Jean Macé et la fondation de la Ligue de l'enseignement/Chapitre 1

JEAN MACÉ
ET LA FONDATION
DE LA
LIGUE DE L’ENSEIGNEMENT

i

jean macé

Jean Macé est à coup sûr une des plus attachantes figures de notre époque. Nous qui le voyons chaque jour à l’œuvre, dans cette propagande incessante de la Ligue, nous pouvons témoigner de tout ce qu’il y a en lui de chaleur communicative, d’ardeur, de dévouement, de désintéressement surtout — car c’est là un des traits principaux du caractère de Jean Macé : cet homme qui, par sa propre initiative, sa robuste confiance dans une idée, a déterminé en France ce formidable mouvement d’opinion, cet irrésistible courant qui nous emporte vers un avenir plus instruit, ce remueur d’hommes, cet agitateur, cet apôtre, est le plus simple, le moins ambitieux, le moins avide, le plus désintéressé des hommes.

Je me trompe : il a une ambition, il la nourrit depuis quinze ans, elle est en train de se réaliser aujourd’hui et croyez bien qu’au fond de son cœur il en ressent une joie profonde : il veut voir la Ligue de l’enseignement, cette fille de son cœur et de son esprit, il la veut voir forte, puissante, honorée, respectée, et il le veut parce que la prospérité de la Ligue, l’hommage public rendu à ses efforts, c’est l’irrécusable preuve que notre pays comprend dans toute son étendue le devoir d’instruction qui nous incombe, qu’il travaille à le remplir, que tous les citoyens, du plus grand au plus petit, sentent que tout, en cette œuvre, ne doit pas rester à la charge de l’État, que les moyens d’instruction, s’il ne peut nous les fournir, c’est à nous de les trouver, que l’initiative individuelle est un devoir civique. Ce n’est point tout encore. L’homme qui s’instruit est en chemin pour devenir un bon citoyen ; chaque jour qu’il vit lui apporte une lumière ; il voit, il saisit, il comprend mieux son rôle dans la société, ses droits, ses devoirs ; c’est un citoyen qui se forme et s’en ira se perfectionnant ; partant c’est un républicain ; c’est plus encore, c’est un patriote, un Français.

L’ambition de Jean Macé est bien l’ambition d’un patriote, l’ambition d’un Français.

Au début, il voulait ses concitoyens instruits, parce qu’alors ils seraient libres : les gouvernements despotiques ne résistent pas au souffle de la science. C’est le citoyen, le républicain qui parlait alors. Après la guerre, quand il fallut recommencer, tout étant détruit, l’horizon s’était élargi, l’homme avait grandi : c’était le patriote qui paraissait, pas un instant depuis il n’a disparu.

C’est qu’aussi bien Jean Macé a souffert toutes les douleurs de l’invasion. Cet Alsacien d’adoption, obligé de fuir pour rester Français, a conservé au cœur une plaie béante. Chaque progrès de la Ligue en cicatrise une parcelle. Comment dire la satisfaction qu’il dut éprouver le 21 avril 1881, quand il put, au Trocadéro, proclamer solennellement que la Ligue était définitivement fondée, la Ligue, cette œuvre nationale, comme il a souvent dit depuis, la Ligue française, comme il venait de la nommer si énergiquement. Nous savons tout cela, jeunes et vieux, dans la Ligue, et ce grand exemple d’un dévouement sans bornes à une telle œuvre rappelle sans cesse à chacun que le but n’étant jamais atteint tout entier, il ne faut jamais s’endormir.

Il ne s’endort pas, lui, le maître, malgré ses 68 ans. Il est encore le plus ardent, sans cesse sur la brèche, ne comptant guère que l’âge vient et qu’il faut se reposer.

Quel exemple pour notre jeune démocratie !

Et avec cela, bon, affable, souriant à tous. Il a des joies d’enfant, naïves et franches, à toutes nouvelles qu’on lui apporte d’une entreprise en bonne voie ou réussie.

Pour avoir accompli son œuvre, un tel homme doit avoir une ferme volonté. Il l’a poussée jusqu’à la ténacité, d’aucuns disent parfois, dans ces instants d’humeur passagère inséparables de toute discussion entre hommes également ardents et convaincus, jusqu’à l’entêtement. Oui, il faut qu’il en soit ainsi. Sans cette volonté, forte, entière, qu’eût-il fait ? Mais à côté se trouve une raison saine. Et cet esprit passionnément épris de sa grande idée, est le premier à reconnaître, le cas échéant, qu’il a pu se tromper, adopter ensuite l’opinion combattue par lui la veille, la fortifier, la rendre effective, agissante. Ajoutez qu’il est aussi le premier à en reporter le mérite à qui de droit. Cet homme de cœur est fier de ses collaborateurs ; il est heureux de leur succès. Nul mieux que lui ne leur rend la justice qui leur est due.

Faut-il dire que Jean Macé est, en toutes choses, la simplicité ? Point d’apprêt chez lui. Rien qui sente la pose et la déclamation. Il est la nature même, sans gêne aucune, et d’autant plus captivant.

Avez-vous assisté à quelqu’une de ses conférences ? Il a couru un peu toute la France, depuis quinze ans, semant partout sa parole. En lui, le conférencier a bien contribué autant que l’écrivain, à faire la Ligue. La parole, c’est un grand moyen d’action dans notre vieux pays de Gaule ; nous sommes ainsi, depuis des siècles, de père en fils, et ce trait de caractère national n’a pas l’air de vouloir disparaître ; la parole, bien maniée, nous fascine, nous enivre. De là notre profusion d’avocats, notre sympathie instinctive pour eux, malgré nos railleries. Avocat, nul ne l’est moins que Jean Macé. Ne lui demandez pas de grandes phrases, de grands éclats de voix, de grands gestes ; il ne connaît pas cela. S’il vient au milieu de vous, s’il vous appelle autour de lui, ce n’est point pour vous amener au bout d’une heure sur les lèvres cette exclamation : « Comme il parle bien ! » Son souci est ailleurs. Si vous dites : « Comme il a raison ! » je vous jure qu’il en aura infiniment plus de joie, et il ne désire que cette joie-là. Beau parleur, non certes, il ne l’est pas. Je me souviens très bien de l’impression qu’il m’a produite la première fois que je l’ai vu. C’était à Dijon, à l’hôtel de ville. Placé à une extrémité de la salle immense, je devinais le discours plus que je ne l’entendais. À travers les rires et les applaudissements de l’auditoire, je ne saisissais guère que le geste d’une simplicité élémentaire, familier au possible, du conférencier qui riait, s’interrompait, cherchant son mot, et parfois l’appelant du bras et de la main quand il tardait à venir. Jean Macé ne discourait pas ; il causait avec son auditoire comme avec de vieux amis qu’on n’a pas vus depuis longtemps et auxquels on montre tout son cœur. J’avais perdu, en sortant, tout le sel de la conversation. Je me rattrapai peu de temps après. Et je compris bien alors comment, sans moyens oratoires, sans art de diction, Jean Macé avait eu partout tant de succès. Sous cette enveloppe de bonhomie, brûle le cœur le plus chaud, brille l’esprit le plus affiné. Jean Macé captive ainsi son auditoire ; il s’en empare, le séduit progressivement et le renvoie charmé. La conférence finie, chaque auditeur se croit un ami de plus. Voilà tout le secret de Jean Macé.

Un orateur de ce genre, quand il préside une réunion, ne saurait être un président tant soit peu solennel. Jean Macé ne réussit qu’à se montrer un chef de famille au milieu des siens. Aussi, dans les congrès, l’ordre est-il maintenu beaucoup plus par l’affection respectueuse qu’inspire le président, que par son autorité. Ici encore, Jean Macé laisse si libre cours à sa nature qu’il en oublie parfois son rôle.

Jean Macé est professeur ; il enseigne un peu toutes les sciences à des jeunes filles dont il se regarde presque comme le second père. Eh bien, une fois, au congrès, prononçant un rappel à l’ordre : « Mademoiselle, voulez-vous bien… » s’écria-t-il. Vous pensez si l’on rit, et Jean Macé tout le premier. Quand le congrès de 1882 prit fin, au moment de clore les séances, Jean Macé commença ainsi sa petite allocution : « Mes enfants, vous avez été bien sages. » Les discussions, en effet, si vives qu’elles eussent été, n’avaient pas un instant, comme il arrive souvent aux assemblées, dégénéré en tumulte ; Jean Macé nous en remerciait. Parmi les auditeurs, au nombre de ces enfants, se trouvaient des députés, des sénateurs ; plus d’un portait barbe et cheveux blancs.

Ce mot de la fin ne peint-il pas l’homme ?

Voyons ses œuvres.