’engrenage d’une œuvre utile : je me sens fort de ma propre expérience pour l’affirmer. C’est une loi d’ordre physique aussi bien que d’ordre moral, la loi de conversion de la chaleur en mouvement. »

Et de fait, l’ennemi ne vint pas de ce côté. Il est vrai que la neutralité politique et religieuse fut strictement observée.