Jean Jaurès et les causes de la guerre/Quelques indications

Comité pour la reprise des relations internationales (p. 3-7).


QUELQUES INDICATIONS


Nous réimprimons pour la troisième fois le discours prononcé par Jaurès à Lyon-Vaise le 25 juillet 1914. Le deuxième tirage, cependant considérable, a été épuisé aussi vite que le premier. C’est que ce discours présente un intérêt capital prononcé à la veille de la guerre, au moment où la menace d’une immense tuerie plane sur l’Europe, il établit par avance les causes profondes et les responsabilités collectives de l’énorme conflagration qui menace la civilisation et le socialisme et en même temps il prévoit exactement le caractère qu’elle revêtira au cas où elle se déchaînerait. C’est de l’histoire véritable et fidèle, conforme aux grands faits de la politique européenne récente, non le misérable mélodrame, imaginé par les socialistes de Poincaré pour justifier leur reniement.

Cette politique d’intrigues, de basses convoitises de rivalités économiques, liée aux pratiques tortueuses et mystérieuses de la diplomatie, Jaurès n’a cessé d’en dénoncer les dangers. Il salue l’Entente Cordiale à sa naissance comme un gage de paix. Mais elle ne peut être un gage de paix qu’à la condition de n’être point dirigée contre l’Allemagne. Aussi ne tarde-t-il pas à s’apercevoir de la tournure dangereuse que lui donnent les impérialistes anglais et leur instrument servile, le mégalomane Delcassé. Et quand, fatalement, des crises graves éclatent, il se dresse aussitôt pour en montrer les causes vraies, établir les responsabilités et stigmatiser la politique qui la provoque. Il brave la fureur des assemblées qui, en ces matières, n’aiment pas la vérité et les injures des hommes qui font tout pour déchaîner la guerre et veulent nous faire croire aujourd’hui qu’ils ont toujours voulu ardemment la paix. Et ce ne sont pas seulement les journalistes de la presse chauvine qu’on lâche contre lui, mais aussi les grands journaux bourgeois de France et d’Angleterre, et c’est le Temps et le Times qui, par un touchant accord, disent et répètent sans cesse qu’aux heures de crise « M. Jaurès prend toujours le parti de l’Allemagne ». Mais ni les injures ni les cris ne lui feront abandonner le point de vue auquel il veut rester invariablement fidèle et, en juillet 1914, comme lors de l’affaire d’Agadir, comme au cours de la guerre des Balkans, quand le conflit général devient menaçant, il évoque le portrait de cette Europe conduite par le jeu des alliances et des groupements de puissances au bord de l’incendie général et qui se débat comme dans un cauchemar. Il voit toutes les responsabilités. Il dit « Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie ». Et encore : « La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à l’état de choses horribles où nous sommes. » Mais cette fois, où le danger est plus proche, il trace le devoir socialiste : Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis. »

On comprend qu’un tel discours gène aujourd’hui ceux qui se sont enfoncés dans la guerre autant qu’il était possible, abandonnant tout socialisme pour s’unir pleinement aux dirigeants responsables de la boucherie. Ils ont insinué hypocritement que ce texte n’était pas la reproduction fidèle des paroles de Jaurès, qu’il avait été arrangé. Ils l’ont fait dans des conversations pour tâcher d’en atténuer la portée et éviter, en même temps, qu’on puisse leur infliger la preuve que ce texte est authentique. Une fois cependant, un des leurs tenta une réfutation publique. C’était au Congrès national de Noël 1915. Un minoritaire ayant fait allusion à ce discours, le citoyen Moutet se leva et donna quelques explications. Mais sachant que les délégués lyonnais étaient dans la salle, il parla prudemment et n’apporta en fait, aucune réfutation ni même aucune critique du texte qui a paru, d’ailleurs, dans son propre journal. Cependant, pour couper court à toute espèce de critique et fixer définitivement l’authenticité du texte que nous avons reproduit et reproduisons ici, voici une lettre du citoyen Calzan, secrétaire de rédaction de l’Avenir Socialiste et bien placé, on le verra, pour élucider complètement ce point :

Lyon, le 6 septembre 1916.
Mon cher Merrheim,

Le discours de Jaurès, prononcé le samedi 25 Juillet 1914, à Lyon-Vaise, pour soutenir la candidature de Moutet à la députation, a été sténographié par la fille d’un militant et est parvenu à Moutet quelques jours après. Celui-ci me fit alors appeler chez lui pour que nous le revoyions ensemble, avant de le publier dans le numéro 384 de l’Avenir Socialiste (1-7 août 1914), qu’on préparait spécialement contre la guerre. Après lecture, nous décidâmes de ne retenir que la partie du discours se rapportant au conflit austro-serbe.

Sans doute, nous avons remplacé, çà et là, dans le texte de la jeune sténo-dactylographe, tel ou tel mot manifestement erroné, mais notre retouche n’a altéré en rien ni la forme ni le fond de l’admirable discours du grand tribun. Et il serait étrange que quelqu’un osât suspecter l’authenticité d’aucune des pensées ni même des phrases qui y sont contenues.

Bien cordialement,

C. Calzan,
Secrétaire de rédaction de l’Avenir Socialiste.

Cette question essentielle tranchée, nous voulons ajouter quelques mots au sujet de la publication de ce discours en tract et en brochure. À en croire les majoritaires, nous n’aurions pas le droit de nous servir d’un discours de Jaurès. Ce serait, de notre part, déloyauté. Eux seuls pourraient puiser dans les discours et écrits de Jaurès, car leur politique était la sienne.

Nous ne saurions souscrire à cette extravagante prétention. Jaurès nous appartient, à nous comme à eux. Et quand nous reproduisons un discours, dont l’authenticité n’est contestée sournoisement que par ceux qu’il gêne, un discours qui est en accord profond avec tous ceux prononcés sur le même sujet, qui exprime la pensée constante de Jaurès sur la situation européenne, nous estimons que personne n’est fondé pour nous adresser le moindre reproche.

Quels sont donc, du reste, ces défenseurs jaloux de la mémoire de Jaurès ? Les uns, il est vrai, furent des amis fidèles. D’autres furent des amis plus intermittents. Et c’est parmi eux qu’on trouve un Bracke, un Rouanet qui écrivent sans honte dans le même journal qu’un Waleffe qui demandait pour Jaurès le peloton d’exécution, un Cachin qui fait partie d’une équipe de conférenciers nationaux où figure Léon Daudet. Ils ont la mémoire courte et supportent aisément des contacts répugnants. Avec ces hommes là, comme avec les Briand, les Millerand, les Delcassé et tant d’autres responsables de la guerre, tous ont fait l’union sacrée, par-dessus le cadavre de Jaurès. Ils l’auraient faite avec son assassin.